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Full text of "Études franciscaines"

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ÉTUDES FRANCISCAINES 


ÉTUDES 


FRANCISCAINES 


REVUE MENSUELLE 


Tome XXV — JANVIER-JUIN 1911 


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v. 257 


SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST. TOUJOURS ! 


SILHOUETTES FRANCISCAINES 
DE LA DIVINE COMÉDIE. 


PICCARDA DONATI 


Cet article devrait être intitulé : Piccarda et sa famille. Car, 
pour comprendre Piccarda Donati, il n’est pas inutile de savoir 
ce qu’étaient les Donati ; — pour en goûter complètement la 
couleur et le parfum, il n’est pas sans intérêt de connaître le 
tronc qui a porté cette fleur ; — pour en sentir toute la limpidité, 
il n’est pas indifférent d’avoir sondé du regard le réservoir d’où 
a Jailli cette source dans laquelle s'est miré le soleil de la sain- 
teté. Voyons donc d’abord ce qu'était le tronc, ce que fut le 
réservoir. 


I 


Le tronc était rude, le réservoir trouble. Les Donati étaient 
en même temps illustres, à Florence, et décriés, aimés des uns 
et honnis par les autres. Propriétaire de châteaux et de domaines 
aux alentours de la ville, de palais et de tours fortifiées dans la 
cité, leur lignée abondait en guerriers fameux. Pendant des 
siècles, son sang avait coulé à flots pour la patrie. Et cependant 
les épithètes de malefami, malfamés, de malefammi, malfai- 
teurs, de malfarai, mal intentionnés, les flétrissaient. Piccarda 
elle-même, parlant des siens dans la joie du Paradis, les qualifie 
d'hommes « plus habitués à faire le mal que le bien » (1). 

Un flot de passion fumeuse, montaiten effet, parintermittence, 
où s’infiltrait d'une manière continue au cerveau des Donati du 


(1) Par. 111. 106. 


6 SILHOUETTES FRANCISCAINES 


treizième siècle, — je ne parle en ce moment que de ceux-là, — 
et les précipitait dans la violence et dans la fraude. Il y avait chez 
eux, une absence de scrupules qui inquiétait, un excès d’audace 
qui troublait, une indifférence sur les moyens qui déconcertait. 
Lisez, pour vous en convaincre, l’Anonimo Fiorentino (1). 
Buoso Donati meurt. Son neveu, Simone Donati, convoite sa 
riche succession. Ne sachant s’il a fait un testament en sa faveur, 
Simone cache la mort de son oncle ; puis il s'abouche avec un 
fripon du nom de Gianni Schicchi (2) et lui demande conseil. 
« Gianni, continue |’A nonimo, savait contrefaire toute espèce de 
personnes, et par la voix et par les gestes, particulièrement 
Messire Buoso, qu'il connaissait fortbien. Il dit à Simone : 
Fais venir un notaire, et dis lui que Messire Buoso veut faire 
son testament ; je me coucherai dans son lit, je m'envelopperai 
bien, je me mettrai sa cappeline sur la tête et je dicterai le testa- 
ment dans les termes que tu désireras ; à condition toutefois que 
j'en tire un petit profit. Simone conclut avec lui. Ainsi dit, 
ainsi fait. Gianni entre dans le lit, prend une attitude affaissée, 
contrefait si bien la voix de Messire Buoso qu’on jurerait que 
c'est Buoso qui parle, et commence à dicter au notaire : « Je 
laisse vingt soldi à l’œuvre de Santa Reparata, cinq lires aux 
Frères Mineurs, cinq aux Frères Prêcheurs», et continue à dis- 
tribuer quelques petits legs sans importance. Simone se frottait 
les mains, quand tout-à-coup Gianniajoute: «Je laisse cinq cents 
florins à Gianni Schicchi. » Du coup Simone interrompt : 
« Messire Buoso, vous n'avez pas besoin de faire mettre cela 
dans votre testament, j'accomplirai votre volonté sur ce point 
sans qu'elle soit mise par écrit. — Simone, reprend le faux 
Buoso, laisse-moi faire comme je l’entends ; je te laisse bien 
encore assez de richesses pour que tu puisses te tenir pour satis- 


(1) Com. ad Zuf. XXX, 32, 42 et s. Plusieurs commentateurs du XIVe siècle 
(Bambaglioli, Anonimo Selmi, Jacques fils de Dante, della Lana, L’Ottimo Com- 
mento, Falso Boccacio, Benvenuto da Imola, Buti etc.) racontent la même histoire 
avec plus ou moins de détails. 

(2) D'après l'Anonimo, Gianni Schicchi appartenait à l'illustre famille des Caval- 
canti de Florence : Questo Gianni Schicchi fu de’ Cavalcanti da Firenje, loc. cit. ; 
l'An. Sel. dit la même chose : Gianni Schicchi fu cavaliere de’ Cavalcanti di 
Firençe. Originaires de Fiesole, les Cavalcanti posiédaient le château des Stinche 
dans le Val di Greve, celui de Montecalvi dans le Val di Pesa, ceux de Luco et 
d'Ostina dans le Val d'Arno supérieur, et beaucoup d'autres châteaux de moindre 
importance. [ls étaient extrêmement puissants dés la fin du onzième siècle, et 
jouérent un rôle très important dans les rivalilés entre les Noirs et les Blancs. Ts 
appartenaient à ce dernier parti. 


DE LA DIVINE COMÉDIE 7 


fait. » — Et Simone se tût, par crainte de voir découvrir 
toute la supercherie. Le faux Buoso continue alors à dicter : 
« Item, je laisse au même Gianni Schicchi ma mule. — Car 
Messire Buoso avait la meilleure mule de toute la Toscane (1). 
— Oh! Messire Buoso, interrompt une seconde fois Simone, 
Gianni Schicchi n'avait cure de cette mule, et il l'aimait fort 
peu; je sais qu'il désirait tout autre chose de vous! » — Et Simone 
commençait à se consumer de colère ; mais, par crainte, il dissi- 
mulait. — Et Gianni Schicchi continua à dicter : « Ztem, je 
laisse au même Gianni Schicchi cent florins que me doit tel de 
mes voisins. Et pour le reste j'institue Simone mon légataire 
universel, à condition qu'il acquitte tous les legs particuliers 
dans la quinzaine qui suivra mon décès; sinon, mon héri- 
tage ira aux Frères-Mineurs du couvent de Santa-Croce. » — 
Le testament ayant été ainsi fait, chacun s’en alla. » Voilà 
l'absence de scrupules, voilà l'excès d’audace des Donati. 

Le soin qu'a Gianni Schicchi de laisser l'héritage aux Frères- 
Mineurs en cas de non exécution du testament, semble prouver 
d’ailleurs que la bonne volonté de Buoso, le mort-parlant, à 
l'égard des Fils de saint François, était de notoriété publique à 
Florence. Buoso ne semble pas, pour cela, avoir eu uneexistence 
exempte de tout reproche. Quelques commentateurs l’identifient 
avec ce Buoso dont Dante parle au Chant XXV de l'Enfer (2), 
et qu'il place parmi les voleurs Florentins; disons, dans l'espèce, 
parmi ceux qui ont mis au pillage les finances de Florence. « Ce 
Messire Buoso Donati, dit l’Anonimo, tant dans ses fonctions 
qu’en dehors de ses fonctions, faisait sien le bien d’autrui ; puis, 
quand il ne pôt plus opérer (sic) ou que le temps pour lequel 
il avait été nommé à ses fonctions fut écoulé, il mit à sa place, — 
non que son esprit ne fut toujours bien dispos (!) mais les cir- 
constances n'étaient plus favorables, — 1l mit à sa place Messire 
Francesco de’ Cavalcanti, dit le Borgne. » Nous verrons plus 
tard que Corso Donati, frère de Piccarda, épousa en secondes 
noces l'unique héritière de ce Francesco de’ Cavalcanti, à qui 
Buoso avait passé la main. 


(1) Un commentateur a cru devoir conserver à la postérité le nom de cette mule 
fameuse : on l’appelait Madonna T'onina. Benvenuto da Imola indique sa valeur : 
mille florins, soit douze mille trois cent soixante-cinq francs de notre monnaie, 
somme énorme pour l’époque. 

(2) V. 140. — Benvenuto da Imola, l'Anonino Fiorentino, Serravalle, Talice, 
etc. le disent de la famille des Donati; l’Anonimo Selmi, della Lana, Pierre Dante. 
etc. croient qu'il était un degli Abati. 


8 SILHOUETTES FRANCISCAINES 


Mais, revenons aux voleurs Florentins. Parmi eux Dante 
place un certain Cianfa (1) dont il nous est dit qu’il fût voleur 
insigne. Cianfa enlevait les bestiaux, dévalisait les boutiques, 
faisait sauter les coffres-forts. Della Lana écrit qu’il était admi- 
rable dans son genre : fue... mirabile ladro ; et l’ Anonimo Sélmi 
nous laisse entrevoir qu’il n’avait pas son pareil pour vider une 
cassette. Dans sa jeunesse, nous dit un autre commentateur, il 
avait été plein de tous les vices et de tout ce qui fait le triste sire. 
Et cependant il semble avoir occupé un office important dans la 
république florentine ! Or, comme Buoso, et plus certainement 
encore que lui, Cianfa était un Donati (2). 


Mais Cianfa, comme Buoso, n'était qu’un parent, éloigné 
ae L | : 

peut-être, de notre Piccarda. Celle-ci avait des frères. L'un d’eux, 
Forese, cultivait la mollesse. Dante le rencontre au purga- 
toire, parmi ceux qui ont abusé de la bonne chère, parmi les 
golosi. Tandis que le poète fait, avec Virgile, l'ascension de la 
colline de la purification, silencieuses, dans le jour à demi éteint 
où s’expient les fautes légères, où se ferment les plaies guérissa- 
bles, des âmes glissent à côté d’eux, les regardent sans s'arrêter, 
et passent. « Ainsi des pèlerins, marchant tout pensifs vers le but 
de leur voyage, s’ils rencontrent en chemin des gens qu'ils ne 
connaissent pas, jettent un coup d'œil sur eux sans cesser 
d'avancer. » Ces âmes qui se hâtent dans l’air de plomb, ont les 
yeux caves et la figure décharnée. Leur peau, dit le poète, trahit 
leurs os. Leurs yeux semblent des chatons privés de leurs 
pierres. Tout-à-coup une de ces ombres porte sur Dante ses yeux 
vides, elles les projette, pour ainsi dire, vers lui, des profondeurs 
de sa tête, et s’écrie d’une voix forte : « Quelle grâce m'est 
donnée ! (3) » 

(1) Zuf. XXV. 45. 

(2) Tous les commentateurs du XIV" siècle (Anonimo Selmi, Jacques Dante, 
della Lana, l’'Oftimo Commento, Pierre Dante, Falso Boccacio, Benvenuto da Imola, 
Buti, Anonimo Fiorentino) sont d'accord sur ce point.,/Ce n'est qu’au début du XVme 
siècle que Serravalle dit qu'il était un Galigai. Son opinion ne fut pas suivie. 
Serravalle (fr. Jean de) de l’ordre des Frères-Mineurs, écrivit pendant le Concile de 
Constance (1414-22) un commentaire latin de la Divine Comédie. qui contient des 
renseignements curieux et des interprétations originales. I] fut édité pour la première 
fois à Prato, en 1891, par les soins des PP. Marcellino da Civezza et Teofilo 
Domenichelli sous le titre suivant: Fratris Johannis de Serravalle,Ord. Min. Epis- 
copi et Principis Firmani Translatio et Comentum totius libri Dantis Aldigherii, 
cum textu italico Fratris Bartholomæiï a Colle ejusdem Ordinis, nunc prinum edita. 


1 volume grand in 4°. Cette œuvre intéressante est trop peu connue. 
(3) Purg. XXIIE. 42. — Il m'est impossible de laisser passer la description que 


DE LA DIVINE COMÉDIE .9 


L'ombre qui a parlé ainsi est Forese Donati. Son visage est 
couvert de lèpre et sa maigreur est affreuse. À sa vue, Dante 
tressaille. Et son émotion se trahit si brusquement que le pauvre 
Forese supplie : « Ne fais pas attention à cette lêpre sèche qui 
me ronge la peau et la décolore... » et que le poète répond : 
« Ton visage, que j'ai baigné de larmes alors que je l'ai vu mort, 
me fait pleurer maintenant non moins douloureusement... (1) » 


fait Dante de ces âmes amaïigries par le jeùne, sans signaler une curieuse coïncidence. 
Fr. Berthold de Ratisbonne (sur cet illustre enfant de saint François, cfr. les arti- 
cles que j'ai publiés ici même, T. XII, p. 620, T. XIII, p. 5, 129, 394, T. XIV, p. 
133.) fait, dans un de ses sermons (éd. Kling, Berlin, 1824, p. 305s ; éd. Pfeiffer, 
Vienne 1862, T. 1, p. 404.) une comparaison singulière. Il dit à ses auditeurs qu’on 
peut trouver dans le visage de l’homme de quoi écrire ces deux mots : homo Dei. 
L’h, dit-il d'abord, est inutile ; ce n’est pas une lettre, c'est une aspiration, nous nous 
en passerons donc. Les deux yeux sontles deux o. Les sourcils avec la naissance du 
nez forment lem. L'oreille estle D. Les narines formentune grec, un (epsilon grec). 
La bouche est un i couché. Nous avons donctoutes les lettres nécessaires pourécrire 
(hjomo Dei, homme de Dieu ! Voici d’ailleurs les paroles mêmes de Berthold : « Or 
voyez, bienheureux enfants de Dieu, que le Tout-Puissant vous a créés corps et 
âme. Et cela, il vous l’a écrit dans les yeux, sur votre visage, que vous êtes formés 
à son image. Et il l’a écrit clairement et en lettres bien ornées, sur votre visage. Elles 
sont ornées et fleuries avec beaucoup de zèle. Vous, gens instruits, vous comprenez 
cela très bien, mais les illettrés ne peuvent pas le comprendre. Les deux veux,ce sont 
des o. L’h n’est pas une véritable lettre. elle ne sert de rien. Les deux sourcils qui 
surmontent les veux, et le nez entre les deux, forment un m, gentiment écrit en trois 
traits de plume. L’oreille est un D bien dessiné et fleuri, Les narines, finement travail- 
lées,sont un e grec, bien dessiné et fleuri, La bouche est un i, bien orné et fleuri. Vous 
voyez donc, à purs enfants de Dieu, combien vertueusement il vous a ornés avec ces 
lettres, affirmant que vous êtes sa chose et qu’il vous a créés. Lisez donc o. m. o.. 
et prononcez Hemo ; lisez D. e. i., et prononcez Dei. Homo Dei, homme de Dieu! » 
Or, parlant des âmes des gourmands, amaïgries au Purgatoire par le jeûne, Dante, 
aprés avoir noté que leurs yeux sont si enfoncés dans leurs orbites qu'ils semblent 
avoir disparus, ajoute : « Ceux qui, sur le visage de l’homme, lisent omo, n'auraient 
pas de peine à y reconnaitre le m. » qui est d'autant plus visible que la face est plus 


décharnée. 
Chi nel viso degli uomint legsre omo 


Ben avria quivi conosciuto l'emme. 
| Purg. XXII, 32, 35. 


Berthold de Ratisbonne vivait de 1220 à 1272. Dante écrivait le Purgatoire vers 
1515. Pouvons-nous conclure de là que Dante ait connu le sermon de Berthold ? 
Non; mais il aura entendu la singulière comparaison dans quelque couvent des 
Frères-Mineurs, où elle aura été apportée par les Frères revenant d'Allemagne, et 
où elle sera devenue bien vite populaire. Cfr. Scartazzini. Com. Lips. T. 11. p. 443. 

(1) Mai non l'avrei riconosciuto al viso ; 

Ma nella voce sua mi fn palese 

Cio che l'aspetto in se avea conquiso 

Questa favilla tutta mr raccese 

Mia conoscenza alla cambiata labbia 

FE rayvyisai la faccia di Forese. 

— « Deh non contendere all” asciutta scabbia 
Che mi scolora (pregava) la pelle... 


10 SILHOUETTES FRANCISCAINES 


Pleurs de pitié, chez Dante, pleurs aussi de repentir ! Forese 
était à ses côtés, alors qu’il errait dans la forêt obscure du vice. 

Ils étaient, l’ai-je dit ? voisins à Florence. Le palais patrimo- 
nial du poète faisait partie d'un îlot de maisons comprises entre 
Or San Michele et la Badia. Le palais des Donatis’élevait dansle 
même îlot, et les cours des deux édifices se touchaient. C'est 
ainsi que les deux jeunes gens se lièrent et devinrent amis 
intimes, molto domestichi. Ils marchèrent côte à côte dans la 
voie du vice ; ils poursuivirent de concert « ces images menson- 
gères du bien qui ne tiennent jusqu’au bout aucune de leurs 
promesses ». Leur âme s’obscursissait. Puisun jour la discordese 
mit entre eux et ils s’injurièrent dans une série de sonnets qui 
nous sont restés et dont tout, expression et pensée, faitrougir (1). 


— La faccia tua, ch'io lagrimai già morta, 

Mi dà di pianger mo non minor doglia, 

(Risposi lui), veggendola si torta. » 

Purg. XXITT, passim. 
(1) Ces sonnets sont au nombre de six, dont trois de Dante à Forese, et trois de 

celui-ci au poëte, [ls ont fait couler beaucoup d'encre. Pendant très longtemps on ne 
connut que deux des sonnets de Dante, et la première strophe du troisième, laquelle 
était citée dans le passage suivant de l'Anonimo Fiorentino: «L'âme que l’auteur fait 
parler ici, dit-il dans son commentaire au chant XXIII du Purgatoire, est Forese, 
frère de Messire Corso Donati de Florence, qui abusa beaucoup de la bonne chère ; 
il était ami intime de l’auteur, et, à cause de cela, lui faisait fête ; et ils s'écrivirent 
l'un à l'autre beaucoup de sonnets et de choses en vers. Entre autres, l'auteur, lui 
reprochant sa gourmandise, lui écrivit un sonnet où il lui dit : 


Ben ti faranno il nodo Salomone. 

Bicci Novello, e” petti delle starne, 

Ma peggio fia la lonza del castrone. 

Chè ‘l cuoio farà vendetta della carne. eic. 


Ce Forese Donati avait pour surnom Bicci. » Cette glose de l’Anonïmo est impor- 
tante en ce qu'elle nous apprend que Forese portait le surnom de Bicci et qu'elle 
confirme le fait que Dante lui adressa plusieurs sonnets et pièces de vers. Or, les 
deux sonncets déja connus étaient bien adressés par Dante à un personnage qu'il 
appelait, Bicci. Des critiques tels que Witte, Fraticelli et Giuliani, se refusaient à 
admettre que nous ayons là des œuvres du grand poëte. Witte et Fraticelli préten- 
daient que Bicci etait un personnage du quinzième siècle, et que les sonnets avaient 
vu le jour à la même époque. [ls ignoraient alors la glose de l'Anonimu Fiorentino, 
qui fut publiée pour la première fois à Bologne de 1866 à 1874. Aujourd’hui 
l'authenticité des deux sonnets ne fait plus de doute, depuis surtout que fut retrouvé 
et publié le troisiéme de ces sonnets, celui dont l’ Anonimo cite la premiére strophe. 
Comme il n'a pas, que je sache, été encore traduit en français, en voici quelques 
lignes : « Les poitrines des perdrix grises que tu manges en si grande quantité, Ô 
Bicci, finiront par te faire à la gorge le nœud que l’on ne desserre plus, et la chair 
délicate des agneaux se vengera sur ton visage ! Bientôt, situ n’y prends garde. tu 
seras à demeure prés de San Simone ; car tu le compreuds, n'est-ce pas ? ce n'est 
pas en te mettant maintenant à un régime plus frugal que tu échapperas a ta 
perte '. . » Tu seras bientüt. à demeure, près de San Simone, signifie, je suppose, 


DE LA DIVINE COMÉDIE II 


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* * 


Outre Forese, Piccarda avait un autre frère, Corso. Buoso, 
Cianfa, Forese Donati sont à Corso Donati ce que des feux- 
follets, nés de la pourriture, sont à un météore de première 
grandeur. Corso Donati est un des hommes les plus éminents 
que l'Italie ait jamais produits. « [1] mérite, écrit Machiavel, une 
place parmi le petit nombre des grands citoyens qu'a possédés 
Florence. » Avec Buoso, avec Cianfa, avec Forese, nous étions, 
au point de vue moral, aux antipodes de Piccarda. Avec Corso, 
nous nous rapprochons d'elle. Il a quelque chose de sa grandeur 
d'âme. Mais la passion politique l’agite et le brûle. Sous son 
souffle sa vie devient un drame. En voici quelques épisodes. 

À la bataille de Campaldino, du 11 juin 1289, Corso com- 
mande, en qualité de podestatde Pistoie, la réserve des Florentins. 
Il est défendu, sous peine de mort, d’attaquer sans ordre. Le 
moment veint, l’ordre n'arrive pas. Corso s’écrie : « Si nous 
sommes vaincus, je veux mourir dans le combat, avec mes 
concitoyens ; si nous sommes vainqueurs, viendra à Pistoie qui 
l’osera, me demander raison de mon attaque. » Puis il attaque 
avec une telle fureur, que son intervention décide de la victoire. 

Mais le fier baron, comme on l’appelait, avait autre chose à 
son actif que ses prouesses dans ces champs de Campaldino, où, 
le soir de la victoire, des spectres erraient sous la lueur de l'ou- 
ragan. Une haine de vingtannées grondaitentre lui et les Cerchi. 
Les causes en étaient multiples. En voici quelques-unes. Négo- 
ciants enrichis, les Cerchi se rendent acquéreurs du palais des 
comtes Guidi à la Porte San Piero ; Corso le convoitait (1). — 
Corso s'était marié, en premières noces, avec une Cerchi; le 


que Forese sera bientôt couché dans le cimetière de cette église. En réalité Forese 
Donati mourut dans les derniers jours de juillet 1290 et fut enterré, non à San- 
Simone, mais à Santa-Reparata. Son père Simone, qui était père aussi de Corso et 
de Piccarda, l'avait précédé de quelques jours dans la tombe ; il avait été enterré 
dans cette même église de Santa-Reparata :e 22 du même mois de juillet 1206. Il faut 
croire que, malgré tous ses défauts, Forese avait des qualités qui le faisaient aimer, 
car sa veuve, Nella, le pleura amêrement à sa mort. Nella était une femme pieuse, 
et Dante parle des prières ferventes, des oraisons et des soupirs qu'elle adressa à 
Dieu pour le repos de l'âme de son mari, « Elle était chère à Dieu » et se distinguait 
parmi toutes les femmes de Florence par la modestie de sa tenue et le sérieux de sa 
vie. Cfr. Purg. XXIIT, 87 et suivants, et Scartazzini, Com. Lips, Tome II, p. 454 ets. 

(1) Cet achat est de 1280. C’est à cette famille des Cerchi qu'appartenait la bicn- 
heureuse Humilia de’ Cerchi. 


12 SILHOUETTES FRANCISCAINES 


mariage n'avait pas été heureux ; il fut rompu bientôt par la 
mort de la jeune femme ; on chuchota ; on qualifia l'évènement 
de mystérieux ; on insinua que Corso y était peut-être pour 
quelque chose ! — Peu de temps après, les habitants de Gaville, 
gros bourg de la vallée supérieure de l’Arno, mettent à mort 
comme prévaricateur, comme enrichi aux dépens de la fortune 
publique, Francesco Cavalcante, dit le Borgne ; Corso Donati 
épouse en secondes noces l’unique héritière de sa grosse fortune ; 
et quand il veut toucher cet opulent héritage, les Cerchi, qui 
étaient parents de Cavalcante, s'y opposent en le revendiquant 
pour sien. — Un jour, les hommes des deux familles se trouvent 
en présence dans un enterrement : ils tentent de s’entr'égorger 
sur le cercueil. — Peu après, quelques jeunes hommes de la 
famille des Cerchi, retenus au Palais du Podestat pour une con- 
damnation que les chefs de la famille ont refusé d’acquitter, 
meurent subitement ; on chuchote le mot de poison et on mur- 
mure le nom des Donati. Bref, pour employer le mot de Dino 
Compagni, la haine montait, l’odio moltiplicava. 

Arrive le 1° mai de l’an 1300, date mémorable dans les annales 
de Florence. C'était une coutume dans la ville des fleurs de célé- 
brer à cette date le retour du printemps. Les jeunes gens 
« habillés de neuf » et les jeunes filles, des couronnes de fleurs 
sur la tête, dansent sur la place Santa Trinità. Tout à coup 
retentit le cri : Aux armes ! Des cavaliers chargent furieusement 
les danseurs, une srèle de traits tombe des maisons voisines : ce 
sont les Donati qui trouvent l’occasion favorable de se débar- 
rasser des Cerchi disséminés dans la foule ! Les lames fourbies 
et toutes prêtes, la remarque en a été faite, sautaient alors d’elles- 
mêmes hors du fourreau ! 

Dès lors la cité tout entière se partage en deux camps; l’exas- 
pération est telle qu'au dire d’un chroniqueur tout habitant de 
Florence quel qu'il fût, même prêtre, même religieux, était 
forcé de prendre parti pour l’une ou l'autre faction. Les Cerchi 
s'appellent les Blancs, les Donati, les Vors. 

Deux mois se passent encore et un décret de bannissement est 
porté contre Corso Donati. Il est chef de la faction des Noirs, il 
est chéri du peuple, il est puissant. Il refuse de partir. Puis il se- 
ravise, et quitte la ville, quand bon lui semble, — comme Catilina, 
treize siècles auparavant, quittait Rome. « Corso Donati avait le 
caractère du Catilina romain, mais 1l était plus cruel. » Puis 1l 
revient, rentre les armes à la main dans la ville, et dès lors 


DE LA DIVINE COMÉDIE 13 


s'élève « comme un géant au milieu des ruines et des incendies » 
giganteggia in mez770 alle ruine e agl incendi. Maintenant, il 
n'a plus qu’un but, devenir, par la force, dans ce furieux chaos, 
maître suprême de Florence, être César après avoir été Catilina. 
L’horrible guerre des rues s’installe alors sur les bords de l’Arno 
à l’état endémique ; ce sont les meurtres, les maisons assiégées, 
les scènes de brigandage, les cris, les écrasements, les grêles de 
pierre, les épées sanglantes ; c'est le sabbat politique dans toute 
sa laideur, dont Corso, enfin, sort vainqueur. Il est maître main- 
tenant. Pendant six ans il est l'arbitre absolu de la chose publi- 
que. « Il semble que la ville soit à lui. » Puis, subitement, toute 
son œuvre s'écroule. En une seule et même journée il est 
renversé, mis en Jugement, condamné et exécuté. 

Il était, si nous en croyons les historiens du temps, de sang 
fier, beau de corps et d’aspect gracieux, d’une intelligence 
hors ligne, de manières agréables, le plus courageux chevalier, 
le plus beau parleur et le plus habile diplomate qui fut alors en 
Italie. Sa superbe l'avait fait appeler le « baron ». Il exercait sur 
ceux qui l’approchaientune séduction invincible, la terre semblait 
lui appartenir, et, contrairement à son frère Forese, il vivait 
sobrement ; quelques pois chiches et un poisson de l’Arno frît, 
formaient le repas habituel de ce protagoniste du drame florentin 
d'alors. Il avait toujours dans l'esprit de vastes projets. Prenez 
ses qualités, son courage, son cœur, son charme, transfigurez-les 
par l’amour divin ; écartez par la pensée ce que son âme avait de 
sauvage, le flot de passion furieuse qui, dans les grandes occa- 
sions, y montait subitement ; remplacez-les par la limpidité de 
l'âme portée au suprême degré et par la joie souriante, et vous 
aurez Piccarda, sa sœur. « J’ai vu, dit Dante, l’églantier, 
d'aspect si rude et si sauvage pendant l'hiver, porter ensuite la 
rose sur sa cime. » Nous avons vu l’arbre, voyons la fleur (1). 


(1) On écrit souvent que Piccarda fut sœur aussi de François Accurse, le fameux 
légiste qui, après avoir été professeur de droit civil à l'université de Bologne, se rendit 
en Angleterre en 1273 sur l'invitation du roi Edouard I, et enseigna le droit à Oxford. 
Edouard, roi d'Angleterre, le combla de faveurs et, en 1281, Accurse revint à Bologne, 
où il mourut en 1293. Cette erreur fut mise en circulation par Landino qui, dans 
son Commentaire sur la Divine Comédie imprimé à Florence en 1481, écrit comme 
glose à Purg. XXIII. 48: «Forese fut frère d’'Accurse, le jurisconsulte, et de Piccarda, 
femme très belle et très honnête. Dante a distribué entre ces trois personnages les 
trois règnes de l'au-delà ; à Accurse il donne l'Enfer, à Forese, le Purgatoire, à 
Piccarda, le Paradis, » Les commentateurs qui vinrent après Landino, tels que 
Vellutello, Daniello da Lucca, Dolce, Volpi, Venturi, répétèrent ce qu'avait dit 
Landino, sans vérifier les sources (?) d’où celui-ci avaittiré son renseignement. C'est 


14 SILHOUETTES FRANCISCAINES 


I] 


Dante rencontre Piccarda dans cette sphère de la lune (1) dont 
un moderne a dit que l’invisible y garde je ne sais quel voile 
léger qui semble tissé avec des fils de lumière. C’est sous ce voile 
que brille la beauté de Piccarda. Car Piccarda fut belle, fu 
bellissima. On pouvait dire d'elle, comme de Beatrix : Béni soit 
Dieu qui a fait une œuvre si parfaite ! La beauté d’ailleurs, était 
héréditaire dans sa famille. À travers la tempête furieuse de sa 
vie, son frère Corso avait conservé la sienne intacte jusque dans 
la vieillesse. Bien avant lui, au commencement du XIIIe siècle, 
le charme d’une Donati avait été fatal à Florence. L'amour 
qu’elle avait inspiré à Buondelmonte dei Buondelmonti avait 
amené celui-ci à trahir la foi jurée à une Amedei ; d’où la fin 
tragique du parjure et la division de la cité en guelfes et gibelins 
avec le déluge de maux qu’elle entraîna (2). 


a un Frère-Mineur, au Conventuel François Balthasar Lombardic. que revient 
l'honneur d’avoir, le premier, remis en lumière la vérité sur ce point, dans son 
Commentaire sur la Divine Comédie, publié à Rome, 1791, 4 vol. in 4°, sous le titre 
La Divine Comédie, corrigée à nouveau, expliquée et defendue par F. B. L. M. C. 
La Divina Comedia novamente correta, spiegata e difesa da F. B, L. M. C. 
(Francesco Baldassare Lombardi, Minor Conventuale). Son œuvre fut réimprimée à 
Rome, 1815-17, 4 vol. in 4°. 1820-22, 3 vol. in 8°, à Padoue, 1822, 5 vol. in 8°, à 
Florence 1830-41, 6 vol. in 8°, à Florence 1838, 1 vol. in 8° max., à Prato, 1847-52, 
1 vol. in 8° max. Dans cette dernière édition le nom de Balthazar a été changé en 
celui de Bonaventure. 11 n’y a cependant aucun doute sur ce point, que le P. Lom- 
bardi s'appelait Balthazar et non Bonaventure ; car Dionisi qui était en commerce 
épistolaire avec lui le nomme Balthazar (cfr. Anedd. IV. p. 44, nt. 4). Scartazzini, 
Encyclopédie Dantesque, T. 1. p. 415, à qui j'emprunte ces détails, juge de la façon 
suivante l'œuvre du P. Lombardi : « Travail trés soigné ; bien que peu original, il 
reste encore toujours un des meilleurs commentaires de la Divine Comédie. » J'ai 
cru devoir signaler avec un peu d'insistance ce Commentaire du P. Lombardi aux 
dantophiles de l’ordre de Saint François, parce qu’il me semble qu’on l'oublie trop, 
de même d’ailleurs que celui du Fr. Jean de Serravalle que j'ai indiqué dans une note 
précédente. Pour en revenir à François Accurse, il n’y a aucun doute: il était fils 
du fameux jurisconsulte Accurse l’ancien, et n’était aucunement frère de Piccarda 
Donati. (Cfr. Scartazzini, Com. Lips. T. II. p. 447). 

(3) Chant II] du Paradis. 

(2) 11 n'est pas impossible de trouver des circonstances atténuantes à la trahison 
de Buondelmonte dei Buondelmonti. Voici, en effet, comment la chronique attribuée 
a Brunetto Latini raconte l’histoire de ses fiançailles avec la jeune fille de la famille 
des Amedei : « /tem, en l'année 1215, Messire Currado Orlandi étant podestat, 
Messire Mazzingo Tegrimi de’ Mazzinghi prit les éperons de chevalier dans la place 
forte de Campi située à six milles de Florence et invita, à cette occasion, toute Îa 
bonne société de Florence. Or, tous les chevaliers étant à table, un jongleur de cour 
vint et enleva un tranchoir couvert de viandes de devant Messire Uberto degl’ Infan. 


DE LA DIVINE COMÉDIE 15 


Piccarda était belle comme cette Donati, mais son cœur 
n'avait pas les mêmes agitations. Dante la qualifie de « splendeur 
si heureusement née » et un commentateur la loue d’un mot 
singulier : « Son âme, dit-il, était entière. » Entière, dans le sens 
de complète ; munie de toutes les vertus. Et Forese dit : « Ma 
sœur fut toute belle et toute bonne, et je ne saurais dire ce qu’elle 
fut le plus. » C’est Dante qui parle par la bouche de Forese et 
il parle en connaissance de cause. Nous avons vu déjà que le 
palais de sa famille était voisin de celui des Donati, que les deux 
demeures se touchaient ; nous savons aussi qu’il avait été l’ami 
intime de Forese, frère de Piccarda, qu’il avait été élevé tout 
près d’elle ; il avait, de plus, épousé une de ses cousines ; sa 
femme, Gemma, était une Donati (1). Il tenait donc à Piccarda 


gt, qui se trouvait en compagnie de Messire Buondelmonte de’ Buondelmonti. 
Ceux-ci s'en courroucèrent fortement, et Messire Oddo Arrighi de’ Fifanti, homme 
de grand courage, en reprit aigrement Messire Uberto degl’ Infangati susdit. 
Celui-ci répliqua vertement, si bien que Messire Oddo lui jeta à la figure un tran- 
choir couvert de viande, ce qui excita un grand tumulte dans toute la société, Quand 
les tables eurent été enlevées, Messire Buondelmonte se leva et donna un coup de 
couteau dans le bras à Messire Oddo et lui fit une vilaine blessure. Quand chacun 
s'en fut retourné à sa maison, Messire Oddo réunit en conseil ses amis et ses parents, 
et il fut convenu que la paix serait faite avec Messire Buondelmonte, à condition 
que celui-ci prendrait pour femme la fille de Messire Lambertuccio degli Amedei, 
laquelle était fille de la sœur de Messire Oddo. Et la concorde s'établit sur ces 
bases. » Les fiançailles n’avaient donc pas été volontaires de la part de Buondelmonte, 
elles lui avaient été imposées. Voici maintenant comment le même chroniqueur 
raconte l'assassinat du malheureux gentilhomme : « Messire Oddo Arrighi ayant 
appris le mariage de Buondelmonte de’ Buondelmonti avec la fille de Gualdrada. 
Donati, fut très courroucé; il réunit en conseil ses parents et amis dans l’église Santa 
Maria sopra Porta et s’y lamenta si fortement de l’injure qui lui était faite par 
Messire Buondelmonte, que certains des assistants opinérent que Buondelmonte 
devait être bâtonné. D’autres dirent qu'il fallait le marquer au visage. Messire- 
Mosca de’ Lamberti prit alors la parole et leur répondit : « Si tu le frappes ou le 
blesses prépare d'abord ta fosse ; tue-le ; cela fait, tout s’arrangera. » Son avis 
prévalut. Le matin du jour de Pâques donc, alors que Messire Buondelmonte 
passait devant la statue de Mars à l'entrée du Ponte Vecchio, tout habillé de blanc 
et une guirlande de fleurs sur la tête, sur un cheval blanc, un des conjurés, Messire 
Schiatta degli Uberti, courut derrière lui et lui donna de sa masse d'armes sur la 
tête et le jeta à bas de son cheval ; et aussitôt Messire Oddo Arrighi avec un couteau 
lui coupa les veines. Et ils le laissèrent mort. Alors la rumeur fut grande. On le mit 
sur une civière, et sa femme se tenait à côté de la civière et elle pressait sa tête contre: 
sa poitrine en pleurant fortement, etils le portèrent ainsi à travers tout Florence. Ce 
jour-là commença la ruine de Florence et furent créés les deux termes : guelfes et 
gibelins ». Villani raconte les mêmes événements. J’ai préféré traduire ici le récit 
attribué à Brunetto Latini parce qu’il est moins connu et plus circonstancié. 

(1) Gemma Donati était fille de ce Manetto Donati qui, en 1278, fut parmi les 
signataires d'une convention passée entre la Commune de Florence et les Umiliatr. 
Sa mère, Marie, vivait encore le 17 février 1315, date où elle fit un testament que 


16 SILHOUETTES FRANCISCAINES 


par des liens très étroits, c'est de choses vues qu'il parle, de 
visu et de auditu, de vue et d’ouïe, qu'il raconte ; ce sont des 
souvenirs domestiques qu’il met ici en scène, des réminiscences 
personnelles qu’il évoque. Et voilà ce qui donne une si singu- 
lière valeur au merveilleux éloge qu'il fait de Piccarda. 

Car il parle de Piccarda trois fois, et chaque fois avec une 
émotion profonde. Il le fait avec une délicatesse, un charme, 
une transparence, une diaphanéité qui ravit. Ses vers prennent, 
pour la chanter, une harmonie cristalline, une pureté qu'ils n’ont 
pas ailleurs. Et Foscolo a pu dire sans que personne ne se soit 
élevé contre lui, que, dans toute la Divine Comedie, il n'y a pas, 
Béatrix exceptée, de figure de femme plus aimable que celle de 
Piccarda Donati. Or, si Dante fait de Piccarda une créature de 
rêve, c’est qu'elle le fut en réalité. 

Elle le fut par la beauté de son âme. 

Elle avait en effet l’auréole suprême, celle de la intel. de la 
sainteté fransciscaine. Les clartés venues d'Assise brillent sur tous 
les sommets de l’œuvre dantesque:Piccardaestunede ces lumières. 

Elle n’était une Donati du XIIIe siècle que partiellement, 
par ce que ceux-ci avaient, malgré leurs défauts, de grand et de 
haut. Pour le reste, elle était une Donati du XIIe siècle. Vers les 
temps où naissait le Poverello, ceux-ci avait eu au cœur la 
flamme des grandes pensées. La construction de l’église S. Pier 
Maggiore était due presque toute entière à leur libéralité. C’est 
un de ces Donati de l’ancienne roche qui avait fait construire à 
ses frais la Léproserie de Florence. A la même époque un autre 
Donati émerveillait les croisés par son courage. L'âme de ces 
Donati d'autrefois revivait dans l'âme de Piccarda. Son cœur 
avait les mêmes palpitations. Elle était plus proche de leur 
souche lointaine que des rejetons qui l'entouraient. A peine 
adulte, elle se fit clarisse. 

Elle se fit clarisse ! Une grande catholique scandinave a écrit : 
« Tandis qu’un grain est caché sous la terre nous ne savons, ni 
quand il brise son écorce, ni quand il commence à allonger sa 
faible pousse pour chercher la lumière inconnue qui l’attend au 
dehors. Une force toute puissante, irrésistible, guide la tendre 
tige et lui fait trouver son chemin dans l'obscurité, jusqu’au 
moment où elle perce la terre et voit le ciel resplendissant au- 
dessus de sa tête. » Avant de voir resplendir au-dessus de sa 


nous avons encore, mais avec une lacune regrettable. Dante épousa Gemma Donati 
en 1292 vraisemblablement, Cfr. Scartazzini : Enciclopedia Dantesca T. I, p. 877. 


DE LA DIVINE COMÉDIE 17 


tête les magnificences du renoncement, Piccarda eût à lutter 
contre le plus dur, contre le plus résistant, contre le plus ingrat 
des sols, contre la volonté de sa famille. S'il faut en croire 
Arrivabene, son père lavait promise en mariage antérieurement 
à son entrée au couvent ; et elle confie elle-même à Dante : « Je 
me suis enfute du monde. » 

Je me suis enfuie du monde. Ces mots expliquent la tradition. 
Les biographes de Piccarda nous apprennent qu'elle portait, 
dans le cloître, le nom de Constance; et ils ajoutent que ce nom 
fai fut donné à cause de sa constance : unde et ob firmam puræ 
mentis constantiam Constantiæ nomine inter sanctimoniales 
audivit. Dante lui-même, discutant le cas de Piccarda, écrit : 
« On ne peut éteindre une volonté qui résiste : elle est comme le 
fed qui revient toujours à sa tendance naturelle, quoique mille 
fois on lui oppose des obstacles. » Piccarda, semble-t-il, eut 
cette volonté de feu pour entrer au cloître. 

Et dès lors on ne peut s'empêcher de songer à cette autre fuite 
du monde, la nuit, vers le cloître, à la retraite éperdue de sainte 
Claire vers la Portioncule ; et l’on revoit en esprit les scènes 
décrites par Jœærgensen dans ses Pélerinages Franciscains : les 
frères bruns d’abord, venant au-devant d’elle avec des rameaux 
d'olivier et des cierges allumés. Puis Claire, agenouillée devant 
Pautel de la Vierge, se débarrassant de tous ses ornements, de tous 
ces riches et pesants habits de fête qu’une dame noble du XII Im 
siècle avait coutume de porter. En échange elle revêt la robe 
grise. Puis, nu-pieds, cette même nuit, elle se retire au couvent 
le plus proche. Et voilà ce qui se passa pour Piccarda Donati 
comme pour Claire Scifi. Les mêmes vêtements lourds de 
pierreries firent place à la même robe grise ; et la joie fut la même 
pour l'entrée au couvent, nu-pieds, de la sœur du tout-puissant 
Corso, que pour la fille du châtelain d’Assise. 

Ce qui jettait Piccarda dans le cloitre, nous le savons. C'était 
d’abord, Dante nous le dit, (1) le désir de la vie parfaite. C'était 

(1; Perfetta vita ed alto merto inciela 

Donna pit su (mi disse), alla cui norma 
Nel vostro mondo giu si veste e vela, 
Perchè in fino al mort: si vegghi e dorma 
Con quello sposo ch'ogni voto accetta, 
Che caritate a suo piacer conforma. 

Dal mondo, per seguirla, giovinetta 


Fuggi mi, e nel suo abito mi chiusi, 


E promisi la via della sua setta. 
Par. 111, y7 à 105. 


E. P. — XXV. — 2 


18 SILHOUETTES FRANCISCAINES 


le mépris des biens temporels et l’attachement aux biens spiri- 
tuels. C'était la volonté d’écarter tout ce qui pourrait l'empêcher 
de tendre entièrement vers Dieu. C'était la résolution inébran- 
lable de pratiquer la perfection de la charité. 

C'était ensuite, — c’est toujours Dante qui nous en avertit, — 
« l'attrait du haut mérite de Claire». Quand on veut se faire 
Moniale, surtout en Îtalie, note Benvenuto da Imola à ce pro- 
pos, on adopte la règle de sainte Claire. Et il ajoute : « La bien- 
heureuse Claire, issue d’une famille noble, vénérable par sa 
vertu et sa sainteté, paraît surpasser les autres saintes, bien 
qu'elle n'ait pas été martyre comme Catherine et tant d’autres ; 
mère éminente, elle traîne à sa suite une longue famille de 
vierges. » Piccarda sera donc de cette famille, par amour pour 
celle qui en fut la mère. 

Elle en sera surtout, ce sont ses propres paroles, « pour vivre 
et mourir sous l’œil de l’Epoux ». C’est en lui qu’elle cherche le 
repos. Îl sera sa force. C’est par lui qu'elle restera debout, au 
milieu de la tempête, au confluent des passions et des haines. 
Grâce à lui, elle déploiera, frêle enfant, un courage plus que 
viril ; elle se dressera « en homme devant les hommes ». 

Elle fut aidée en cela par son milieu. « Frère, dit-elle à Dante, 
la vertu de charité guide notre volonté ; elle ne lui laisse désirer 
que ce que nous avons et ne nous donne aucune autre soif. » 
Ainsi en allait-il dans ce monastère de Monticelli où Piccarda 
venait d'entrer. Le complet détachement y rayonnait. On disait 
qu'il était «un lieu saint construit par des saints». L’éclat 
des vertus qui y fleurissaient éblouissait jusque sur son lit de 
mort la bienheureuse Hélias de Pulci qui y vivait alors et elle en 
chantait les merveilles jusque dans les râles de l’agonie (1). 

Mais Piccarda ne devait pas vivre longtemps à ce soleil. Un 
jour son frère Corso a besoin, pour favoriser je ne sais quelle 
combinaison politique, de conclure une alliance avec la puis- 
sante famille des della Tosa. Il est alors podestat de Bologne. 
Autour de lui, personne n’est susceptible de fournir à son besoin. 
Pas de fils, pas de fille à marier. Mais la passion du pouvoir lui 


La Donna più su est Sainte Claire. On remarquera la beauté des expressions : 
nel suo abito mi chiusi, mot-a-mot : je me reclus dans l'habit de Sainte Claire ; et : 
promisi la via della sua setta, mot-à-mot : je promis la voie de ses sectatrices pour : 
je promis de suirre. Giuliani admirait la merveilleuse brièveté de ce vers et la 
plénitude de sens qui s'y trouve renfermée. 

(1) « Sacrum hoc domicilium plurimis sororibus virtute, sanctitate, generis splen- 
dore præclaris undique illustre... » Wadding, {nnales Minorum, T. VI, p. 344. 


DE LA DIVINE COMÉDIE 


est entré jusqu'aux moëlles.. H n’hésite pas une minute. Il monte 
à cheval, arrive à Florence, rassemble une troupe de sicaires, et 
marche vers le monastère de Monticelli. C'était en janvier, une 
nuit que l’on aime à se représenter toutes les étoiles du ciel 
éteintes. Il escalade les murs, menace, crie, frappe, et au milieu 
de ses satellites qui grondent comme des monstres lâchés, il 
enlève Piccarda et la donne en mariage à Rossellino della Tosa. 
L’alliance est conclue ! Mais Piccarda meurt de douleur (1). 


x 
+ * 


Vivre, a dit Dante, est un courir à la mort. En regard de la 
mort de Piccarda, mettons celle de son ravisseur. 


(1) Rodolphe de Tossignano (Hist. Séraph. Kelig. P. 1, p. 15$; raconte en ces 
termes l’enlêvement de Piccarda : « Corso, dit-il, transporté de colcre, prit avec lui 
Farinata, fameux sicaire, et douze autres bandits perdus de mœurs; ils appliquèrent 
des échelles contre les murs du couvent, et pénétrérent dans la clôture. Il enleva sa 
sœur par la force, la ramena au domicile paternel et lui ayant arraché les vêtements 
sacrés, la força à reprendre les habits du siècle. » Wadding (Annales Minorum, T. 
VI, p. 545) ajoute quelques détails à ceux ci-dessus, Il nous apprend que l’enlève- 
ment eut lieu dans la nuit de Saint \Melchiade, que le trouble excité dans le monas- 
tére fut indicible et que les relisieuses furent non-seulement menacées mais rouées 
de coups. Il nous apprend aussi que Piccarda fut descendue avec une corde du haut 
des murailles du monastère. (Cependant Wadding ne donne pas la date exacte de 
l'événement. 11 nous dit bien que : « ffuruit…., in prædicto monasterio (Monticelli seu 
de Monticulu) beuta Constantia Florentina ex  illustri Donatorum progenie 
domini Simonis de Donatis egquitis filia, Picharda in baptismate nuncupata » mais il 
semble croire qu'elle mourut postérieurement à l'an 1500. En réalité Piccarda est 
morte antérieurement au vendredi saint de cette année 1500, Enfin Fort. Hueber, 
dans son Afenologium, Munich:1048, p. 2355, nous renscisne sur l'impression 
immense que fit la mort de Piccarda : Corso lui-même aurait fait pénitence publique 
dans l’église de Monticelli, et il aurait demandé pardon, devant la foule assemblée, 
du scandale qu'il avait causé. On a beaucoup remarqué la délicatesse avec laquelle 
Piccarda raconte à Dante sa douloureuse aventure en ayant soin de n'accuser par 
son nom aucun de ses frères, et Arrivabene remarque justement que cette attention 
est en harmonie parfaite avec les qualités que lui attribue Foree : 

La mia surella, che tra bella e buona 
Non so qual fosse pi. 

Quant à la discussion du vers fameux par lequel le poëte raconte la mort mysté- 

rieuse de Piccarda 
Æ Dio si sa qual poï mia vita fusi 
voir Scartazzini, Com. Lips. T. IT, p.75 s. et ÆEnc. Dant. T. 11, p 1302. 

Dante termine de la maniere suivante le récit de son entrevue avec Piccarda au 
Paradis : « Piccarda cessa de parler, et commença à chanter : Je s'ous salue, Marie. 
En chantant elle disparut, comme un corps grave qui tombe daus une eau profonde. 
Mes veux la suivirent quelque temps, et après l'avoir perdue... » Je ne serais pas 
éloigné de croire que Dante fait entonner ainsi la salutation angclique par sa cousine, 
pour nous indiquer qu'elle eût. pendant sa vie, une dévotion particulière à la Sainte 
Vierge. 


20 SILHOUETTES FRANCISCAINES 


Nous avons vu que Corso tomba du sommet de la puissance. 
Sa chute fut foudroyante. En moins d’une heure, il fut englouti 
par la grande cité tourbillonnante, passionnée, et — sous des 
apparences policées, — brutale, qu'était Florence ; en moins de 
soixante brèves minutes, il sombra. En ce court espace de temps, 
il est décrété d'accusation, poursuivi, et condamné par contu- 
mace, sans être entendu. Tout cela fut fait « d’un trait », dit un 
vieil historien. Immédiatement le terrible gonfalon de justice qui 
annonce qu’une exécution capitale va avoir lieu, est déployé et 
flotte sinistrement au vent. Une heure ne s’est pas écoulée 
depuis le commencement de cette scène que les troupes de la 
commune, sous les ordres du podestat marchent, entourées 
d’une foule immense de peuple qui hurle de joie, vers le palais 
Donati, pour « faire l'exécution ». Toutes les compagnies sont 
là, avec leur seize gonfaloniers, ainsi que la milice citadine et les 
cavaliers angevins. Corso, lui, est presque seul. Mais il n’est pas 
de ces vaincus dont la faiblesse est aisément broyée. Quoique 
souffrant affreusement de la goutte, il se met en état de défense. 
En un clin d’œil des barricades s'élèvent sous ses ordres, dans 
les rues étroites qui mènent à sa demeure. Pendant la plus 
grande partie du jour, il tient en échec cette multitude hurlante 
qui représente toutes les forces de Florence, armée, mercenaires, 
justice, peuple, populace. Désertion des siens, jugement rendu, 
puissance de la ville, foule innombrable des ennemis, rien ne 
l’ébranle. « Il n’est pas inférieur à lui-même » dit un historien. 
On dirait qu'il respire plus aisément dans cette atmosphère 
violente. [1 compte sur des secours qui lui viendront, sur son 
beau-père l’succione della Faggiuola, qui est comte de Pise et 
de Lucques, seigneur d'innombrables places fortes, etauquel il a 
fait connaître sa détresse(1). Mais, trompés par la Seigneurie, les 
secours n'arrivent pas. Corso tient quand même. Voyant que 
leurs efforts restent sans résultats, les agresseurs s'emparent 
alors des maisons voisines du palais ; ils en percent les murs, et 
débouchent par cette voie dans la place. Maintenant le vide se 
fait autour de Corso. « Plus d’un, dit le chroniqueur, sortait à la 
dérobée, et se mêlait ensuite aux assaillants, en criant plus fort 
qu'eux, de peur de s'entendre flétrir et condamner d’un : « Toi 
aussi tu fus avec Messire Corso! » Un à un, tous s’en vont. 
Maintenant, voici l'assaut suprême. Corso n'a plus avec lui que 


(1) Uguccione mourut douze ans après sous l'habit franciscain ; sa figure est un 
parfait pendant à celle de Guy de Montefeltre. 


pe 


DE La DIVINE COMÉDIE 21 


quelques amis, dont l’intrépide Gherardo Bordoni. Il ramasse 
son énergie, et entouré de sa poignée de fidèles, fond sur les 
assaillants avec une force si sauvage qu’un passage s'ouvre 
devant lui. Îls gagnent la porte alla Croce. Les voilà hors de la 
ville. Ils tuient dans la direction du Val di Sieve pat où s’avance 
enfin Uguccione. Une troupe des plus achatnés de leurs 
ennemis, parmi lesquels Piero Spini, qui peu auparavant encore 
était un des lieutenants de Corso, est sur leurs talons. Les fidèles 
de Corso tombent l’un après l’autre. Gherardo Bordoni le pre- 
mier, auquel les vainqueurs coupent une main qu'ils plantent aù 
bout d’une pique, en guise d’enseigne. Bientôt Corso est seul. If 
est déjà à un mille de la ville; il a atteint Rovezzano ; Uguccione, 
lui, est à Rémoli; peut-être va-t-il échapper, peut-être un 
nouvel avenir de gloire et de bonheur va-t-il s'ouvrir devant fui, 
quand un gros de cavaliers catalans le rejoint'et le fait prisonnier. 
C’en est fait maintenant du grand coupable ; l'heure de l’impu- 
nité est passée, celle de la justice a sonné ! Ecoutons Giovanni 
Villani. Giovanni était à Florence quand les faits se sont passés; 
il peut donc être considéré comme un témoin oculaire : 
« Comme les cavaliers qui s'étaient emparés de Messire Corso 
le conduisaient prisonnier à Florence, raconte-t-il, au moment 
où ils passaient près de l’abbaye de San Salvi, il les supplia de 
lui permettre de s'échapper, leur promettant une forte somme 
d'argent, s'ils v consentaient. Ceux-ci refusant, et persistant à le 
ramener à Florence conformément aux ordres de la Seigneurie, 
Messire Corso, qui souffrait fortement de la goutte, pour ne pas 
tomber entre les mains de ses ennemis et ne pas être torturé par 
le peuple, se précipita de son cheval vers la terre. Les cavaliers le 
voyant à terre, l’un d’eux lui transperça la gorge d'un coup de 
länce et ils le laissèrent pour mort sur le terrain. Les religieux 
du monastère Île transportèrent alors dans l'intérieur de 
l'abbaye ; et l’on prétend qu'avant de mourir il se remit entre 
leurs mains en signe de pénitence..….. Et le lendemain matin il 
fut enseveli à San Salvi, sans grands honneurs et en présence 
d'une assemblée peu nombreuse, par peur de la commune. » 
Quelle leçon ! Corso Donati, le violateur de monastère, tente 
de se suicider en passant devant un monastère ; c’est devant ce 
monastère qu’il reçoit le coup fatal, il trouve dans sa clôture un 
dernier asile, se remet à l'heure dernière aux mains de ses 
moines en signe de pénitence, expire dans leurs bras, et reçoit 
d'eux, lui qui à rempli de tumulte la sérénité des cloitres, 


22 SILHOUETTES FRANCISCAINES 


l'humble coin de terre qu’il lui faut pour dormir, enfin pacifié, 
son dernier sommeil ! La « chaude frénésie de sa vie » s'éteint 
pour toujours dans le silence d’un monastère ! 

Coïncidences, me dira-t-on, simple jeu du hasard ! Peut-être ! 
Mais voilà qui l’est moins : c’est à Rossellino della Tosa qu'il a 
donné en mariage sa sœur Piccarda pour acheter l'alliance de sa 
puissante famille, et c’est Rosso della Tosa, l’ambitieux effréné, 
l'ennemi acharné du régime populaire, le défenseur du Popolo 
grasso, le chef de cette famille, qui le renverse ! C’est lui qui est 
la cheville ouvrière de sa chute, qui dirige l'attaque contre son 
palais, qui met en mouvement ces politiciens féroces qu’il appelle 
ses « tenailles » et dont l’impitovable pression va jeter, pantelant, 
sur la route de San Salvi, le César tout-puissant hier, et c’est lui 
— Villani oublie de noter ce détail — c’est lui qui, s’il faut en 
croire la rumeur populaire, donne au soldat catalan l’ordre de 
lui percer la gorge ! « Chacun est sa Parque à lui-même, et se 
file son avenir » a dit le moraliste ! 

La famille de Piccarda, je l’ai noté en commençant, éclaire 
Piccarda. Elle a, des siens, les qualités au suprême degré. Elle 
défend sa « douce clôture » contre Corso, comme celui-ci son 
palais contre Florence ameutée. Elle lutte en Donati, mais en 
Donati qui est une sainte. Dante la peint « empressée et avec les 
yeux riants ». Elle a l’héroïsme de la constance sereine. « La 
volonté de Dieu est notre paix», dit-elle à Dante. Mot sublime ! 
Au milieu des plus affreuses traverses, l'ombre du voile flotte 
toujours autour de son cœur (1). 


(1) Antérieurement à Ja nuit du 11 janvier où elle fut enlevée par les sicaires, 
d’autres tentatives avaient été faites pour arracher Piccarda à son asile de paix. Une 
fois déjà les ravisseurs avaient réussi à pénétrer dans le couvent ; ils l’avaient fouillé 
de fond en comble, mais avaient été forcés de partir sans avoir pu découvrir la 
retraite où Piccarda était cachée. Avant même cette première tentative, des sollicita- 
tions de toute espèce l'avaient assaillie. « On employa, dit un de ses historiens, toute 
espèce d'artitices et de dols pour essayer de l'enlever à sa sainte proposition ; mais 
tout échoua devant sa constance. » Je rappelle que la fermeté de son âme lui fit 
donner dans le cloitre, le nom de Constance sous lequel elle est connue en hagiogra- 
phie. On l'appelait, l'ai-je dit? à Florence. après sa mort, la bienheureuse Constance 
Donati ; mais j'ignore si jamais un culte public lui fut rendu, et encore plus si elle a 
droit au titre de bienheureuse, Pétrarque lui consacre ces vers dans son 7'riomphe 
de la Chastete : | 

Alfin vidi una che si chiuse e strinse 
Sopi” Arno, per servarsi ; e non valse, 
Ché forza altrur il suo bel pensier vinse. 


Tous les commentateurs du Dante nnt relevé l'admirable page que le poète con- 
sacre à Piccarda. Dans son /Jistoire de la Littérature Italienne, Tome [, p. 241. 


DE LA DIVINE COMÉDIE 23 


Et voilà pourquoi sa rencontre avec Dante, au Paradis, est 
d'une grâce si ravissante. Le divin, qui illumine l’âme de 
Piccarda, brille aussi à travers les vers du poète. La scène est 
franciscaine, fraîche et virginale. On rêve, en la lisant, à la rosée 
matinale, à la blancheur des flocons de neige. Elle a l’arôme de 
« la douceur qui ne doit pas finir, de la douceur qu’on ne sait 
pas comprendre, quand on ne l’a pas sentie. » Elle séduisit les 
poètes. Ils la chantèrent, ils chantèrent Piccarda, et, le faisant, 
ils paraphrasaient en mots de lumière la pensée de Jules Vallès, 
l’anarchiste : « Nulle femmen'a la grâce ct le charme souverain, 
si elle n’a passé par le catholicisme » (1). 


H. MATROD. 


Emiliani-Giudici fait l'observation suivante : « Merveilleux éléments de description 
poétique ! Une vierge, d'une admirable beauté, irradiée d’innocence et de sainteté ; 
un frère féroce, accompagné de douze sacripants ; un monastère de femmes dans 
l'affolement ; ajoutez à cela l’occasion qui s'offre au poète de satisfaire sa soif de ven- 
geance contre le chef des Guelfes en le peignant sous de noires couleurs et d'éterniser 
l'infamie de son bourreau ; et cependant le poëte, en ne le désignant que par allu- 
sion, évite la honte de se faire ouvertement le diffamateur d'une famille à laquelle 
il est allié ; il ne se sert de la partie sombre de son sujet que comme d’une teinte 
légère qui donne du relief aux images, de manière à ne pas gâter l'esthétique har- 
monie de ton général avec laquelle est conduite la sublime peinture du Paradis. » Je 
rappelle que Corso, quoique parent de Dante, était un de ses ennemis les plus 
acharnés. 

(1) Rod. de Tossignano, Wadding, F. Hueber sont d'accord pour affirmer que la 
mort de Piccarda fut entourée de circonstances miraculeuses. Plusieurs commenta- 
teurs du XIV®e et du commencement du XV®® siècle concordent avec eux sur ce 
point. L'Ottimo Commento, écrit vers 1354, c'est-à-dire une dizaine d'années après 
la mort de Dante, et rédigé par un Florentin qui devait être bien au courant des 
choses de sa patrie (le notaire Andréa Lancia vraisemblablement) relève la rapidité 
avec laquelle Piccarda fut envahie par la maladie après son enlévement, et la sou- 
daineté de sa mort. Et il ajoute que c'est sur sa prière que le Christ lui envoya la 
maladie dont elle mourut, et la rappela à soi : Cristo lei orante, condotta in lan- 
guente infermitade, a sè la trasse. I1 note aussi le discrédit qui en rejaillit sur Corso, 
et la honte dont il fut couvert, « tout éminent baron qu'il était ». Le Postillatore 
Cassinese (vers 1350 environ, plutôt après cette date qu'avant) et Benvenuto da 
Imola. dont l'autorité est très grande (voir sur lui, Etudes Franciscaïines, août 1910, 
P. 116, n. 1) affirment le caractère miraculeux de la maladie qui enleva Piccarda : 
superyeniente febre infirmala miraculose est ad morte et in brevi mortua est, dit le 
Cassinese ; et Benvenuto écrit : Picharda.… devotissime supplicavit Deo ut incur- 
reret mortem vel infirmitatem.…. et continuo grayis morbus invasit carnem ejus, quo 
tlla moriens transivit ad meliorem sponsum (Com. T. IV, p. 367). Jean de Serravalle 
qui écrivait pendant le Concile œcuménique de Constance (1414-22) commente dans 
le même sens. Enfin la croyance générale à Florence vers le commencement du 
XIV®e siècle semble bien avoir concordé avec celles que nous venons d'exposer, Il 
y adonc laun ensemble de témoignages dont il faut tenir compte dans l'interprétation 
des Chants III et IV du Paradis. 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


« Quisquis haec legit, ubi pariter 
certus est, perget mecum; ubi pariter 
haesitat quærat mecum; ubi errorem 
suum cognoscit redeat adme ; ubi meum, 
revocet me ». S, Aug. De Trin. Lib. I. 


Lorsque descendant en moi-même, je cherche à démêler ce 
qui est le plus fondamental, ce à quoi toute ma vie se ramène, 
la source de toutes mes pensées, de tous mes sentiments, de tous 
mes désirs, de toutes mes affections, je ne tarde pas à me trouver 
en présence d’une double aspiration; l'aspiration au vrai connu, 
l'aspiration au bien possédé avec jouissance. Curiosité de l'intel- 
ligence, jouissance du cœur, voilà les deux resssorts intimes 
de mon être. Connaitre et aimer, voilà l’homme en ce qu’il a de 
plusprofond. 

Et si pénétrant plus avant le mystère de ces directions actives 
de mon âme, je recherche leur harmonie, leur coordination, je 
constate que la curiosité intellectuelle n’est pas sa fin à elle- 
même. Je ne connais pas pour connaître, je ne sais pas pour 
savoir, je ne cherche pas à connaître et à savoir pour le seul 
fait de connaître et de savoir. Non, je vais plus loin. Je connais 
pour agir et j'agis pour jouir. La jouissance, le bonheur est 
la fin de mon être, sa loi la plus essentielle, celle pour laquelle 
toutes les autres existent, celle sans laquelle toutes les autres 
n'ont plus de raison d’être. La connaissance est la voie de 
l’action et l’action est la voie du bonheur. Le savoir est donc 
subordonné au bonheur ; c’est au bonheur que j'aspire par tout 
ce que je suis, à la paix, au calme, à l'harmonie de tout ce qu'il 
peut y avoir en moi de force et de rayonnement. 

Mais ce bonheur après lequel je soupire si fort et pour l’obten- 
tion duquel je me sens prêt à tous les sacrifices, à toutes les 


æ 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 29 


fatigues, à toutes les souffrances, je ne l’ai pas toujours. Souvent 
je suis frustré; souvent je sens en moi la tristesse et l’ennui. 
J'étais allé à l’action avec toute l'énergie de mon être, je m'étais 
comme précipité sur cet objet de mes désirs, tout me paraissait 
plein de charmes et voilà que mon âme n’a trouvé que le vide et 
la désillusion. J'avais vu une chose, j'en ai trouvé une autre. 
C’est donc que le bonheur ne dépend pas du jugement, il n’est 
pas le fruit de mon jugement, il n'est pas dans mon jugement 
comme la perle dans son écrin. Le jugement est le phare qui 
dirige mes pas dans le sentier de la béatitude, il est mon guide, 
mon conducteur dans la voie de la jouissance, il montre le 
bonheur, il ne le donne pas. 

Et ce bonheur que vainement je ec dans mon intelli- 
gence, je ne le trouve pas non plus en moi-même. C’est moi 
sans doute qui jouis dans les rares instants où cette joie m'est 
donnée, c'est en moi que je jouis, c’est dans ce que je trouve en 
moi de plus intime et de plus retiré que je savoure avidement 
ces quelques gouttes de ce nectar divin; mais ce n’est pas moi 
qui produis le bonheur. Ce n'est pas mon activité qui par son 
libre et unique jeu produit cette harmonie délicieuse de tout 
moi-même. Si mon âme produisait le bonheur, si mon unique 
et libre activité produisait seule en moi cette béatitude que je 
convoite avec tant de soupirs, jamais je ne serais frustré, car 
pamaïis ma connaissance ne serait fautive. J'aurais trop de raisons 
pour ne pas découvrir en moi les moyens de jouir dont je suis 
seul la source et la mesure. Si donc malgré mes convictions les 
plus profondes, si malgré mon enthousiasme le plus embrasé, le 
bonheur que j'avais entrevu m'échappe, si le but que; ‘ai atteint 
n'a pas la nature PEENUS par mon jugement, voulu par mon acti- 
vité; c’est que sa loi m'est étrangère. Je ne suis pas la source et 
la mesure de ma félicité. . 

Constatation inéluctable qui m'impose la reconnaissance de 
l'objectivité de ma connaissance et de ma jouissance. 

C'est moi qui connais et jouis, c'est en moi qu'est produit 
l'acte de connaître et celui de jouir, mais c’est hors de moi que 
se trouve l’objet dont ma connaissance rit l'expression et celui 
dont mon amour vit le jouissement. Ma connaissance, en effet, 
est un acte vital par lequel je traduis en moi-même, d'après les 
lois mêmes de mon intelligence, les traits saisissables de l’objet 
sur lequel mon attention se porte. Ma jouissance est à son tour 
l'acte vital par lequel je sens en mon âme l’harmonie pacifiante 


26 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


de ma volonté satisfaite par l'épanouissement et comme l'épen- 
chement en elle du vrai que l'intelligence lui offre. 

Car je suis avant tout et par-dessus tout un être qui vit. Tout 
en moi est conscient dans la mesure même où la vie y circule, non 
pas quetouten moi est conscience, mais plus la vie rayonne, plus 
la conscience en perçoit les effluves. Mon être tout entier est vie, 
rien en lui qui puisse ne pas être vivant. Ce qui perd la vie 
disparaît à mesure, que sont en moi les maladies sinon le désac- 
cord, la désharmonie produite en mon corps par la présence et la 
disparition de particules mortes etpourtant nécessaires. Pourquoi 
ma mémoire faillit-elle, pourquoi les impressions passées dispa- 
raissent-elles à l'horizon de mon être sinon parce qu’elles sont 
comme hors de la vie. Elles ne sont point pénétrées par ce je ne 
sais quoi d’activant, de rayonnant qui est moi-même et que je 
ne sais exprimer que par ce terme dont tout le monde sent la 
réalité mais dont nul ne saurait donner la claire explication : la 
vie. 

La vie, c’est l'épanouissement de l’être hors de lui-même, le 
jaillissement de la force et son expansion au-dedans et au-dehors 
de sa source. Être vivant, avoir conscience de sa vie, c’est sentir 
en soi-même sourdre son énergie, c'est savourer en soi cette 
énergie plénière, c'est l’épandre sur soi et sur tout ce qui est 
hors de soi. Être vivant, c'est être en acte; c’est, dans le moment 
présent, proclamer sa position hors du rien et développer cette 
attitude par la concentration en soi-même et la projection hors 
de soi-même de toute la force, de tout l'être que nous sentons 
en nous. 

Connaître, c'est avoir la claire conscience, la perception 
lumineuse, la vision distincte de l'actuelle force qui nous 
constitue et des diverses transformations que par son expansion 
hors d’elle cette force reçoit. Aimer, c’est sentir en soi comme le 
déploiement de l'énergie épandue et l'harmonique enrichis- 
sement de ce Jaillissement de force que nous sommes. 

Or, si j'examine un acte quelconque de ma connaissance, je 
trouve en lui trois éléments. Voici, par exemple, ce Christ que 
j'ai devant les yeux. Je le vois et je sais que je le vois. Dans cet 
acte de voir le christ, je saisis hors de moi, à telle distance, cin- 
quante centimètres, une réalité voluminale, occupant sur ma 
table auprès de ma bibliothèque un espace donné. Je vois que le 
christ est non seulement hors de moi, mais encore séparé de moi 
et je le saisis hors de moi à la distance où réellement il se trouve. 


mnt mal _ 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 27 


Si je ferme les yeux, j'ai durant quelques instants une image 
évanescente du christ. Il n'est plus dans la projection lumineuse 
perçue puisque mon œil n’a plus de communication. L'image 
qui va s'évanouissant est pourtant très réelle. Elle est quelque 
chose qui n’est pas le christ et qui cependant représente le 
christ. (Cette. représentation je la sens à mon «il, je la sens 
comme immédiatement sous ma PMP: je la sens en moi- 
même et comme hors de moi. 

D'autre part je sens encore en moi une connaissance du 
christ toute différente de celle par l'image. A certains moments 
j'exprime la pensée que mon christ est sur ma table. Aucune 
image ne se produit en moi, et je ne cherche pas non plus à en 
produire. Je saisis en moi-même, en ma conscience, comme un 
éclair, une lueur que nulle parole et nulle image ne sauraient tra- 
duire. Je comprends que ce terme même de lueur et d’éclair est 
purement analogique, qu'il me sert à exprimer par un signe 
purement symbolique ce qui se passe en moi. Je sens que ce 
terme est à ce dont j'ai conscience, ce qu’est mon christ de 
métal au Christ véritable qui mourut sur la Croix. 

Ce terme non-image, ce terme au-delà de toute image que je 
découvre en moi, je le sens et je le saisis par la connaissance tout 
distinct de l’image même visuelle du christ, et clairement aussi, 
je connais que ce christ dont j'ai l’idée et l’image n’est pas moi, 
ni quelque partie de moi, mais une chose qui réellement est hors 
de moi. 

Trois éléments donc dans ma connaissance, trois stades d’une 
même réalité ; un stade inanimé, hors de moi, l’objet même 
connu; deux stades vivants en moi-même, la représentation 
vitale imagée et la représentation vitale idée. 

Hors de moi le Christ est un corps étendu, volumineux ; il a 
longueur, largeur et profondeur. En lui je trouve, superposé sur 
deux bâtons d’acajou, un module en cuivre, image d’un homme 
crucifié. Tout cela occupe un espace, se détache des autres corps 
et prend place au milieu d'eux. Mon christ a un poids, il est 
coloré. 

L'image vitale du christ qui est sur ma rétine, est bien 
différente. Il n’y a pas en elle de profondeur, elle est une pure 
surface, de pures lignes la forment, ou plutôt elle est toute 
entière produite par une interception de rayons lumineux, 
opérée par ma rétine. Elle est dans ma rétine un réfléchissement 
lumineux des choses. Dans la sphère du réel qui m'entoure, 


28 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


mon œil agit comme s’il découpait l'horizon et ne recevait en lui, 
qu'une fraction de projections lumineuses qui rayonnent dans 
l'espace. Et dans ce réel qu'il découpe, dans ce faisceau de 
projections qu’il désunit, il concentre son activité sur un tout 
particulier. Ce tout, dans le cas, est le christ. : 

Toutefois, entre la projection lumineuse de cet objet reçue par 
ma rétine et la réalité mème extra-subjective de l’objet projeté, il 
y a cette différence que la réalité demeure tandis que ma percep- 
tion cesse quand je le veux. Je n’ai qu’à détourner mon regard, 
le diriger vers la fenêtre par exemple et la vision du christ a 
disparu. Quant à l’objct, de lui-même il ne saurait disparaître. 
Le transfert seul ou la destruction feront que je ne pourrai plus 
le percevoir là où tout-à-l’heure je le voyais. Si je le porte dans 
une autre chambre, je ne pourrai plus le voir sur mon bureau 
de travail. Ce christ, s’il est déplacé, s’il n’occupe plus dans le 
concert des êtres le lieu qu’il occupait d’abord, il a des relations 
toutes nouvelles avec les objets au milieu desquels 1l se trouvait 
auparavant, et ceux auprès desquels je viens de le placer, il n’en 
existe pas moins. Pour qu'il ne soit plus, pour que la lumière 
ne puisse jamais plus projeter son image, il faut qu'il soit détruit. 

Tandis que d’elle-mème l’image visuelle disparaît comme 


disparaissent sur le miroir les physionomies qui s'y contem: 


plent, le christ demeure. Tandis que l’image disparaît d’elle- 
même, par suite des lois mêmes qui la régissent, le christ ne 
peut de lui-même que demeurer ce qu'il est. Pour le détruire, je 
dois le briser, je dois détacher en fragments plus ou moins 
nombreux les particules qui le forment. [l existe donc entre 
mon christ et l'image visuelle qu'il projette sur ma rétine, une 
différence du tout au tout. Rien du christ n’est en moi, rien de 
ce quiest en môi n'est dans le christ, comme rien du person- 
nage photographié n’est dans la photographie qui conserve ses 
traits, et rien des traits de la photographie n'est dans l'homme 
qu'ils expriment. 

Dans ma rétine, comme dans la photographie, comme dans 
le miroir, il n'v a que fixation réceptive de projections lumi- 
neuses plus ou moins permanentes. Dans Îa réalité, il v 4 tout 


autre chose. Ce christ que je contemple n'a ni lignes ni surface. 


Il est un composé de molécules de bois et de molécules de cuivre, 
disposées entre elles de telle sorte que j'ai, en petit, un homme 
attaché sur une croix. Mais c’est tout. La ligne, la surface ne 
sont que des rapports établis par moi entre le corps considéré et 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 29 


les corps qui l’environnent. Ce rapport est réel en ce sens qu’il 
est basé sur la réalité, sur la réelle aptitude des choses à être ainsi 
exprimées. Toutefois, rien dans le christ, rien dans les êtres 
matériels n’est ligne ou surface, tout est volume, tout est limite 
de lieu occupé par les molécules. Ce que j'appelle ligne et surface 
n'est autre que l’aptitude des points terminus des molécules du 
Christ et des points terminus des molicules de l’air ou des corps 
environnants, à voir leur réalité ainsi exprimée. Les mathéma- 
tiques, la géométrie qui expriment ces réels rapports des êtres ne 
tracent ces lignes et ces plans qu’en usant de volume, et c’est par 
pure hypothèse que les quelques lignes que je trace sur le papier 
en écrivant, ne sont pas dites voluminales, car réellement elles 
sont un volume très restreint appliqué sur un autre volume 
auquel elles vont adhérer. 

L'’encre est un liquide et comme tel une matière volurainale 
un des trois états de la nature ph\sique. Par le moyen de ma 
plume je prends de ce corps la faible quantité nécessaire pour 
tracer sur le papier les caractères écrits, mais c’est un volume 
que j’étends, que je disperse dans le maximum de son extension 
et de sa dispersion. 

L'image du christ projetée sur 7 plaque be celle 
projetée sur le miroir ou sur ma rétine sant réellement, exacte- 
ment représentatives du christ dans la mesure même où le 
christ peut être représenté par elles. Elles sont le signe formel, 
le signe exprimant, indiquant par voie de similitude autant que 
la similitude est chose possible. Les lois du réel objectif sont au 
delà du réel expressif ou représentatif. Autre est la loi du torrent 
qui court dans la vallée, autre la loi de la photographie qui m'en 
donne des lignes pleines de pittoresque et d’imprévu.'F'andis que 
le torrent n’est autre chose que l’apparente identité du lieu 
continuellement occupé par une eau qui constamment se renou- 
velle et se différencie, la photographie du lieu est la réalisation de 
l'aptitude qu'a cette identité apparente d’être constamment 
reconnue dans les lignes diverses obtenues et conservées par la 
fixation de sa projection lumineuse à tel moment donné. 

La photographie est exacte dans la mesure même où cette 
apparente identité a été bien fixée. Toujours je pourrai dire, 
voilà la photographie de tel torrent, de tel fleuve, non pas du 
fleuve tout entier, mais de tel point du fleuve, rien de sa masse 
d’eau, rien du sable ou des bois qui recouvrent ses rives, rien des 
poissons qu’il nourrit ou des bateaux qui le parcourent. Un 


30 SYNTHESE PHILOSOPHIQUE 


réfléchissement lumineux, reçu tel jour, à tel moment, sur 
telle plaque de verre enduite de gélatino-bromure et fixé sur un 
papier sensible. | 

L'exactitude de la photographie est en mesure de sa fixité. 
‘J'ant que l’ensemble des lignes, la coordination des ombres qui 
sur le papier projettent l’image du fleuve demeurera ce qu'elle 
est, la photographie sera vraie. Le fleuve aura beau grossir ou 
disparaître, il aura été, et la photographie conservera toujours 
son aspect général à tel endroit donné de sa réalité. Cet aspect 
pour être exact devra conserver sa fixité. Et cette exactitude n'est 
réelle, elle n’est vraie qu’en ce sens qu’elle ne saurait être changée 
en sa négation. C’est ce que la photographie a d'immuable et de 
fixe qui fait sa vérité permanente et permettra toujours de recon- 
naître en elle le fleuve désormais disparu ou transformé. 

Entre l’image photographique et l'objet par elle représenté, 
il n’v a que parallélisme de similitude apparente, il n’v a que 
rapport de la lumière projetée au corps qui règle et qui organise 
la projection. En d’autres termes, l’image n'est que la détermi- 
nation lumineuse opérée par un corps et reçue par un orga- 
nisme apte. La lumière qui de toutes parts se diffuse, rencontre 
dans son expansion les corps qui nous entourent, et selon le plus 
ou moins de transparence de ces corps, selon leur plus ou 
moins grande puissance de vibration, elle voit ses ravons se dif- 
férencier, se déterminer. Cette détermination de la projection 
lumineuse est marquée sur la plaque sensible par des nuances 
ombrées plus ou moins vives, et la synthèse harmonique de ces 
nuances constitue l’image représentative du corps dont la 
lumière a projeté ce que nous appelons les dimensions, ou ce 
qui est réellement les proportions extensives. Car il faut bien 
remarquer que par elle-même l'impression photographique ne 
donne pas la dimension réelle de l’objet, mais les seuls rapports 
réels de ses parties, encore faut-il un point de comparaison pour 
pouvoir bien juger de la réelle étendue de l’objet représenté. Du 
moins la pratique ordinaire de la photographie est ainsi. En 
elle-même et de par ses lois propres, elle ne traduit les choses que 
d’après les proportions parfaitement définies, mais l’art photo- 
graphique ne les a pas recherchées et les hommes se préoccupent 
fort peu de les connaître. 

Entre l’image photographique et l’image visuelle, il existe une 
différence infranchissable, l’une est sentie, l’autre ne l'est pas ; 
l'une est vécue l’autre demeure mécanique. La plaque sensible 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 3r 


est sensibilisée, c’est-à-dire : les composants impressionnables 
se modifient au contact de la lumière, il y a comme une dété- 
rioration de la plaque sensible, détérioration qui marque un 
progrès, un enrichissement, mais détérioration tout de même. 
Dans le miroir il n’en est pas ainsi. Il n’y a que réflexion. Dans. 
l'œil, il en est de même, il n’y a que réflexion, mais Cor 
sentie, réflexion vécue. 

Frappé par le faisceau lumineux, l’organe reçoit comme un. 
choc , un ébranlement, et ce choc il se l’incorpore. Quand nous. 
voyons, nous plaçons notre activité dans l’image qui se 
forme sur la rétine, et c’est à cette seule condition que nous 
pouvons voir. Il est évident que l’acte par lequel je me saisis de 
ce faisceau lumineux qui me frappe, est un acte qui totalement 
est en moi et qui totalement vient de moi. L'image projetée est 
à mon œil ce que la nourriture est à mon organisme et à 
mon être tout entier, un aliment et une force. L’aliment ne peut 
réaliser en moi ce pourquoi je le prends, que si je me l’incorpore. 
De même l’image visuelle ne peut réaliser ce pourquoi elle est, 
que si je la sens, si je la pis. 

Mais vivre sa perception visuelle, ce n’est pas créer l'objet de 
la perception, c’est simplement revêtir cet objet de ma force 
vitale et me l’incorporer. L’impression une fois vécue est sans 
doute transportée dans des régions nouvelles, elle est comme 
enlevée dans une sphère supérieure, mais cela nela change pas en 
elle-même, elle demeure l'impression qu’elle était, elle ne 
contient que ce qu’elle contenait, elle n’est que le faisceau lumi- 
neux qu'elle était. Tel l’aviateur voguant à travers l’atmosphère 
ne change pas de nature, mais est mu cependant d’après des lois. 
nouvelles, L'image du christ que j'ai sur ma table est si peu 
transformée que si l’on photographie ma rétine et qu'en même 
temps on photographie le christ, les deux images du christ, celle 
prise directement et celle prise en mon œil seront exactement 
semblables. Ce qui est en moi seul, c’est la vie. Ce qui fait que 
l’image du christ en moi est sentie, c’est la vie. Je revêts de ma 
force et de mon énergie d'expansion cette image qui se forme 
sur mon œil et aussitôt je la connaîs. Ainsi qu'un battelier se 
tient auprès du gué prêt à transporter sur l’autre rive les voya- 
geurs qui se présentent, mon âme est dans le sens prête à revêtir 
d'elle-même toute impression nouvelle. 

La vie ne déforme pas l’image, elle la surélève, elle l'introduit 
dans une sphère toute autre. Semblable au matelot que le navire 


32 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


emporte, l'image est accueillie par l'énergie vitale et conduite au 
port. Sans rien perdre d'elle-même, sans recevoir dans son être 
propre aucune modification, l’image est saisie par la vie et 
présentée à l'intelligence ; c’est en vertu de la vie qu’elle-même 
fournit, que l'âme saisit l’image sensible. La vie remplit à 
l'égard de l’image l'office de la lumière à l'égard des corps. Elle 
est comme une source de rayonnement que le contact des sens 
à tout instant modifie dans son expansion et ce sont ces modi- 
fications que l'âme attentive perçoit. 

En continuelle activité, l’âme consciente des directions nou- 
velles de l'énergie qu’elle déploie, constate en elle-même ces 
directions ou modifications. Mais cette constatation n’est plus 
comme tout à l’heure étendue, elle n'est plus à l'extérieur et 
comme à la surface. Je la sens en moi-même. J’en perçois le 
retentissement dans l'intime du corps, c’est au cerveau surtout 
que je sens le travail de connaissance, mais je ne suis pas en 
mesure de dire au juste en quel point, c'est partout et nulle 
part. Je dis: je vois un christ, et à ce jugement, que ma parole 
exprime, mais dont elle n'est qu’un symbole, je sens en moi je 
ne sais quelle énergie lumineuse. 

Dans ce même acte que j'appelle idée et que mon corps traduit 
par ces mots : Je vois un christ, mon intelligence découvre tout 
un monde de choses. Tandis que dans la réalité je ne vois qu’une 
statuette de cuivre fixée sur deux bâtonnets d'acajou en forme 
de croix, je découvre dans mon jugement un nombre incommen- 
surable d'idées. 

Tout d’abord je pense au Christ, au Dieu-Homme qui voilà 
1900 ans vécu en Judée, annonça | Évangile, se choisit douze 
Apôtres, fut trahi par l'un d'eux et mourut à Jérusalem sur le 
Calvaire dans les conditions les plus infamantes et les plus 
puisamment étranges. À sa mort, en effet, le soleil s’obscurcit, 
le voile du temple se déchire, le centurion se convertit et 
proclame sa divinité, la terre tremble, les sépulchres s’entr'ou- 
vrent...... Quelques jours plus tard le Ehrist ressuscite par sa 
propre puissance. Ïl apparait à ses Apôtres, monte au ciel, 
envoie le Saint- Esprit, et son œuvre, qui un instant paraissait 
anéantie, prend tout à coup un essor merveilleux. Trois siècles 
d’exterminations ne peuvent l'arrêter. L'Église se survit à toutes 
les trahisons, à toutes les tyrannies, à toutes les tempêtes. 

Mais je ne vois pas seulement comme dans un éclair toute 
cette histoire du Christ et de son œuvre, je pense encore au 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 33 


Christ de métal qui est là devant moi et je songe à la fois à ce 
cuivre dont 1l est formé, au bois qui lui sert de soutien et c’est 
tout un monde d'idées qui s'offre à mon esprit. Ce cuivre me 
fait penser à l'ouvrier qui l’a extrait du flanc de la terre, aux 
usines où il a été travaillé, à l'artiste qui a créé le moule ou on 
l'a coulé pour en obtenir une statue représentant le Sauveur. Le 
bois d’acajou me rappelle à son tour l'Amérique d’où il est 
venu, les circonstances où je l'ai reçu... "Foutes ces choses je 
les vois d’un seul coup comme dans un seul éclair. I] me suffit 
de regarder mon christ, de prendre conscience de ma perception, 
et aussitôt tous ces mondes d'idées se présentent à mon intelli- 
gence avec une rapidité, uneampleur et une netteté inexprimables. 

Ce sont là des conditions d’être toutes nouvelles. Mon idée, 
je le sais, échappe à toute expression extérieure. Tandis que je 
puis laisser photographier l’image qui vient se peindre sur ma 
rétine, je ne puis que parler mon idée, encore mon langage n’a- 
t-il aucun rapport de similitude avec ce qu'il exprime. Je 
produis des sons que j'articule d’après des lois conformes à ma 
nature sans doute, mais librement, arbitrairement utilisées par 
moi. Ce que j'appelle croire, je pourrais l'appeler d’un autre nom, 
les français auraient pu l'appeler autrement. Les Anglais, les 
Allemands, les Russes ne l’expriment pas par le même son que 
moi. Tous comprennent pourtant la même chose, tous entendent 
traduire la même pensée. Toutefois je me conforme à l'usage 
Français puisque je vis en France ; j'emploie les sons articulés 
que mes compatriotes emploient. Je pourrais forger un nouveau 
mot, articuler un nouveau son, mais je me mettrais en marge de 
la société, on ne me comprendrait pas, on ne voudrait pas 
m'entendre et l’on aurait raison. I] nous est déjà assez difficilede 
nous exprimer même en usant des mots connus de tous, 1l nous 
est assez difficile de nous comprendre sans que je vienne ag- 
graver cette difficulté de la vie sociale par un caprice inutile 
autant que ridicule. | 

Mais ce son que j'articule et que je confie au papier moyennant 
une série de figures appelées lettres, n’a rien de l’idée, n est rien 
de l’idée, n’est à l’idée que ce qu'est le disque à l'état de la vie, 
une indication purement connexe, n'avant ni similitude, ni 
dissimilitude avec ce qu’elle exprime. 

Dans mon idée rien de l’image, ni lignes, ni points, ni ombres. 
Une clarté supérieure, un je ne sais quoi que j'appelle clarté et 
qui se produit en moi comme un rayonnement supérieur à mon 


E. EF. — XXV. — 3 


34 SYNTHESE PHILOSOPHIQUE 


corps et dans lequel je vois nettement ce que j'exprime, telle est 
l’idée. Et cette idée plus je la considère, plus je la trouve féconde, 
plus en elle je découvre de rapports, d’aperçus nouveaux. Tan- 
dis que dans l’image je ne découvre que les traits actuels, traits 
que par comparaison je rappote à l'original, tandis que cet origi- 
nal n’est que lui-même, rien que lui-même, ne peut pas sans 
être détruit être autre chose que lui-même, mon idée par elle- 
même est ur monde. 

Et cette idée qui, je le constate avec une clarté supérieure à 
tout raisonnement et toute explication, n'a rien de l’image, 
exprime cependant tout ce qui est dans l’image, tout ce qui a 
quelque rapport avec l’image. Sa fécondité est infinie, car par 
elle seule je suis amené à concevoir l'univers tout entier, et le 
Créateur même avec toute son infinie richesse d’être. Alors que 
l’image me limite et restreint le champ de mon énergie vitale, 
l’idée le développe et l’exalte à l'infini. La loi de l’image est 
donc radicalement contraire à la loi de l’idée. 

Les trois stades de la connaissance sont donc caractérisés avec 
une netteté parfaite. 

Premier stade, l’objet dans sa réalité volumineuse. 

Deuxième stade, la représentation imagée de l’objet vitalement 
senti par l'organe. 

Troisième stade, la connaissance intellectuelle de la représen- 
tation et, par le fait, de l’objet. 


(À suivre.) Fr. JULES d'Albi. 
O. M. C. 


MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 


AU XVIIe SIÈCLE (Suite) 


IV 


LE PÈRE LUC WADDING FAIT UNE ÉDITION CRITIQUE 
DE TOUTES LES ŒUVRES PHILOSOPHICO-THÉOLOGIQUES 
DE DUNS SCOT. 


L'art de l’imprimerie devait donner un merveilleux essor aux 
productions de l'esprit ; il assurait à la fois la multiplication 
rapide et économique des travaux littéraires, en rendait l’acqui- 
sition moins coûteuse et en favorisait d’une façon singulière la 
prompte diffusion. Le grand docteur franciscain Duns Scot ne 
tarda pas à bénéficier de la merveilleuse découverte. 

Parmi les nombreux ouvrages que le Docteur subtil avait 
légués à ses disciples, le Commentaire d'Oxford sur le Livre des 
Sentences de Pierre Lombard occupe un rang à part. Il est en 
même temps le plus considérable, le plus célèbre et le plus 
estimé de ses écrits. « Les qualités éminentes de notre grand 
Docteur, dit Wadding, s’y manifestent plus que dans tous ses 
autres ouvrages. Il s'exprime avec beaucoup de finesse et de 
pénétration, il disserte avec ahondance, il garde beaucoup de 
mesure dans ses affirmations, il établit les principes avec fermeté 
et ilse montre toujours constant dans l’enchaïnement de la 
doctrine. Ce commentaire est le plus noble fruit de son puissant 
génie et comme le vaste réservoir de ses féconds enseignements. 
La doctrine qu'il a disséminée çà et là dans ses autres écrits s’y 
trouve ramassée dans une synthèse admirable ». Ce commentaire 


36 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


est parmi les œuvres de Duns Scot ce qu’est la Somme Théolo- 
gique parmi les écrits de saint Thomas. 

Le Docteur subtil avait élevé ce riche monument à Oxford de 
l’année 1300 à l’année 1304, c’est-à-dire dans l'espace de quatre 
ans. Appelé en 1304 à occuper la première chaire de l’Université 
de Paris, envoyé à Cologne en 1308, il fut enlevé par une mort 
prématurée à l’âge de 34ans, et laissa son grand ouvrage inachevé 
dans quelques-unes de ses parties. Mais ses disciples immédiats 
eurent soin de combler ces lacunes par le texte des Reportata que 
Duns Scot avait composés durant son séjour à Paris. Dès lors 
on ne cessa d'en multiplier les copies, et dans la suite les Lecteurs 
de philosophie et de théologie s’attachèrent de préférence à ce 
merveilleux Commentaire et c’est surtoutà lui qu’ils demandèrent 
la pensée philosophico-théologique du Maitre. 

Le Commentaire d'Oxford fut naturellement le premier 
ouvrage de Scot qui bénéficia de la merveilleuse invention du 
XVe siècle. La première édition fut faite dès l’année 1474, 
à Padoue, chez Albert Stendal par un anglais, l’augustin 
Thomas Penchet, comme l’attestent les quelques vers placés à 
la fin des Quodlibeta édités en même temps que le célèbre 
Commentaire : 


HϾc Albertus ego Stendal quodlibeta Magister 
Altiloqui Scoti formis uberrima pressi 

Religione sacra, et diva celcberrimus arte 
Clarus, et ingenio Augustini ex ordine Thomas 
Impressum purgavit opus studia integer omni 
Anglia cui patria est generis cognomine Penchet. 


Un autre religieux de saint Augustin, le P. Paulin Berti de 
Lucques, en fit faire une nouvelle édition à Venise en plus petit 
format pour plus de commodité, [1 est une chose bien digne de 
remarque et sur laquelle on ne saurait trop attirer l’attention de 
l'historien ; c’est que la première édition fut faite non par un 
franciscain, mais par un religieux de saint Augustin. Le Docteur 
subtil avait donc d’autres admirateurs que ses propres frères en 
religion. Du reste ceux qui s’imaginent que la doctrine de Duns 
Scot était reléguée dans les cloîtres franciscains montrent qu'ils 
sont peu au courant du mouvement scolastique de cette époque. 

À partir de l'édition de Padoue en 1474, le Commentaire 
d'Oxford ne cessa d’être réimprimé à des époques très rappro- 
chées, etil acquit durant le XVI: siècle une très grande publicité. 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 37 


Malheureusement les éditions devinrent de plus en plus défec- 
tueuses et incorrectes jusqu’à ce que le P. Hugues Cavelle en 
eut donné une à Anvers, en 1620, soigneusement revue et 
corrigée. 

Outre le grand Commentaire d'Oxford, on avait encore édité 
de Lonne heure d’autres écrits du Docteur subtil. Les traités de 
logique et de dialectique avaient ét: imprimés en 1504, par les 
soins du célèbre Maurice du Port, et six autres éditions avaient 
suivi à diverses dates du XVI: siècle. Ses travaux sur la méta- 
physique avaient eu eux aussi plusieurs éditions. Il en était de 
même de quelques traités particuliers tels que le De Primo 
Principio, les Quodlibetiques, le Livre des Théorèmes, etc. 

Cependant l’activité littéraire du jeune Duns Scot avait été 
vraiment prodigieuse, et quand W'adding vint à Rome en 1618, 
plusieurs des hautes spéculations du Docteur subtil n'avaient pas 
encore été imprimées. De ce nombre étaient le De Rerum Prin- 
cipio, le De cognitione Dei, etc. Le traité sur l’âme avait été, 
il est vrai, édité dès le XVe siècle, mais il était devenu si rare, 
qu'il était très difficile dese le procurer, etla plupart des scotistes 
en étaient privés. Les Reportata, ou Commentaire du Livre des 
Sentences écrit à Paris, avaient été édités dès l'année 1478, par 
le P. Barthélemv Bellatro de Feltre ; mais en 1518, une nou- 
velle édition avait été faite par les soins du fameux Docteur de 
Paris Jean Major. Malheureusement le texte dont il s'était servi 
n'était pas le vrai, et durant tout le XVI: siècle on fut privé du 
texte authentique de cet important ouvrage. 

Avant les grands travaux du P. Wadding, on n'avait donc que 
des éditions incomplètes, et les maîtres étaient dans l’impossi- 
bilité de connaitre parfaitement et adéquatement toute la pensée 
philosophico-théologique du grand Docteur. Sans doute ils 
avaient à leur disposition l’œuvre principale, mais le besoin 
d'une édition complète, intégrale, se faisait grandement sentir, 
et tous l’appelaient de leurs vœux. 

Dans son enseignement, Duns Scot avait adopté une méthode 
spéciale. « Il ne se borne pas, dit le P. Prosper, comme ses 
contemporains, à énumérer brièvement les opinions qui ont été 
émises par ses devanciers. Ces opinions, il les passe successivement 
en revue et les expose longuement. Non content de les exposer 
lui-même, il reproduit les preuves de ceux qui les ont embrassées 
ou défendues. Il résulte de là que Scot se trouve en présence, 
non plus seulement de quelques objections choisies par lui- 


38 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


mème, ct puisées, selon le goût de l'époque, dans les livres de 
la Sainte Ecriture, des saints Pères, d’Aristote et des autres 
philosophes païens ; mais bien en présence d’objections aussi 
nombreuses que variées et difficiles. Ces objections lui sont 
fournies par les opinions que les principaux Docteurs avaient 
enseignées dans les universités d'Oxford et de Paris, et par les 
preuves qu'ils en avaient données » (1). 

C'est donc une revue critique de toutes les grandes spéculations 
du XIII° siècle que fait le Docteur subtil. Les opinions 
d'Alexandre de Halès, de saint Bonaventure, de Richard de 
Mediavilla comme celles d'Albert le Grand, de saint Thomas, 
de Gilles de Rome et d'Henri de Gand sont tour à tour exami- 
nées, leurs arguments pesés avec une inflexible rigueur. 

« [l faut avouer, dit le P. Prosper, que cet enseignement était 
autrement vivant et autrement actuel, que celui des autres 
Docteurs ». Une telle méthode appliquée avec une puissance de 
dialectique incomparable acquit bien vite au jeune Duns Scot 
une immense réputation. Les écoliers « se pressèrent en grand 
nombre autour de cette chaire où ils apprenaient à ne plus se 
former une opinion sur un sujet quelconque, sans avoir préala- 
blementexaminé et discuté le sentiment des plusgrands Docteurs 
de leur temps » (2). 

Par modestie et par charité, comme aussi pour se conformer 
à l’usage de l’époque, Duns Scot taisait ordinairement le nom 
de ses contemporains dont il discutait ou réfutait les opinions. 
Les disciples qui l’écoutaient à l'Université étaient au courant 
des doctrines des Maîtres, et ils ne s’'v méprenaient pas sur les 
auteurs dont le jeune Scot visait les théories. Mais après la mort 
du Docteur subtil, quand on fut plus éloigné de l’époque où il 
enseignait, ses écrits devinrent naturellement plus difficiles à 
entendre. Dès lors il devint de toute nécessité de joindre à ses 
œuvres comme une sorte de fil conducteur qui permit de se 
reconnaitre au milieu de ce vaste labyrinthe. C’est ce que 
comprit un de ses illustres disciples, le célèbre Maurice du Port. 

Né dans la seconde partie du XV: siècle, ce remarquable 
scolastique était d’origine irlandaise. Il fut élevé dans un couvent 
d'Italie parles Pères Conventuels, et fit de très rapides progrès dans 
la philosophie et la théologie scolastiques. Il occupait depuis de 
longues années la chaire publique de théologie à l’Université de 

(1) La Scolastique et les traditions franciscaines par le P. Prosper. page 321. 

(2) Ibid. 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 39 


Padoue, lorsque Jules 11 le nomma à l’Archevèché de Toam en 
Irlande, le 26 juin 1 506, comme il conste des livres consistoriaux. 
[l assista au concile de Latran qui se tint sous Jules IT en 1512, et 
souscrivit aux deux premières sessions. L'année suivante il 
revint dans sa patrie, où il fut reçu au milieu d’un grand 
concours de peuple, qui était accouru pour avoir part aux indul- 
gences que le Souverain Pontife accordait à ceux qui assiste- 
raient à sa première messe. [1 mourut à Galway le 8 des kalendes 
de juin de l’année 1513. Il n'avait pas encore accompli sa 
cinquantième année. Îl mérita d’être appelé par ses contem- 
porains flos mundi, la fleur du monde, à cause de l'innocence de 
sa vie et de l’excellence de sa doctrine. Il était très versé dans la 
doctrine du Docteur subtil, et il avait consacré sa vie à l’étude 
de ses écrits. D’après le Père Possevin, il avait annoté ou com- 
menté toutes les œuvres de Duns Scot. Malheureusement, à 
cause de sa mort prématurée, beaucoup de ses écrits ne virent 
pas le jour. Dès lors son œuvre n’obtint pas les résultats qu’il 
s'était promis. Durant le XVI: siècle les éditions des œuvres 
de Scot se succédèrent assez rapidement, ilest vrai, mais, les 
annotations étant insuffisantes et incomplètes, les lecteurs avaient 
de la peine à entendre parfaitement tous les enseignements du 
Maître. 

Cependant au commencement du XVII: siècle il se trouva un 
homme profondément versé dans les écrits du vénérable Docteur, 
et d’un courage inlassable dans l’étude des hautes spéculations 
scolastiques. C'était l’illustre Père Hugues Cavelle. D'origine 
irlandaise, il reçut l’habit franciscain en Espagne, au grand 
couvent de Salamanque. Après y avoir fait de brillantes études, 
il fut envoyé à Louvain, au Collège franciscain de Saint-Antoine 
de Padoue, fondé par le Père Conrius, un de ses compatriotes, 
et durant de longues années il v enseigna avec succès la T'héo- 
logie. 11 devint ensuite Définiteur de son Ordre, et fut appelé à 
Rome par le Père Bénigne de Gènes, son Général. Il occupa la 
chaire de théologie au couvent de Sainte-Marie d'Ara-Cœæli, aux 
applaudissements de tous, et il la rendit célèbre par l'éclat de 
son enseignement. Urbain VIII le nomma ensuite archevêque 
d'Armagh et Primat d'Irlande. Mais il mourut le 22 septembre 
de l’année 1626, avant d’avoir pris possession de son siège. Il 
avait 55 ans. 

Il était doué d’un esprit pénétrant, d’une piété angélique et 
d'une science remarquable. Il connaissait à fond la doctrine de 


40 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


Duns Scot, et ilse montra disciple ‘enthousiaste du grand 
Docteur. En 1620, il fit paraître à Anvers une édition des Com- 
mentaires d'Oxford qui eut un très grand succès. L’illustre Père 
Lessius, dans l'approbation de cette édition, écrivait ces remar- 
quables paroles : « J’ai parcouru avec soin cet ouvrage revu et 
édité par le très savant Père Hugues Cavellus, lecteur en théo- 
logie. Les écrits du très illustre et très célèbre Docteur franciscain 
étaient auparavant difficiles à entendre dans les éditions confuses 
et défectueuses, et à cause de cela, ils étaient délaissés d’un grand 
nombre. Mais par les soins du P. Cavellus, il sont devenus 
faciles et clairs aux esprits déliés, et cela à tel point qu’ils pourront 
être lus dans la suite avec grand profit et grand avantage par les 
philosophes et par les théologiens » (1). Les prévisions du Père 
Lessius se réalisèrent, et quelques années plus tard le Père Luc 
Wadding pouvait relater le fait dans ses Annales à l’année 1304. 
« À son tour, dit-il, Cavellus, archevêque d'Armagh et Primat 
d'Irlande, s’est mis à l’œuvre dans le but de perfectionner les 
écrits de Scot. L'étude des manuscrits lui a permis de restituer 
le texte primitif et de discerner ce qui avait été falsifié ou ajouté. 
Par des notes marginales et par la citation fréquente du senti- 
ment des Docteurs, il a déjà perfectionné les écrits de son maître. 
Mais ce qui a donné une valeur inappréciable à l'édition de 
Cavellus, ce sont ses savantes scolies, dont tout le monde avait 
compris la nécessité et dont tout le monde admire le mérite. 
Écrites en lettres italiques et intercalées dans letexte de l’ouvrage, 
ces scolies s'offrent au lecteur toutes les fois qu’il se trouve ‘en 
présence d’une opinion douteuse, obscure ou combattue. Il est 
résulté de là que les Commentaires de Scot, dédaignés aupara- 
vant, sont maintenant recherchés et achetés à grand prix. Les 
éditions antérieures à celles de Cavellus ne trouvaient point 
d'acheteurs, les acheteurs cherchent vainement un volume des 
éditions de l'archevêque d’Armagh » (2). 

(1) Lustravi diligenter hoc opus a rev. et doctiss, P. Hugone Cavello sacræ 
Theologiæ lectore recognitum et expolitum, et deprehendi ea ab ipso esse præstita, 
quæillustrissimum et celeberrimum Doctorem antea ob confusas et pravas editiones 
vix intelligibilem. et idcirco a plerisque neglectum, facilem et perspicuum lectoribus 
ingeniosis reddent : ita ut cum magno fructu, et emolumento a Philosophis et 
Theologis in posterum legi possit », — La scolastique et les traditions franciscaines 
— page 253. 

(2) « Hugo Cavellus Hibernicus archiepiscopus Armachanus, et Hiberniæ Primas 
eadem (opera) denuo expolivit ad autographorum veritatem reduxit, spuria a 


genuinis distinxit, adjectis notis marginalibus, citatisque Doctoribus pulchriora 
fecit, et insertis ad omnes dubias. obscuras, aut ab aliis impugnatas sententias 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 42 


On le voit, l’œuvre de Cavellus avait une très grande valeur, 
et ce qu'il fit pour faciliter l'étude de Duns Scot devait être d’un 
grand secours dans la suite. Mais malgré tout son mérite son 
œuvre restait inachevée et incomplète. Il était réservé au Père 
Luc Wadding de couronner l’œuvre magistrale de son compa- 
triote. 

Depuis qu’Alexandre de Halès avait inauguré la grande 
méthode scolastique, en prenant pour texte de ses leçons les 
quatre livres des Sentences de Pierre Lombard (1), tous les 
grands Maîtres l’avaient imité et avaient commenté l’œuvre de 
l'illustre évêque de Paris. A tous il avait servi de cadre pour 
ordonner leurs plus vastes spéculations philosophico-théo- 
logiques. 

Cependant dès le commencement du XVI: siècle, il s’opéra 
une véritable révolution dans la manière d’enseigner la scolas- 
tique. Au lieu de prendre pour base les Sentences du Lombard, 
on commença à commenter directement les œuvres des Maîtres. 
Quelques-uns sans doute continuèrent à expliquer les livres des 
Sentences, mais un grand nombre s’écartèrent de l'ancienne 
méthode. Le Père Thomas de Vio, plus connu depuis sous le 
nom de Cardinal Cajétan, composa le premier commentaire 
classique de la Somme théologique de saint Thomas. Imitant 
le célèbre cardinal, le Père François Vittoria appliqua la nou- 
velle méthode à Salamanque, et il fut suividans cette voie par ses 
disciples et frères en religion. Les Pères de la Compagnie de 
Jésus nouvellement fondée, commentèrent eux aussi générale- 
ment la Somme de saint Thomas à la manière de Cajétan, et 
dès lors une très grande fraction des scolastiques suivit la nou- 
velle méthode. 

Pendant que le dominicain Cajétan commentait la Somme de 
saint Thomas, le franciscain Lychetus faisait un travail analogue 
sur lOpus Oxoniense de Scot (2). Ce célèbre théologien naquit 


doctissimis scholiis pro omnium votis, cum omnium laude, ultra quam dici possit, 
egregie clarificavit, ita ut summo desiderio et pretio conquirantur, quæ prius 
negligebantur. et dum aliæ priores editiones ubique prostabant absque emptore, 
hujus postremæ non sit invenire volumen ». (Annales Minorum, ann. 1304, n° 22, 
tom. 111. p. 51-32). cf. La scolastique et les trad. francis. 

(1) Comme le fait remarquer très justement M. Picavet, Alexandre de Halés a 
porté du coup la méthode scolastique à son apogée, et saint Thomas comme saint 
Bonaventure et Duns Scot, restent, pour la méthode. les disciples d'Alexandre. 

(2) On sait que l'Opus Oxoniense n’est autre que le commentaire des quatre 
livres des Sentences, composé par Duns Scot, alors qu'il occupait la premiére chaire 
de théologie à Oxford. 


42 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


à Brescia. Il se livra de honne heure à l'étude de la scolastique 
ét consacra de longues années à l’enseignement. En 1512, il fut 
nommé Vicaire Provincial de la Province de Candie. Au chapitre 
tenu à Assise en 1514, il fut nommé Définiteur Général, et au 
chapitre de Lyon en 1518, il fut élu Ministre Général de tout 
l'Ordre de saint François, à la grande joie des capitulaires (1). 
Il mourut dans la troisième année de sa charge en 1520. 

Il avait consacré de longues veilles à l’étude des œuvres de 
Duns Scot, et il possédait parfaitement la pensée du grand 
Docteur. Il composa des commentaires qui sont demeurés 
classiques à légal des commentaires de Cajétan (2). Cependant 
moins heureux que ce dernier, il ne lui fut pas donné de termi- 
ner son œuvre, ou du moins la dernière partie ne fut pas 
publiée (3). Ses commentaires avaient, ilest vrai, une très 
grande valeur, mais ils avaient le désavantage d’être incomplets, 
et on devait attendre un siècle avant d'avoir comblé cette 
lacune (4). 

On avait encore commenté d’autres ouvrages du Docteur 
subtil. Le mème Pére Lychet nous avait laissé des commentaires 
sur les Quodlibétiques. Verslafin du XVI: siècle, le P. François 
de Pitigianis avait composé des commentaires sur la physique 
attribuée à Duns Scot. Mais il manquait un travail d'ensemble 
qui embrassât toute l’œuvre du Maître, pour en expliquer toutes 


(1) Le trait suivant rapporté dans l'Orbis seraphicus, nous montre l'esprit de foi 
qu'il apportait dans l'accomplissement de sa charge de Général. « Inter cœtera, 
quæ a Polonia discedens fratribus collacrymantibus affectuose commendavit, hoc 
fuit prœcipuum : injungo omnibus hujus provinciæ fratribus ut quotidie hanc 
orationem mente Deo recitent : tu Domine, qui corda nosti omnium, si prœvides 
quod Generalis noster non sit Ordini utilis, fac secum hanc gratiam, ut removeatur 
a Generalatu, et alius melior subrogetur ». (Orbis seraphicus Tom. 1.) 

(2) Parlant des ordonnances qu'il fit durant son généralat pour restaurer les 
Études au grand couvent de Paris, Wadding dit :« In conventu parisiensi multa 
ordinavit circa studia, et regimen studentium, ac lecturam textus Scoti, cujus 
doctrinæ erat peritissimus et fidelis interpres. Ipsis eisdem temporibus insignis ille 
vir Thomas de Vio Cajetanus inter Prœdicatores, et Lychetus inter Minores, suis 
prœælegerent consodalibus ; atqueille doctrinam Sancti Thomæ, hic Scoti doctissimis 
commentariis illustrarunt ». (4nnal. Minor. tom. XVI an. 1520.) 

(5) « Felicius autem Cajetanus suos absolvit in universam Summeam Santi Thomæ 
cum Hvchetus suos, vel non absolverit, vel non ediderit in quatuor libros Senten- 
tiarum. Étenim in quartum, et in posteriores distinctiores libri sertii non ex- 
stant ». (Ibid.) Lychetus avait en outre commenté les Quodlibeta de Scot. 

(4) Le P. François de Pitigianis avait publié, il est vrai, des commentaires sur le 
troisième livre en 1581, et sur le quatrième en 1618 et 1619 ; maisce n’était pas 
précisément dans le but de compléter l'ævre du P. Lychetus. (ctr. Biblioth. Francis. 
par Jean de Saint-Antoine, tom. I.) 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 43 


les parties. Avant les travaux du P. Luc Wadding, les partisans 
de l'école scotiste n'avaient donc entre les mains que des 
éditions partielles, incomplètes. Ces éditions manquaient d’un 
filconducteur qui permit de s’aventurer dans ce vaste labyrinthe, 
sans crainte de s’égarer, ou du moins ce fil conducteur n'attei- 
gnait pas toutes les parties de l’immense édifice ; enfin on 
n'avait que des commentaires incomplets du grand ouvrage 
philosophico-théologique du grand Docteur. 

Dès lors la nécessité d’un travail plus complet se faisait gran- 
dement sentir. Il était réservé au P. Luc Wadding de répondre 
aux vœux de tous par sa grande édition de 1639. Dès son arrivée 
à Rome en 1618, ilavait formé le projet de combler ces lacunes. 
Il s'en ouvrit à ses supérieurs qui tous l’encouragèrent dans 
cette voie. Mais, comme :1l nous le dit lui-mème, ils se conten- 
tèrent de bonnes paroles. Un seul lui promit de le favoriser de 
tout son pouvoir : c'était le P. Jean-Baptiste de Campanea qui 
n'était encore que secrétaire général. 

Cependant avec un courage inlassable, Wadding commença à 
amasser des matériaux, recueillant avec soin les manuscrits. 
La découverte qu'il fit de certains ouvrages inédits du Docteur 
subtil, ne contribua pas peu à le stimuler dans le projet qu'il 
avait conçu d’une édition complète, intégrale des œuvres de son 
Maître. — La fondation du collège de Saint-Isidore en 1625, 
vint donner de la consistance à l'espoir qu'il avait de voir un 
jour ses projets se réaliser. Il travaillait sans relâche attendant 
toujours l’occasion favorable de réaliser ses généreux desseins. 
Cette occasion se présenta enfin au moment où le P. Wadding 
se trouvait bien préparé à son exécution par son érudition, sa 
science théologique et les éléments de travail de toute sorte qu'il 
tenait à sa disposition. 

Le 4 mai de l'année 1635, le Chapitre Général se réunit à 
Tolède, dans legrand couvent de Saint-Jean des Rois. Ce chapitre 
se montra particulièrement dévoué aux doctrines de Duns Scot. 
Déjà les Chapitres précédents avaient porté des ordonnances 
en faveur du grand Docteur ; mais celles du Chapitre de Tolède 
sont célèbres entre toutes, et elles eurent une influence décisive. 
Nous devons en reproduire ici le texte en son entier : 

1° Que les Lecteurs de philosophie et de théologie soient 
irrémissiblement privés de leur lectorat, si directement ou indi- 


rectement, de vive voix ou par écrit, ils s’écartent de ladoctrine de 
Scot. 


44 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


2° Afin qu'autant que possible on conserve dans notre Ordre 
l'uniformité dans l’enseignement des doctrines philosophiques 
du Docteur subtil, le R. P. Général chargera le plus tôt possible 
au moins quatre des Pères les plus savants de composer un cours 
de philosophie ad mentem Scoti, et dans lasuite tous les Lecteurs 
de philosophie devront le suivre, et si dans leurs leçons écrites 
ils s'écartent de quelque thèse contenue dans ce cours, qu'ils 
soient privés irrémissiblement de l'office de Lecteur. Cependant 
ils pourront, mais de vive voix seulement, attaquer quelqu'une 
des thèses comme n'étant pas conforme à la doctrine de Scot. 
Et afin que ce cours soit heureusement introduit sans difficulté, 
le R. P. Général aura soin qu'on compose un cours à l’usage de 
chacune des principales nations, à savoir : l'Espagne, l'Italie, 
la France, l'Allemagne et la Belgique réunies, et que chaque 
nation use de son cours, jusqu’à ce que de ces quatre cours on 
n’en fasse qu’un seul qui devra être accepté dans tout l'Ordre. 

30 Afin aussi que tous puissent commodément s'exercer dons 
la doctrine et le texte de Scot, le R. P. Général aura soin que 
ses Commentaires sur les sentences soient édités le plus tôt 
possible, tout d'abord en format in octavo : 1ls doivent être 
tirés en nombre suffisant pour toutes les provinces. En outre 
il aura soin qu’une édition in-folio de toutes ses œuvres soit 
faite, et en nombre suffisant pour toutes les principales biblio- 
thèques de chaque province. 

Or le Ministre Général qui venait d'être élu et auquel le 
Chapitre confiait l'exécution de ces ordonnances, n’était autre 
que le P. Jean-Baptiste à Campanea, le même qui avait tant 
encouragé le P. Wadding etqui lui avait promis son concours 
le plus absolu. Placé à la tête de l'Ordre, il n’oublia pas sa 
promesse. 

À peine de retour en Italie, de l'avis des principaux religieux, 
il chargea le P. Luc Wadding de préparer la grande édition des 
œuvres de Scot réclamée par tout le Chapitre. Afin d'assurer 
plus efficacement la prompte exécution de ses projets, il ordonna 
au savant relisieux de suspendre tous ses autres travaux et de 
s'occuper uniquement de l'édition corrigée, complète et soigneu- 
sement annotée des œuvres du Docteur subtil. [llui adjoignit 
les Pères Antoine Hiquæus et Jean Poncius tous deux Lecteurs 
de théologie au collège même de Saint-Isidore. Ils furent chargés 
de compléter les commentaires du Père Lvchetus, et ils s'en 
acquitiérent à la grande satisfaction de tous. En même temps Île 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 45 


Général choisit deux autres Pères du même collège pour surveil- 
ler à Lyon le travail typographique et il se chargea lui-même de 
fournir à toutes les dépenses que nécessiterait cette vaste entre- 
prise. 

Aidé de tous ces secours, le P. Wadding se mit résolument à 
l'œuvre. Il parcourut personnellement la bibliothèque vaticane si 
riche en manuscrits et les autres bibliothèques de Rome. Il fit 
visiter par d’autres les bibliothèques des régions plus éloignées, 
et put ainsi recueillir tous les ouvrages scolastiques de Duns 
Scot. Il se procura en outre les notes et scolies de Maurice qu'il 
put découvrir ainsi que celles de Cavellus. Il se procura pareil- 
lement les commentaires du P. Lychetus sur les trois premiers 
livres d'Oxford et sur les Quodlibeta et les commentaires du 
P. François de Pitigianis sur les livres de physique attribués à 
Scot. 

S’aidant habilement des travaux de ses devanciers, il fitentrer 
à la fois dans son édition les œuvres de Maurice, Lychetus, 
Cavellus et Pitigianis et il compléta ou fit compléter par ses deux 
savants collaborateurs tout ce que ces auteurs avaient laissé 
inachevé. I1 rétablit dans leur intégrité les textes de l’Écriture, 
des Pères et des Docteurs qui avaient été mutilés, et il rendit les 
citations exactes, conformes aux éditions récentes de leurs 
œuvres. Il nota également et corrigea les textes soit d’Aristote, 
soit d’Averroës familiers à Duns Scot. Au commencement de 
chaque question, il mit les références des Docteurs tant anciens 
que modernes qui avaient traité la même question, pour faciliter 
au théologien la comparaison des doctrines. Il fit la critique de 
chacun de ces ouvrages ; il porta sur chacun d’eux son jugement 
personnel qu’il fit imprimer immédiatement avant le texte même 
du Docteur subtil. Grâce à la comparaison qu’il établit entre les 
diverses éditions et les multiples manuscrits qu’il avait sous la 
main, il put corriger beaucoup de fautes qui s'étaient glissées 
dans le texte même et il eut soin de noter en marge les variantes 
des différentes leçons. Il rétablit en outre le vrai texte des Repor- 
tata et y adapta en les complétant les scolies du P. Cavellus. 
Il ajouta à plusieurs de ces ouvrages les divisions par chapitres 
et par articles selon que le demandaient les différentes matières. 

Grâce à l’activité prodigieuse du P. Wadding, et de ses deux 
collaborateurs, grâce à leur vaste érudition et à leurs connais- 
sances philosophiques, théologiques, scripturaires et patristiques, 
l'ouvrage entier fut terminé en moins de 4ans. Il fut édité à 


e 


46 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


Lyon avec des tables très abondantes et comme préliminaire une 
vie de Duns Scot. Les rois d’Espagne avaient bien mérité du 
Docteur subtil en fondant des chaires pour enseigner sa doctrine 
dans leurs Universités. Aussi l'édition fut-elle dédiée au roi 
Philippe IV alors régnant. 

L'ouvrage était divisé en 12 tomes. Le premier contenait la 
grammaire spéculative de Scot et ses questions sur toute la 
logique d’Aristote. Le deuxième comprenait les commentaires 
du Docteur subtil sur les huit livres de physique, avec les pré- 
cieuses annotations de François de Pitigianis ; les questions 
incomplètes sur le De Anima avec les scolies etle supplément 
d’Hugues Cavellus. Le troisième contenait le traité de rerum 
principio avec les scolies de Cavellus et des annotations de 
Maurice ; vingt-trois conférences avec les scolies de Cavellus ; 
quatre autres conférences nouvellement découvertes avec les 
scolies et notes de Wadding ; le traité de la connaissance de 
Dieu, les questions diverses ; les quatre livres des météores avec 
les scolies et les notes du même Wadding. 

Le quatrième contenait l'exposition sur la métaphysique avec 
des sommaires et des notes de Cavellus; les conclusions méta- 
physiques avec les notes de Cavellus ; les questions sur la 
métaphysique avec les annotations de Maurice, les scolies et 
les notes de Cavellus. 

Les tomes cinquième, sixième, septième, huitième, neuvième 
et dixième comprenaientle commentaire du livre des sentences 
d'Oxford avec les commentaires de Lychetus, Poncius et 
Hiquæus, et les scolies et les notes de Cavellus. Les scolies des 
tomes neuf et dix étaient du P. Hiquœæus. Le onzième contenait 
les quatre livres des Reportata avec les scolies et notes de 
Cavellus et de Wadding. Le tome douzième contenait les 
questions quodlibétales avec les commentaires de Lychetus, les 
scolies et les notes de Cavellus. 

Lestomes cinq, six, sept et onze étant divisés en deux volumes, 
l'édition comprenait seize volumes in-folio. C'était un véritable 
arsenal mis à la disposition des théologiens. L'œuvre du 
P. Wadding et de ses collaborateurs fut accueillie partout avec le 
plus grand enthousiasme, et l'édition fut épuisée en moins de 
deux ans, alors que beaucoup la réclamaient encore (1). 

La lettre suivante nous montre avec quelle bienveillance et 


(1) Annal. de trad. tom. }, vita P. L. trad. 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 47 


quelle faveur l’œuvre de Wadding et de ses savants collabo- 
rateurs fut reçue en Espagne à l’université même de Salamanque, 
pourtant si dévouée au thomisme. Elle fut envoyée à Wadding 
par le Père Paul Sharlogi de la Compagnie de Jésus. Après 
avoir dit qu'il a à sa disposition les œuvres de Scot nouvellement 
éditées par Wadding, il poursuit en ces termes : « Mes confrères, 
qui enseignent avec moi au collège royal, les ont vues, et soit la 
disposition de l’ouvrage, soit les nouveaux et très savants com- 
mentaires des Pères Poncius et Hiquæus leur ont paru autant 
de perles. Ils louent surtout votre paternité comme l’auteur de 
toute l’économie de tout l'ouvrage, et ils ne cessent de louer la 
vérité et la mesure dans la censure des ouvrages et dans la 
manière de traiter les questions scolastiques, là où l’occasion le 
demandait. Enfin vous avez redonné l'être à Scot. et dans cet 
ouvrage comme dans les autres vous avez illustré grandement 
votre patrie. Notre Compagnie, ici en Espagne, prise beaucoup 
que vous ayez inséré les scolies de Cavellus, à cause de la faveur 
que nos doctrines trouvent auprès de lui, car nous désirons. 
beaucoup figurer dans les œuvres du très subtil Scot, ne serait- 
ce que comme ombre » (1). 


(A suivre.) Fr. DOMINIQUE de Caylus. 


Lecteur de Theologie 
Membre du Collège des Docteurs de Philosophie 
de l'Université Pontificale de Burgos. 


(1) Annal. de trad. tom. I, vita P. L. rad. 


LA CRITIQUE 


AU XVII ET AU XVII: SIÈCLE 
(Suite.) 


Les Mémoires de Trévoux, solides, ingénieux, remarquables par 
une impartialité de bon ton, avaient « commencé d'être imprimés, 
l'an 1701 ». Donnons encore deux citations de ce journal, le plus 
sérieux, et de beaucoup, parmi toutes les publications consacrées alors 
à la critique. Il s’agit de Montesquieu. Un écrivain du Journal de 
Trévoux adresse une lettre à l’un de ses confrères sur l'Esprit des 
Lois. Entre autres choses, il lui dit : 

« Croirez-vous, par exemple (1), l'auteur, quand il dit: (Tome f. 
pag. 206). La liberté philosophique consiste dans l'exercice de la vo- 
lonté, ou du moins dans l'opinion où l'on est que l’on exerce sa 
volonté. Ne direz-vous pas : 10 Que le simple exercice de la volonté 
ne sufñt pas pour faire que nous soyons libres, et qu'il faut pour 
cela l’exercice de la puissance eflective de la volonté ? 20 Que s'il y 
avait un système qui se contentât pour la liberté de l'opinion où 
l'on pourrait être que l’on exerce sa volonté, ce serait un système tota- 
lement condamnable ? : 

Que pensez-vous aussi de cette proposition si générale qui est à la 
page 300 du premier volume : Il faut faire honorer la divinité et ne 
la venger jamais ? Vous penscrez, sans doute, qu'on ne peut jamais 
entreprendre de venger parfaitement et totalement la divinité; mais 
qu'ilest des circonstances où il convient de punir les entreprises 
sacrilèges contre Dieu, parce que cela sert à réparer son culte suprème 
et à intimider les méchants. Avec le principe de l’auteur, comment 
justifierait-on tant d'ordannances de Princes et de Magistrats, qui 
décernent des peines contre les blasphémateurs et les blasphèmes ? 


(1) Mémoires pour l'histoire des sciences et beaux-arts. Avril 1749. 


ET AU XVIIIe SIÈCLE 49 


Les mauvais livres du dix-huitième siècle ont du moins le mérite 
d’aiguiser, plus d’une fois, une honnête critique et préparé, si non 
développé un genre, autant dire nouveau, qui pourra renouveler le 
jugement, le goût et les lettres ». 

Bien loin du Journal de Trévoux, la vieille Gazette, ie en 1631, 
toujours jeune en 1910, la Gazette des Gazettes, qui fût contre les 
Jésuites, pour la religion, pour le roi et pour Voltaire, mérite une men- 
tion. C’est un journal politique, mais il s'occupe des célébrités litté- 
raires, et nous lui devons (1778) de connaître les deux derniers vers de 
Voltaire, adressés au chevalier de Lescure, qui lui avait lu un 
madrigal en son honneur. On courtisait le vieil ossuaire comme une 
jolie femme. Il répondit : 


« Des chevaliers français, tel est le caractère ; 
Leur noblesse, en tout temps, me fut utile et chère ». 


C'est chevrotant : 

« Le 29 Avril, ditencore la Gazette, M. de Voltaire et M. de Franklin, 
associés étrangers de l'Académie des sciences, se trouvèrent à la rentrée 
publique de la même compagnie. Le public vit avec attendrissement 
ces deux illustres vicillards, la gloire et les bienfaiteurs des deux 
hémisphères, s'embrasser et se donner des marques de leur admiration 
réciproque, et d’une amitié si touchante entre deux hommes qui, à 
douze cents lieues l’un de l’autre, ont consacré leur vie au même 
objet, l'accroissement des lumières et le bonheur du genre humain. » 

Franklin qui ne se contenta pas d'embrasser Voltaire, mais qui lui 
donna encore, un autre jour, son fils à bénir, fut, deux fois dans sa 
vie, un sot ! La Gazette a aujourd'hui 279 ans! 

Léger et gallican, comme la noblesse d'alors, qui poudrait son 
jabot de café et de tabac à priser, le Mercure de France parut 
d'abord en 1763. Tout s’y mêle, un soupçon de sciences, des vers 
moraux et philosophiques, de petits vers galants, des contes romanes- 
ques ou voluptueux, moins que cela, et brodant sur le tout, une ombre 
de religion. Les ballets ont, dans la feuille légère, une importance sans 
égale, celui-là surtout où « Gardel fils dansa Mars, avec cette dignité, 
cette précision, cette vigueur impérieuse qu'exigeait ce grand carac- 
tère, et qui semble épuiser les applaudissements de l'assemblée. Le 
jeune danseur atteint le sublime de son art, la danse sublime ! » (x) 

S'il s’agit de tableaux et d’une peinture de la chasteté de Joseph, la 
critique du Mercure paraît se plaire à nous analyser en détail la femme 
de Putiphar plus que le fils innocent de Jacob. Encore un peu, ce 
serait le Figaro. Les temps approchent de la promiscuité artistique et 
littéraire. On sait que Diderot est l'inventeur de la critique dite du 
Salon. 


(1) Octobre 1763. | ES * 


50 LA CRITIQUE AU XVIIe 


Le bureau du Mercure était « chez M. Lalloux, avocat, greffñer, 
commis au greffe civil du Parlement, commis au recouvrement du 
Mercure, rue Sainte-Anne, à côté du sellier du roi ». Il y a encore de 
la naïveté... dans les annonces. 

Le prix de chaque volume était de trente-six sols. 

. Je n'ai pas parlé des Gazettes rimées de Robinet et de Loret, qui 
racontaient d'une si plate façon les succès ou les échecs de Corneille, 
de Racine et de beaucoup d'autres. Elles donnent plus d'un renseigne- 
ment utile. | 


# 
» + 


Des Revues, Gazettes et Journaux, de leurs rédacteurs, tels que Mme 
de Sablé, Desfontaines et Fréron, passons, en remontant le cours des 
années, à la critique plus calme de Racine, Corneille, Molière, Boileau 
et à leurs ennemis, des envieux qui se crovaient des censeurs. 

La critique, prise en mauvaise part, est dans la nature. Les médi- 
sants critiquent leurs voisins. Célimène critiquait toutes ses amies, et 
Arsinoé critiquait Célimène. Les marquis critiquaient Molière, Somaize 
le travestissait ; Subligny fut utile à Racine, ct, tout envieux qu'il était, 
lui rendit plus d'un service, sur un détail, un vers précieux ou incor- 
rect.. D'Aubignac qui ne croyait pas à l'existence d'Homère (1), bien 
qu'il ne fût pas allemand, poursuivit toutes les pièces de Corneille avec 
acharnement ; il écrivit la Pratique du Théâtre ; et sa Zénobie, faite 
d'après les règles, ne vaut rien. C'était l'homme des trois unités. 
Corncille eut bien d'autres critiques; et ce n'étaient pas tous des 
Zoïles. Boileau se trompa, plus d'une fois, à son sujet. Il avait la 
science du théâtre antique, mais il n'eut pas l'air de jamais compren- 
dre Polyreucte, ni le ressort de l'admiration. C'était un critique de 
goût, dans le détail, mais étroit et sans hauteur, un janséniste littéraire. 

Richelieu fit À notre grand tragique l'honneur de le jalouser ; et 
Boïsrobert avec lui, et toute sa petite coterie, Mairet, Scudérv, Des- 
marcts, Conurart, Chapclain, bien d’autres. L'Académie naissante 
s'en mêla; de cette bataille livrée au poète par une critique encore plus 
mesquine que méchante, sortirent les Sentiments de l'Académie sur 
le Cid, écrit, par ordre du Cardinal.:1l avait fait dire aux critiques, par 
son ambassadeur vénal, Boisrobert : & Je les aimerai comme ils m'ai- 
meront ». | | | | n, 

Un premier essai nc réussit pas au gré du ministre d’État, qui se 
crut ministre des Muses. C'est trop élogieux, dit-il. « Il faut retrancher 
quelques poignées de fleurs ». Chapelain s’humilie, se prosterne, il 
fera cc que voudra son Éminence jalouse, Mais la vérité se fait jour, 
malgré tout, au moins en partie. Sans doute « le sujet n’est pas bon », 


(1) Conjectures Académniques. à 


ET AU XVIIIe SIÈCLE 51 
et « le dénouement est détestable », mais il y a de beaux vers, au dire 
de la critique, celui-ci entre autres : 


« Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir ». 


C'est du pur « Rambouillet » ; et la critique ne vaut rien. Voici qui 
est juste, toujours à propos de Corneille et du Cid: « La véhémence 
des passions, la force et la délicatesse des pensées et cet agrément 
inexplicable qui se mêle dans tous les défauts du Cid, lui ont acquis 
un rang considérable entre les poèmes français de ce genre... » 

Pourquoi la flatterie a-t-elle ajouté, pour Richelieu : ; 

« Si son auteur ne doit pas toute sa réputation à son mérite, il ne 
la doit pas toute à son bonheur ». M. de St-Marc Girardin n'écrivait pas 
mieux. | 

C'est déjà l'art académique, celui des nuances où excellèrent M. 
Renan et M. Pailleron. Mais Corneille n'en reste pas moins le grand 
Corneille. | 

Celui-ci, meilleur critique en prose qu'en vers, où il regrettait 
l'Olympe, les Dieux et les Demi-Dieux, se juge lui-même avec une 
rare indépendance, se loue ou se blâme avec la même franchise. Il est 
généreux, et son esprit semble fait sur le modèle de son cœur. I] veut 
qu'on « élargisse les règles ou qu'on les resserre », suivant les cir- 
constances, surtout s'il s’agit des deux unités de temps et de lieu. Il pos- 
sède son art à fond, il discute les plus petits détails dans lestrois Discours 
sur l'art dramatique, il sait son Aristote ! Il est aussi minutieux qu'il 
est grand. Il a pris au sérieux sa fonction de poète et de critique ; il y 
met autant de conscience qu’un magristrat dans l'exercice de la 
justice ; et sa prose un peu lourde et latine ne donne que plus de 
gravité et de poids à ses convictions littéraires. « La poésie dramati- 
que, selon le sentiment d’Aristote, à pour but le seul plaisir des specta- 
teurs ». Mais il est impossible de plaire, selon les règles, « qu'il ne s'y 
rencontre beaucoup d'utilité (1) ». Quelle est l'utilité particulière de 
la tragédie ? « Par la pitié et la crainte (2), elle purge de semblables 
passions »... dit Aristote. En effet, « la pitié du malheur où nous 
voyons tomber nos semblables, dit Corneille, nous porte à la crainte 
d'un pareil malheur pour nous : cette crainte, au désir de l'éviter ; et 
ce désir, à purger, modérer, rectifier, et même déraciner en nous la 
passion qui plonge, à nos yeux, dans ce malheur les personnes que 
nous plaignons, par cette raison commune, mais naturelle et indubi- 
table, que pour éviter l’effet il faut retrancher la cause ». 

. Mais cette règle souffre de nombreuses exceptions. Ce qui est souve- 
rainement et toujours utile, c’est la récompense des bons et la punt- 
tion des méchants. Aristote n'en parle pas. 


(1) Premier Discours. 
(2) Deuxième Discours. 


52 LA CRITIQUE AU XVIIe 


Après le romain Corneille, qui n'a lu les préfaces vives, personnelles 
et railleuses de Racine, écrites avec le naturel et la clarté d'un de 
ces grecs qu'il aimait tant. Celles d'Andromaque, de Britannicus, 
de Bérénice et d'Iphigénie sont des chefs-d'œuvre; il exige, sur la 
scène, une majestueuse tristesse, une action simple et pathétique 
néanmoins, quoique chargée de peu de matière. Il donne le précepte et 
l'exemple. Ses lettres sur les Visionnaires respirent le goût de la 
plus pure antiquité, de même que la comédie des Femmes savantes par 
Molière respire le bon sens de la meilleure critique et le goût de la 
nature. Avec lui « il ne faut pas quitter la nature d’un pas » (1). 

« Toute l'invention, dit-il encore, consiste à faire quelque chose de 
rien. » Préf. de Bérénice. 

La critique de Molière est un peu répandue dans toute son œuvre. 
Voici un passage de la critique de l'École des femmes. Il est question 
d’abord de la comédie, où Molière trouve qu'il y a de plus grandes 
difficultés que dans la tragédie. 

« Car enfin (c'est Dorante qui parle) je trouve qu'il est bien plus 
aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la for- 
tune, accuser les destins et dire des injures aux dieux, que d'entrer 
comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement 
sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez les 
héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, 
où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n'avez qu'à suivre 
les traits d'une imagination qui se donne l'essor, et qui laisse souvent 
le vrai pour attraper le merveilleux. Mais, lorsque vous peignez les 
hommes, il faut peindre d’après nature. On veut que ces portraits 
ressemblent, et vous n'avez rien fait, si vous n'y faites reconnaitre les 
gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, 
pour n'être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens et 
bien écrites, mais ce n'est pas assez dans les autres : il y faut plai- 
santer ; et c'est une étrange entreprise que celle de faire rire les 
honnêtes gens. » 

Est-ce que Molière, tout fin critique et même profond qu'il nous 
semble, a pu s'imaginer que la comédie seule peignaït les hommes ? Et 
croit-il que les personnages tragiques, même imaginaires, n'aient rien 
de l’homme et du cœur humain ? 

Quant aux règles : « Vous êtes de plaisantes gens, s'écrie Dorante, 
avec vosrègles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez 
tous les jours! [Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art 
soient les plus grands mystères du monde ; et cependant ce ne sont que 
quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut 
ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes de poèmes, et le bon sens qui 
a fait autrefois ces observations, les fait aisément tous les jours, sans le 


(1) Vers de Lafontaine. Lettre à Maucroy. Fêtes de Vaux (1661). 


ET AU XVIIIe SIÈCLE 53 


secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande 
règle de toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre 
qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout 
un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun ne soit pas 
juge du plaisir qu'il y prend ? » 

A la suite de Molière, une page de Racine ne déplaira pas ; elle est 
empruntée à la préface de Bérénice. Il s’agit toujours de la simplicité 
de l’action. « Nous voyons que les partisans de Térence, qui l’élèvent 
avec raison au-dessus de tous les poètes comiques pour l'élégance de sa 
diction et pour la vraisemblance de ses mœurs, ne laissent pas de con- 
fesser que Plaute a un grand avantage sur lui par la simplicité qui est 
dans la plupart des sujets de Plaute. Et c’est sans doute cette simplicité 
merveilleuse qui a attiré à ce dernier toutes les louanges que Îles 
anciens lui ont données. Combien Ménandre était-il encore plus 
simple, puisque Térence est obligé de prendre deux comédies de ce 
poète pour en faire une des siennes ! 

Et il ne faut point croire que cette règle ne soit fondée que sur la 
fantaisie de ceux qui l'ont faite, il n'y a que le vraisemblable qui 
touche dans la tragédie. Et quelle vraisemblance v a-t:1l qu’il arrive 
en un jour une multitude de choses qui pourraient à peine arriver en 
plusieurs semaines ? [1 y en a qui pensent que cette simplicité est une 
marque de peu d'invention. Ils ne songent pas qu'au contraire toute 
invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand 
nombre d'incidents a toujours été le refuge des poètes qui nesentaient 
dans leur génie, n1 assez d'abondance, ni assez de force pour attacher 
durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de 
la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l'élégance 
de l'expression. Je suis bien éloigné de croire que toutes ces choses se 
rencontrent dans mon ouvrage ; mais aussi je ne puis croire que le 
public me sache mauvais gré de lui avoir donné une tragédie qui a 
été honorée de tant de larmes, et dont la trentième représentation a 
été aussi suivie que la première. 

Ce n’est pas que quelques personnes ne m'aient reproché cette même 
simplicité que J'avais recherchée avec tant de soin. Ils ont cru qu'une 
tragédie qui était si peu chargée d'intrigues ne pouvait être selon les 
règles du théâtre. Je m'informai s'ils se plaignaient qu'elle les eut 
ennuyés. On me dit qu’ils avouaient tous qu’elle n’ennuvait point, 
qu'elle les touchait même en plusieurs endroits, et qu'ils la verratent 
encore avec plaisir. Que veulent-ils davantage ? Je les conjure d’avoir 
assez bonne opinion d'eux-mêmes pour ne pas croire qu'une pièce qui 
les touche et qui leur donne du plaisir puisse être absolument contre 
les règles. La pricipale regle est de plaire et de toucher ; toutes les 
autres ne sont faites que pour parvenir à la première, » 

C'est la théorie de Molière. Corneille vise à purger les passions. 
C’est plus haut. 


54 LA CRITIQUE AU XVII 


Ce serait une injustice, même après Molière et Corneille, d'oublier 
St-Evremond, qui mourut presque aussi vieux que Fontenelle, en 
1703, et passa plus de quarante ans en exil, pour avoir déplu au roi 
Louis XIV (1). C'était, du reste, un épicurien, conteur d’une Matrone 
d'Ephèse assez licencieuse, mais un critique fin et délicat, un homme 
d'esprit qui annonce, comme La Bruyère, le dix-huitième siècle. Ce 
voluptueux ne daigna rien publier durant sa vie, et ses œuvres, Réfle- 
xions sur la tragédie et la comédie. Discours sur les Belles-lettres, 
Réflexions sur les divers génies du peuple romain, Parallèle de 
Turenne et Condé, ne parurent qu'après sa mort, par le soin de ses 
admirateurs survivants. Pour lui, il ne voulut que jouir des Lettres et 
de sa tranquillité. Ancien favori de Mazarin, ami de Hortense Man- 
cini, sa nièce (2), réfugié comme elle, à Londres, bien vu du roi 
Charles II et même de Guillaume III, le Tacitune, richement pen- 
sionné, trop indolent pour être impie, il tenait son rang parmi les 
grands écrivains de Londres, dans une taverne fréquentée par les 
lettrés. De l’autre côté du détroit, il était pour Corneille et jugea 
sévèrement Racine. Il a écrit quelques belles pages contre la fausse 
éloquence (3) : « [l en est, dit-il, qui commencent leurs discours, d’une 
voix fausse et languissante, par ces mots : « C'est un problème ordi- 
naire chez les anciens philosophes; et cet autre: Si la lumière du soleil 
est impénétrable à nos regards, si le cours des astres et la rapidité du 
firmament», et le reste. Encore si nous en étions quittes pour l'exorde, 
on se résoudrait d’abord à leur pardonner les premières fautes, mais 
d'ordinaire, le reste de la pièce n'est rempli que de grands raisonne- 
ments, hors d'œuvre, de lambeaux décousus et de lieux communs, cités 
sans besoin et sans discrétion... Cette éloquence a eu son cours 
parmi nous, comme les vers de Ronsard. Malherbe a commencé de 
nous donner le goût de la bonne poésie, et les satires de Boileau nous 
déferaient à la fin des méchants poîtes. » 

St-Evremond a du jugement. Sinon par le cœur, du moins par 
l'esprit, il est encore du grand siècle. 


* 
CE 


La rhétorique touche à la critique. « Le P. Bouhours (4) cst un 
rhéteur dont les hommes les plus éclairés du dix-septième siècle esti- 
maient le goût et la correction ». Racine recourait à ses conseils. Le 


(1) S'-Evremond avait écrit une satire sanglante du 7'raïté des Pyrénées. 

(2) Duchesse de Mazarin, morte en 1609 

(5) Œuvres mélees. De l'éloquence. 

(4) Chénier. — J'ableau historique de l'état et des progrès de la littérature 
française. — Ch. %. Rhétorique, critique littéraire. Le lP. Bouhours, mourut 
en 1702. 


ET AU XVIIIS SIÈCLE 55 


même Racine estimait aussi Rollin (1) ; ses lettres le témoignent, et 
J. Chénier a dit du vieux Janséniste : 

« Le Traité des études demeure encore placé parmi nos meilleurs 
livres élémentaires : car si l'auteur a peu d'idées neuves, au moins 
sait-1l exposer, dans un style élégant et clair, les excellents préceptes 
de Cicéron et de Quintilien (2) ». 

C'est un grec, un latin, un bonhomme entêté, un sectaire, un 
appelant et réappelant. On l’a surfait. 

En résumé, la critique, au dix-septième siècle, est à son apogée 
dans Corneille, moins fin, moins délicat, mais aussi plus libre de 
l'antiquité et plus naturel dans ses beaux jours, que Racine lui-même ; 
moins aisé, plus moral et plus profond que Molière. Un jour surtout, 
dans un élan sublime, il touche le but, il donne le dernier mot de la 
critique, à propos de la tragédie : 

« D'autant plus, écrit-il dans une lettre, que les Sas ions pour Dieu 
sont plus élevées et plus justes que celles qu’on prend pour les créa- 
tures, d'autant plus un esprit qui ne serait bien touché pourrait faire 
des poussées plus hardies et plus enflammées dans ce genre d'écrire. » 
On pense à Polyeucte. 


* 
5 y 


Avec Rollin (3), nous sommes au dix-huitième siècle. Nommons 
seulement le Cours des Belles-Lettres de Le Batteux, le petit ouvrage 
de l'abbé Fleury, sur le Choix des Études, la Poëtique de Marmontel 
et ses Éléments de Littérature. I] n'y a rien là d’original et qui vaille 
la peine d’insister. L'abbé Maury, plus rapproché de nous, mérite un 
mot d'éloge. Nous le connaissons déjà... Même après Fénelon, il a 
jugé Démosthène (4), dans son Essai sur l'éloquence, d'une façon 
intéressante. Il le recommande aux prédicateurs atteints de prolixité. 
« C'est l’athlète de la raison, dit-il. Il subjuyue à la fois ses auditeurs, 
ses adversaires, ses juges, il ne paraît point chercher à vous attendrir, 
et cependant il remue, il bouleverse tous les cœurs. Réfute-t-il un 
argument ? Il ne discute point, il propose une simple question pour 
toute réponse, et l’objection ne reparaîtra jamais ». Sur Demosthène, 
il ne faut pas lire Fénelon avant Maury, « cet athlète » de la criti- 
queet de la Réthorique. Car Maury n'a pas évité certains défauts qu’il 
reproche à son siècle. Il s'est tout à fait mépris sur les sermons de Bos- 
suet, qu'il voulait mutiler pour les embellir. C'est un rhéteur habile 
un grand orateur, à la tribune; dans la chaire, un prédicateur 
maniéré. En exil, ce fut un vaniteux, d’après J. de Maistre que le vit à 

(1) 1661-1741. 

(2) Chénier. Critique littéraire. 

(5) Mort en 1741. 

(4) Essai sur l’éloquence de Démosthéène. 


50 LA GRITIQUE AU XVIIe 


Venise, jugeant de tout, en un clin d'œil, avec la hardiesse de l’igno- 
rance, et promettant sa protection à tous, sans y plus penser l’heure 
d'après. Ce fut l’amis ardent du Comte de Provence, puisle non moins 
ardent serviteur de Napoléon Ie (1), enfin le PRE triste des 
archevêques (2). 

Et l'abbé Trublet (3). 

« Qui compilait, compilait, compilait ». Voltaire a rendu fameux. 

Après Trublet, son bourreau. Nous avons cité, dans Candide, une 
page élégante et fine, sur le théâtre. Quand Voltaire a raison, nul ne 
l'a plus délicatement, et ce n'est plus Voltaire. Il touche au grand 
siècle (4), il en a les traditions littéraires ; il goûte le beau, il le sent 
et traduit son plaisir dans une langue sobre, dans une critique fine et 
judicieuse. Mais il a jugé Corneille en jaloux et les plus belles pièces de 
Racine, en impie. Il n'a pas même épargné Afhalie, Pourquoi faut-il 
que tant de bon sens et de justesse d’esprit soient égarés dans les 
articles du Dictionnaire philosophique, dans des préfaces hvpocrites, 
des romans immoraux etune correspondance oùtout, malgré les vérités 
de détail, aboutit à l'erreur et à la haine de Jésus-Christ? Citons 
cependant un beau passage d’une lettre à M. de La Noue : 

« Sophocle et Euripide ont imité le stvle d’'Homère (5). Ces mor- 
ceaux épiques, entremèlés avec art parmi les beautés les plus simples, 
sont comme des éclairs qu'on voit quelquefois enflammer l’horizon et 
se mêler à la lumière douce et égale d’une belle soirée. Toutes les 
autres nations aiment, ce me semble, ces figures frappantes. Grecs, 
Latins, Arabes, [taliens, Anglais, Espagnols, tous nous reprochentune 
poésie un peu trop prosaïque. Je ne demande pas qu'on outre la 
nature, je veux qu'on la fortifie et qu'on l’embellisse ». 

Blâmant ensuite quelques vers du rôle de Bajazet, celui-ci entre 


(1) Voir la Vie du cardinal Maury par M. V. Picard, et aussi le Cardinal Maury, 
par le R. Chérot. Revue des études religieuses, mai 1891. 

(2) Est-ce la peine de nommer, au dix-huitième siècle, les deux Clément, l’un de 
Genève, l'autre de Dijon, le P. Nicéron, Grimm et sa correspondance littéraire, 
philosophique et critique. Grimm est un conteur d'anecdotes, un homme du monde, 
un homme habile, plutôt qu’un critique et un écrivain. il avait démasqué J.-J, 
Rousseau, qui ne lui pardonna jamais. , 

(3) Ses Essais de littérature et de morale sont estimables. I1 dit : 

« On nous pardonne nos défauts quand nous les connaissons... On nous pardonne 
nos qualités et nos vertus quand nous ne les connaissons pas. » Ce n'est pas mal dit, 
et c'est assez bien pensé. Mais que cette même idée revienne sous la plume de La 
Rochefoucauld, de Pascal, de La Bruyère, imaginez la différence ! Voltaire a rendu 
l'abbé Trublet célèbre par le ridicule, et nous le louons par charité. 

L'abbé Dubos a, «sur la Poëesieet la l’einture », des aperçus ingénieux et féconds ; 
etles Réflexions sur la poésie, de Racine fils, « respirent, dit Chénier, l’école de son 
illustre père ». « Respirer l'école ! » Le goût s'en va. 

(4) Le chapitre de son Siécle de Louis XIV. où il juge les écrivains, est d'une rare 
délicatesse, mais il a plus d’une lacune. 

(5) Cirey, le 5 Avril 1739, À M. de La Noue. 


ET AU XVIIIe SIÈCLE 57 


autre adressé à la jeune Atalide: « Madame, finissons et mon trouble et 
le vôtre » il ajoute : « Je vous demande, Monsieur, si à ce style vous 
reconnaissez autre chose qu'un français qui s'exprime avec élégance et 
avec douceur ? Est-ce là « ce jeune Ottoman qui se voit entre Roxane 
et l'empire, entre Atalide et la mort ? Ce n’est qu'un amoureux ». 

Voltaire est dans le vrai ; mais il a aussi, cent fois, sacrifié dans 
ses vers, la simplicité à la périphrase, dans sa prôse, le goût à la 
passion. | 

Il faut bien nommer encore Suard, auteur des Variétés littéraires(1), 
adorateur convaincude Voltaire,mais moins ardent que sa folle épouse; 
etpuisGeoffroy(1743-1814), successeur de Fréron à l'A nnée littéraire. Il 
appartient plus au dix-neuvième siècle qu’au dix-huitième. Ce fut l’ad- 
versaire du petit La Harpe, alors noyé dans la coterie philosophique, 
et aussi le premier critique du Journal des Débats, alors vertueux. On 
a de lui un Cours de littérature dramatique et un Commentaire sur 
Racine. Il eut le malheur de ne pas comprendre le comédien Talma, 
et un autre comédien, Voltaire. 


* 
Ca 


Encore un nom, celui d’un homme d'esprit, avant La Harpe. 
Rivarol écrivit, en 1788, le Petit Almanach des grands hommes, où sa 
verve caustique brüle et réduit en cendres, dans le monde littéraire, les 
réputations usurpées d'un temps de décadence. Mais son petit chef- 
d'œuvre, c'est le Discours sur l'Universalité de la langue française, qui 
Jui valut une victoire au concours. Il partagea en effet le prix proposé 
par une Académie, avec un inconnu, à Paris, sans doute? Non, à 
Berlin. C'était la mode alors de se faire admirer en Prusse ou en 
Russie. On suivait à la piste, dans ses voyages à l'étranger, la robe de 
chambre de Voltaire. L'ouvrage n'en est pas moins bon; il analyse 
finement notre langue. Rivaroi avait l'esprit épigrammatique ; ici, 1l 
est tout à fait académique. Quelques lignes en vont dire plus qu'un 
long éloge : 

« Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, 
c'est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours 
être direct ct nécessairement clair. Le français nomme d’abord le suet 
du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l'objet de cette 
action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui 
constitue le sens commun. Or, cet ordre si favorable, si nécessaire au 
raisonnement est presque toujours contraire aux sensations, qui nom- 
ment le premier objet qui frappe, le premier ; c'est pourquoi tous les 
peuples, abandonnant l’ordre direct, ont eu recours aux tournures 
plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l'harmonie des 


(1) 1734-1805. 


58 LA CRITIQUE AU XVIIe 


mots l'exigeaient ; et l’inversion a prévalu sur la terre, parce que 
l'homme est plus impérieusement gouverné par les passions que par la 
raison. 

Le Français, par un privilège unique, est resté fidèle à l’ordre direct, 
comme s'il était tout raison, et on a beau, par les mouvements, les 
plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut 
toujours qu'il existe : et c’est en vain que les passions nous boulever- 
sent et nous sollicitent de suivre l'ordre des sensations; la syntaxe fran” 
çaise est incorruptible. C'est de là que résulte cette admirable clarté, 
base éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n'est pas français; 
ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Pour 
apprendre les langues à inversions, il sufit de connaitre les mots et 
leurs régimes ; pour apprendre la langue française, il faut encore 
retenir l'arrangement des mots. On dirait que c'est d'une géométrie 
tout élémentaire, de la simple ligne droite que s'est formée la lan- 
gue française ; et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui 
ont présidé aux langues grecque et latine. La notre règle et conduit la 
pensée ; celles-là se précipitent et s'égarent avec elle dans le labyrinthe 
des sensations, et suivent tous les caprices de l'harmonie: aussi 
furent-elles merveilleuses pour les oracles, et la nôtre les eût absolu- 
ment décriés. 


[2 e e [2] L 1 L] 


La prononciation de la langue française porte l'empreinte de so 
caractère : elle est plus variée que celle des langues du Midi; mais 
moins éclatante, elle est plus douce que celle des langues du Nord, 
parce qu'elle n’articule pas toutes ses lettres. Le son de l'E muet, 
toujours semblable à la dernière vibration des corps sonores, lui 
donne une harmonie légère qui n'est qu’à elle. 

Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la lan- 
gue italienne, son allure est plus mâle. Dégagée de tous les protocoles 
que la bassesse inventa pour la vanité et la faiblesse pour le pouvoir, 
elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme 
de tous les âges ; et puisqu'il faut le dire, elle est de toutes les langues, 
la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raison- 
nable, ce n'est plus la langue française, c’est la langue humaine. Et 
voilà pourquoi les puissances l'ont appelée dans leurs traités; elle y 
règne depuis les conférences de Nimègue, et désormais les intérêts des 
peuples ct les volontés des rois reposeront sur une base plus fixe: on 
ne sèmera plus la guerre dans des paroles de paix. » La mort surprit, 
à Berlin, le lieu de sa gloire, entre deux soupers, ce viveur séparé de 
sa femme, Rivarol, collaborateur impie des Actes des Apôtres, une 
œuvre voltairienne. C'était en 1801 (1). 


(1) Le Dictionnaire de la langue française publié sous son nom, ne lui appartient 
pas. Îl y travaillait, dit-on, à Berlin, quand il mourut. Voir: Rivarol et la société 
française pendant la révolution et l'émigration (1753-18a1) par M' de Lescure. 


ET AU XVIIIe SIÈCLE So 


* 
 « 


Concluons par La Harpe, auteur d’un Cours de Littérature en 
seize volumes et d’une Correspondance littéraire, avec le prince qui 
devint le czar Paul Ier. C'était un petit homme beau de visage, plein 
d'esprit et de vanité, assez gourmand, bilieux au possible, esclave de 
Voltaire, mais plus encore de son amour-propre, plein de goût, quand 
sa plume ne rencontrait pas le nom d'un ennemi à dénigrer, et poète 
à périphrases, sans inversions, auteur malheureux d'un Philoctète, 
d'un Warwick, même d'un mélodrame larmoyant et démocratique 
qui a pour titre Mélanie, où il y a des grilles, de hautes murailles, un 
couvent et une jeune fille à enlever pour le mariage, ou, comme 
l'aurait dit élégamment Montesquieu « pour la propagation de l'es- 
pèce ». Cependant La Harpe, cet ennemi des moines, des religieux 
et des religieuses, après avoir, un jour, paru à son cours, en bonnet 
rouge, se convertit, sous la Terreur, et en prison, par la lecture d'un 
certain passage de la Bible. Il fit, dès lors, étant rendu à la liberté et à 
son Lycée (1) ou Athénée, de longs discours contre la révolution, 
comme il en avait fait contre la vieille société. [Il n'avait jamais 
été méchant, il n’était qu'insupportable. Tout son génie est dans 
le détail ; il y montre la même sensibilité de goût, en prose, que 
Boileau, jadis, en vers... Ce sont deux esprits parfaits là où il n'est 
question que de surprendre une faute contre la pureté de la 
langue, le bon sens et la nature, un point noir dans un alexandrin ou 
dans une phrase académique. C'est un mérite : Ils enseignent à 
écrire. Ils écrivent bien ; la Harpe, en particulier, est rapide, élégant, 
facile. Mais Boileau valait mieux. Aussi remarquable que La Harpe 
par l’étroitesse des vues et la petitesse des conceptions, il n'avait pas 
de haines particulières et vous pardonnait de n'être point janséniste, si 
vous faisiez un beau vers. La Harpe ne pardonna jamais à Gilbert 
d'avoir dit de lui : 


C'est ce petit rimeur de tant de prix entlé, 
Qui pour ses vers sifflé, pour sa prose sifflé. 


et le reste que tout le monde sait par cœur, autant que les vers subli- 
mes du même poète mourant et calomnié par le méchant critique. 

Il eut le tort aussi de parler des grecs et des romains, sans beaucoup 
les connaître; et d'admirer Voltaire toujours et partout, quand même. 
A l'entendre, il est presque l'égal de Racine et de Corncille. Nous 
pensons, au contraire, qu’il est éloigné de l’un et de l’autre à l'infini, 
comme l'imitateur l'est d'un écrivain original et dont il cherche à 


(1) Il y professa douze ans. avec des intervalles, depuis 1786. 


60 LA CRITIQUE AU XVIIe 


copier le génie. La Harpe ne pense pas ainsi. Même, « l'effet des 
pièces de Corneille est moins touchant, moins profond, moins sou- 
tenu, moins déchirant que celui des pièces de Racine et de Voltaire (1)». 
Et Voltaire n'est tout à fait au-dessous de lui-même que dans les 
Pélopides. D'autre part, le critique, après avoir balancé la victoire 
entre Racine et Corneille, penche plus qu’il ne faut du côté de Racine. 
Il est injuste. « L'un refroidit souvent le spectateur après l'avoir 
transporté, l’autre l'émeut et l’intéresse toujours ; l'un s'adresse sou- 
vent à l'esprit, l’autre va toujours au cœur; l'un blesse souvent 
l'oreille et le goût, l’autre flatte sans cesse tous les deux (2) ». 

I fallait voir de plus haut, et comparer le grand Corneille, d'Ho- 
race et de Polyeucte au Racine d’/phigénie et d’Athalie. Alorsla partie 
était égale ; nous avions deux beaux portraits, quoique différents, deux 
têtes sublimes, l’une plus austère, l’autre plus douce, et notre cœur 
aurait joui de deux plaisirs à la fois. Nous aurions versé des larmes 1ci 
de pitié, là d'admiration. Mais si l'admiration nous élève à Dieu, la 
source éternelle de la beauté, à J.-C., le modèle divin de toutes les 
immolations, où sera la supériorité ? Du reste, La Harpe, qui médit 
de Corneille, trouve Bossuet médiocre dans le sermon. C’est comme 
Thomas. Il semble, par instants, n'avoir pas le sens du grand. Il a 
encore le culte de la périphrase. 

La Harpe mourut en 1803; il était né en 1739 et avait fait ses études 
au collège d'Harcourt. On l'enterra par un temps d’hiver, et Chateau- 
briand qui assistait à ses funérailles, le vit descendre encore jeune 
dans sa fosse de neige. 


* 
4 


L'auteur D'Atala était déjà illustre. Ce n’était point par la grâce de 
Marie-Joseph Chénier, l'ennemi acharné du novateur et du pathos, le 
plus classique des académiciens et l’un des plus révolutionnaires. Ce 
frère d'André guillotiné Ja veille du 9 thermidor, Marie-Joseph mou- 
rut de chagrin et de travail, en 1811, à quarante-sept ans; il avait 
embrassé avec ardeur la cause de la Convention ; il fit des hymnes 
paiens pour les têtes publiques, un 7ïbére qui ne parut qu'après sa mort 
et quiest, dit-on, son chef-d'œuvre, un Gracchus, un Fénelon, une 
Épitre à Voltaire sur la calomnie, où il se défend de n'avoir pas fait 
tout pour sauver son frère. C'était, du reste, un régicide. L'Académie 
le chargea d'un Tableau historique de l'état et des progrès de la Litté- 
rature française depuis 1789 jusqu'en 1808, pour les prix décennaux. 
Sa philosophie nuit à sa critique: « La catéchisme universel de St- 


(1) Cours de littérature ancienne et moderne. De la tragédie. Théatre de Voltaire. 
(2) Cours de littérature ancienne et moderne. Du théätre français, Résumé sur 
Corneille et Racine. 


ET AU XVIIIe SIÈCLE 61 


Lambert, dit-il, est à lui seul un livre classique ; (1) ilest peut-être 
sans défaut, la doctrine n'y a d’autre base que la nature de l’homme, 
et d'autre objet que son bonheur » ; il « y rend hommage à la mé- 
moire de Voltaire et de Montesquieu, d'Helvétius et de Condillac (2) ». 

Mais il faut avouer que Chénier manie avec dextérité la redoutable 
raillerie. Il écrase Chateaubriand de ses sarcasmes. Il nous peint, 
d'après le romancier lui-même, cette singulière Atala qui veut « se 
jeter aux crocodiles de la fontaine » et s'en abstient.. « cette fille du 
pays des palmiers, cette biche altérée de chactas », dont « la chevelure 
est bleue et embaumée de la senteur des pins... (3) » Peut-on mieux 
figurer, par le choix perfide des citations, le ridicule du genre roma- 
nesque et romantique... et son charlatanisme ? Mais il fallait aussi 
louer les réelles beautés du roman ; or, Chénier ne l’a pas fait, c'est 
un classique ; mais c’est un fils de Voltaire. 


A. CHARAUX. 


(1) Tableau de la littérature. Ch. 2. Morale. Politique et législation. 
(2) Discours préliminaire. 
(3) Tableau de la littérature. Ch. 6. Des Romains. 


SAINT MATTHIEU 6 


CHAPITRE VII 


APRÈS LA MISSION DES APOTRES 


= Les miracles faits par Notre-Seigneur Jésus-Christ et ceux que 
les Apôtres font en son nom et en vertu du pouvoir qu’il leur a 
délégué, requièrent et prouvent en notre Sauveur la divinité. Il 
est Dieu aussi véritablement qu'il est véritablement homme. Il 
est le Verbe fait chair, il estl’ Emmanuel. La raison est contrainte 
de s’incliner devant cette vérité de la foi. 

Mais ces Apôtres, envoyés pour faire de si grandes choses et 
donner au monde l’exemple de vertus si sublimes, qu’ils n’en 
concevaient pas même la possibilité. Ces Apôtres remplissent-ils 
la mission qui leur est confiée en qualité de précurseurs; le 
Maître viendra-t-il après eux, compléter l’œuvre qu’ils auraient 
ébauchée ? Saint Grégoire le Grand semble le donner à entendre. 
Mais le précurseur, c’est Jean-Baptiste. Les Apôtres eux, sont les 
continuateurs de Jésus-Christ et ce qu’ils font en son nom, n'est 
pas à compléter : l’œuvre est achevée en sortant de leurs mains 


(1) Solitude de S' Bernard, près Bayonne. 
Le 8 Décembre 1910. 


Mon cher et très Révérend Père, 


Dans votre dernier ouvrage: La Nivinité de N.-S. Jésus-Christ dans l'Évangile 
selon saint Matthieu, vous prenez à partie, et rudement, la critique rationaliste qui 
affirme que, dans cet Évangile, il n'est pas question de la divinité de Notre-Seigneur. 

Tout homme de bonne foi qui lira ces pages, restera convaincu de l'ignorance et 
de l’aveuglement des rationalistes. 


APRÈS LA MISSION DES APOTRES 03 


Il fallait que le monde s’habituât à croire cette vérité inouïe 
jusqu'alors et qui est à elle seule une nouvelle et complète 
démonstration de la divinité de Jésus-Christ. A savoir : que 
É glise dont il commence à jeter les fondements, c’est lui-même, 
vivant, agissant, rachetant, instruisant, sanctifiant et sauvant. 
Qu'il sera perpétuellement la tête et la vie de cette Église, 
contre laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront jamais. Mais, 
selon la méthode que saint Matthieu emprunte à notre divin 
Maitre, :l faut que les douces clartés de l’aurore préparent les 
intelligences à recevoir, sans être éblouies, les splendeurs et les 
feux du soleil à son midi. | 

C'est pourquoi ici, le Seigneur se contente de dire à ses 
envoyés : « Celui qui vous reçoit me reçoit moi-même et celui 
qui me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé. » Après quoi, il 
encourage à donner l'hospitalité aux Apôtres, à ces hommes qui 
apportent avec eux Jésus-Christ et Celui qui l’a envoyé, en 


Il y a grand plaisir à suivre votre démonstration vive, pressante, toujours lumi- 
neuse, On a dit autour de moi que ce livre devrait être entre les mains des profes- 
seurs et des éleves de nos grands séminaires; c'est vrai, J'ajoute que les laïques 
chrétiens instruits le liront avec charme et profit. Car, s’il y a de l’érudition — et il 
ven a, de la vraie, bien solide, jamais pédante — la doctrine est exposée avec une 
clarté qui facilite à tous l'intelligence de questions parfois ardues, 

Je n'essaye pas d'analyser le livre, Je me contente de constater qu'il y a la une 
trame serrée, logique, qui s'empare de l'Évangile de saint Matthieu et en fait un 
tout harmonieux. 

On vous retrouve tout entier dans ces pages, mon cher Père. C'est votre parole qui 
circule à travers les lignes, chaude, substantielle, ironique, indignée et cependant 
toujours imprégnée d’une charité sincère, de la charité même de Notre-Seigneur. — 
On rencontre bien de ci de là quelques coups de boutoir, après les preuves, souvent 
un mot à l'emporte pièce. Souvent quelque réflexion simple, vrai éclair de bonsens, 
achève la démonstration. 

Je recommande à tous l’appendice. Les considérations sociales et religieuses que 
vous offrez au lecteur sont saisissantes d'actualité et de vérité. | 

Mais, vous nous le rappelez, il n'y a que ceux qui ont le sens du Christ qui puis- 
sent comprendre ; les tout petits et point les orgueilleux ont été trouvés dignes des 
révélations du Père céleste. Cela suffit à expliquer l’aveuglement des rationalistes et 
ce que vous appelez la sincérité de leur sottise — au sens de saint Paul. 

Puisque votre santé délabrée ne vous permet plus de monter en chaire, Sébthes 
par la plume; c’est un apostolat tout aussi fécond. 

Veuillez agréer, mon cher et très Révérend Père, l'expression de ma reconnais- 
sante et très respectueuse affection. 

+ Fr. Mae, 
Evêque de Bayonne. 


64 SAINT MATTHIEU 


promettant à qui reçoit le prophète la récompense conquise par le 
prophète même, et en affirmant que même un verre d’eau donné 
à qui se dit son disciple, ne demeurera pas sans récompense. 

Plus tard, il affirmera que ce que l’Église et Pierre lieront ou 
délieront ns sera lié ou délié dans le ciel — ou selon saint 
Jean, que les péchés seront remis ou retenus à ceux à qui les 
Apôtres, l'Église, les auront remis ou retenus. Plus . il leur 
dira : « Comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie. » 

Or, comment le Père l’avait-il envoyé ? Avec la Dlénitude de 
l'autorité et de la charité nécessaires pour le glorifier lui-même, 
racheter les hommes et les sauver. Dès lors, revêtus de l’autorité 
et de la charité de Jésus-Christ, les Apôtres diront : Je te baptise, 
je t'absous de tes péchés. Ceci est mon corps, ceci est mon sang 
et: Que le corps de Jésus-Christ te garde pour la vie éternelle. — 
Aussi à la fin le Sauveur ajoute : « Voici que je suis avec vous 
jusqu'à la consommation des siècles. » 

Voilà vingt siècles que ce qui a été dit s’accomplit sous les 
yeux de tous, et le plus grand nombre ne comprend pas encore 
ce fait, le plus universel, le plus constant, le plus divin. Il ne 
veut pas surtout comprendre les conséquences de foi, d'amour, 
d’adoration et d'action de grâces que ce fait impose à tous, 
envers Celui qui a dit les paroles et réalise les promesses. 

Les Apôtres donc, n'étant pas les précurseurs mais les délégués 
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le divin Maître, d’après le 
verset du chapitre XI qui va nous occuper, continua de son côté 
sa vie apostolique. Ce fut le moment de son effort suprême dans 
la Galilée. Il n’est pas douteux que plusieurs des apôtres et des 
disciples demeurèrent avec lui et l'’accompagnèrent dans cette 
mission, et que les autres ne tardèrent pas à le rejoindre. Ils 
étaient sans doute tous réunis à lui, lorsque se produisit ce qu’on 
a appelé, la crise de Galilée. Plusieurs disciples se retirèrent 
alors et saint Pierre,au contraire, préluda à sa future et prochaine 
confession solennelle de la divinité de Notre-Seigneur Jésus- 
Christ à Césarée de Philippe, en répondant au Maitre qui disait 
aux disciples demeurés avec lui : « Et vous aussi ne voulez-vous 
pas me quitter? — A qui irions nous? vous seul avez les 
paroles de la vie éternelle; car nous, nous avons connu et nous 
avons cru que vous êtes le Christ Fils de Dieu. » C'est au cha- 
pitre VI de saint Jean qu'il faut étudier l’occasion de la crise 
dont nous parlons et ces paroles de saint Pierre, si semblables 
à celles que saint Matthieu rapportera bientôt. 


APRÈS LA MISSION DES APOTRES 65 


Sans doute, les multitudes viendront encore au Sauveur; 
mais non plus parce qu’elles ont vu des miracles, mais parce 
qu'elles ont mangé du pain (Jean VI), c’est-à-dire : elles ne 
viennent plus pour le prophète et pour celui qui l’a envoyé, ni 
même pour chercher à se rendre compte de sa doctrine, mais 
pour recevoir les bienfaits matériels du prophète miraculeux, 
pour être guéries par sa parole et RARE gratuitement le pain 
qu'il multiplie. 

Il en est certainement qui disent avec saint Pierre : « À qui 
irions nous ! vous seul avez les paroles qui donnent la vie éter- 
nelle. » Vous seul faites les œuvres qui conviennent au Messie, 
fils de Dieu. Mais le nombre de ceux qui restent est petit et leur 
courage, leur enthousiasme a diminué avec leur nombre. Ce 
n'est pas une médiocre épreuve pour les fidélités ordinaires que 
de sentir les foules s'éloigner et de voir se multiplier les apostasies. 

Comment s'était produit un changement aussi considérable 
dans les dispositions de la foule; changement dont le récit de 
saint Jean nous donne l’occasion plutôt qu’il n’en révèle la cause. 
Il est assez facile de le deviner. Les Juifs étaient trompés dans 
leurs calculs. Ils avaient attendu, espéré, désiré un Messie qui 
les vengerait et leur donnerait l'empire et l’or du monde 
entier. Ïls avaient le Sauveur universel qui voulait régner sur 
les âmes, sur celles des Gentils aussi bien que sur celles des 
enfants d'Abraham. Il voulait, non la vengeance, mais le pardon; 
non la haine, mais l'amour. Son royaume devait s'établir sans 
le secours du glaive, par la seule force de la vérité doucement 
persuadée. Il était lui-même doux et humble de cœur. Il ne fut 
pas difficile aux ennemis de Jésus-Christ, aux pontifes, aux 
docteurs, aux pharisiens, aux sénateurs, d'exploiter l’amertume 
d'un patriotisme exaspéré et déçu. 


1] 


Désormais, les difficultés de toute nature naîtront en quelque 
sorte sous les pas du Sauveur. Les insinuations venimeuses, les 
défiances, les plus odieuses calomnies, remplaceront la simpli- 
cité confiante et les enthousiasmes du commencement. La haine 
pharisaïque qui se contient un peu moins chaque jour, en face 
d'une popularité qu’elle a fait habilement décroître, augmentera, 
s'envenimera, jusqu'au moment où elle pourra s’assouvir dans 
le sang répandu au Calvaire. 


E. P. — XxXv. — 5 


bo SAINT MATTHIEU 


De son côté, Notre-Seigneur ne parlera plus à ce peuple qui 
l’abandonne et s'apprête à le renier, avec la claire simplicité qu’il 
employait pour lui sur la Montagne des Béautudes. IL ne les 
instruira plus qu’en paraboles. Comme le crime et l’ingratitude, 
l’aveuglement et la punition avançeront progressivement, mar- 
chant comme d'un pas égal. 

Nous sommes donc à la fin de la partie relativement heureuse 
de la vie apostolique de Jésus-Christ et nous voyons commencer 
la période des contradictions. C'était le moment pour Notre- 
Seigneur de se manifester plus ouvertement que jamais. Suivant 
sa méthode, le saint Évangéliste devait s'appliquer à entourer cette 
manifestation de la lumière la plus saisissante : C’est ce qu'il a fait. 

Saint Jean-Baptiste, précurseur jusqu’à la fin, précurseur 
dans les chaînes et dans le martyre sanglant, comme il l'a été 
dans l'obscurité de la vie, l’éclat de la prédication, la force et la 
véhémence des menaces; saint Jean-Baptiste oblige Notre- 
Seigneur Jésus-Christ à dire toute la vérité à ses disciples. Sans 
doute, il craignait pour eux l’entrainement général, et il voulait 
en mourant, les léguer au Sauveur. Lui ne doutait pas; mais les 
siens avaient besoin du témoignage des miracles, de l’affirmation 
de la prédilection de Dieu paur les pauvres, et peut-être surtout 
de l'avertissement qui termine la réponse du divin Maitre : 
« Bienheureux qui ne sera pas scandalisé en moi. » | 

‘Tout ceci s'était passé devant une foule nombreuse, et c'était 
un premier témoignage que Notre-Seigneur s'était rendu à lui- 
même; témoignage déjà suffisant, puisque les miracles avaient 
précédé la réponse qui les mentionne. Cependant, à In preuve des 
miracles, Notre-Seigneur ajoute aussitôt celle de la prophétie. 
C’est dans ce but qu'il fait de Jean l'éloge le plus achevé qui ait 
jamais été fait d’un homme. Personne n'a été plus grand que 
Jean-Baptiste. — Et certes la grande majorité de ses auditeurs 
n'étaient point disposés à le contredire sur ce point. Cet homme 
que vous vorez si justement admiré et qui est moindre pourtant 
que le plus petit dans le royaume des cieux. Cet homme en qui 
se résumaient et vivaient tous les anciens prophètes. Cet homme 
est le précurseur promis par Malachie qui devait, dans l'esprit 
ct la vertu d’Élie, préparer les voies au Messie, et qui les a 
préparées en effet. 

« Quoi d'étonnant que cette génération me traite comme elle 
le fait, ayant traité de possédé, Jean-Baptiste ! » 

Ïl ne faut pas, cependant, que le peuple qui l'entend, voie un 


APRÈS LA MISSION DES APOTRES 67 


seul moment le précurseur et le Messie sur-un pied d'égalité. Il 
est vrai que la génération actuelle a été injuste envers l’un et 
l’autre ; mais beaucoup plus envers le Sauveur. Ce n'est pas des 
lieux témoins de l’austérité et de la prédication de Jean que 
Notre-Seigneur se plaint; ce n'est pas eux qu’il menace des 
divines rigueurs. Ce sont les villes qui ont été le centre de la 
prédication de Jésus-Christ lui-mème. Corozaïn, Bethsaïde, 
mais surtout cette Capharnaüm qu'il avait élevée jusqu’au ciel 
en faisant d'elle sa patrie de choix, et qui tombera jusqu'aux 
profondeurs de l'enfer. Les plus comblées se sont montrées les 
plus obstinées dans leur incrédulité, c’est pourquoi le sort de 
Sodome et de Gomorrhe sera doux au jugement, en compa- 
raison de celui qui les attend. 

Mais si les hommes qu’il est venu sauver ne répondent aux 
prévenances de son amour qu'en remplissant son cœur des 
douleurs les plus amères, douleurs qu’ils rendront et plus amères 
et plus grandes, jusqu’au moment où il rendra sur la croix son 
esprit à Dieu son Père, ce Père bien aimé le remplit d’une joie 
et d’une consolation ineffables. Les desseins de sa sagesse et de 
son amour éternels, impénétrables aux regards des hommes, lui, 
le Fils, Jésus-Christ, les contemple à découvert. De son cœur 
qui déborde d’adoration et d'action de grâce, jaillit cette louange 
jusqu'au ciel : « Je vous loue, à mon Père, parce que vous avez 
caché ces choses aux savants et aux prudents et vous les avez 
révélées aux petits. Oui, Père, parce que tel a été votre bon plaisir. 
l'out a été remis en mes mains, et personne ne connaît le Fils 
si ce n’est le Père, et personne ne connaît le Père, si ce n'est le 
Fils et ceux à qui le Fils voudra le révéler. Venez donc à moi, 
vous tous qui souffrez et qui êtes chargés et Je vous soulagerai. 
Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que mon joug 
est doux et mon fardeau léger. » 

Tout est divin dans le livre sacré, cependant il est permis de 
dire que ce passage est un des plus beaux de l'Évangile, l'un des 
plus touchants et des plus révélateurs de ce qu'est Jésus-Christ 
notre sauveur et ce que sont les trésors de son Cœur sacré. Etu- 
dions-le autant que nous en serons capables, dans tous ses détails. 


JT] 


Et d'abord, la louange au Père qui, dans la profondeur 
incommensurable de ses décrets, cache aux sages et aux habiles 


68 SAINT MATTHIEU 


les vérités que Jésus-Christ apporte au monde, et les révèle aux 
petits. 

C'est le châtiment mérité par les classes élevées, civilisées et 
dirigeantes, ainsi qu’elles s'appellent elles-mêmes. Je parle ici 
des nations comme des familles. C’est leur châtiment, parce qu'au 
lieu de seconder les desseins de Dieu à l'égard des petits et des 
humbles, elles ont méconnu leur mission et remplacé le dévoue- 
ment et la charité qu’il leur appartenait, selon le dessein de Dieu, 
de pratiquer, par l’orgueil et l’égoïsme. 

Dans leur ensemble, ceux que Dieu favorise des biens de ce 
monde, peuples, familles, individus, n’ont jamais été pénétrés de 
l'esprit du saint Evangile. La parole du Maître : « Je suis venu, 
non pour être servi mais pour servir et donner ma vie pour le 
rachat du grand nombre » ils ne l’ont pas acceptée, n1 surtout 
pratiquée. On comprend bien que je n’entends pas méconnaître 
les nombreuses exceptions; mais ici encore, il est permis de dire 
que les exceptions confirment la règle générale. S'il n’en était 
pas ainsi, Notre-Seigneur n'aurait pas dit la parole que nous 
méditons en ce moment; il n'aurait pas non plus parlé du 
danger de la richesse et de la difficulté, de l'impossibilité même, 
pour ceux qui mettent leur confiance aux biens de ce monde, 
d'entrer dans le royaume de Dieu. 

Auguste Comte place au XIe siècle le maximum de vie chré- 
tienne dans l'humanité. On pourrait allonger quelque peu cette 
période et surtout, on pourrait affirmer que d’autres temps plus 
ou moins longs ont ressemblé à celui-là. Il est à remarquer 
qu’alors les classes dirigeantes furent, plus encore que les 
chevaliers qui allaient à la conquête du tombeau de Jésus-Christ, 
les bénédictins de Cluny et plus tard de Clairvaux. 

Il convient d'ajouter, que là où la vie chrétienne apparaît 
toujours en toute perfection, je veux dire dans les communautés 
religieuses ferventes, cette perfection tient invariablement à celui 
qui dirige et qui ne domine les siens que par ses exemples et ne 
les entraine à sa suite qu’en les servant. 

Le pouvoir, l'or, la royauté intellectuelle, offrent trop de 
moyens aux fils corrompus d'Adam de satisfaire leurs honteuses 
passions : orgueil et dureté de cœur, luxure, égoïsme, lâcheté, 
cruauté et paresse. [1 ne faut qu'ouvrir les yeux pour voir cela 
dans le présent et dans le passé : Et tout cela, c’est l’apostasie 
pratique de l'esprit chrétien d’abord, et plus tard, le reniement de 
Jésus-Christ même, au nom des droits de l’homme et de la chair. 


APRÈS LA MISSION DES APOTRES 69 


Cependant, ceux qui entrent si difficilement dans le royaume 
des cieux et qui en sortent si facilement, sont et seront les diri- 
geants. Îls ont tant de moyens de séduire, de tromper, 
d’asservir ! Toujours les masses subiront leur influence. Seuls 
les pauvres en esprit, ceux qui fuient le pouvoir, méprisent l'or 
et craignent la renommée, leur échapperont. Les autres sont 
sous leur influence, parce qu’ils leur ressemblent. Cependant, il 
yaentre les uns et lesautres la différence de posséder à désirer, et 
le plus souvent encore, ce désir est vague et inconscient, en sorte 
que ceux qui y succombent auraient sans doute suivi l’exemple 
d’une vie vraiment chrétienne, s’il leur avait été donné par ceux 
qui sont au-dessus d'eux et qui les dominent. 

Et Jésus-Christ, de toute la compassion de son cœur pour 
ces foules semblables à des troupeaux sans pasteur, ou plutôt 
semblables à des troupeaux livrés à la dent du loup par leurs 
pasteurs même, Jésus-Christ loue la justice de son Père. Il le 
loue du jugement qu'il exerce à l'égard de ceux qui se sont 
servis des dons reçus pour trahir du même coup Dieu, leur 
bienfaiteur et leur père, et les hommes dont ils devaient-être la 
providence visible et les guides vers la perfection. Leur châtie- 
ment vient ou viendra même dans la vie présente et dans le 
temps. Mais Jésus-Christ n’en parle pas, parce que quelqu= 
grand qu'il paraisse être, il n’est rien en comparaison du malheur 
d'avoir les yeux fermés, de ne voir point le Sauveur et d’être 
privés du salut qu’il apporte. | 

Ainsi, ce que les habiles ne verront pas, les simples le 
verront; et ce qui sera caché aux savants dont le cœur n’a pas 
de place pour la vérité et pour Dieu, parce qu'ils sont remplis 
d'eux-mêmes, les petits, les humbles, le contempleront et le 
posséderont dans le temps et dans l'éternité. 


Il a plu au Père qu'il en soit ainsi, parce que le Père est juste 
et saint, parce qu'il est jaloux de sa gloire et parce qu'il aime son 
Fils et le veut glorifier; ce Fils que les hommes dédaignent, 
persécutent, insultent et crucifient, et sur le Calvaire et dans leur 
cœur. | 


IV 


Maintenant, le divin Maître va nous dire quelles sont ces 
choses qu'il glorifie le Père de révéler aux tout petits. Ce sont 


70 SAINT MATTHIEU 


celles qui sont contenues et symbolisées dans le signe de la croix 
que ces tout petits aiment à faire sans cesse en répétant dévote- 
ment des paroles sacrées, toujours les mêmes, mais dont le sens 
est si immense que ce qu'elles expriment remplit le ciel et la 
terre, le temps et l'éternité, et pénètre de pardon, de joie, de 
vie bienheureuse, quiconque les croit de tout son cœur. C'est 
l'unité de la nature de Dieu et la pluralité des personnes en un 
seul Dieu et l’égalité et consubstantialité de ces personnes. C’est 
la mission toute puissante et pleine d'amour confiée au Fils par 
le Père, afin que tous ceux qui souffrent et sont surchargés, 
quelles que soient leurs souffrances, quel que soit le poids qui 
les oppresse, fut-ce celui des péchés, viennent à lui et qu'ils 
soient par lui refaits, pour une meilleure et plus sublime vie. 
Voilà ces choses que le Père révèle aux tout petits. 

Puissions-nous être si petits à nos propres yeux, que nous 
méritions d’avoir la révélation de ces choses divines. Non pas 
seulement la révélation qui en est faite à notre foi, mais cette 
révélation supérieure, partage des saints, qui les leur a fait 
aimer, goûter, sentir et toucher presque. Cette révélation si 
entière qu’elle remplit toute l’âme et qui, devenant sa vie unique, 
fait quelle peut dire avec l’Apôtre : « Ma vie c’est le Christ, et 
mourir un profit. » La mission de Jésus-Christ, mission de 
miséricorde, de justice, de charité et de paix est dans ces paroles: 
« Toutes choses ont été mises en ma main. » La royauté et le 
sacerdoce, le pouvoir de juger et de pardonner, la gloire de 
révéler le nom de mon Père et d’être le premier-né dans une 
multitude de frères ; la charge de tous les maux et de toutes les 
fautes des enfants d'Adam et la charité de les expier dans mon 
sang ; le devoir de goûter la mort et de communiquer par cette 
mort même, une vie divine à toute la création. 

Puis c’est le témoignage le plus formel de la divinité de Jésus- 
Christ, qui soit dans les quatre Évangiles. Non, pas même dans 
le commencement de celui de saint Jean, l'égalité du Fils et du 
Père n'est exprimée avec autant de force et d'évidence. « Le 
Père seul connaît le Fils. Personne autre que le Père, ni au 
ciel ni sur la terre, ne le connaît; ni le plus sublime des séra- 
phins, ni sa Mère elle-même, car seule l'intelligence infinie 
connaît une personne infinie. Et personne ne connaît le Père, 
si ce n'est le Fils. Le Fils fera connaître le Père à qui il voudra; 
il sc glorifiera dans le discours après la Cène, d'avoir manifesté 
son nom aux homimes que le Père lui a donnés, et ces hommes, 


APRES LA MISSION DES APOTRES 71 


les Apôtres et ceux que les Apôtres élèveront à la grâce de la foi, 
connaîtront le Père, puisque son nom leut est manifesté. Mais 
ils le connaftront d’une connaissance imparfaite et obscure. Ni 
sur laterre ni au ciel, l'intelligence créée ne connaîtra Dieu comme 
Dieu se connaît. Cependant, Jésus-Christ qui seul te connaît, nous 
én donne unie connaissance plénière par cette foi qui nous permet 
de dire: « Je vous adore et vous loue, Ô Père, uni à votre Fils 
Jésus-Christ, de l’adoration et dé la louange que vous donne ce 
Fils bien-aimé, en qui vous avez mis toute votre complaisance ! » 

Cepéndam, ce n'est pas comme homme, mais comme Dieu, 
que Jésus-Christ connaît son Père de telle manière que nul 
autre que lui ne le connaît. La connaissance qu'il nous en 
donne, c’est comme homme qu'il nous la donne; l’autre est 
incommunicable. Et c’est celle qu'il a comme homme, qu'il 
communique à qui il veut, mas incomparablement moins 
parfaite qu’il ne la possède lui-même. 

Le Père seul connaît le Fils. Le Fils est donc égal au Père, 
où le Verbe, la pensée, est égale à l'intelligence qui la produit. 
L'égalité du Père et du Fils, par conséquent leur consubstan- 
tialité, enfin la divinité de Jésus-Christ est proclamée ici par 
Jésus-Christ même, de la manière la plus évidente. Nul ne peut 
le nier, nul ne l’essaie. Et les ennemis de Dieu et des hommes 
n'ont pu trouver que la ressource de dire que ce passagé n’est 
pas authentique ; qu'il a été surajouté en vue de persuader la 
vérité qu'il affirme et que saint Matthieu n’a jamais enseignée 
nulle autre part. 

Sélon leur coutume, pas ombre de preuve pour étayer leur 
affirmation : ce passage n'est pas authentique. U'n seul, à ma 
connaissance a balbutié : le passage ne vient pas à propos, il 
intérrompt la suite du discours. Nous venons de voir, au 
contraire, combien tout lé discours est lié et va à cé but aussi 
naturellement qué les eaux du fleuve vont à la mer. 

Ce que leur négation démontre, c’est leur aveuglement et la 
sincérité de leur sottise. Donc, aucune des autres affirmations et 
preuves de la divinité de Jésus-Christ répandues partout dans 
l'Évangile de saint Matthieu, ne les avait frappés. Nous en avons 
rapporté jusqu'ici un nombre considérable, et certes il nous cn 
reste à mettre en lumière. Ces critiques, ces savants, les avaient 
lues, plusieurs fois lues, sans lés comprendre jamais ! 

Ils n'avaient pas vu que saint Matthieu atoujours cebut devant 
les yeux et s'applique constamment à le mettre devant les veux 


72 ___ SAINT MATTHIEU 


de ses lecteurs ; que tout est aussi tendancieux que ce passage. 
Ils n'avaient rien vu, rien compris, ces critiques qui ne se 
trompent jamais, quoique non plus ils ne soient jamais d'accord 
entre eux. Tout à coup, les voilà en face de ce texte : « Personne 
ne connaît le Fils que le Père, etc.» Ils sont bien forcés alors 
de comprendre la force des mots ; de voir que Jésus-Christ 
proclame sa propre divinité par ces mots, et ils s’effarent. 

De fait, pour qui n’a vu jusqu’à cet endroit la divinité de 
Jésus-Christ nulle part. Ni dans des paroles comme celles-ci : 
« Je le veux, soyez guéri » — ou bien : « Afin que vous sachjez 
que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre, de remettre les 
péchés », ni dans les miracles qui mettent sur des paroles aussi 
significatives le sceau de la véracité de Dieu. Pour qui n'a pas su 
comprendre qu’un Dieu seul peut perfectionner et corriger la loi 
de Dieu, se déclarer maître du sabbat et plus que le temple ; 
pour de tels hommes, ce texte en effet détonne. Il les surprend, 
parce qu’il viole l’opacité de leur esprit critique, pénètre violem- 
ment leur intelligence et lui impose de force sa clarté. On 
comprend que ce texte soit trouvé et déclaré tendancieux par de 
tels hommes. | | 

J'ai écrit plus haut le mot de sottise. Il ne faut pas que ce mot, 
que je ne retire point, fasse croire que je méconnaisse leur science. 
Mettons qu’ils sont non seulement laborieux mais encore intel- 
ligents, que plusieurs même sont de bonne foi.. Tout cela n’em- 
pêche nullement la sottise au sens de saint Paul qui parle d’eux 
précisément dans ce passage : Nonne stultitiam facit Deus, sapien: 
tiam hujus mundi ? Et plaise à Dieu qu'ils ne soient jamais au 
nombre des sots éternels dont parle quelquepart Tertullien ! Car 
en effet, c’est parce que la sagesse de ce monde est remplie d'elle- 
même, que la sagesse de Dieu n’a trouvé en elle nulle place et a 
dù l’abandonner à son aveuglement et à son orgueil endurci. 

Ces réflexions nous ont retenu trop longtemps, revenons à 
notre texte. 


V t 


L'âme profonde, parce qu’elle est simple, et éclairée parce 
qu'elle est pure, de ces tout petits, àqui le Pèrea révélé les vérités 
qui sont la vie éternelle : « Hæc est vita æterna ut cognoscant te 
solum Deum verum, et quem musish, Jesum Christum», cette 
âme voit encore et plus que jamais la divinité de Jésus-Christ 
dans la tendre invitation qui termine ce chapitre. 


APRÈS LA MISSION DES APOTRES 73 


Ils comprennent ces tout petits, que c’est la même bonté 
inuüme, la même ineffable tendresse, le même amour éternel qui 
après avoir incliné le Père à leur révéler où est le salut, oblige 
maintenant le Fils à les attirer à ce salut qui est lui-même. C’est 
cet amour qui le pousse à les inviter à venir à lui, avec les 
accents les plus irrésistibles, les promesses les plus désirées du 
cœur de l'homme si oppressé. « Venez a moi, vous qui souffrez 
et qui êtes chargés, et je vous soulagerai ! » 

En Dieu, il n’y a qu’une seule volonté et une seule opération. 
C’est pourquoi, à Seigneur Jésus, vous étiez avec le Père quand 
il se révélait et vous révélait aux humbles, ces tout petits. Et le 
Père est avec vous lorsque vous appelez à vous pour les sou- 
lager, tous les hommes qui souffrent et sont chargés, ceux que 
le poids de leurs fautes accable et que la douleur opprime ! 

Ces tout petits, qui sont humbles et repentants, ces tout 
petits, dont le cœur plus grand que le monde crie vers vous sa 
faim inassouvie de vie et de béatitude, ces tout petits qui souf- 
frent et pleurent, mais qui sentent que le Père qui est aux cieux 
ne les a pas faits ses enfants pour les vouer à la souffrance et à la 
mort. Ces tout petits, ont été trouvés dignes de la révélation du 
Père et de l’appel du Fils. Les sages et les prudents n'ont eu 
besoin ni du Père, ni du Fils. Ils ne souffrent pas de leurs 
péchés et ils ont l’art de réduire à peu les maux qui en sont la 
suite. Leur cœur appesanti se trouve satisfait sur la terre et, ni 
leur sagesse n'a besoin de la lumière du Père, ni leur vie, de la 
consolation du Fils. 

Ceux-là ne verront pas non plus, qu’adresser un appel à tout 
ce qui souffre, se déclarer en état de soulager tous les maux, tous 
ceux de l’âme et ceux du corps, est le fait de plus qu’un homme 
et plus qu’un ange. Qu'il n’y a que Dieu seul pour faire un tel 
appel et tenir une telle promesse ; qu'il y a par conséquent dans 
ces paroles du Sauveur, sous une autre forme, une proclamation 
de sa propre divinité aussi claire et évidente que celle qui l’a 
précédée. | 

Or, voilà vingt siècles que cet appel a été adressé à tous, et 
vingt siècles que cette divine promesse ne cesse d’être tenue par 
Celui qui l’a faite avec autant de solennité que de tendresse. Où 
est l’homme qui est venu sincèrement à Jésus-Christ et qui n’a 
pas trouvé auprès de lui le soulagement qu'il cherchait ? Les 
péchés de ceux qui viennent à lui sont noyés dans son sang. Dieu 
mème les oublie et le cœur du pécheur est purifié. Les douleurs 


74 SAINT MATTHIEU 


du corps et de l’âme unies aux souffrances de Jésus-Christ crucifié, 
se transforment en pures et délicieuses joies. Les besoins les plus 
impatients, les soifs de bonheur les plus brûlantes, le désir 
d'aimer et d'être aimé, ce besoin qui est le fond même du cœur 
humain, tout cela est satisfait. Non seulement cela, mais plus 
que je ne sais dire ou comprendre mais que les saints ont com- 
pris et senti. Tous les désirs, toutes les aspirations trouveront à 
se satisfaire et au-delà dans la réception de l'Eucharistie, de 
Jésus-Christ ; et s’il reste à souhaiter quelque chôse encore au- 
delà, cette Eucharistie en est la promesse et le gage. 

Ah ! prenons, prenons sur nous le joug de Notre-Seigneur 
Jésus-Christ, et à notre tour sa douceur et son humilité nous fera 
sentir combien en effet, son joug est doux et son fardeau léger. 
Nous trouverons le repos de nos âmes auprès de lui, glorieux et 
règnant dans la splendeur de l'éternité. 


* 
+ 


Jusqu'ici, Notre-Seigneur a parlé à ceux qui le croyaient, et il 
termine ses enseignements par l'affirmation la plus solennelle dé 
sa divinité. Après quoi, il appelle à lui tous ceux qui souffrent et 
qui sont surchargés, promettant de les récréer et de donner la 
paix à leurs âmes. 

Désormais, il parlera surtout à ceux qui ne le croient pas et 
qui le contredisent. Il terminera cette seconde moitié de son 
message public, non plus par l'affirmation la plus solennelle, 
mais par la preuve la plus irréfragable de sa divinité : sa Résur- 
rection, tant de fois promise pour le troisième jour et qu'il réalisa 
en effet, ce jour là. Après quoi, il appelle toutes les nations à 
entrer dans le sein maternel de son Eglise, promettant, que lui 
qui récrée et qui donne la paix, sera avec elle, avec ses enfants, 
tous les jours, jusqu’à la consommation des siècles. 

O Dieu, quand est-ce que les hommes et les peuples, fatigués 
de leurs maux et de leurs divisions, consentiront à avoir pitié 
d'eux-mêmes et à venir auprès de vous, dans votre Église, goûter 
la paix et vous promettre de refaire leur vie. 


Fr. EXUPÈRE. 
O. M. C. 


LE QUATRIÈME CENTENAIRE 
DE LA PRISE DE GOA 


Son Excellence Monseigneur Matthieu d’Oliveira Xavier, ar- 
chevêque de Goa et patriarche des Indes Orientales, a pris l’ini- 
tative d’un Congrès Eucharistique qui doit se réunir dans sa 
ville métropolitaine au mois de novembre 1910. Il s’agit de 
rappeler le souvenir de la prise de Goa par les Portugais en 
1510. Ce fut en effet un événement glorieux comme fait d'armes 
et plein deconséquences heureuses pour la propagation de la Foi 
Romaine dans l’Hindoustan. 

Beaucoup de Français s’imaginent aujourd’hui, — on le leur 
enseigne, — que l’histoire du monde commence à l'an 1789. 
Cette date, à leur sens, marque le berceau de l’humanité vérita- 
ble : celle qui a des annales, et dont les notabilités méritent des 
statues. Quant aux nobles pages que la république chrétienne 
écrivit jadis dans l’histoire, quant aux vieux héros catholiques 
qui, bénis par les Papes et les raie portèrent glorieux l’éten- 
dard de la civilisation européenne, on les a vite oubliés. Le 
monde professe ouvertement, —etle Général de Sonisle rappelait 
naguère à Mer Pie, — que les chrétiens doivent rester dansl’om- 
bre, oubliés, ignorés. 

Tant pis pour le monde ! L'Europe n’est pas née d'hier, et il 
nous plait d'évoquer le souvenir de ces grands hommes sur le 
front desquels l’espérance des biens célestes n’a point empêché 
l'admiration des peuples de déposer les lauriers de la gloire. 

Sans doute l’expansion européenne a pris, au siècle dernier, 
des proportions hors pair, mais nos prédécesseurs et nos con- 
temporains, somme toute, n’ont fait que suivre les traces de leurs 
aînés. Dès le XV: siècle, les peuples chrétiens ont résolument et 
méthodiquement pris l'offensive contre les peuples infidèles et 


70 LE QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA PRISE DE GOA 


idolâtres. Les deux premières nations engagées dans cette voie 
d’impérialisme furent, à l'Ouest, les Espagnols ; à l'Est, les Por- 
tugais. Les uns et les autres avaient, durant des siècles, soutenu 
la lutte contre les Musulmans. Dieu, à la fin, leur avait donné la 
victoire. La croix du Christ resplendissait de nouveau d’une rive 
à l’autre de la péninsule ibérique. C’est alors que l'Espagne en- 
voya Colomb à la découverte de l’Amérique. Le Portugal conti- 
nua sur mer la lutte contre l'Islam. Battus en effet dans l’Europe 
méridionale, les Musulmans étaient très puissants en Asie. En- 
core quelques années et le Mogol Baber va fonder dans l’Hindous- 
tan ce despotique empire mahométan auquel, de nos jours seule- 
ment, et au grand avantage des peuples de l’Inde, a succédé 
la domination de la loi britannique. En ce même temps, un autre 
peuple islamique, les Turcs, substituent la maison d'Osman à 
la dynastie des Paléologues de Constantinople. Sur mer, dans la 
Méditerranée, sur tous les points les corsaires mécréants mena- 
cent les chrétiens, et il a fallu attendre jusqu’à l’année 1830 pour 
voir l’oriflamme dé la Fille aînée de l'Église flotter sur la Cas- 
ba d'Alger. Dans la Mer Rouge, dans l'Océan Indien, les 
marins musulmans étaient les maîtres incontestés du commerce. 

A la fin du XV: siècle, les Portugais, peuple brave et généreux, 
plein d’ardeur alors et de toi religieuse, portèrent heureusement 
leur activité du côté des entreprises maritimes. Les succès des 
Espagnols en Amérique excitèrent leur émulation et Dieu bénit 
Ja nation très fidèle en lui accordant cetinestimable bienfait qu'on 
appelle des grands hommes. 

Le roi Don Emmanuel le Fortuné (1495-1521) présidait alors 
aux destinées du peuple portugais. C’est l’âge d'or de l’histoire 
portugaise, ce sont les beaux jours de la nation très fidèle. Son 
règne de 26 ans connut toutes les grandeurs. Très ferme et exact. 
dans l'exercice de la prérogative royale, il savait se tenir aussi en 
contact avec son peuple. Îl n'est donc pas étonnant qu'il en. fut 
aimé. Les sciences et les lettres eurent en lui un protecteur éclairé 
et les expéditions vingt fois victorieuses de ses armées en Afrique 
et en Asie illustrèrent à jamais le nom portugais. C'était du 
reste un prince chrétien très attaché à |’ Église catholique. 

En 1497, dix ans après queBarthélemy Diaz eut découvert le 
cap de Bonne-Espérance, Vasco de Gama, envoyé par le roi à la 
recherche de nouvelles terres, trouve la route maritime des Indes. 
Comme l'italien Christophe Colomb, comme le français Jacques 
Cartier, Vasco de Gama était chrétien de croyance et de pra- 


LE QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA PRISE DE GOA 77 


tique. Il partit pour son expédition comme on part pour une 
croisade sainte. [Il y avait près de Lisbonne, sur le bord de la 
mer, une chapelle que l’intant Don Henri avait fait bâtir. C'était 
la Notre-Dame de la Garde des matelots portugais : comme le 
sanctuaire qui domine Marseille, elle était dédiée à la Vierge sans 
tache que l Église appelle « stella maris ». C’est dans cette cha- 
pelle que Vasco de Gama et ses compagnons, priant Dieu, pas- 
sèrent la nuit qui précéda leur départ. Le matin, ils assistent à 
la Sainte Messe, reçoivent le Corps du Seigneur. Puis proces- 
sionnellement, un cierge à la main, au chant des hymnes sacrées 
et encadrés des prêtres et des religieux, ils retournent à Lisbonne. 
De Lisbonne, ils s’élancèrent sur « la mer ténébreuse ». Vasco 
de Gama avait avec lui son frère Paul Gama, Nicolas Coello, 
Gonzalve Nuguez et seulement soixante hommes. Ce n'était pas 
sans raison que le grand navigateur était allé puiser à la source 
du courage et de l'énergie. Aux approches du Cap Vert, l’équi- 
page, pris de peur, se révolte contre son commandant. Vasco 
de Gama n'hésite pas, il met les chefs aux fers, saisit lui-même 
le gouvernail et double le cap. Les Musulmans, prévoyant déjà 
la ruine de leur commerce, veulent l'arrêter : son artillerie les 
disperse. Bientôt les bateaux portugais abordent à Calicut. 
Reçu par le raja de Calicut, Vasco de Gama d'’intrépide guerrier 
se transforme en habile négociateur : sa fermeté, son courage 
enlèvent l’amité du prince hindou. Celui-ci consent à faire 
alliance avec le roi de Portugal. Plus tard, le raja de Calicut 
dressa même un acte écrit en caractères d’or pour garantir aux 
Européens la possession d’un palais sur lequel flotta dès lors la 
bannière portugaise. 

Une seconde expédition de Gama avec vingt vaisseaux, une 
autre de Pedro Alvarès Cabral (1500) avec treize vaisseaux 
affermirent les établissements chrétiens dans l’Inde. 

Voici en quels termes des prêtres de l’Église syro-Malabare 
rendent compte à Mar Elie, leur Patriarche, de l’arrivée des Eu- 
ropéens aux Indes Orientales. « Nous annonçons aussi à nos 
pères que de puissants navires ont été envoyés d'Occident aux 
Indes par le roi chrétien des Faranghis qui sont nos frères. 
Leur navigation fut d'une année entière. Après avoir visité 
l’Éthiopie, ils abordèrent aux côtes de l'Inde... Ayant ensuite 
acheté du poivre et d’autres marchandises, ils retournèrent chez 
eux. Ce roi puissant que Dieu protège, ayant découvert et explo- 
ré cette nouvelle route, envoya six autres immenses vaisseaux, 


78 LE QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA PRISE DE GOA 


et après six mois de navigation, ces habiles marins arrivèrent à 
Calicut … Le chef des Faranghis alla trouver un autre roi infi- 
dèle, sur la côte de Malabar. [1 lui demanda un lieu dans sa 
ville, nommée Cananor où il leur fut permis de faire librement 
le commerce et de revenir tous les ans avec les hommes de sa 
nation. Ce roi les reçut avec joie, les traita libéralement et leur 
assigna dans sa ville un terrain et une vaste maison. Le chef 
chrétien lui fit cadeau, en retour, de magnifiques habits brodés 
d’or et de pièces d’étoffe de pourpre. Peu de temps après, ayant 
pris une grande cargaison d’épices, il s’en retourna dans son 
pays. 

Ïl y a actuellement en la ville de Cananor une vingtaine de 
Faranghis .… Ils possèdent un oratoire où ils vaquent à la prière. 
Leurs prêtres font tous les jours les cérémonies saintes de l’o- 
blation et du sacrifice, telle est leur habitude ..… Leur pays s’ap- 
pelle Portugal ; c’est une région des Faranghis. Leur roi se 
nomme Emmanuel, et nous prions le divin Emmanuel de le 
protéger .. » (1) 

Le roi Don Emmanuel établit la vice-royauté des Indes avec 
François d’Almeida comme titulaire. Le vice-roi avait une 
garde comme un souverain, il commandait à l'amiral des Indes, 
son pouvoir était illimité, dans les affaires civiles ses arrêts 
étaient sans appel, dans les affaires criminelles la sanction royale 
n’était requise que dans le cas d’une condamnation capitale pro- 
noncée contre un gentilhomme portugais. 

Les chrétiens allèrent de succès en succès. Le raja de Cochin, 
allié du Portugal, avait été détrôné par un de ses ennemis, les 
Portugais le rétablirent sur son trône. Voulant reconnaitre ce ser- 
vice, le raja laissa construire le fort de Santiago et l’église Saint- 
Barthélemy : premières assises de la domination européenne, 
symbole monumental de l'alliance de la Croix du Christ et de 
l'épée portugaise, de l’Église et de l’État dont l'entente harmo- 
nieuse poursuivait à la fois et la rédemption éternelle des hom- 
mes et la prospérité du peuple chrétien. 

Mais il nous faut parler du grand nom qui fut, à vrai dire, le 
fondateur de la puissance portugaise en Orient : le célèbre 
Alphonse d’Albuquerque. Comme notre cher saint Antoine de 
Padoue, 1l naquit à Lisbonne. Sa noble famille était même alliée 
à la race royale. Son père, François d’Albuquerque, était officier 


(1) Huwc, Le Christianisme en Chine, en Tæ'tarie, et en Thibet, tome 11, chap. 1. 


LE QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA PRISE DE GOA 79 


dans l’armée des Indes. En 1503, à la tête d’une escadre de six 
vaisseaux, Alphonse part pour l'Orient. En route, il découvre l’île 
de Zanzibar et la rend tributaire de Don Emmanuel. En 1 507, il 
s'empare d'Ormuz. « La ville d'Ormuz, dit un historien, bâtie au 
X1° siècle par un conquérant musulman, est assise sur un rocher 
stérile au débouché du détroit de Mollandour, à l'entrée du golfe, 
et commande par conséquent le passage de la mer d'Arabie à la 
mer des Indes. Cette position unique en avait fait la capitale d’un 
royaume intermédiaire entre l'Arabie et la Perse et l’entrepôt du. 
commerce de ce dernierempire avec toutes les contrées de l’Inde. 
Les villes les plus célèbres, les ports les plus fameux de l’Oc- 
cident, n’ont rien offert de plus magnifique depuis la découverte. 
du passage de Bonne-Espérance que la prospérité de la ville 
d'Ormuz avant cette époque... » 

Le shah de Perse, qui se croyait encore un droit de suzerai- 
neté sur Ormuz, envoya au conquérant des ambassadeurs ré- 
clamer le tribut annuel. Albuquerque reçut les envoyés du prince 
mahométan, puis leur montrant des faisceaux d'armes, des py- 
ramides de grenades et de boulets : « Allez dire à votre maître, 
dit-il fièrement, que voilà la monnaie des tributs que paie le roi 
de Portugal. » Cette réponse ne rappelle-t-elle pas cette autre 
que fit le brave Marcien, empereur catholique de Constantino- 
ple, à des députés barbares dans une circonstance analogue : 
« J'ai, dit le romain, de l'or pour mes amis et du fer pour mes 
ennemis. » 

Voici maintenant un exemple de la foi d’Albuquerque le 
Grand. C'était en 1512, il était sur mer, le bâtiment qui le portait 
ayant rencontré un écueil commençait à sombrer. Albuquerque, 
dans un élan de confiance surnaturelle, prend un enfantentre ses 
bras, puis, tombant à genoux et levant vers le ciel cet enfant 
baptisé : « O Christ, notre Dieu, dit-il, nous sommes pécheurs, 
nous méritons tous les châtiments, mais cet enfant est innocent, 
par égard pour cette innocence, sauvez-nous. » L’équipage fut: 
sauvé. 

Albuquerque avait Jde grandes conceptions. Un fait est bien 
connu. Ayant à combattre les Musulmans d'Egypte, pour les 
vaincre il se proposa de détourner le cours du Nil. Ilen écrivit 
même au Négus d’Éthiopie. Selon lui, il suffisait de creuser un 
canal qui eut déversé dans la mer Rouge les eaux du fleuve. 
L'Égypte, dont la fertilité est fille du Nil, devenait parle fait même 
un vaste désert. Les Turcs qui, à la même époque, s’emparèrent 


80 LE QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA PRISE DE GOA 


de la vallée du Nil  empéchèrent l'exécution de ce projet gigan- 
tesque. 

Dans une expédition militaire sur la côte de Malabar, lé gou- 
vernement avait confié le commandement à Fernand Cotinho. 
Albuquerque en fut blessé, car il se croyait des titres à cet em- 
ploi, mais loin de bouder l’État, il s’enrôla généreusement com- 
me volontaire sous les ordres de Cotinho. Quelque temps après, 
il était appelé à la direction suprême des affaires publiques et 
remplaçait d’Almeida comme vice-roi des Indes. 

En 1510, Alphonse d’Alburquerque s’empara de Goa, Goa 
« la Dorée » et en fit la capitale de l’empire portugais en Orient. 
‘C’est cet événement que les fêtes goanaises rappellerontennovem- 
bre aux Portugais des Indes et en général aux chrétiens hindous. 
C’est par Goa, en effet, que leur vinrent dans les siècles passés, 
tous ces Missionnaires, Dominicains, Frères-Mineurs, Jésuites, 
Carmes, Oratoriens, Barnabites, etc., qui portèrent jusqu’à 
trois millions le nombre des catholiques. 

Goa, située sur le rivage septentrional de l'ile du même nom, 
était au commencement du XVI: siècle, sous la domination de 
Hidalcan, ancien officier au service du raja de Decan. Hidalcan 
s'était soustrait à l’obéissancee de son souverain et déclaré lui- 
même raja de Goa. A la tête d’un bonne flotte, Albuquerque 
emporta la place. Hidalcan céda aux Portugais les îles de Goa, 
Choran, Divar et le territoire de Salcette. Le vice-roi poursuivit 
le cours de ses conquêtes. En 1511, l’île de Malacca tombe entre 
ses mains, et les rois de Siam, de Pégu et de Sumatra s'em- 
pressent de déposer à ses pieds leurs félicitations pour le succès 
de ses armes et implorent son appui ; les rajas de l’Inde lui en- 
voient des ambassades : toute l’Asie réclame sa protection. Par 
bonheur, Albuquerque joignait aux vertus qui font les grands 
guerriers, les talents de l'organisateur et du politique. Il sut 
maintenir les Portugais dans la discipline et se fit aimer des 
Indiens. Humain et désintéressé, il allait à tous et chacun trou- 
vait accès auprès de lui. Sa justice était sévère, sa bonté géné- 
_ reuse et bienfaisante. 

Albuquerque encouragea les siiabces de famille entre Euro- 
péens et Indiens. Sa politique était de fondre les deux peuples en 
un seul et 1} aimait à célébrer par des fêtes ces unions eurasien- 
nes. Notre saint Gonzalve Garcia, martyrisé au Japon lors de 
la grande persécution, ne fut-il pas le fruit béni d’une alliance 
indo-portugaise ? | 


LE QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA PRISE DE GOA 81 


Beaucoup de Goanais qui aujourd’hui se disent Portugais et 
descendants de Portugais ressemblent à s’y méprendre à de purs 
Indiens. Le géographe Reclus estime que le peuple portugais est 
de tous les Européens le plus apte à la colonisation lointaine. Il 
donne comme preuve leurs établissements au Brésil, en Afrique, 
aux Indes. S'il s’agit en effet de s'acclimater aux pays chauds, 
ni l'Anglais ni le Français ne peuvent rivaliser avec le Portugais. 
Celui-ci peut vivre aux Indes du même régime, et quant à l’ali- 
mentation et quant à l’habitation que les indigènes eux-mêmes. 
L'adaptation au milieu est parfaite, et aujourd’hui comme hier 
Dieu fait aux foyers goanais le don de nombreux enfants. Ajou- 
tons que la foi catholique a survécu tenace et vigoureuse, au nau- 
frage de leur fortune et de leur grandeur. Entourés d’idolâtres, 
de musulmans, d’hérétiques, les descendants des Portugais de- 
meurent fidèles à Jésus-Christ, très attachés à l'Église catholique, 
à ses mystères, à ses prêtres, à ses cérémonies. Parmi eux abonde 
ce fruit naturel de l'éducation selon l'Évangile : les vocations ec- 
clésiastiques. 

Mais revenons au grand Albuquerque de 1510. L'épreuve de 
la disgrâce vint lui offrir à la fin de sa carrière l’occasion de se 
préparer à mourir en chrétien humble et pénitent. La cour de 
Lisbonne lui retira toute confiance et il vit Vasconcellos, qu'il 
avait chassé de l’Inde et livré à la justice portugaise, recevoir du 
roi Emmanuel le gouvernement de Cochin, un de ses ennemis 
Lopez Soarez fut nommé à sa place vice-roi des Indes. Albu- 
querque était alors malade à Goa, ces nouvelles accélérèrent sa 
fin. « Au tombeau ! s’écriait-il à lui-même, au tombeau, vieil- 
lard fatigué, descends au tombeau ! » Il mourut en 1515, après 
avoir reçu en pleine connaissance les Sacrements de l’Église 
catholique. Comme saint François d'Assise, il voulut sur son 
ht de mourant se faire lire la Passion de N.-S. Jésus-Christ. 
Les Européens comme les Asiatiques pleurèrent ce grand hom- 
me et, lorsque les Portugais d'Europe réclamèrent ses cendres, 1l 
fallut un ordre formel du Pape pour décider les Goanais à s’en 
dessaisir. 

N'allons pas croire qu'Alphonse d’Albuquerque fut une 
exception isolée au milieu de son peuple, bien d’autres chefs 
portugais dans ces siècles prospères étaient taillés sur ce modèle 
élevé. Rappelons le vice-roi Jean de Castro. On cite de lui un 
trait imité des républicains de l’ancienne Rome. Au siège de 
Diu, son fils trouva la mort. La ville prise, de Castro faisant taire 


E. F. — xxv. — 6 


82 LE QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA PRISE DE GOA 


sa douleur particulière devant l’allégresse de tous, voulut quand 
même recevoir publiquement les félicitations d'usage. Il resta 
pauvre à ce poste de vice-roi où tant dé rois avaient à lui rendre 
hommage comme vassaux. Dieu lui fit la grâce de mourir entre 
les bras de saint François-Xavier, et il affirma sous la foi du ser- 
ment qu'il ne s’était jamais approprié un seul denier des trésors 
du souverain ou des particuliers. De fait, on trouva seulement 
dans sa caisse trois réaux. 

Autre trait rapporté de Laurent d’Almeida, fils de François 
d'Almeida, le premier vice-roi. Blessé grièvement dans une 
bataille navale contre les Musulmans, il se fit attacher au grand 
mât, et Là, jusqu’à la mort, ne cessa de commander à ses soldats ! 

Edouard Pacheco n’est pas moins célèbre. Le gouvernement 
lui confia le fort de Santiago, dans le royaume de Cochin, dont 
nous avons parlé plus haut. Il n'avait avec lui qu’une poignée 
d'hommes. Cinquante sept mille cipayesindiens vinrent l’assiéger ; 
les ennemis, de plus, étaient soutenus dans leurs efforts par une 
flotte de cent soixante bâtiments montés par dix mille hommes. 
Pacheco tint bon, accomplit des prodiges de valeur militaire 
et de sage tenacité jusqu’à l’arrivée de l’armée de secours com- 
mandée par Lopez Soarez. Celui-ci le ramena en triomphateur 
à Lisbonne. 

Avec des guerriers, des administrateurs et des marchands, 
Lisbonne envoyait aux Indes des apôtres et des évêques. C'était 
son devoir. Écoutons le Pape Alexandre VI dans le fameux 
« Motu Poprio » où la puissance pontificale partageait entre 
Espagnols et Portugais les terres nouvellement découvertes : « Et 
insuper mandamus vobis, in virtute sanctae obedientiae, ut 
(sicut pollicemini et non dubitamus pro vestra maxima devotione 
et regia magnanimitate vos esse facturos) ad terras firmas et insu- 
las praedictas viros probos et Deum timentes, doctos, peritos et 
expertos ad instruendum incolas et habitatores praefatos in fide 
catholica, et in bonis moribus imbuendos destinare debeatis, 
omnem debitam diligentiam adhibentes. — Nous vous ordon- 
nons, au nom de la sainte obéissance, d'envover {comme vous 
l'avez promis et nous ne doutons pas que votre si grande dévo- 
tion et votre royale magnanimité nele fasse) dans lesterres fermes 
et dans les iles mentionnées des hommes probes, craignant Dieu, 
habiles et capables d’instruire les habitants desdits licux dans la 
toi catholique.et les bonnes mœurs. » 

De fait les auteurs ecclésiastiques reconnaissent que, durant 


LE QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA PRISE DE GOA 83 


deux siècles, le Portugal fut à la hauteur de sa mission et fit hon- 
neur à ce beau titre de « très fidèle » que les Papes lui ont don- 
né, comme ils ont appelé la France très chrétienne et l'Espagne 
très catholique. Des légions de Missionnaires s’embarquèrent à 
Lisbonne et abordèrent à Goa. Les Frères-Mineurs furent des 
premiers. Alphonse d’Albuquerque lui-même les établit à Goa, 
il leur construisit un couvent et leur donna pour le service divin 
une mosquée musulmane transformée en église. « De cette sainte 
maison, dit Wadding (Annales Minorum, tom. XV, page 415), 
sortirent ces religieux intrépides que l’on vit prodiguer à tous, les 
secours de leur ministère. Ils accompagnaient les soldats à la 
guerre, ils ouvraient des écoles pour les enfants et leur ensei- 
gnaient le catéchisme, ils administraient les hôpitaux civils et 
militaires, ils distribuaient les sacrements. Lorsque le plus 
grand de tous les missionnaires, l’incomparable saint Fran- 
çois-Xavier, accompagnant le vice-roi de Souza, arriva à Goa, 
c’est à un évêque franciscain Jean d’Albuquerque qu'il présenta ses 
lettres de nonce apostolique. D’autres saints, d’autres célébri- 
tés marchèrent sur les traces de l’apôtre des Indes. Saint Jean 
de Britto, fils d’un vice-roi, martyr, le bienheureux Rodolphe 
d'Acquaviva martyr, Robert de Nobili, François Lainez, 
Borghèse, Jérôme Xavier, neveu de saint François-Xavier, sont 
plus les connus parmi les fils de saint Ignace. 

C’est alors que les Papes s’entendirent avec le gouvernement 
portugais. Celui-ci ne demandait pas mieux que de mettre au 
service de l'Évangile son pouvoir et sa fortune. L’ Église ne 
repoussa point l'appui providentiel que les plus glorieux de ses 
enfants lui apportaient. Ainsi naquit le Patronat des Missions 
Catholiques. Rien de plus authentique que les droits qu’il con- 
férait à la nation protectrice. (Voir les Bulles de Léon X, 1514; 
de Paul 111,139; de Paul IV, 1553; de Grégoire XITIT, 1555; de 
Clément XIII, 1600 ; de Paul V, 1016). Rien de plus urgentaussi 
que les devoirs dont volontiers le Portugal voulait bien se char- 
ger : nomination aux évêchés, envoi de missionnaires, dotation 
des églises, défense des chrétiens. Mais il fallut, au siècle dernier, 
changer toutes ces dispositions. Le Pape Léon XIII, par un 
concordat avec le roi Louis (1886), régularisa d’une manière con- 
forme à la situation actuelle du pouvoir religieux et de la société 
civile, les attributions de cette antique institution. 

Aujourd’hui, que reste-t-il à Goa de tant de combats et d'une 
si grande fortune? Goa, où saint François-Xavier. une clochette 


84 LE QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA PRISE DE GOA 


à la main, rassemblait les enfants pour les préparer aux Sacre- 
ments, l’ancienne Goa, où mourut d’Albuquerque et chanta 
Camoens, n'existe plus. Il ne reste plus que des ruines, ruines 
de palais, ruines d’églises et la solitude. Une autre ville du 
même nom a été bâtie à côté. Elle contient les bureaux de l’admi- 
nistration portugaise, mais où est la splendeur, où est la puis- 
sance, où est la population de l’ancienne? A l’occasion du qua- 
trième centenaire, elle verra des représentants de l’Hindoustan, 
sans distinction de couleur ni de langue, se presser dans son 
enceinte. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de rendre des hommages 
de vassalité à une puissance terrestre. Prêtres et missionnaires de 
toute nationalité et de toute tribu, les congressistes se réuni- 
ront pour chanter l’Eucharistie, le Mystère des chrétiens, le lien 
de l'Unité catholique. Ils viendront des vallées de l’Indus et du 
Gange, des bords de la Narbadda et du Godavéry, des plaines 
du Dekkan et du Bengale vénérer le corps saint de l’apôtre saint 
François-Xavier. Les empires s’établissent et disparaissent, l’r- 
glise du Christ brille éternelle au-dessus des peuples et de leurs 
vicissitudes, elle est un signe de salut et de ralliement, elle est 
fille de Dieu, mère des élus et des saints. 

Puissent les prières qui seront offertes en commun à Dieu 
Notre-Seigneur au tombeau de saint François-Xavier, puissent 
les sacrifices qui seront présentés au Christ en la cité chrétienne 
de Goa, obtenir aux catholiques du Portugal la vaillance des 
anciens jours et pour les luttes actuelles, la bénédiction de 
Celui qui ne change pas et « à qui seul appartient la gloire, la 
majesté et l'indépendance. » 


Fr. GRÉGOIRE de Tours. 
O. M. C. 


UNE MYSTIQUE DE NOS JOURS 


C'est une belle petite fleur, éclose au sein d’une pauvre famille 
angevine, épanouie dans la Communauté Saint-Charles d'Angers, 
que je voudrais présenter à nos lecteurs. Née le 28 octobre 1870, au 
Lion-d’Angers, elle s'appelait Anne-Marie Bernier, dans le monde ; 
entrée le 24 février 1887 à la Communauté des Sœurs de Saint- 
Charles, elle y vécut jusqu'au 24 mai 1908, sous le nom de Sœur 
Gertrude-Marie. Elle est passie presque inaperçue dans la vie, sans 
mème attirer l’attention de ses sœurs, et voici que son Directeur, 
_ M. l'abbé Legueu, en publiant les cahiers où la sœur a consigné, par 
obéissance, les libéralités divines à son égard, nous révèle une âme 
exceptionnellement belle, enrichie des plus riches faveurs surnatu- 
relles. 

L'ouvrage, avant d'être publié, a été examiné par l’autorité ecclé- 
siastique. C'était en eftet une première garantie à s'assurer : l’auteur 
donne-t-elle tous les gages de sécurité, n’a-t-elle point été victime de 
l'illusion, peut-on en un mot avoir confiance en sa personne et à ses 
dires ? | 

A la lumière des principes qui commandent en ces matières délicates, 
nous croyons pouvoir donner une réponse affirmative. 

Tout d'abord, la manière même du livre gagne la sympathie. La 
Sœur Gertrude-Marie écrit par obéissance, « pour suivre l'impulsion 
de Dieu qui l'en pressait,.. pour répondre aux conseils de son direc- 
teur » ; rien de charmant comme son entrée en matière : « O Jésus, 
divin petit Frère, pourquoi faut-il que je révèle nos secrets ? Il y va 
donc de ta gloire, de la gloire de notre Père qui est dans les Cieux, de 
l'honneur de notre douce Mère Marie ? S'il en est ainsi, divin petit 
Frère, j'y consens, maïs nous ferons cet acte d’obéissance à nous deux. 
Je t'offre mon crayon, prends-le, ou plutôt, conduis-moi la main ; et 
cé qui me sera plus utile encore, Jésus, tu souffleras à ta petite sœur ; 
c'est-à-dire que tu éclaireras son intelligence sur les mystères d'amour 


(1) Sœur Gertrude- Marie, religieuse de la Congrégation de S. Charles d'Angers, 
grand in-8° de 707 pp.. 5 francs, 1. Chemin de la Meignanne, Angers. 


86 UNE MYSTIQUE DE NOS JOURS 


que tu révèles à son âme ; c’est-à-dire que tu rappelleras à sa mémoire 
tes paroies saintes, ou mieux nos petites conversations, nos conven- 
tions, nos actes, nos désirs. Jésus, je voudrais encore mettre des 
conditions avant de commencer : 1° qu’en écrivant, je ne perde pas 
le souvenir de mon divin petit Frère ; 2° que notre conversation ne 
soit pas interrompue ; 3° que chaque lettre formée sur le papier soit 
un acte d'amour pur ; 4° que chaque lettre soit une douce rosée pour 
les chères âmes du Purgatoire ; une lumière pour les âmes qui ne 
connaissent pas Dieu ; un trait de feu pour les âmes qui ont besoin 
d'être réchauffées ; un levier pour les âmes affaiblies par la douleur ou 
la tentation ; un remède pour les malades ; un encouragement, une 
force nouvelle pour les âmes qui aiment beaucoup et qui veulent 
toujours monter ; un rayon de gloire pour la Très Sainte Vierge, pour 
tous les Anges et les Saints ; en un mot, que chaque lettre écrite sous 
ta dictée et par ta main bénie conduisant la mienne, soit une prière 
qui obtienne, à toutes les âmes en général et à chaque âme en parti- 
culier, une grâce nouvelle qui la rapproche davantage de Dieu ! A ces 
conditions, divin petit Frère, faisons notre besogne à nous deux, 
révélons tes divines amabilités pour moi. » 

Mais l’obéissance ne lui enlève pas les diflicultés ni les répugnances. 
Sœur Gertrude-Marie a écrit, quelquefois à la plume, le plus souvent 
au crayon, dans les conditions les plus défavorables, brülée par la 
fièvre, interrompue sans cesse, obligée de cacher son travail aux 
regards étonnés. Elle ne trouve aucun plaisir à son œuvre ; elle est 
tentée à maintes reprises de s'y soustraire et demande en grâce qu'on 
veuille bien l'en dispenser ; surtout elle éprouve des répugnances 
indicibles à manifester les dons de Dieu. 

Son intelligence était ordinaire, son instruction élémentaire ; elle 
n'a jamais rien lu que quelques ouvrages de piété. Et c'est dans ces 
conditions qu'elle a tracé, à ses très rares loisirs, « avec une rapidité 
qui tenait presque du prodige, des pages nombreuses, non préparées 
et sans rature », un gros volume de plus de 700 pages d'imprimerie 
très fine, « une œuvre personnelle, intéressante, varite, qu’on voudrait 
avoir faite avec effort, à loisir et à tête réposée ». 


Voila l’œuvre objectivement. Mais c'est l'âme de Sœur Gertrude- 
Marie qui nous intéresse surtout : âme d'élite, en qui Dieu s'est plu à 
manifester ses faveurs. C'est là la principale garantie de la sincérité 
de notre auteur : elle est humble, d’une simplicité charmante ; sa vie 
est un acheminement progressif, au travers des voies obscures de la vie 
mystique, dans les rudes sentiers d'une horrible souffrance et d’un 
perpétuel renoncement, avec une confiance inébranlable, vers les 
radieux sommets de l’amour transformant. 

Les grâces éminentes faites par Dieu aux âmes élites sont de deux 
sortes : les unes sont entièrement extraordinaires, comme les visions. 


UNE MYSTIQUE DE NOS JOURS 87 


les révélations, les paroles intérieures, kes extases, les ravissements et 
autres faveurs : toutes choses tout-à-fait en dehors de la foi ; les autres 
qui sont dans l’ordre de la foi, consistent en lumières et en sentiments : 
ce sont ces dernières faveurs qui constituent la perfection, ce que nous 
avons appelé autrefois l'état mystique ordinaire ; les premières ne 
sont utiles pour l'âme que dans la mesure où elles accroissent la 
connaissance et l'amour. Mais assez souvent, ces deux sortes de 
faveurs s'unissent dans un mélange si Complexe et si mystérieux, qu'il 
reste assez difficile pour l’âme favorisée de s’en expliquer clairement, 
plus difficile encore pour qui étudie d'établir une distinction et une 
classification mathématique. C'est le cas ici, pour là Sœur Gertrude- 
Marne. 

Ce qui ressort clairement de son s sutoborpiite. c'est qu'elle a 
connu les purifications passives, préparatoires des états mystiques, 
et les états mystiques décrits par les auteurs ; et, chemin faisant, 
Dieu s’est plu, en des relations de tendre familiarité, à lui octroyer 
des communications toutes divines et à l’admettre à la connaissance 
de ses secrets : nous sommes assez à l’aise pour affirmer et prouver 
le premier point ; une réserve prudente s’imposera pour juger des 
faveurs miraculeuses, | 


« Je pourrais partager ma vie en trois périodes, écrit la Sœur elle- 
même : la période des consolations pures, puisque, même dans la 
souffrance, il y avait de la joie, la joie toujours, la joie partout. Elle 
a duré depuis mon enfancæ jusqu'en 1809, avec une interruption 
seulement d’une année (1804). La seconde période, de 1809 à 1903, 
a été mêlée de consolations et d'épreuves, et la troisième partie, que 
j'appellerai celle des purifications passives, parce que toutes les conso- 
lations m'ont été enlevées, a commencé en 1903 (et va jusqu'à sa 
mort). Depuis cette époque (1903) je n’ai jamais goûté aucune conso- 
lation, même dans les effusions abondantes et surabondantes dont le 
divin Maître m'a favorisée. n 

Dès son enfance, la petite Anne Bernier est attirée par Dieu ; son 
âme est toute ardeur, toute simplicité, toute pureté, toute re * la 
première communion fut vraiment pour elle « un jour de Paradis 
sur la terre » ; ce jour-là, elle fit sans le savoir le vœu 
de chasteté perpétuelle ; elle voudrait déjà être religieuse, Jésus 
est si bon pour elle : il répondait toujours à sa prière, l'instruisait, 
lui montrait la beauté de la vertu, et lui révélait la grandeur de son 
amour. Un soir, peu de temps avant son entrée à Saint-Charles, elle 
se sent « favorisée d’un recueillemenht surnaturel très grand, pendant 
lequel soh âme fut inondée de délices ». Ce n'était qu'un prélude. 

Jusqu'au 10 août 1902, la Sœur n'a guère écrit que quelques notes : 
elles suffisent cependant pour nous permettre de faire ressortir la roca- 
tion spéciale de Gertrude-Marie. Elle s’est offerte toute entière à Jésus, 


88 UNE MYSTIQUE DE NOS JOURS 


pour aimer, pour souffrir. Jésus lui répond : « Ma fille, laisse-moi 
faire de toi ce que je voudrai ; sois fidèle à tout ce que je te demande ; 
tu seras la disciple bien-aimée de mon cœur et je me charge entière- 
ment de ton âme ». 

A partir de 1902, nous avons, écrites pour le directeur, des relations 
suivies, détaillées, où l’on peut suivre de près la vie de la sainte 
religieuse. Rien de touchant, de pieux, de surnaturel, comme ces 
belles pages où se reflète dans toute sa simplicité l'émulation d’une 
âme embrasée, à vouloir toujours faire mieux, souffrir davantage, 
pour répondre aux affectueuses invitations du Maitre qui ne dit jamais 
assez : « je serai bon, maïs Je serai sévère ». (23 juillet 1903.) « Ma 
fille, je t'accorderai tout ce que tu me demanderas » (5 octobre 1904). 

Le 10 novembre 1903, Sœur Gertrude-Marie, après une commu- 
nion, révélait ses états d'union. « Je fermai mon cœur et mes sens à 
toutes les choses de la terre et ne goûtai que Jésus. Bien des fois déjà, 
j'ai été favorisée de cette grâce d'union, laquelle consiste à être toute 
abimée en Jésus et à n'être pas distraite par des choses du dehors ». 
Une autre fois, N.-S. lui révèle par des lumières vives et spontanées la 
manière dont elle doit se comporter dans la vie de familiarité à 
laquelle il l'appelle. Le 9 octobre 1904, Gertrude-Marie exsulte : 
« Voici une bonne nouvelle : je deviendrai une sainte, c’est une chose 
certaine et convenue avec notre Jésus ». Les relations s'accentuent : 
le 16 octobre, N.-S. propose un contrat à Sœur Gertrude-Marie : 
« Veux-tu tout ce que je veux pour toi ? — Si tu me promets ton 
amour, Ô mon Jésus, j'accepte tout ce que ton cœur me prépare. — 
Je puis écrire ! » Et ouvrant son cœur, Jésus a écrit sur la première 
page : « Mon épouse s'engage à vivre dans la mortification, la souf- 
france, l’humiliation, la pauvreté, le mépris et l'abandon ». Sur la 
seconde page : « En retour, je m'engage à soutenir mon épouse de 
ma grâce, non toujours sensible mais forte, et à lui donner mon 
amour ». | | 

Les faveurs abondent, mais l'épreuve purificatrice, les angoisses, 
l'abandon sont un terrible contre-poids. Jésus veut confier à Gertrude- 
Marie une nouvelle mission : « Que veux-tu faire pour aider au grand 
mouvement religieux ? — Ce que vous voudrez ! — Mais ne trou- 
veras-tu pas que je te traite trop durement ? — Seigneur, de quoi 
puis-je me plaindre ? » Quelques jours après, le 24 décembre 1904 et 
le 31, Jésus revient à la charge : « La mesure n'est pas encore comble : 
Ja veux-tu, telle que je la donne à mes fidèles amis ? — Seigneur, 
c'est trop de bonheur !... — Je te constitue victime réparatrice. Tu 
es la victime de mon choix ! — Tout pour Jésus et Jésus crucifié ». 

De plus en plus, tout roulera maintenant pour Sœur Gertrude- 
Marie autour de la souffrance sous toutes ses formes, en vue. de 
J’'amour parfait et du salut des âmes. « Est-ce pour de bon que tu t'es 
offerte, veux-tu souffrir? — Oui!— Voyons, à nous deux ! ŸY sommes- 


UNE MYSTIQUE DE NOS JOURS 89 


nous définitivement ?« Jésus lui fait part deses tristesses que renouvellent 
encore la persécution et surtout le manque de générosité des âmes qui 
lui sont spécialement consacrées ; malgré tout, et plus que jamais, 
le canal de ses grâces est tout grand ouvert ; il s’est choisi des âmes 
d'élite pour compenser l’injure ; Gertude est une de ces privilégiées : 
elle doit prier pour les prêtres ; « on ne prie pas assez pour les prêtres ;. 
j'ai pour eux des grâces en réserve, pour obtenir des âmes généreuses, 
pour les pécheurs, pour les âmes du Purgatoire : « Je te donnerai 
chaque jour le nombre d’âmes du Purgatoire que tu me demanderas, 
si tu ne me refuses rien... Tu ne me demandes pas assez ! prends 
dans la caisse du Bon Dieu... Notre tâche n'est pas finie, nous avons 
encore des âmes à sauver !.. Viens avec moi, quand je frapperai à la 
porte, tu prieras ; quand Je serai rebuté tu me consoleras ». Et dans 
sa générosité, Gertrude répond : « Jésus, je vais te faire oublier qu'il 
y a des méchants ». Etelle s'écrie : « J’ai vu, dans un avenir prochain, 
le triomphe de l’ Église, oh ! qu'il sera beau !.,, Comme il ÿ aura des 
Saints ! — Mais auparavant, il faut des victimes. Ce sera alors le 
règne du Sacré-Cœur. Oh ! cela m'a réjouie et me réjouira toujours. 
Je voudrais pour ma part contribuer à l'extension du règne de ce 
divin Cœur ! Il y a longtemps que je le demande dans mes prières et 
dans mes communions. 

« Nous ne demandons pas assez, m'a dit aujourd'hui N.-S., et je 
l'ai vu, ce bon Sauveur, les mains remplies de grâces, il est prêt à les 
répandre, il attend que nous les demandions. Oh ! après cela, je lui 
ai demandé beaucoup, beaucoup. Je lui ai demandé des Saints. J’en 
voudrais tant dans le parterre de l’Église ! Esprit divin, faites fleurir 
ces plantes choisies. Cette pensée — plus que cela, — cette connais- 
sance me réjouit au delà de toute expression : Après la persécution, 
l'Église sera très florissante. Comme je veux, par mes prières et mes 
souffrances, avancer ce triomple. Je veux être une vraie fille de 
l'Église ! » 

Et de fait, son âme, favorisée de grâces spéciales, a connu toutes 
les phases de l'ascension mystique. Jésus la gâte, c'est possible : 
« Le Bon Dieu a bien du mal à s'empêcher de me gâter » ; mais ne 
le mérite-t-elle pas un peu ? « Je t'aime trop pour me défier de toi. 
Fu as consolé mon cœur. » 

Nous l’avons déjà vue dès sa jeunesse privilégiée du recueillement 
surnaturel, Notre-Seigneur lui fait connaître le moyen de monter plus 
haut : « Ce que je veux, c’est une grande simplicité envers moi et 
envers Celui qui tient ma place près de toi ». Elle goûte les joies de 
l'union de quiétude, puis de l’union pleine : Dieu ineffablement connu, 
ineffablement aimé ; très souvent, elle perçoit expérimentalement la 
présence de Dieu, sous la forme de l’humanité de Jésus ou sous l’impres- 
sion mystérieuse de pénétration de l'auguste Trinité toute entière ou 
de l'une des trois personnes. Elle a une page très profonde, où elle 


00 UNE MYSTIQUE DE NOS JOURS 


essaie de rendre compte de son état : « Dieu suscite en moi deux mouve- 
ments contraires, si je puis ainsi parler : l’anéantissemrent complet de 
tout moi-même en Dieu, et le soulèvement de l'âme jusqu'en Dieu... 
Un instant, l'âme s’ensevelit en Dieu... et en un autre instant, elle 
ressuscite pour ainsi dire, elle sort pleine de vie, de vie surnaturelle, 
pour s'élever d'abord aux âmes, puis jusqu’à Dieu. Voilà ce qui se 
passe en moi présentement. Voyez-vous, mon Père, votre pauvre 
enfant, cette âme si misérable que vous avez guérie tant de fois et 
dont vous soignez encore les plaies avec tant de dévouement, la voyez- 
vous abimée en Dieu, l'Étre infini ! la voyez-vous anéantie en pré- 
sence de Celui qui est tout !... la voyez-vous plongée dans un assou- 
pissement spirituel. dans une sorte de léthargie !.… 

Elle semble n'avoir plus de vie, et c’est alors au contraire que la vie 
divine coule plus abondamment en elle. Cet assoupissement de l'âme 
influe sur le corps qui demeure inerte. Quand l’âme sort un peu de ce 
recueillement surnaturel, de cet assoupissement spirituel, le corps 
éprouve une grande fatigue. Alors, je crois que je ne fais rien du tour. 
Dieu accomplit son œuvre tout seul. N'est-ce point paresse spiri- 
tuelle ? Ce que je puis dire, c'est que je ne puis me tirer de là quand 
je veux... Quand Dieu a ainsi anéanti l'âme, qu'il la réduite à rien 
devant lui, il la soulève tout à coup, il excite en elle des ardeurs qui 
l’élèvent jusqu'à lui, il met en elle un feu qui la brûle, qui la 
consumc.... Si J'osais, je vous dirais que mon àme est ointe de 
l’amour divin, c'est l'expression qui rend le mieux ma pensée ». 

I! semble bien que Sœur Gertrude-Marie décrit là l’union extatique, 
dans laquelle les puissancces de l'âme et les sens sont tellement saisis 
que les communications avec l'extérieur sont suspendues, Maïs alors, 
nous entrons dans l'extaordinaire. 


On a beaucoup discuté ces derniers temps sur la manière dont Dieu 
fait sentir sa présence dans l'état mystique. Sœur Gertrude-Marie 
explique à ce sujet ce qu'elle ressent, et son explication est loin de 
conclure à la connaissance intuitive. « Mon Jésus,comment pourrai-je 
définir cette union toute surnaturelle, toute céleste ? Et Jésus me 
répondit : « Tu la définiras ainsi : une effusion abondante et continue 
de la vie divine dans ton âme. » Mon âme est donc le séjour habituel 
de l’adorable Trinité. Je vois,et surtout je sens la présence des personnes 
divines. Je ne puis pas définir ce que j'ai éprouvé au moment de 
l'union, et ce que j'éprouve encore maintenant, puisque l'union 
continue. [adorable Trinité me manifeste sa présence, tantôt par 
cette clarté qui s'est produite au moment même de l'union : tantôt 
par un feu brülant qui me dévore ; tantôt enfin par les parfums 
qu’elle répand autour de moi... Je vis donc habituellement en la 
compagnie du Père, du Fils et du Saint-Esprit, non pas, certes, 
comme Je vivrai avec ces trois Personnes dans le Paradis. Je ne les 


UNE MYSTIQUE DE NOS JOURS gt 


vois pas comme je les verrai alors, car ici-bas tout est enveloppé, recou- 
vert d’une ombre, mais je pense à elles, je les vois d'une certaine façon ; 
et lors même que je ne les vois point, je sens leur adorable présence ; 
j'agis avec elles et pour elles... Üne preuve sensible de la présence des 
Personnes divines en moi, de cette grâce ineffable de l'union, c'est le 
courage, je dirai presque la facilité à produire des actes de vertus, à 
remporter des victoires sur la nature... Une autre marque, c’est le 
dégoût des choses de la terre, c’est le désir du Ciel. En ce moment, 
c'est une grande souffrance ». Gertrude-Marie, sans avoir étudié, 
reproduit la doctrine des Maîtres : « Dans l'état mystique on a cons- 
cience de la présence de Dieu en soi parce que l'on sent l'opération 
manifeste de Dieu agissant sur les puissances de l'âme ». 

Le terme suprême des unions mystiques est le mariage de l’âme 
avec Dieu, ou union transformante, union consommée, déification, 
que sainte Thérèse appelle septième demeure. Je retrouve dans la 
relation de Gertrude-Marie un écho très fidèle des descriptions de 
sainte Thérèse. L'union de toutes les puissances a été la préparation 
et comme le chemin du mariage spirituel, et pour ainsi dire, les 
premières entrevues avant les fiançailles. Celles-ci ont été célébrées 
dans un sublime ravissement : N.-S. donna le 22 août 1907 l’anneau 
des fiançailles à Gertrude-Marie. Lumières intenses, tortures de 
l'amour préparent l’âme aux noces spirituelles : c’est le 4 novembre 
1907 que Jésus-Christ contracta l'alliance avec son épouse, La Sœur 
raconte dans le détail les cérémonies du mariage ; désormais, entre 
Jésus et son épouse, c’est une union permanente et indissoluble. 
« Comme gage de notre union, je te donne mon cœur et ma croix... 
Nous ne faisons plus qu’un... Nous n'avons plus qu'une volonté, 
nous n'avons plus qu'un cœur ». Le 25 novembre, Sœur Gertrude 
contracte une seconde alliance, avec l’Esprit-Saint qui complète et 
perfectionne l'alliance avec le Verbe. 

I reste encore à l'épouse du Christ quelques mois à vivre. Mais 
la table du Divin Maître est toujours dressée pour la religieuse. 
Amour, souffrances, prières, ce sera la, plus que jamais, toute sa vie. 


J'arrive enfin à une dernière question, la plus délicate : Sœur 
Gertrude-Marie est une âmé d'élite, et sa vie est pleine de leçons 
excellentes à recueillir et à imiter ; mais au surnaturel ordinaire qui 
fait la sainteté, il se mêle constamment une affluence très grande de 
surnaturel extraordinaire ou miraculeux qui consiste en communica- 
tions divines : révélations et visions : que faut-il penser de tout cela ? 
Il ne faut pas rejeter a priori les révélations privées ; la théologie 
mystique formule des règles pour les juger. Or, d’après ces règles, les 
révélations de la Sœur Gertrude-Marie, prises dans leur ensemble, me 
semblent très acceptables. D'abord, elles sont bien conformes à ce que 
nous devons croire de la sagesse, de la sainteté et de la bonté de 


92 UNE MYSTIQUE DE NOS JOURS 

N.-S. ; en second lieu, les qualités de la Sœur Gertrude-Marie, 
son bon Jugement, son humilité, sa simplicité, son excessif désir de 
sincérité ; son grand esprit de soumission et le profit qu'elle tire de 
ces faveurs pour sa conduite privée, forment un ensemble de garanties 
humainement dignes d'estime. Cependant — et M. Legueu a raison de 
le dire en note, — il serait téméraire d'attribuer une égale importance à 
toutes les parties de l'œuvre ; je crois même savoir que quelques points 
ont surpris des hommes compétents. Rien à cela d'étonnant : il y a 
toujours, dans des révélations, un danger de mêler l’humain au divin ; 
d'un autre côté, le mystérieux et l’obscurité dans lesquels Dieu 
présente ces révélations font toujours courir le risque de les mal inter- 
prêter : on en a des exemples chez les Saints eux-mêmes. 

Les communications divines extraordinaires ou révélations sont de 
deux sortes : les visions et les paroles surnaturelles. Je l’ai déjà dit : 
ce sont des phénomènes extranaturels, ils ne sont pas des moyens 
directs de sanctification, et par conséquent ont beaucoup moins 
d'importance que l’union mystique. Les visions sont de trois sortes : 
corporelles, imaginatives et intellectuelles, suivant que la représen- 
tation se fait à l’aide de la vue, du sens intérieur de l'imagination ou 
sans images. 

Les paroles surnaturelles, distinctes par conséquent du mode ordi- 
naire de la grâce qui se fait entendre de deux manières : par de simples 
inspirations et par des illuminations soudaines, — sont également de 
trois espèces : auriculaires, imaginatives et intellectuelles. 

Sœur Gertrude-Marie semble avoir connu la plupart de ces phéno- 
mènes. Sans doute, elle ne s'explique pas très clairement sur la nature 
des connaissances qui lui sont communiquées, elle parle comme elle 
croit voir et comprendre. Mais, en confrontant ce qu'elle rapporte 
avec le fait d'autres révélations acceptées comme authentiques, et 
étudiées au poinf de vue théologique, il serait assez facile de classer 
toutes ces faveurs dans le genre qui leur convient. Je serais entrainé 
trop loin à entreprendre cette étude. 

En fait de visions, la Sœur Gertrude-Marie en a eu beaucoup, et de 
corporelles et d'imaginatives : N.-S. sous de multiples formes, la 
Sainte Vierge, des vues à distance de personnes éloignées, des appari- 
tions d’âmes en Purgatoire, des symboles qui lui signifient l'état de 
son âme ou des vertus à acquérir, les démons, qui pour l'effrayer, 
prennent diverses formes sensibles. 

Les paroles surnaturelles surtout ont été très fréquentes dans la vie 
de Sœur Gertrude-Marie. Elle rapporte dans un endroit de ses 
relations que N.-S. lui parle de trois manières : par les inspirations, 
par des paroles intérieures, par des connaissances intimes qui se pro- 
duisent dans l’âme sans le secours d'aucune parole. Il me semble alors 
que l’on doit classer dans les paroles intérieures, qui correspondent 
à ce que les mystiques appellent les paroles imaginatives — toutes les 


UNE MYSTIQUE DE NOS JOURS 93 


conversations qu’elle a eues avec N.-S., et dont nous avons donné 
plusieurs échantillons au cours de notre compte-rendu. « Ces paroles, 
dit M. Saudreau, ressemblent aux illuminations ou impressions par 
leur soudaineté et par la vivacité de la lumière qu'elles communiquent, 
mais elles sont beaucoup plus précises, dit sainte Thérèse. Dans la 
parole imaginative, l'âme ne cherche pas les mots, elle les reçoit ; elle 
voit avec évidence que ces paroles ne sortent pas de son fonds, mais 
lui sont dites par un autre et lui sont dites si clairement qu’elle n’en 
perd pas une syllable ». 

Ce que Gertrude-Marie appelle les « connaissances intimes qui se 
produisent dans l’âme sans le secours d'aucune parole » serait la parole 
intellectuelle ou la vision intellectuelle : l'objet de ces connaissances 
peut porter sur tout ce que Îles Anges connaissent, d’où leur nom de 
vues Angéliques : ce sont des lumières qu'aucun mot ne peut rendre ; 
« si l’âme les traduit ensuite en langage humain, ce qui n'est pas 
toujours possible, la traduction est forcément très imparfaite ». Ces 
faveurs sont réservées aux âmes déjà arrivées à l’état mystique. 

C'est à cet ordre de connaissance, il n’y a pas de doute, qu'il faut 
attribuer les visions que la religieuse déclare avoir eues de la Sainte 
Trinité. 

La Sœur Gertrude-Marie a été favorisée de bien d’autres faveurs, 
par exemple de la permanence dans sa poitrine des espèces eucharis- 
tiques. Mais nousne pouvons tout signaler.Ce que nous avons dit suffit, 
croyons-nous, pour donner une idée suffisante du livre et pour 
inspirer aux âmes délicates le désir de le lire. Nous pensons qu'il peut 
faire beaucoup de bien. Émule, avec une note personnelle, de la 
Bienheureuse Marguerite-Marie, de Sœur Marie du Divin-Cœur, de 
Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, la Sœur Gertrude-Marie est une 
figure excessivemeut attrayante, dont l'exemple et l'enseignement 
ne peuvent manquer, avec la forme si simple qui les présente, 
d’éveiller de nouvelles ardeursen des âmes déjà disposés à la générosité. 


Fr. JEAN de la Croix. 
O. M. C. 


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= te le um 


CANEVAS DE CONFÉRENCES POUR LE TIERS-ORDRE 


XIII 
Dévotion au Saint Nom de Jésus. 


Préambule. — Interrompons notre sujet ordinaire pour nous 
entretenir de la dévotion, si catholique et si franciscaine, du Saint Nom 
de Jésus. Au deuxième dimanche après l’Épiphanie, l’Église rappelle 
la gloire et la puissance du nom adorable de Notre-Seigneur ; emprun- 
tant les paroles inspirées des livres saints et le langage des Pères, elle 
chante les amabilités d’un nom glorieux au ciel et sur la terre. Venez 
et adorez l'admirable Nom de Jésus qui est au-dessus de tout nom 
(invitatoire). Confessez au Seigneur, invoquez son nom et souenez- 
vous qu'il est sublime, qu'il est saint, qu'il est terrible. (antiennes) F7 
est doux à la mémoire, suave à l'oreille, délicieux comme le miel 
(ibid. passim). Nous pourrions citer cent autres passages, mais arrètons- 
nous et pour donner à notre piété un fondement solide cherchons les 
bases théologiques et historiques du culte envers le Saint Nom de Jésus. 


Fondement doctrinal de la dévotion au Saint Nom de Jésus. 
— La dévotion au Saint Nom de Jésus remonte aux origines du chris- 
tianisme ; elle le précède même puisque le nom divin a été célébré, au 
ciel longtemps avant la venue du Sauveur. 

On ne saurait dire si les anciens Patriarches ont connu par révéla- 
tion, l’inetfable Nom du Sauveur, mais il est permis de soutenir, avec 
une opinion théologique sérieuse, que les anges en ont révéré la sain- 
teté en mème temps que le grand mystère de l’Incarnation, c’est-à-dire 
au moment de l'épreuve qui décida de leur justification ou de leur 
réprobation. Aussi avant que la terre n'apprit à l’adorer, le ciel déjà 
le prononçait avec une reconnaissance et un respect infinis, car il 
personnifiait le Rédempteur de toute créature. 

Pour le manifester à la terre, un ange est député par Dieu. De par 
son autorité, 1] déclare que le Fils unique de la Vierge, qui est en même 
temps le Fils de l’Éternel, s'appellera Jésus, c'est-à-dire Sauveur. 

Tombé des lèvres de l’Ange, ce nom est recueilli dans le cœur de 
Marie et de Joseph et c’est à ce dernier qu'échoit la gloire de l'appeler 
Jésus. 


CANEVAS DE CONFÉRENCES POUR LE TIERS-ORDRE 95 


Depuis lors, entre la personne adorable du Rédempteur et le nom 
de Jésus existe une connexité indestructible qui a traversé les siècles et 
qui subsistera durant l'éternité. Depuis lors ce nom signifie toutes 
les miséricordes divines à notre égard. 

Qui dit Jésus, dit bonté, mansuétude, pardon, qui dit Jésus dit la 
manifestation de la figure la plus douce, la plus suave que regard 
humain ait jamais contemplée. 

Jésus est tout pour nous! c’est le bon Samaritain guérissant nos 
blessures, c’est le Père plein d'indulgence pardonnant au fils égaré, 
c'est le Pasteur veillant à la conservation de la moindre de ses brebis. 

Jésus, c’est le Docteur nous instruisant de toute vérité, c'est le 
Maitre nous conduisant par la main, c’est le Souverain nous donnant 
accès dans son royaume ; pour tout dire, c’est le Sauveur, le Sauveur 
des anges, des hommes et de Marie elle-mème. 

[l est vrai ce nom a été inscrit en caractères grecs, hébreux et latins 
au-dessus du gibet où la Victime expirante payait sa rançon à 
l'éternelle Justice. Jesus Nazarenus rex Judæorum, avait écrit Pilate,. 
Jésus de Nazareth roi des Juifs. 

Dans l'esprit de ce proconsul sceptique, ce n'était qu'une ironie 
ajoutce aux illégalités et aux atrocités de la condamnation, mais dans 
les desseins providentiels, c'était une prophétie, puisque Jésus était le 
Nazaréen dont la royauté spirituelle devait s'étendre sur le monde 
entier. 

À peine le Sauveur eut-il pris possession de son royaume céleste que 
la vertu de son nom adorable se fit sentir. 

Par la force du Nom de Jésus, Pierre convertit les juifs opiniâtres ; 
par sa puissance, les Apôtres résistent à la coalition des Pharisiens, 
des Prêtres et des Sadducéens ; par sa vertu merveilleuse, ils opèrent 
des prodiges. 

Pierre et Jean s’en allaient au Temple, tout à coupils voient un 
paralytique misérablement couché, son regard supplie avec toute l'in- 
tensité de la détresse. L'âme des deux Apôtres se sent remuée 
jusqu'à l'intime. Pouvaient-ils ne point compätir, eux qui avaient 
appris de leur Maitre à subvenir à toute souffrance ? Oui ! mais que 
donner à ce pauvre, ils n'ont ni bourse ni trésor? Pierre élève la voix: 
Je n'ai nt or ni argent, mais ce que j'ai je te le donne, au nom de 
Jésus de Nazareth lève-toi et marche ! Le paralytique se lève, il 
marche, il rend témoignage à la vertu du nom divin. 

Les puissants de la terre pourront emprisonner les disciples de l'Évan- 
gile et leur défendre de prècher au nom du Christ, ils seront impuis- 
sants à paralyser sa vertu. Jésus résonnera à chacune de leurs 
phrases ; Jésus sera leur trésor, leur lumière et leur force et ce nom 
convertira le monde. | 

Dès que le Nom de Jésus apparait dans l’histoire, les noms fastueux 
des Alexandres et des Césars disparaissent. Sur le labarum des armées 


06 CANEVAS DE CONFÉRENCES POUR LE TIERS-ORDRE 


romaines, on gravait jusqu'alors les lettres initiales de la puissance 
dominatrice de l’univers : Senatus Populusque Romanus, bientôt ces 
initiales disparaitront, en mème temps que les aigles oublieuses de la 
victoire, et sur le labarum chrétien on verra désormais inscrites 
les initiales de l'inscription du Golgotha, Jesus Nazarenus Rex 
Judæorum. 

Allez donc Apôtres, allez jusqu'aux confins de la terre pour prêcher 
de Nom de Jésus ! Oui prêchez-le parce qu'il nous dit l'action divine 
par excellence. Redites à tous qu'un seul nom est puissant et adorable 
et que ce nom est celui du Sauveur. Et bientôt vous verrez son effca- 
cité. 

La conversion du monde doit être attribuée à la puissance du nom 
divin ; l’Écriture est formelle : Z1 n'y a point d'autre nom en qui se 
trouve le salut si ce n'est celui de Jésus. Ce qui est vrai pour la con- 
version première l’est également pour toutes les œuvres de conversion 
et de justification qui se produisent dans la suite des temps. 

Voilà donc le fondement doctrinal de la dévotion au Saint Nom de 
Jésus. C'est par ce qu'il est un nom de salut que l’Église le propose 
à notre vénération et à notre confiance. D'ailleurs il ne fait qu’un avec 
la personne adorable du Verbe incarné. Nous adorons la croix, non 
pour elle-même, mais à cause de sa liaison intime avec l’œuvre de la 
Rédemption ; de même nous adorons le Nom de Jésus, non pas en 
lui-même, mais dans sa relation nécessaire avec le Sauveur dont il est 
la signification. 


Développement historique de la dévotion au Saint Nom de 
Jésus. — Ilen a été de cette dévotion comme de toutes les dévotions 
chrétiennes ; contenue en principe dans l'Évangile et la Tradition 
primitive, elle n’est arrivée à son épanouissement complet que selon 
l'augmentation de la piété dans l'âme des fidèles. 

L'Église immuable dans ses dogmes se perfectionne toujours et 
développe sans cesse les conclusions qui découlent de ses croyances. 
Aussi ne faut-il point s'étonner que la Dévotion au Saint Nom de 
Jésus ait progressé. 

Objet de l'amour des Saints, — lisez en particulier saint Bernard — 
sujet de leurs méditations, de leurs chants, de leurs poésies, le nom 
adorable du Sauveur n'avait pas encore au XVe siècle attiré l’attention 
universelle du culte catholique. 

Il était réservé à un disciple du glorieux François de susciter un 
mouvement irrésistible qui devait triompher de tous les obstacles et 
de toutes les résistances. 

Déjà le grand amant du Christ, le Pauvre d'Assise, qui semble être 
l'inspirateur de toutes nos dévotions modernes, parce que mieux que 
tout autre il était remonté à la source première, à l'Évangile, déjà, 
François avait donné l'élan à cette dévotion en recommandant 


CANEVAS DE CONFÉRENCES POUR LE TIERS-ORDRE 97 


à ses enfants le respect et la vénération du Saint Nom de Jésus. Déjà 
des disciples tels que les Antoine de Padoue, les Bonaventure, les 
Raymond Lulle avaient chanté la gloire de ce nom sauveur. 

Cependant le mérite de l'institution d’une fête en l’honneur du Saint 
Nom de Jésus revient tout entier au glorieux saint Bernardin de 
Sienne et à ses disciples, saint Jean de Capistran, saint Jacques de la 
Marche et le bienheureux Albert Sarthiano. 

L’illustre réformateur a reçu du ciel une lumière lui révélant la vertus 
du Nom de Jésus. Il parcourt l'Italie prêchant le culte de ce Nom troi- 
fois saint. Avec lui il emporte un étendard sur lequel est brodéle mono- 
gramme du Christ J. H. S. Cet étendard est placé à ses côtés, il le 
saisit souvent, il le montre aux auditeurs qui écoutent son ardente 
parole et il arrache de leur poitrine un cri de repentir et d'amour. Que 
d'âmes n'’a-t-il point arrachées à la perdition éternelle par l'efficacité 
du Saint Nom de Jésus ? 

Et pourtant il se rencontra des hommes qui trouvèrent que Bernardin 
et ses disciples avaient tort d’inaugurer un culte, qui, disaient-ils 
n'avait jamais existé, Ils blâmèrent le Saint et le traduisirent à deux 
reprises différentes devant le tribunal du Pape. Mais Dieu veillait et 
Bernardin n'eut point de peine à réduire ses adversaires. Sa parole 
devint si éloquente, ses raisons si persuasives qu'il entraina la cour 
pontificale à décréter la création d’une fête spéciale en l'honneur du 
Saint Nom de Jésus. Et depuis lors cette fête a été étendue à l’Église 
universelle. 


Conclusion. — Trois sentiments doivent se trouver en tout cœur 
chrétien relativement à cette dévotion : la foi en la vertu du Nom de 
Jésus, la confiance en son efficacité et une augmentation de charité 
produite par l’invocation habituelle de ce saint Nom. 

La dévotion au Saint Nom de Jésus suppose et produit la foi et la 
confiance. Si vous demandez quelque chose a mon Père en mon nom, 
vous l'obtiendrez, a dit le Sauveur. Le Nom de Jésus est redoutable 
aux démons et aimable aux Anges, il chasse les uns, il attire les autres 
comme la lumière dissipe les ténèbres et attire le jour. La dévotion au 
Saint Nom de Jésus calme les douleurs, elle adoucit les tristesses les 
plus amères ; ainsi qu’un miel versé sur la plaie toujours avivée de 
nos souffrances, elle est un baume bienfaisant. 

Cette dévotion enfin ranime la charité ; qui nous dira les élans des 
saints, les transports des âmes pures et ferventes, alors que mille fois le 
jour le Nom de Jésus jaillit de leur cœur ! 

Que le Nom de Jésus soit grandement honoré par vous surtout, 
enfants de saint François et à l'exemple du séraphique Père vous 
n'éprouverez que douceur et consolation à le prononcer. Que ce nom 
revienne souvent sur vos lèvres, surtout aux heures des peines et desten- 
tations, qu'il s'échappe en brûlantes oraisons jaculatoires: Mon doux 


E. F. — AXV. — 7 


08 ESSENCE ET EXISTENCE 


Jésus miséricorde! Jésus soyez moi Jésus! Jésus soyez mon salut ! et 
qu'il se retrouve encore sur vos lèvres en abordant l’un de vos frères 
ou l'une de vos sœurs en saint François comme l'expression la plus 


chrétienne du salut : 
Soit Loué Notre-Seigneur Jésus-Christ ! Toujours. 


Fr. EUGÈNE, d'Oisv. 
O. M.C. 


ESSENCE ET EXISTENCE 


Dans son fascicule de Novembre-Décembre 1910, la « Revue thomiste » 
exécute en sept lignes un article paru dans la « Rivista neo-scolastica » du 
mois de Juin 1910, sous ce titre « l’essenza e l'existenza secondo Duns Scoto » 
— « L'auteur, dit-on, (1) s’évertue à justifier ces deux propositions contra- 
dictoires de Scot : a) abstraction faite du concret, l'essence créée n'est pas 
l'existence ; b) dans la réalité contingente. essences et existences sont entita- 
tivement indistinctes les unes des autres. » 


Le recenscur des Revues se croit-1l fondé à prétendre que les deux propo- 
sitions sont contradictoires ? — La contradiction a lieu lorsque de deux pro- 
positions l’une nie partiellement ce que l'autre affirme sans restriction et 
vice versa comme dans les exemples suivants : 

Tous les hommes sont mortels ; 

Quelques hommes ne sont pas mortels. 

Le recenseur connaît-1l une autre acception ? Pour ma part, j'incline à 
croire que le mot a été glissé un peu à la hâte. 

Pour en venir au cas présent, il est certain que les mots essence et exis- 
tence sont repris dans la seconde proposition dans un sens totalement opposé. 
Le point de vue métaphysique, abstrait — voire relatif à l'essence divine, 
ou cause exemplaire, — n'est pas le point de vue physique, concret, réel ; 
l’un et l'autre sont, d'une certaine façon, objectifs, mais l'objectivité de 
l'essence-idée n'est pas celle de l'essence réalisée dans l'individu. Et ainsi 
nier de celle-c1 ce qu'on affirme de celle-là ne frise en rien la contradiction. 

Cette méprise, involontaire de la part de mon contradicteur, méritait d'être 
relevée, le reproche de contradiction étant de beaucoup le plus grave que 
puisse encourir un auteur, 


(1) Revue thomiste nov.-déc., 1910, p. Rô:1. 


ESSENCE ET EXISTENCE 99 


La contradiction ainsi évitée, il reste que Duns Scot, à l'encontre de 
saint Thomas, identifie l'essence à l'existence dans les choses concrètes. — 
« Elles ne sont pas entitativement distinctes. » — C'est ce qu'affirme absolu- 
ment le Subuil. — J'entends mon contradicteur protester: « Inséparables, oui; 
indistinctes, c’est-à-dire identiques, jamais ! » Et il accorde qu’on « n’a jamais 
vu de matière sans quantité ». Un scolastique dirait plus exactement : non 
habetur in rebus concretis Quip (extra nihilum) quod non sit QuALE. L'’es- 
sence se dit de la qualité, et je conviens que la quantité est partie intégrante 
de l'essence de la matière. 

Mais pourquoi atténuer ensuite la portée dogmatique de ce solennel jamais ? 
Pourquoi prononcer: «ces deux choses(matièreet quantité) n’en sont pas moins 
considérées COMME entités distinctes » ? car ceci revient à dire que, logique- 
ment parlant, la matière et la quantité, qui sont inséparables dans le réel, 
s’'excluent néanmoins dans le concept. La distinction thomiste, sous la plume 
d’un recenseur trop pressé, devient donc une distinction de raison avec un 
fondement réel. Et, par suite, le débat se trouve déplacé. Comment Duns 
Scot peut-il chicaner saint Thomas sur une affirmation qui s'impose d’elle- 
même à tout esprit réfléchi ? — Qu'on se rassure ! — Du moment que exis- 
tence et essence s’excluent dans la définition, un scotiste ne fera aucune dif- 
ficulté pour admettre, partout et toujours, entre l’une et l’autre, la distinction 
dite formelle chez ceux-ci, virtuelle parfaite ou majeure par ceux-là, rationts 
ratiocinatae, ailleurs. Et cette attitude est fondée, vu que exister — par la 
vertu du mot — N’EST PAS éfre ceci ou cela. 


Mais la question est toute différente. Y-a-t-1l dans tel objet donné — un 
cheval par exemple, — une distinction d'entité à entité, de réalité A à réalité 
B, entre ce qui fait que Bucéphale est un non-nihilum et ce qui le rend 
cheval ? — Là est toute la difficulté. 

L'exemple est peut-être mal choisi. Car l'on pourrait m'objecter que les 
éléments constitutifs d’un corps mixte, vivant ou inanimé, sont eux-mêmes 
avant de devenir le mixte. Sans doute — et il n’y pas de conflit scotisto-tho- 
miste en ce qui concerne le dualisme de la matière et de la forme. Donc Je 
maintiens mon exemple. 

La question se pose ainsi : concevez-vous le mixte aboutissant au cheval — 
ce qui est son essence, Sa nature, OU Sa manière d'être spécifique, — comme 
réellement distinct, quoique non séparé, de ce qui le pose hors du nihilum, 
soit dans l’existence ? — Oui, répond mon contradicteur ; non, dois-je ripos- 
ter en disciple de Duns Scot. Mais, alors, vous expliquera le P. del Prado, plus 
rien n’est debout de l'édifice philosophique, établi par S. Thomas sur le roc 
immuable de la vérité. 

Il me semble, — soit dit en passant, — que, du point de vue concret, la 
distinction n’a pas l'importance que lui reconnait le docte professeur de 
Fribourg. Elle n'est pas davantage le point ‘le départ de l'opposition scotiste, 


LOO ESSENCE ET EXISTENCE 


que l'on dénature, quand des conclusions et du choix des arguments on la fait 
remonter aux principes et à la méthode, qui sont identiques de part et 
d'autre. Par suite, on me fera difficilement entendre que le cheval n’est pas 
rendu extra nihilum par la combinaison actuelle des éléments (âme et ma- 
tière) qui font de lui un cheval et non pas un arbre. Supprimez cette combi- 
naison actuelle, c'est-à-dire l'essence ou la nature du cheval, et vous aurez 
ce que les italiens dénomment « un bel nulla » soit le néant pur et simple. 

D'accord, reprend mon contradicteur ; or, « inséparable n'est pas indis- 
tinct s — J'en conviens, mais pour moi comme pour Duns Scot « distinctus 
entitative est realiter separabilis, saltem absolute loquendo. » Et, de fait, 
nous expérimentons dans le mixte la séparabilité de la matière et de la 
forme, à l'exclusion des corps simples, obstinément réfractaires à tous les 
procédés chimiques. 11 en va tout autrement de l'essence et de l'existence. 
Mème, en vertu du pouvoir absolu de l’Étre Transcendant, il est impossible 
de les séparer. On n'en pourrait dire autant de l'atome. Donc, pas de 
distinction entitative, concrète, réelle, entre les essences et les existences 
créées comme de la réalité A à la réalité B. 

C'est ce qui résulte nettement de l’enseignement philosophique de Duns 
Scot. Le P. del Prado, dont l’article « Vérité fondamentale de la philosophie 
Chrétienne (1) » avait motivé notre réponse dans la « Rivista neo-scolastica » 
se heurte à des contradicteurs dominicains ou jésuites. Duns Scot n'est pas 
cité une seule fois — et, peut-être, cette abstention est-elle motivée par de 
regrettables lacunes dans la documentation de ce maître en Saint- Thomas, 
La note justificative, qui met en parallèle Duns Scot et S. Thomas, est 
empruntée uniquement de Gonzales et du P. M. de Maria, S, J. La « Revue 
thomiste » nous pardonnera d'avoir trouvé de mauvais goût l’anathème que 
le peu bienveillant professeur romain fait peser sur l’œuvre doctrinale du 
vénérable Duns Scot. C'est contre cette insinuation que nous avions surtout 
voulu protester. Le « recenseur » nous eût charmé, s’il se füt montré plus 
soucieux de la renommée d'un maître justement célèbre, qui avait su 
critiquer de glorieux devanciers en les comblant d’éloges. 


S. BErMonn. 


(1) Revue thomiste, mars-avril 1910. 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


LITTÉRATURE 


* 


Le fléau romantique, C. LeciGNE. — Paris, Lethielleux. 

Il y a longtemps que les esprits sérieux souhaitaient un peu de lumière dans 
le chaos où les erreurs romantiques ont jeté le monde moderne. On a besoin 
parfois, au milieu de toutes les théories qui nous assaillent, de trouver un fil 
conducteur, un câble, disons mieux, qui nous permette de franchir sans dan- 
ger. ces eaux plus ou moins bourbeuses qui, depuis Jean-Jacques Rousseau, 
ontenvahi la littérature. Le mal ne serait qu’un demi danger s'il se bornaïit à 
demeurer enfermé dans les livres, mais il s'est déversé des livres dans les esprits 
et des esprits dans les cœurs et beaucoup d'erreurs de raison et de morale 
qu'on ne croirait pas de si haute origine, viennent de là et nous empoi- 
sonnent. Voilà ce que nous montre le savant docteur de l’Université de Lille 
et après les magnifiques études contemporaines sur le dilettantismeen action 
sur les auteurs modernes, aussi bien que celles sur Georges Sand etc. le fléau 
romantique est comme le résumé de ces travaux sur la littérature et son 
influence dangereuse. Plus d’un, déjà, a ouvert les veux, mais il ne suffit 
pas de pressentir le danger, 1l faut bien le connaître pour bien s’en défendre. 
Le livre de Monsieur Lecigne vient à point pour nous donner des armes et 
ses armes sont si bien mises à la portée de tous qu’elles auront, il n’en faut 
pas douter, un succès mérité et fortifieront beaucoup detimides et d’incertains. 

Maviz. 


Là Critique Littéraire. (Évolution du genre) par L£on LEVRAULT. — 
Paris. Delaplane. s. d. (1910). in-12 de 138 pages ( Coll. des Genres litté- 
raires.) 

C’est une courte histoire, une revue rapide de ceux qui se sont distingués 
dans la littérature par la critique des écrits de leurs contemporains ou de leurs 
devanciers. Avant Malherbe, il n’y a guère eu de critiques en France, aussi 
près d’une centaine de pages sont-elles consacrées aux XVIIe, XVIIIe et XIXe 
siècles. P. U. 


L Volksgeschichten. von M. Her8rrT. 317 Seiten. Verlag von J. 
Habbel, Regensburg. 

II. Jakob im Walde und andere Geschichten. von M. HERBERT. 
254 Seiten. Verlag von J. Habbel, Regensburg. 

M. Herbert est l’une des femmes écrivains les plus célèbres d'Allemagne. 


102 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


Son talent, très souple, sait s'adapter à tous les genres, roman, nouvelle, 
poésie, et partout on retrouve la même élévation de pensées. la même 
vigueur d'expression, la même originalité. 

Certes, on ne pourra lui adresser le reproche de modernisme littéraire, 
dont parle N.S. P. le Pape Pie X dans sa lettre au Prof. Decurtins. M. 
Herbert pense et écrit en catholique, prouvant une fois de plus qu'il n'est 
nullement nécessaire de faire des concessions à l'esprit nouveau pour compo- 
ser une œuvre d'art intéressante. 

Le premier volume de nouvelles de M. Herbert a pour théâtre la Bavière 
avec ses Alpes et son Danube, ses vieilles églises et ses antiques pèlerinages. 
Et dans ce cadre le lecteur verra évoluer toutes sortes de personnages. 
Il sourira, en vovant la sœur François d'Assise désolée de ne pas avoir 
sur les animaux sauvages le même empire que son céleste patron, il admirera 
le pouvoir de saint François faisant naitre l’amour de Dieu au cœur de Mona 
Barbara. Chacun sera d'accord pour trouver que Frère Hilaire avec sa joie 
sainte est plus près du ciel que Père Ignace avec son austère sévérité. Triste- 
ment sublime est l'amour de Monique acceptant volontiers la mort pour 
faire le bonheur de son mari. Combien touchante la bénédiction donnée par 
la petite orpheline à la Sœur Supérieure « Frau Mutter » ! 

Le second ouvrage est également un recueil de nouvelles. « Jacques dans 
le bois » est un récit tendre et farouche à la fois. L’aviation a inspiré à l'auteur 
un de ses plus gracieux récits « Les étoiles ». « Le miracle » est le triomphe 
de l'amour maternel. 

Mais il est impossible de passer en revue toutes les nouvelles qui remplis- 
sent ces deux volumes. Et puis, il faut bien laisser quelque surprise à ceux 
de nos lecteurs qui voudraient se les procurer. Ils passeront par toute la 
gamme des sentiments qui peuvent agiter le cœur humain. Ces deux ouvrages 
méritent d'être chaudement recommandés; toutefois, quelques nouvelles 
empêchent de les confier à des mains trop jeunes. F. GoNzaLve. 


Les Légendes d'argent. par Pau FRaANCHE. 1 volume de luxe orné 
d'aquarelles et de vignettes, par A. M. Esprit. — Henri Lardanchet, Lyon. 

C'est l'œuvre posthume d’un délicat écrivain enlevé trop tôt à l'Église et 
aux Lettres, L'abbé Paul Franche avait débuté, voici tantôt quinze ans, en 
chroniquant dans un Journal de Lyon : puis, après une étude sur l'éducation 
anglaise chez nous et un recueil de contes pittoresques, « Dans les Étoiles, » 
il s'était révélé critique sagace et bon historien littéraire dans un livre qui le 
fit aussitôt connaitre du public : Le prétre dans le roman français. Dans cet 
ouvrage, que tant de pages recommandent aux lettrés, sa personnalité se 
manifestait de la plus heureuse manière ; peu après. elle s’affirmait pleine- 
ment dans une très attractive « Sainte Hildegarde » (de la collection « Les 
Saints »} et dans cette touchante « Légende dorée des bétes » dont on n’a pas 
oublié le succès. De l'auteur de telles œuvres, où se reflète une âme ardente 
et belle, on pouvait attendre beaucoup; hélas! une cruelle maladie l'emporta. 
Ses plus brillantes qualités, on les retrouve dans son dernier travail: Les 
Légendes d'argent, quatre contes d'inspiration très diverse mais tous égale- 
ment charmeurs. La chanson du silence, qu'illumine une sérénité philosa- 
phique, est peut-être le plus remarquable. Yvon de Kerg'sen donne l’im- 
pression d’une chanson de gestes en miniature, chanson d'un caractère très 


À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 103 


humain quoique les fées y jouent un rôle immense. Barbara évoque, avec 
une grâce légère, l'Égypte sous la domination romaine et chante magnifique- 
ment le martyre de deux jeunes chrétiennes. La Vendange de Saint Vincent, 
dont on devine le thème, par sa fraicheur et son parfum mystique, s’appa- 
rente aux Fioretti. Ces contes, où le merveilleux ne nuit en rien au naturel, 
sont d’une langue exquise et d’une poésie intime, pénétrante. Tout y est en 
nuances ou en tons d’une finesse extrême et leur ensemble engendre une 
suave harmonie ; on les comparerait volontiers à des fresques ordonnées 
avec un tact parfait et enveloppées d'une lumière discrète. Mais ils donnent 
beaucoup mieux que de rares sensations ; en récréant l'esprit, ils enrichissent 
l'âme d'enseignements féconds. Car le prêtre ne disparaissait jamais en l’ar- 
tiste littéraire qui les réalisa et il excellait à enclore les vérités éternelles en 
des formes imagées. Luxueusement édité, avec un goût et un style irrépra- 
chables, 1llustré d'agréables aquarelles, cet ouvrage fait le plus grand hon- 
neur à la maison Lardanchet et fera les délices des bibliophiles. 
ALPH., GERMAIN. 


En pénitence chez les Jésuites, par Pau Ker. Correspondance 
d’un lycéen. — Paris. Téqui. 3 f. 50. 

Un lycéen est amené chez les Jésuites parce que, n’étudiant guère au lycée, 
son père — un indifférent — a l'espoir qu'aux Jésuites son fils deviendra 
plus sérieux. Le jeune homme, arrive, l'esprit prévenu, prêt à railler, à 
dédaigner ces maîtres et ces études qu'il regarde du sommet de ses erreurs 
juvéniles, mais il ne tarde pas à comprendre que s’il y a à blämer, ce sont 
les malheureux qui ne comprennent pas l'importance d’une éducation reli- 
gieuse et les malheurs qui sont la suite de l'éducation neutre, en réalité 
antireligieuse. Il est converti par la seule force des faits et il devient à son 
tour un apôtre, Cette thèse est enjolivée de détails amusants et bien réels de 
la vie de collège. il fera la Joie de tous les potaches et leur fera aussi grand 
bien. Mavis. 


Quatre Romans de la Maison de la Bonne Presse, rue Bayard, Paris. 

L'infatigable Maison de la Bonne Presse continue ses jolies éditions de 
romans à bon marché et les quatre derniers qu’elle publie ont autant d'attraits 
que leur couverture. 

Anita de M. DEzcy est l’histoire touchante d'une orpheline élevée Hène 
une famille qui la reçoit de force et qu’elle gagne par sa vertu et ses charmes. 

Le roi des Andes, du mème auteur, nous plonge dans les mystères 
les plus étranges, dans les péripéties les plus passionnantes que nous ne 
voulons même pas laisser entrevoir au lecteur, pour ne pas en déflorer 
l'intérêt. 

ROGER DES FOURNIELS, dans Fin de Race, décrit la fin d'une vieille 
famille avec une verve intarissable et au milieu de circonstances si entrai- 
nantes que le lecteur, en commençant le livre, ne peut se résoudre à le 
quitter avant de l'avoir fini. 

Enfin Bernard de Flée, par Pirrre Gourpon, dépeint les angoisses 
d'une famille dont l'enfant qu’on croit mort a été enlevé. Pour arriver à 
découvrir la vérité combien de péripéties angoissantes ! 

Ces quatre romans sont attachants, de lecture facile et agréable. Nous 


104 À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


les recommandons aux bibliothèques populaires comme aux familles chré- 
tiennes. Maviz 


Les Encyclopédistes ot les Femmes, par MARGUERITE DuPoxT- 
CHATELAIN. — Paris, 1911. Daragon, in-8. Prix : 6 fr. 

Ce volume raconte l'influence néfaste qu'ont eu des personnes fort peu 
recommandables sur l'esprit de Diderot, d’Alembert, Grimm, Helvétius, 
d'Holbach, Rousseau et Voltaire. On se doutait un peu de toutes ces vilaines 
histoires. Ce ne sera pas cet ouvrage qui fera le plus grand honneur à la 
« Bibliothèque du vieux Paris ». P. Usarn. 


Au pays de Montcalm. Extrait de la Nouvelle France, par le 
R. P. CanninE, O. M. C. — Québec, impr. de u L'Événement ». 1909. in-8 
de 23 pages. 

Saint-Véran, les châteaux de Candiac près de Nimes et d’Avezes près du 
Vigan ; puis dans la Nouvelle France, Québec et les plaines d'Abraham, tels 
sont les sites où nous promène un aimable voyageur qui nous raconte, le 
plus agréablement du monde, ses souvenirs. Pi U: 


Le péril de la Langue Française. Dictionnaire raisonné des prin- 
cipales locutions et prononciations vicieuses et des principaux néologismes, 
par l'abbé CL. VincENT. Paris. Poussielgue, 15, rue Cassette_…1910. in-129 
de LvI-198 pages. | ù 

Au fond, c'est un plaidover très en règle que le petit livre de M. l'abbé 
Vincent. L'auteur y signale la décadence actuelle de notre langue incompa- 
rable ; il expose les motifs de cette décadence et en indique les remèdes ; il 
rappelle que le français doit observer les règles de l'usage, les traditions des 
grands écrivains et l'avis des plus grands grammairiens. C'est donc là un 
ouvrage excellent qui travaille à nous faire sortir du champ des primaires où 
l'on veut à toute force nous cantonner. R. D. 


Le fonte Arabiche nel dialetto Siciliano. Vocabolario etimologico 
compilato dal P. GasriEzr Maria da Aleppo, Missionario Cappuccino e 
professore di lingua arabica in Palermo nel Collegio internazionale per le 
mission! italiane all’Estero e dal suo allievio G. M. Calvarusso. Parte prima. 
Etimologia di voce lessicali. Roma, Loescher, 1910. In-8e de xxx11-442 pages. 

Le dialecte sicilien est, après le toscan, celui qui se rapproche le plus de 
l'italien classique. Les infiltrations étrangères se sont cependant fait sentir 
beaucoup en Sicile, et la raison en est à la fois dans le commerce et dans la 
politique. Le grec, le latin, l'arabe et le français, sans parler de l’espagnol, 
sont les langues dont on retrouve le plus de traces dans le dialecte italien. 
Le peuple arabe a tout une histoire en Sicile. M, Amari l'a écrite dans sa 
Storia dei Musulmanit in Sicilia. Le R. P. Gabriele Maria étudie, dans le 
présent volume, l'influence linguistique du seul peuple arabe, influence très 
curieuse puisqu'il s'agit ici d'une langue sémitique (l'arabe) s'introduisant 
dans une langue arienne {le sicilien). En quelques pages de la préface (p. xxv- 
Xxix), l’auteur résume les faits glottologiques les plus saillants. Une seconde 
partie, à paraitre, contiendra les mots « toponomastiques » et une troisième 
les mots « onomastiques ». P. Usap d'Alençon. 


#5 7 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 107 


APOLOGÉTIQUE 


Das Zeichen des echten Ringes, von Dr. ALBERT VON RUVILLE. 
In-8, 165 S., brosch. M 2.50 ; geb. M 3. 5o. Hermann Walter, Berlin W. 30. 

Jl y a à peine un an paraissait un livre qui fit grand bruit en Allemagne. 
L'auteur, Monsieur von Ruville, y racontait sa conversion. ( Ætudes Franc. 
Avril 1910.) Mais le nouveau converti ne veut pas s'arrêter en si beau chemin 
et, plein d’une sainte ardeur, il se fait apôtre, cherchant à ramener ses frères 
égarés dans le bercail de la sainte Église catholique. 

Dans ce but, il vient de publier un nouvel ouvrage : Le signe du véritable 
anneau. Pour un lecteur peu familiarisé avec la littérature allemande, ce 
titre semble assez énigmatique. Il fait allusion à la parabole des trois 
anneaux de Lessing. Nous n'avons pas l'intention de raconter ici tout au long 
cette parabole. Qu'il nous suffise de dire que les trois anneaux du poète 
représentent le judaïsme, l’islamisme et le christianisme. De ces troisreligions, 
quelle est la vraie ? A quel signe la reconnaitre ? Lessing ne donne pas la 
solution du problème, soutenant que l’origine divine d’une religion ne peut 
être prouvée et que, par conséquent, le devoir essentiel de l'homme consiste 
non dans la foi, mais dans la vertu. 

M. von Ruville n’est pas de l'avis de Lessing, et 1l prétend bien montrer 
que le signe de la vraie religion, c’est l'humilité. Nous voilà donc en face 
d’une apologie très originale et toute neuve du catholicisme. Au moment où 
le grand mal provient de l'orgueil des esprits et de l’exaltation de la raison, 
n'est-il pas curieux de constater que c'est l'humilité, apanage de l'Église 
catholique, qui a frappé spécialement M. von Ruville et l’a attiré à elle ? 

L'ouvrage est divisé en deux parties. I. L’humilité dans l’histoire du salut: 
chutes et triomphes de l’humilité à travers les âges depuis Adam jusqu’à nos 
jours. l'humilité critérium du catholicisme, l'orgueil critérium du protes- 
tantisme. II. L’humilité dans les institutions du salut: humilité de Jésus, 
humilité de Marie à qui l’auteur consacre un chapitre touchant, humilité 
de l'Église, humilité dans les fidèles, dans la science, dans la lutte. 

Ajoutons, et c’est là un charme inappréciable,que M. von Ruville écrit 
autant avec son cœur qu'avec son intelligence. Quant au style de l'ouvrage, 
il est d’une haute tenue littéraire. 

En un mot, c’est un beau et bon livre. Espérons qu'il continuera efficace- 
ment l'œuvre commencée par son ainé Zurück zur heiligen Kirche et qu'il 
ira porter la lumière aux intelligences encore obscurcies par les erreurs du 
protestantisme. F. GONZALVE. 


La lotta contra Lourdes. Resoconto stenografñico della dis- 
cussione sostenuta alla Associazsione Sanitaria Milanese (70-11 
gennaio 1910) con note e commenti, par le P. AcosriNo GEMELLI O, M. 
docteur en médecine et chirurgie. — Firenze. Libreria editrice fiorentina. 
1911. — in-8 de 352 pages. 

En un livre chaud, bouillant, le savant auteur a pris Ja défense de Lourdes. 
Il s'est tout d’abord spécialement attaché à la guérison d’une fracture de la 
jambe (Pierre De Rudder) et d’un mal de Pott (Jeanne Tulasne), et il a 
montré scientifiquement que ces faits sont d'ordre miraculeux. L'action thé- 


106 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


rapeutique de l'eau de Lourdes, la force de « la foi qui guérit », ee effluves, 
dla psychothérapie ne peuvent tout expliquer. 

Le Dr P. Gemelli a loyalement exposé les objections dressées par les mé- 
decins milanais contre l'interprétation miraculeuse des faits de Lourdes ; il a 
aussi admirablement répondu dans son superbe discours que l'on trouvera 
aux pages 251-320. P. Usazp d'Alençon. 


Le journalisme catholique, par R. P. CHiaupaxo. — Paris. Le- 
thielleux. 

Ceci est un petit livre de polémique en mème temps qu'un excellent 
manuel pour ceux qui sont appelés à défendre la foi et la mprale dans la 
presse de combat. Il est bon de s'instruire de ses devoirs de soldat et cet 
opuscule est un excellent cours de théorie militante. Avis aux plumes 
dévouées, mais qui manquent peut-être encore de science pratique pour se 
jeter efficacement dans la mêlée. Mais. 


L'art d'arriver au vrai, par J. Bazuès, traduit de l'Espagnol par 
ÆE. Manec. — Paris, Téqui. 2 frs. Nouvelle édition avec introduction de J. 
Broussolle. 

Balmès n'est pas un inconnu. Plusieurs traductions de ses ouvrages ont 
été déjà faites. C’est un auteur qu’on pourrait placer parmi les classiques de 
da philosophie chrétienne par la süreté de sa doctrine, la force de sa 
dialectique et la beauté de ses pensées. L'Art d'arriver au vrai est son chef 
d'œuvre et au moment où l'Espagne célèbre le centenaire de la naissance de 
Balmès, 1l est bon qu'on ramène l'attention sur ses œuvres. Cette nouvelle 
traduction, précédée d'une lumineuse introduction de l’abbé Broussolle, est 
écrite avec une clarté et une élégance qui lui donnent un nouveau charme. 
Nous ne ferons pas ici l’analvse d'une œuvre bien connue, discutée et 
appréciée au point de la rendre bientôt célèbre. À tous ceux qui n'ont pas 
l’œuvre de Ralmès dans leur bibliothèque, nous indiquons la traduction 
de M. Manec comme la meilleure qu'ils puissent souhaiter. Mavir. 


PIÉTÉ 


La Loi d'Age pour la Première Communion, par l'Abbé F. 
SIBEUD. — in-129, 170 pp. Téqui. Paris. 

Ce livre est un cas unique. Écrit vingt ans avant la promulgation du 
décret «Quamsingulari Christus amori»,il se trouve aujourd'hui en ètre une 
sorte de commentaire exact, lumineux et complet. (Préface.) Rien de plus 
vrai: si la doctrine contenue dans ce volume avait été mise en pratique depuis 
longtemps, elle eut évité bien des excès, des exagérations. Sans doute quand 
la brochure de l'Abbé Sibeud a paru pour la première fois en 1893, on a dü 
crier sus à la nouveauté, comme on l’a fait pour le décret lui-même. Mais un 
peu de réflexion et d'étude eussent vite découvert que la brochure de l'Abbé 
Sibeud n'était qu'un rappel à la tradition chrétienne. Pour remonter le cou- 
rant, l’auteur a dü entrer en lutte avec les partisans de la doctrine courante, 
rigide et quelque peu janséniste. Ils avaient leurs auteurs, en particulier 
saint Alphonse et Suarez. M. S. justifie l'un et l'autre par la comparaison, 
le rapprochement de divers passages de leurs œuvres, se complétant entre 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 107 


eux, 1l faut avouer cependant que malgré tout son respect pour S. Alphonse, 
l'Abbé Sibeud se trouve obligé de lui donner quelques vigoureux coups, qui 
montrent que dans cette question de l'âge de la communion des enfants, le 
saint Docteur ne s'était pas suffisamment documenté ; il en est résulté une 
doctrine trop rigide dont on a certainement abusé. 
FR. GABRIEL. 
4 

Élévations Kucharistiques, extraites des écrits de la servante de 
Dieu: Marie Eustelle, surnommée l'Ange de l'Eucharistie, par l'Abbé 
F. Van Loo. — Avignon, Aubanel. 

Excellent petit livre pouvant servir de méditations ou de visites au Saint- 
Sacrement. Ces élévations conviennent aux personnes du monde qui veulent 
s'aider dans leur dévotion à Jésus dans le tabernacle. Rien de plus aimable 
que la piété de Marie Eustelle et aussi rien de plus propre à faire aimer 
Jésus. 


À toutes les ämes pieuses. Pratique de la communion spirituelle. 
— La communion perpétuelle par le P. François bE VoutiLé O. M. C. 
Deuxième édition, — Paris, Libr. de Gigord. 1911. In-52 de 195 pages. 

Les Etudes Franciscaines, (t. LI. p. 482 et t. XIX. p. 322) ont plus 
d’une fois recommandé les livres bienfaisants du R. P. François. Le R. Père 
s'est constitué l’apôtre de la communion spirituelle et il est peu de théolo- 
giens à connaître ce sujet aussi bien que lui. Nous saluons donc avec grand 
plaisir cette nouvelle édition, abrégée et clarifiée, cette publication ascétique 
«destinée à alimenter la vie spirituelle par une pratique aussi mystérieuse que 
féconde en grâces et en vertus intérieures » (Card. Merry del Val). 

P. UBaro. 


Christus Alpha et Omega seu de Christi universali regno, auctore 
Fratre Minore provinciæ Franciæ. Editio altera., — Lille, R. Giard, 1910. 
in-8 de 488 pages. 

Cet ouvrage (tiré à 3000 exemplaires et imprimé par la maison Desclée) 
est moins un travail de théologie scholastique qu'un écrit de théologie posi- 
tive. Sous quelques rubriques, l’auteur très érudit a placé les textes des diffé- 
rents pères, docteurs ou écrivains ecclésiastiques et de la sorte il a fourni à la 
théorie franciscaine de l’Incarnation un superbe ensemble de textes et de 
citations. LÉéoN BERSOX. 


Enfants. aimez Notre-Dame ! par le R. P. L. J. M. Cros. S. J. — 
Bruxelles. Dewit. 

Jamais on ne célébrera assez les merveilles de la bonté de la Mère de 
Dieu. Ce petit livre est un hymne admirable à sa gloire. Ces histoires si bien 
contées font aimer toujours davantage Celle que nous, pauvres humuins, 
avons reçu la permission d'appeler : la bonne Mère. Que tous ceux qui ont 
une foi endormie et un cœur refroidi par les distractions de la vie mondaine, 
lisent ces pages charmantes et ardentes à la fois. 11 faudrait les répandre par- 
tout à la gloire de Notre-Dame. 

Maviz. 


108 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


Dat Boec van de XII Beghinnen van Jan Ruusbroec. Le 
Livre des XII Béguines de Ruysbrœæck l'Admirable. — Traduc: 
tion d’après l'original, introduction et commentaires par l'abbé P. Cuyrirs, 
curé de Goyck. Bruxelles. Dewit. 1910. in-12 148 pages. 

Fort curieux ouvrage, ce livre contient une assez longue étude sur les 
mystiques, dans une langue neuve et originale, mais pas toujours assez natu- 
relle (v. gr. le Mont-Verne pour l’Alverne !) L'auteur y enchässe une traduc- 
tion de la vie de Ruysbrœæck écrite par Henri van den Bogarde (Henricus 
Pomerius, H. Dupommier) (cf. À nalecta Bolland. X. p.257) ; puis vient la 
traduction du u livre des XII Béguines ». Sous ce titre se révèle un très court 
et très curieux traité de spiritualité, ou plutôt de théologie mystique, en quin- 
ze chapitres. A très juste titre M. Cuylits remarque la proximité intellectuelle 
de certains passages de son auteur et de plusieurs paragraphes du Stimulus 
A moris qu’il appelle l'Élixir d'amour. Pour } juger de la doctrine de saint 
Bonaventure on aurait pu facilement choisir un texte un peu plus authen- 
tique. 

Jean Ruysbrœck écrivait au XIVe siècle, Son livre des XII Béguines nous 
a paru assez intéressant et mériter la très belle édition que lui a donné M. 
le curé de Goyck. 

P. UBatp d'Alençon. 


HAGIOGRAPHIE 


Le bienheureux Pierre-François Néron, martyr, par E. 
CHAmMoOUTON. — Librairie Catholique Gevy et Guv. Place de la Liberté, Lons- 
le-Saunier. 

Vie de St Radegonde, par S. FORTUNAT. Traduction par RENÉ 
A1GRAIN. — Collection « Science et Religion ». — Bloud. Paris. 

Vie de S. Benoît d’Aniane, par S. ARrDox, traduction par FERNAND 
Bauer. Collection « Science ct Religion ». — Bloud. Paris. 


Il y a dans cette brochure des pages capables de donner un renouvellement 
de courage et de confiance, car il est indubitable que le bienheureux P.-F. 
Néron donna dans sa wie « l’exemple d'une confiance invincible et d’une 
fermeté qui ne se démentit jamais...» 

Simple pâtre des montagnes du Jura,il commence à 19 ans ses études, mais 
« il voulait ». Au collège il ne s'inquiète nullement de la turbulence de ses 
Jeunescompagnons de travail et de jeux. Pour tous.ilreste un modèle de piété 
et de charité. «Son regard animé révèle une vive flamme intérieure et sa 
physionomie est empreinte de droiture et de simplicité. Durant toute sa vie, 
embrasé de zèle, il entraine par une vive sympathie. » 

Devenu missionnaire, il ne s'arrête devant aucun obstacle pour accomplir 
son devoir et travailler au bien des âmes. Son désir « d'obtenir la grâce du 
martyre » est exaucé après une dure réclusion pendant laquelle il fait un 
jeûne volontaire de 21 jours : héroïque préparation à verser son sang pour 
Jésus-Christ. | 

Cet intéressant résumé de viea pour appendice les décrets de la Béatifi- 
cation. 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 109 


Faire revivre les Saints des premiers siècles de l'Église de France est une 
belle œuvre. Pour beaucoup les documents restent aussi peu détaillés que 
rares ; aussi la simple traduction des plus anciennes biographies n’en reste 
pas moins pleine de charmes. 

Peu de choses à dire dela grande thaumaturge de Poitiers, Ste Radegonde. 
Les vertus de cette reine, se faisant l'humble servante des pauvres, le salut 
des malades, pratiquant les austérités les plus dures tout aussi bien à la cour 
royale que dans le silence du cloître, méritent d’être connus. 

Une assez longue préface montre l'érudition du traducteur et complète 
quelque peu le texte de S. Fortunat en nous parlant d’autres biographes de 
la Sainte. 


La vie de S. Benoit d'Aniane renferme des détails plus étendus et peut- 
être plus intéressants. Il est consolant d'y voir l'ascète des temps barbares, 
mortifié dans son corps et son âme, pratiquer jusqu’à l'héroïsme les vertus 
religieuses. La figure du Saint nous y est montrée comme le type du vrai 
cénobite, prenant l'intérêt de son monastère et travaillant, par le bon exemple 
comme par les pieux encouragements, à la formation morale de ses religieux. 
Avec S. Benoit d’Aniane la vie monacale prend de l'extension, la règle trouve 
son unité et son uniformité. Ainsi le bien s'opère par le soin de cet homme 
de Dieu qui nous a laissé par écrit les principes de sa réforme monastique. 

Fr. Louis-Marir. 


Le pénitent breton Pierre de Keriolet, par le VicouTe HypPpo- 
LITE Le GouveLLo. — Paris, Téqui. 3 f. 50. 

Ce livre, écrit par un vrai historien, aussi intéressant qu'érudit, n'est 
cependant pas à mettre dans de trop jeunes mains. Mais pour les personnes 
averties qui s'intéressent aux grandes luttes des âmes — quel roman vaut 
l’histoire d'une conversion ? — Le récit de celle de Pierre de Kériolet est un 
de ces livres qu’on ne peut lire sans fruit. C'est un de ces grands pénitents de 
la belle moisson de convertis que fit l'Église de France au XVIIe siècle et 
dans la cadre historique donné par l'auteur, Pierre de Kériolet est un portrait 


d’ancêtre admirablement peint. Maviz. 
VARIA 
Pages d'Art chrétien. par A8ez FaBre. — Paris. Bonne Presse. 


Ce joli volume illustré rassemble sous sa couverture symbolique, des 
articles parus dans le Mois littéraire, l'excellente revue de la Bonne Presse. 
C'est dire avec quelle richesse d'illustration il est décoré. Mais l'illustration 
n'est pas le seul mérite de ce livre. Les différentes études de monuments, 
de statues, de peintures que M. Abel Fabre y a enchaïinées, forment la plus 
intéressante et la plus savante dissertation que puissent désirer les amateurs 
de notre grand art religieux, le plus beau, le plus noble, le plus pur, 
quoiqu'en disent les partisans de «l'Art pour l'Art ». Il est bon qu'on nous 
rappelle cette grandeur de notre art religieux qu'on oublie trop facilement 
en se laissant éblouir par les théories matérialistes en honneur maintenant. 
L'Art religieux, comme l'Église, demeure beau à travers les siècles et quand 
les petits maitres des arts impurs, célèbres un jour, d'une malsaine célébrité, 


110 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


sont oubliés à jamais, nos grandes cathédrales, nos fresques et nos statues 
sont toujours là, admirables, pour nous dire que Dieu, qui est l’auteur de 
toute beauté, ne donne de vrai et durable génie qu'à ses serviteurs. 

Mavir. 


Pontifical peint pour le cardinal Giuliano della Rovere, par 
Francesco dai Libri de Verone, par Léon Dorez. (Extrait des Monu- 
ments et Mémoires publiés par l'Acad. Insc. Belles-Lettres. Tome XVII, 
fasc. 1) — Paris, Leroux, 1909, in-4° de 238 p. 

Ce pontifical appartient à M. Pierpont-Morgan. 11 fut décoré vers la fin 
du xve siècle, à Vérone, dans l’atelier de Francesco daï Libri qui a signé une 
des peintures de son nom entier et a composé lui-même huit pages intégrale- 
ment.Ce manuscrit de toute beauté et malheureusement inachevé, fut exécuté 
pour celui qui devait devenir le grand pape Jules 11. C’est probablement ce 
personnage qu'il faut voir dans le cardinal agenouillé devant un pape (Sixte 
IV) (?) au folio 139 recto. 5 P. Usan. 


Dogme et peinture. — ABeé OssEDAT. — Étude historique et criti- 
tique. — Illustré de 125 gravures — un beau volume grand in 4° de XX-350 
pages. — Prix : 10 fr. oo Société St-Augustin. — Desclée, de Brouwer et Cie. 
Lille, Paris, Bruges. à 

L'auteur destine ces pages « un peu à tout le monde, en particulier aux 
personnes qui ont à cœur une grande extension de l'idée chrétienne parmi 
nous; plus encore au clergé. dont l'éducation esthétique otfre des lacunes. » 
Il nous donne l'interprétation dogmatique et artistique d’un assez grand 
nombre de chefs-d'œuvre de caractère religieux. 

On trouvera dans la préface des réflexions intéressantes sur les rapports de 
l’art et de la théologie. L'expression de la pensée n'est pas toujours assez 
claire et on pourraitrelever une ou deux exagérations comme celle-ci (p.X111) : 
« On s’imagine que la théologie est une science sévère. elle est de plus, 
elle est surtout l’inspiratrice et l’amie la plus fidèle de l’art. » 

Cette étude d'art religieux suit dans les grandes lignes un ordre chronolo- 
gique. Les deux premières sections le Credo des Catacombes et les Mosaï- 
ques chrétiennes du IVe au IX* siècle sont intéressantes et instructives 
et on ne laisse pas d’être frappé par la pénétration de l’art primitif par le 
dogme et des services que le premier a rendus au second. 

À partir du XIIIe siècle et après quelques pages sur les miniaturistes, les 
sections se suivent d’après un ordre assez peu défini : Les Vertus chrétiennes 
(111). — Les Anges de l’école ombrienne prennent place dans cette section. 
Madones de Fra Angelico. — Vierges de Raphaël. — Grandes Vérités de 
la Foi. — eic… 

On peut regretter que l’Auteur se soit cantonné trop exclusivement dans 
l'art italien. Dans un ouvrage sur le dogme et la peinture, une ou deux 
reproductions des œuvres des frères Van Evyck, par exemple, eussent été fort 
à propos (pp. 305-309). Par contre la courte étude sur l’art mauresque, ter- 
mine et complète assez heureusement l’ouvrage. 

Il faut reconnaître d'ailleurs que l’auteur n'était pas obligé à être complet, 
son horizon eût gagné à être élargi ; mais tel qu’il est son livre est vraiment 
utile et instructif, à beaucoup de catholiques cultivés et même de membres 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 11) 


du clergé 1l apportera plus d’une connaissance nouvelle. I] intéressera et 
instruira. Les illustrations jouent évidemment un rôle important dans un 
pareil sujet. Elles sont nombreuses et généralement très soignées, ainsi que 
l'impression, la remarque est d’ailleurs presque superflue. A. C. 


Tracts grégoriens. — 209, rue Saint Jacques, Paris Ve, Prix l'unité, 
0.10 ; la douzaine o.75 ; le cent 4 frs. 

Le « tract » est à l'heure actuelle la manière la plus pratique et peut-être 
aussi la plus efficace de répandre au loin une idée, une conviction. M. 
Amédée Gastoué ne pouvait manquer d'employer ce mode de propagande, 
lui qu'on pourrait appeler l'Apôtre du chant grégorien. En ces feuilles 
modestes, le très compétent professeur de la Schola Cantorum publie des 
« Études pratiques sur le Graduel Vatican », études concises et brèves à la por- 
tée de tous. Aux tracts se joignent de petits feuillets doubles contenant des. 
chants liturgiques anciens. Avec, à la fin, la traduction française des paroles 
latines. C’est là une excellente idée. Parmi ces chants je note (2e série — ne: 
Vi)jun chant franciscain, C'est une antienne en l'honneur de la B. V. Marie 
pour demander la santé des malades. Il est à souhaiter que ces feuilles se 
trouvent entre les mains de tous les maitres de chapelle. MM. les curés ne 
sauraient mieux faire que d’en recommander la lecture, à tous ceux qui occu- 
pent un rang prépondérant dans leur maitrise. 

BERNARD DE S. Francois T. O. 


Des écrits authentiques de S. Thomas d'Aquin. 2° édition revue 
et corrigée, par le P. MANDONNET, O. P. — Fribourg (Suisse), impr. Saint- 
Paul, 1910. In-8 de 158 p. Prix : 5 fr. 

La première édition a paru sous forme d'articles dans la Revue Thomiste _ 
Pour déclarer authentique ou non telle œuvre de l’angélique Docteur, le P. 
Mandonnet s’est appuyé avant tout sur le catalogue officiel dressé à Naples 
en 1319, lors du procès de canonisation de saint Thomas. 

Pour des raisons particulières, l’auteur admet cependant l'authenticité de 
de quelques écrits non cités dans ce catalogue de 1319, v. gr. l'Office du 
Saint-Sacrement. Ce travail hâtera, nous l'espérons, l'édition définitive des 
œuvres du grand Docteur dominicain. PUS 


HISTOIRE 


Histoire générale de l'Église. par FERNAND MouRRET, professeur 
d'histoire au séminaire de Saint-Sulpice. Tom. V. La Renaissance et la 
Réforme. Paris, Bloud, 1910. Grand in-8 de 604 pages. 

Pour apprécier dans le détail ce gros volume, il faudrait écrire de nom- 
breuses pages. Je me contente aujourd’hui de constater que c'est le tome 
deuxième paru d'une série qui doit en embrasser huit : Les origines chré- 
tiennes, du rer au 1ve siècle (tome 1). — Les Pères de l'Eglise, 1ve et ve siècle 
(tome 11). — L'Église et le Monde Barbare, vie-rxe siècle ‘tome 111 paru). — 
La Chrétienté du xe au xive siècle (tome IV). — L'ancien régime, xviie et 
xvine siècle (tome V1). — L'Église contemporaine. La Révolution et l'Em- 
pire (tome VII). — L'Église contemporaine, de 1815 à 1900 (tome VIII). 


112 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


Le tome V étudie la Renaissance, la Réforme protestante, la Réforme 
catholique. La bibliographie indique nombre de documents d'archives ; mais 
j'imagine que l'auteur n'a guère pu faire autrement que ses prédécesseurs en 
histoire générale : se contenter de lire, de résumer, d'apprécier les ouvrages 
imprimés plus abordables. À ce point de vue, il n'y a peut-être pas assez de 
sévérité. Tel auteur consulté n'est pas toujours de première main. 

I n’y a pas à critiquer les thèses générales de M. Fernand Mourret. Ce ne 
sont au fond que des moyens commodes de classification que l'auteur ne 
défendrait pas toujours, je pense, envers et contre tous, unguibus et rostro. 

Somme toute, très bon et très honnète ouvrage d'histoire de l'Église. 

P. Unrai.b d'Alençon. 


L'Église aux tournants de l'histoire, par GoprFroi KuRTH. — 
Bruxelles. Dewit. 

Aucun historien n'a compris l'histoire comme Godefroid Kurth. 11 a une 
manière de synthétiser une époque, de grouper les faits, d'en tirer des 
conclusions justes qui n'appartient qu’à lui seul. Pour me servir d’une compa- 
raison toute moderne, on dirait qu'il voit l’histoire à la façon dont on voit 
un pays du haut d'un aéroplane. Mais pour la voir de haut et la voir exacte, 
il faut un grand esprit et une plume magistrale, et ce sont deux grandes 
qualités qui illustrent les œuvres de Kurth. Ces qualités se développent avec 
toute leur ampleur dans le volume dont nous annonçons ici la 4e édition. En 
six chapitres, l’auteur brosse à grands traits le rôle de l'Église à travers les 
siècles, mais n’v voyez pas là un résumé d'histoire. L'auteur n'a pris dans 
les faits, que juste ce qu’il lui faut pour appuyer sa thèse et combien ce choix 
est judicieux, concluant, irréfutable. On peut dire que nous avons ici une 
des plus belles apologies de l'Église qui aient jamais chanté sa mission, sa 
puissance morale, son triomphe et sa force. Comme toutes les œuvres de 
Godefroid Kurth, elle restera classique. Elle doit être lue par tous ceux qui 
sont appelés à défendre la Papauté et comme on disait jadis au bon vieux 
temps : la chrétienté. Maviz. 


Avec la permission des Supérieurs. Gabriel Jouitteau, Gérant. 


TANINES. — IMP, DUCULOT-ROULIN. 


SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST. TOUJOURS! 


UN CAPUCIN BRETON 
AU XVII: SIÈCLE 
LE PÈRE JOSEPH DE MORLAIX (1) 


CHAPITRE PREMIER 


PREMIÈRES ANNÉES. — VOCATION RELIGIEUSE 


Le P. Joseph naquit au château de Kerven, commune de Guimaec 
(Finistère), « pendant les solennités de Pâques » de l’année 1606.(2) 

Son père, Olivier Nouel, seigneur de Kerven, appartenait à l’une 
des plus anciennes familles du diocèse de Tréguier. C'était un homme 
de foi, de piété pratique, de très bon conseil. (3) Sa mère, la noble 


(:) SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES : Oraison funèbre ou Panégyrique du 
R. P. Joseph de Morlaix, prédicateur capucin. Où sont descrites les plus belles 
particularitez de sa naissance, de sa vie et de sa mort. Prononcé dans l'Église des 
Religieuses du Calvaire aux Marests du Temple, le 7 octobre 1661 (par le P. 
Joseph de Dreux, capucin.) À Paris, chez Denys Thierry. rue Saint Jacques, a 
l'enseigne de la ville de Paris. MDCLXI. in-4° 3 ff. n. n. 51 pp. et 1 p. n. n. La 
bibliothèque franciscaine de Couvin possède un exemplaire de cette pièce devenue 
extrêmement rare. — Annales Calvairiennes, ou Histoire chronologique de toutes 
les maisons de la Congrégation de Nostre Dame du Calvaire, &., par le P. Siméon 
Mallevaud, prédicateur récollet. Angers. Yvain, 1671 in-4° de 1134 pp. Cet 
ouvrage peu commun, nous a fourni des renseignements précieux sur la mère du P. 
Joseph, entrée au Calvaire de Morlaix, le 8 décembre 1630. — Bibl. nation. : 
LKS 47, pièces relatives à l'affaire d'Angers ; LT K 6743 : Liste des prédicateurs 
du Carême et de l'Avent à Paris, de 1640 à 1785; F.tr. 11,581: Extraits des 
Annales de la ville de Sedan, par le P. Norbert, capucin. Bïbl. mun. de Rennes : 
Mss. 776. Ce Mss. a pour auteur le P. Balthazar de Bellême, capucin du couvent 
du Mans. Les archives de Couvin en possèdent une copie. Voir : Le Mss. 776 de 
la Bibliothèque publique de Rennes, par le KR. P. Emmanuel de L'anmodez, Paris, 
1895. Nous omettons de signaler ici les ouvrages imprimés que nous aurons l'occa- 
sion de citer dans le cours de ce travail. 

(2) Le P. Joseph entra dans l'Ordre en 1622, à l’âge de 16 ans (Mss. 776 de la 
Bibl. de Rennes) il faut donc placer sa naissance à l’année 1606. C'est le P. Joseph 
de Dreux qui nous parle “ des solennités de Pâques ». (Oraison funèbre... p. 7.) 

(3) Depuis plusieurs siècles, la famille Nouel était fixée à Kerven. Yvon, Olivier 
et Pierre Nouel de Kerven, fils mineurs d'Olivier, figurent dans une montre des 


E. F. — XXV. — 8 


114 UN CAPUCIN BRETON 


dame Françoise Callouët, « était née de parents vertueux, nobles et 
riches. Elle fut mise, dès son bas âge, sous la conduite de Madame 
de Querioilly, qui estoit une des plus vertueuses et qualifiées 
de son temps » (1). Renonçant, de bonne heure, à l'attrait qui la 
poussait vers la vie du cloitre, elle avait obéi au désir de son père, et 
avait épousé, vers l’âge de seize ans, le seigneur de Kerven. 

Dieu, auteur de cette union, en fut aussi le lien. Les parents du P. 
Joseph jouisshient, dans toute la contrée, d’une grande considération, 
bien méritée par l'ancienneté de la famille, par ses services passés, et 
plus encore par le culte traditionnel de l’hormeur, de la piété et de la 
foi. L’annaliste des Calvairiennes leur rend ce témoignage : « Ils 
étaient honorés de leurs égaux et désirés d’un chacun, se réndant de 
facile accès aux moindres personnes qui trouvoient dans leur libé- 
ralité et dans le sein de leur piété, une bourse commune, pour 
soulager toutes les misères qui les accabloient » (2). 

Des neuf enfants que le ciel leur donna, six moururent en bas âge 
«comme de petits saints, en donnant déjà des marques de piété qui ne 
se voient point dans le commun, et que l'enfance n’a pas coutume de 
produire ».(3). Mais, une épreuve plus amère leur était réservée : au 
moment où leur fille ainée, cédant aux attraits de la grâce, se dispo- 
sait à entrer au Carmel de Tours, la mort, en brisant ses rêves d’avenir 
l'enleva en même temps à l’affection des siens. (4) 

Il ne restait plus à ce toyer chrétien que deux enfants, que la Pro- 
vidence destinait à illustrer un jour l'Ordre de saint François. L'’ainé, 
appelé Jean, quitta le château de Kerven, à l’âge de neuf ans, et 
accompagné de Ja bénédiction paternelle, il se rendit à Rennes pour 
y commencer ses études. « En partant, raconte notre chroniqueur, 
sa mère l’embrassa et le baisa tendrement, et imitant la mère de 
saint Louis, elle lui dit avec ferveur, en son bas-breton : « Mon fils 
Jean, je te prie d'être honnête homme et de ne pécher jamais mortel- 
lement. » Ce que le jeune enfant lui promit, et qui fit tant d’impres- 
sion sur son eéprit, qu'’estant un jour avec ses cornpagnons qui le 
vouloient porter au péché, et estant déjà tout prêt à les suivre, il se 


nobles de Guimaec en +481. La réformation des terres nobles de cette paroisse en 
1545 mentionne : Kerven, au sieur Nouel, sans prénom. Enfin, Olivier Nouel, 
seigneur de Kerven, époux de Françoise Callouët, père du P. Joseph, devait être le 
fils de ce Nouel de la réformation de 1545, petit-fils de Pierre et arrière-petit fils 
d'Olivier qui figurait à la montre de 1481. (Notes communiquées par M. Pol de 
Courcy à M. le comte Louis de Nouel.)Les armes des Nouel sont : d'argent au pin 
de sinople aux deux cerfs affrontés et rampants. La devise : tout bien ou rien ! 

(1) Annales Calyairiennes... p. 503. 

(2) Annales Calvairiennes... p. 507. 

(5) Annales Calvairiennes... p. 708. 

(4) Les Annales Calvairiennes... p. 71iv, nous apprennent que c'est par l'entre- 
mise du P. Claude de Ruffec, Capucin, qu'elle avait vbtenu son admission au 
Carmel de Tours. 


AU XVile SIÈCLE 115 


vint souvenir des bonnes remoôntrances de sa mère et de la parole qu'il 
lui avoit donnée, ce qui fut cause qu'il rebroussa chemin au même 
mstant, avec une résolution de tenir ferme désormais, tant qu'il 
vivroit. » (1) 

Son frère Joseph, beaucoup plus jeune, était aussi la Joie et la con- 
solation de la famille. Sa piété angélique, ses manières douces et 
délicates, son caractère tendre et affectueux ravissaient tous les cœurs 
et faisaient concevoir à tous les plus belles espérances. Son plus grand 
plaisir était de pouvoir « contrefaire et imiter le prêtre, le confesseur, 
le prédicateur, dresser des oratoires, des autels et autres choses 
semblables, qui estoient les indices de ce qu'il devoit estreun jour. (2) 
Le P. Joseph de Dreux, qui l'avait connu intimement, nous donne à 
cæ sujet, les plus intéressants détails : « Il a commencé à prescher dit- 
il, dès l’aage de huict à neuf ans ; après avoir entendu les prédicateurs 
dans les églises, et les saintes lectures que sa pieuse mère lui faisoit 
dans sa maison, il aæssembloit les petits enfants de son aage, et les 
preschoit en leur rapportant tout ce qu'il avoit pu retenir. Ceste 
pratique lui estoit si ordinaire qu'il s'en fist une habitude, et quand 
les pauvres venoient en troupe à la porte du logis de Madame sa mère, 
qui de ses grands biens faisoient de grandes aumosnes, ce petit pré- 
dicateur prévenoit ses charitez par une aumosne spirituelle, et en 
langue bretonne preschoïit À ces pauvres gens tout ce que Dieu lui 
inspiroit à l'heure même. » (3) 

D'ailleurs, la venue des Capucms à Morlaix avait produit sur cette 
jeune âme une vive impression. Îl n'avait encore que six ans, lorsqu'ils 
entrèrent pour la première fois dans cette ville et reçurent l'hospitalité 
chez M. de Kerven (1612). Celui-ci, plein d’admiration envers ces 
religieux, dont le dévouement et la charité étaient déjà bien connus 
des populations bretonnes, n'épargnait ni son argent, ni sa peine, 
pour leur assurer un établissement convenable. L'annaliste des 
Calvairiennes raconte, dans son style un peu trop concis, quoique 
expressif, tout ce que lui inspira son zèle, à cette occasion : « Environ 
ce temps-là, écrit-il, les RR. PP. Capucins vinrent faire leurs établis- 
sements en Bretagne. M. de Querven, comme estant l'un des plus 
qualiñés, des plus riches et des plus pieux de Morlaix, fut inspiré de 
les recevoir dans sa maison, dont Mademoiselle fut ravie. Il entreprit 
leur bastiment, et se rendit leur père spirituel, mais un si bon père, 
qu'il donnoit plus lui seul pour leur entretien, que tous ceux de la 
ville ensemble, ce qu'il faisoit avec d’autant plus de liberté qu'il savait 
bien que son épouse ne demandoit pas mieux. Aussi disoit-il : en 
matières d'œuvres pieuses, je puis agir comme bon me semblera, 


(1) Anxales Calvairiennes... p. 715. 
(2) Annales Calyeiriennes... p. 71: 
(3) Oraison funèbre... p. 8. 


+ 


SJ 


110 UN CAPUCIN BRETON 


parce que je suis certain que ma femme n'y a jamais de répu- 
gnance. » (1) 

Le ciel ne tarda pas à récompenser sa générosité. Le 3 novembre 
1613, c'est-à-dire un an seulement après la fondation du couvent de 
Morlaix, l’ainé de ses fils, âgé alors de seize ans, renonçaït aux 
brillantes espérances de ce monde et revêtait l'humble bure des 
Capucins, sous le nom de Fr. Sévérin de Morlaix. (2) | 

Ce départ fut comme un coup de foudre pour Madame de Kerven. 
Mais, en femme vraiment chrétienne, elle sut modérer sa douleur, 
« afin, dit son biographe, de ne pas accroitre celle de son maris. 
Bientôt, la grâce triompha de la nature ; les deux époux firent géné- 
reusement à Dieu le sacrifice de leur enfant. « M. de Querven eust 
mesme le courage d’aller voir son fils devant sa profession, et le trou- 
vant tout plein de résolution et de ferveur extraordinaire, il fut satis- 
fait de son choix, et il redoubla ses affections et ses soins pour les 
capucins, puisqu'il avoit désormais son cher fils aîné dans leur 
Ordre. » (3) 

Désormais, en effet, ils consacrèrent la plus grande partie de leurs 
biens à venir en aide aux enfants de saint François. Ils se multipliaient 
l’un et l’autre avec un zèle admirable ; ils avaient la même ardeur 
enthousiaste pour le bien. 11 leur semblait que la Providence, après 
leur avoir enlevé ce qu'ils avaient de plus cher, avait voulu combler ce 
vide, en confiant à leur sollicitude la charge d’une nouvelle famille. 

« Il avait l’intendance du dehors pour son partage, écrit naïvement 


(1) Annales Calvairiennes... p. 714. Le couvent des Capucins de Morlaix fut 
fondé en 1612 par René Sébastien Barbier, marquis de Kerjean, propriétaire de la 
terre de Pennanrue. Son principal bienfaiteur fut, avec M. de Kerven, le seigneur 
Quintin de Rocheglas, qui leur céda en 1617 et en 1628 une partie de ses terres pour 
agrandir leur enclos. Arch. départ. du Finistère. Fonds des Capucins : Mémoire 
à consulter. 

(2) Bibl. publ. de Rennes. Mss. 776. 

(3) Le P. Sévérin de Morlaix prit l’habit religieux le 3 novembre 1613, à l’âge de 
16 ans, et mourut en 1658. (M5ss. 776 de la Bible de Rennes.) Il remplit plusieurs 
fois la charge de Gardien, notamment à Nantes, en 1625, au Mans, en 1631, 1633 et 
1634, à Rennes en 1639 et 1640. Il fut nommé Définiteur de la Province de Bretagne 
aux Chapitres de 1630, 1633, 1639, 1640, 1645, 1646, 1653, 1654 et 1655. Enfin, il fut 
neuf fois Ministre Provincial : en 1635, 1636, 1637, 1641, 1642, 1643, 1649, 1650, 
1656. « En ce chapitre, écrit le P. Balthazar de Bellême, le R. P. Sévérin de Morlaix 
qui avait permission du KR. P. Général de renoncer, ifa ut non posset cogi, a été élu 
volens, nolens. » Op. cit. Il gouverna la Province avec une grande sagesse et fut l’un 
des religieux les plus ramarquables de son époque. Malgré tout l’intérèt qu'il portait 
aux Religieuses du Calvaire, il fit quelque difficulté à leur établissement à S. Malo, 
en 1642, en raison de la proximité du couvent des Capucins. Pourtant, deux ans plus 
tard, sous le Gardiennat du P. Louis de Guérande, « sa Révérence consentit à un 
accord en vertu duquel le dortoir fut repris et rendu logeable dans un an ». Grandes 
recherches de l'abbé Manet. Mss. des Archives de S. Malo. Le nom du P. Sévérin 
est inséparable de celui de son frère. Tous les deux ont rendu les plus grands services 
à l'Ordre. dans la première moitié du dix-septième siècle. 


AU XVIIe SIECLE 117 


l’'annaliste, et elle s’occupait à meubler au dedans : ce qui ne se pou- 
vait faire sans y employer des sommes considérables de part et d'autre. 
Elle leur donna un tabernacle, des tableaux et plusieurs autres orne- 
ments nécessaires pour le service de l'autel. » (1) 

Il paraît même que, prise de scrupules au sujet de ses pieuses prodi- 
galités, Madame de Kerven confia un jour ses doutes à l'une de ses 
amies, fort dévouée aux intérêts du couvent. Celle-ci, « adroite à ses 
fins, se servit d’une invention pour la tirer d'inquiétude, lui disant : 
mademoiselle, à quoi bon vous mettre tant en peine, pour ce que vous 
faites à ces Pères ? Ne savez-vous pas bien que Monsieur l'approuve, 
et qu'il vous a donné toute liberté ? Si vous ne lui dites pas toutes les 
fois, ce n’est que pour éviter l’importunité que vous lui donneriez par 
des redites si fréquemment réitérées. De plus, vous devez regarder ces 
Pères comme vos enfants, puisque vous y avez votre fils aîné. Consi- 
dérez un peu ce qu'il vous a cousté à l’entretenir aux études, depuis 
l’âge de neuf ans jusqu'à seize ; cela n’est rien au prix de ce qu'il vous 
eust dépensé, depuis quatre ans qu'il est aux Capucins, car il eust fallu 
désormais augmenter les pensions et les dépenses d’habits, afin de le 
faire paroistre selon sa qualité, et si vous lui eussiez acheté un office 
de conseiller, ainsi que vous en aviez le dessein, où est-ce que tout cela 
fust allé? Vous n'aurez de longtemps donné aux Pères ce que vous 
eussiez déboursé pour toutes ces choses. ». 

Ce raisonnement parut pleinement convaincant aux yeux de 
Madame de Kerven. L'amie fut écoutée, obéie, remerciée : « Vous 
dites vrai, répond-elle, pendant que je ferai du bien à ces Pères, d’autres 
en feront à mon fils, et je n'aurai plus dorénavant toutes ces 
craintes. » (2) | 

Toutefois, une nouvelle épreuve attendait cette vaillante chrétienne. 
Aux douleurs de la mère qui se voit frappée dans ses enfants, devaient 
se joindre bientôt les douleurs non moins cruelles de l'épouse. Le ciel 
semblait conduire cette grande âme par des voies extraordinaires. Il 
voulait d'elle, sans doute, un détachement complet, absolu, de la créa- 
ture, pour en faire, plus tard, l'instrument de sa grâce et de sa misé- 
ricorde. C’est au milieu de ses libéralités sans bornes envers la nouvel- 
le famille de son fils, que la maladie vint fondre tout à coup sur M. de 
Kerven. Elle fut longue et douloureuse. Nuit et jour à son chevet, 
Madame de Kerven lui prodigua ses soins les plus affectueux et les plus 
dévoués: « Elle fit faire des prières et des aumosnes extraordinaires pour 
sa guérison, dit le P. Siméon, croyant que par la multitude des 


(1) Annales Calvairiennes.. p. 715. Après la mort de son mari, « toutes Îles 
semaines elle donnoit réglement deux écus aux Capucins pour leur nourriture, les 
entretenoit outre cela d’ustenciles, de serviettes et d'autres choses, suivant leurs 
besoins, auxquels elle veillait avec grand sain, et traitait souvent toute la commu- 
nauté. » Ibid, p. 931. 

(2) Annales Calyairiennes.…. p. 516. 


118 UN CAPUCIN BRETON 


suppliants elle pourroit rendre le ciel flexible à ses vœux et obtenir la 
prolongation de son cher époux, mais non, l'heure était venue qui 
devoit faire la séparation de ce qui estoit si parfaitement uni et si sain- 
tement conjoint. » (1) 

Après la mort de son mari, Madame de Kerven se renferma dans la 
plus austère solitude,partageant désormais sa vie entre l'éducation de 
son fils Joseph et le soulagement des misères humaines. Mais Dieu 
n'allait pas tarder à lui demander un dernier sacrifice. 

L'ainé de ses fils, nous l'avons dit, était entré, depuis sueur 
années, dans l'Ordre des Capucins. Quant au plus jeune, deveau 
l'unique consolation de Îa pieuse mère, il avait grandi et atteint l'âge 
de quinze ans. De quel côté allait-il tourner ses regards ? Ce n'est pas 
sans une douloureuse appréhension que Madame de Kerven se posait 
cette question. Les goûts de Joseph semblaient le porter, comme son 
frère, vers la vie apostolique des Capucins. Sa plus grande joie était de 
se trouver au milieu d'eux, de fréquenter leur chapelle, d'y servir la 
samte messe. Le chroniqueur nous apprend même que le Père Joseph 
de Paris, alors Provincial de Touraine et de Bretagne, « avoit voulu 
le communier, de sa propre main, à l'âge de neuf ans, et dès lors, ce 
bénienfant y prit tant de goùt qu'il continua de faire un très fréquent 
usage de ce divin sacrement, qui est une source inépuisable de grâces 
et de lumières pour les âmes innocentes et bien préparées, comme estoit 
la sienne. » (2) 

I] n’est donc point surprenant que le pieux Jeune homme se sentit 
attiré, lui aussi, vers cette solitude qui pour le monde est un effroi, 
vers ces robes brunes des religieux qui le faisaient penser aux saintes 
austérités de la vie du cloître. Aussi bien, la mort récente de son père 
lui avait appris ce qu'ont de trompeur et d'instable les gloires et les 
futiles richesses de la terre. Nous ignorons si, dans cette circonstance, 
les conseils et les encouragements du P. Sévérin, lui furent de quelque 
sæcours. Toujours est-il que les attraits de la grâce grandissant dans 
son âme, il conçut le dessein de se dévouer, lui aussi, au service de 
Dieu et prit la résolution inébranlable d'embrasser la vie religieuse. 

Toutefois, prévoyant l’immense chagrin que son départ allait causer 
à sa mère, il s'ouvrit d'abord de son projet à son directeur. Celui-ci, 
en homme prudent et éclairé, ne crut pas devoir se prononcer rmmé- 
diatement sur unc question d’un si grand intérêt. Sans rebuter, il est 
vrai, son jeune pénitent, il l'engagea à réfléchir encore et à remettre à 
plus tard un examen plus approfondi de sa vocation. Une telle réponse 
ne pouvait satisfaire l'âme ardente de notre postulant. « [l s'ennuya de 
tant de délai, écrit encore le chroniqueur, et voulut avoir une réponse 


(2) Annales Calrvairiennes... p. 518. 

(1) Annales Calvairiennes.…. p.715. C'est donc en 1615 que le P. Joseph fit sa 
première communion. Le P. Joseph de Paris était bien alors Provincial de 
Touraine. 


AU XVII SIÈCLE 11Q 


définitive, qui fut un coup.bien douloureux, car il ne s’attendoit pas au 
refus, les ayant toujours servis, aimés, et ayant conversé avec eux dès. 
son enfance. » (1) | | 

Mais, nul n'est prophète dans son pays. À ses instantes prières, on 
se contenta d'opposer cette fois son Âge trop peu avancé, sa santé faible 
et délicate, et on répondit, en effet, par un refus. 

Repoussé, mais non découragé. l’ardent jeune homme se mit en 
quête d’une demeure plus hospitalière, résolu à ne se déclarer vaincu 
qu'après avoir épuisé toutes les sollicitations. Il porte d'abord ses 
regards vers l'Ordre de saint Dominique, et se présente, plein de foi et 
de confiance, au Prieur du couvent de Rennes. « Je l’ai appris de l’un 
des plus anciens profez du mesme couvent, écrit le P. Joseph de Dreux, 
il me disoit que ce saint jeune homme le pressoit de luy donner leur 
habit, et sans doute l’Ordre de saint Dominique, dont le caractère est 
la prédication de la parole de Dieu, semblait avoir quelque droit sur 
une personne que Dieu vouloit un jour faire éclater dans les premières 
chaires du royaume. Mais ces Révérends Pères estiment une cruauté 
de recevoir un jeune homme si délicat dans uninstitut où l'abstinence 
est perpétuelle et les jeusnes assez fréquents : et la mesme raison qui: 
luy a fermé la porte des Capucins, ne luv permet pas d'entrer chez les 
rekigieux de saint Dominique. » (2) 

Rebuté encore une fois,k jeune de Kerven tente une nouvelle démar- 
che auprès des P. Carmes de la même ville. L'accueil qu'il en reçut 
dat le consoler un peu de ses tristesses passées. Ecoutons encore son 
premier historien : « Îl se présente à eux, écrit-1l, avec ces humbles et 
ferventes paroles: Mes RR. Pères, si vous n'avez pitié de moy, je déses- 
père de mon salut : les religions austères me refusent, l’on dit que je 
suis faible, je l'advoue, et ma faiblesse est la raison pourquoy je quitte 
le monde, où je ne pourrois pas me sauver. Mes Pères, je vous supplie 
de me recevoir ; Dieu qui m'a donné un si fervent désir, me donnera 
sans doute assez de force pour accomplir ce qu'il m’a inspiré. » (3) 

Cette fois, ses vœux allaient être exaucés. Les religieux reconnurent, 
sans doute, dans ce jeune postulant, une âme d'élite à qui Dieu donnait 
des grâces plus abondantes qu'à d’autres, et qu'il voulait conduire à 
une perfection peu ordinaire. Ils lui ouvrent donc Fentrée du couvent 
et le confient. aux mains du maître des novices, qui doit l’initier à la 
vie du Carmel). 

Cependant, Madame de Kerven ignorait ce qui se passait à Rennes. 
Quand elle apprit que son fils était entré au couvent, elle en éprouva 
la plus vive douleur. Sans perdre un instant, elle se présente elle-même 
au couvent des Carmes et supplie le supérieur de lui rendre son enfant. 
Celui-ci lui répond que son fils est venu de sa propre volonté et que, 


(1) Annales Calvairiennes.. p. 742. 
(2) Oraïson funébre... p. 11. 
(3) Oraison funèbre... p. 12. 


120 UN CAPUCIN BRETON 


du reste, il est libre de sortir s’il le veut. Mis alors en présence de sa 
mère, le jeune de Kerven la conjure, au nom de tout ce qu'elle a de 
plus cher au monde, de ne pas contrarier sa vocation. Mais elle se 
montre inflexible ; elle lui oppose sa jeunesse, sa santé, son inexpé- 
rience de la vie. Elle lui dit « que quand l’âge lui auroit donné le plein 
discernement du choix que Dieu vouloit faire de lui, elle céderoit alors 
par devoir à ses saintes volontés, quelque peine que cette séparation 
lui dut couster, mais que pour le présent, il falloit que les Carmes 
lâchassent la prise. (1) | 

Vaincu par les tendresses maternelles et fort de la promesse qu'il vient 
d'entendre, il quitte enfin la demeure qui avait enfermé un instant ses 
plus chères espérances, et reprend le chemin du manoir de Kerven. 

Son séjour n'y fut que de courte durée. La Providence lui réservait 
un autre berceau, celui-là plus austère, plus conforme aussi aux ardentes 
aspirations dont elle avait rempli son âme. 

Afin de mettre plus sûrement à exécution son généreux projet, il eut 
recours, cette fois, à une ruse innocente qui trompa le cœur de la 
pauvre mère. Feignant d'éprouver un goût extraordinaire pour l'étude, 
il supplia Madame de Kerven de l’autoriser à se rendre à Poitiers, 
pour y suivre les cours du collège qui était dirigé par les Jésuites. 
Celle-ci hésite tout d'abord, craignant qu’une santé si délicate ne soit 
vite compromise par quelques excès de travail ; mais accablée par les 
pressantes sollicitations de son fils, elle cède enfin et consent, non sans. 
douleur, à une nouvelle séparation. « Auparavant que de partir, nous 
apprend le chroniqueur, elle lui fit promettre que jamais il ne se 
rendroit Carme sans son consentement ;. ce qu’il lui promist et s'en 
alla bien joyeux d’avoir un si beau moyen pour venir à ses fins. » (2) 

Le ciel devait sc servir de cette circonstance inopinée, pour réaliser 
à la fois un double but : l'établissement des religieuses Calvairiennes à 
Morlaix, et l'entrée de Joseph de Kerven dans l'Ordre des Capucins. 

C’est en 1621, que notre jeune écolier, récemment arrivé à Poitiers, 
eut l’occasion de rencontrer pour la première fois, les religieuses de 
Notre-Dame du Calvaire. Nouvellement établies dans cette ville, par 
les soins du P. Joseph de Paris, elles n’avaient point tardé à réunir 
autour d'elles l'élite de la population chrétienne. (3) Les fêtes reli- 
gieuses qui se célébraient dans leur chapelle, attiraient particulière- 
ment un grand concours de fidèles, et les familles les plus distinguées 
de la ville semblaient s’y donner rendez-vous. 

Les cœurs simples qui sont à Dieu et que ne trouble aucune vue 
d'intérêt ou de vanité, voient avec une clarté remarquable ce qu'ont 


(1) Annales Calvairiennes... p. 755. 

(2) Anna:-5 ( alvairiennes... p. 55. 

(3) Les Calvairiennes s’établirent à Poitiers, le 24 octobre 1617. Voir Histoire 
générale, civile, religieuse et littéraire du Poitou, par M. le Chanoine Auber. t. IX, 


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P. #0. 


AU XVIIe SIÈCLE 120 


de bon et de désirable les œuvres entreprises par 1e aévouement des 
saints. La pureté du cœur est une lumière. 

Le jeune de Kerven avait, lui aussi, comme l'instinct du grand bien 
que l’œuvre du P. Joseph de Paris était appelée à produire en France. 
Charmé de la beauté de ces cérémonies où il puisait un nouvel aliment 
pour sa piété, il se plaisait à fréquenter cette église, et désirait ardem- 
ment connaître l’origine et le but de la nouvelle fondation. «| Comme 
il était breton, nous dit le P. Siméon, il se servit de cela pour s’en- 
quérir s’il n'y en avoit pas dans la maison qui fussent de Bretagne. 

« On lui fit réponse qu'il y en avoit, et aussitôt on donna ordre à 
la Mère Cécile de Sainte Anne du Louët de l'aller entretenir au. 
parloir (1). Après s’estre rendu les civilités accoutumées dans ces reli- 
gieuses visites, ils ne parlèrent tous deux que de religion, et regrettant 
qu’il n'y en avoit pas de réformée dans leur ville, la conclusion du 
discours fut qu'il falloit travailler à y establir le Calvaire; ce que ce 
jeune monsieur ne manqua pas de mander à Mademoiselle sa mère, 
laquelle conçut tant d'estime pour ceste sainte congrégation, qu'elle 
fist toutes les poursuites imaginables pour en avoir proche d'elle. » (2) 

Les Annales Calvairiennes racontent longuement le rôle qu'eut 
à remplir Madame de Kerven dans l’établissement de ces religieuses à 
Morlaix. Ce serait sortir du cadre que nous nous sommes tracés, que 
de suivre la noble femme à travers les soucis et les difficultés de toutes 
sortes qu'elle dut vaincre, avant de réaliser le plus cher de ses désirs. 
Ce fut seulement vers la fin de l'été de 1625 que les premières reli- 
gieuses, destinées à cette fondation, arrivèrent de Paris à Morlaix. 

Le P. Sévérin, alors Gardien du couvent de Nantes, n'avait pas peu 
contribué, par son activité et son zèle, à faciliter une œuvre d'où devait 
dépendre, dans les desseins de la Providence, l’avenir de sa mère. De 
son côté, Madame de Kerven n'avait rien épargné pour recevoir 
dignement les nouvelles religieuses, et sa charité ne fit que grandir, 
à mesure qu'elle put pénétrer davantage dans l'intimité de leur vie. 

« Quand elle les appela dans le pays, écrit encore l’annaliste, elle 
n'avait promis que 3600 livres, pour leur acheter une place; mais. 
après les avoir goùtées, elle donna 9 mille francs en argent, sans 
compter les ameublements de toute espèce qu'elle leur fournit avec 
une libéralité presque incroyable. Elle vendit son bien pour bâtir leur 
église et leur monastère, et s’appliqua si fortement à cette affaire: 
qu’elle en perdoit le repos, et que si ses forces eussent égalé ses désirs, 
elle en fut venue à bout toute seule, tant sa ferveur et sa charité 
étoient grandes. » (3) 


(1) Sur la Mére Cécile du Louët, voir Les Premières Mères de la Congrégation 
bénédictine de Notre-Dame-du-Calvaire, Poitiers, 1865, p. 60. 

(2) Annales Cailvairiennes... p. 688, 

13) Annales Calvairiennes... p. 608. Après l’entrée de son plus jeune fils dans 
l'Ordre des Capucins, Françoise Callouët de Lanidv vendit la terre de Kerven, à la 


122 UN CAPUCIN BRETON 


Nous devons ajouter qu'elle était puissamment aidée, dans ses 
œuvres, par l’une de ses fidèles servantes, appelée Françoise, qui 
devait la suivre plus tard dans le cloitre. (1) Nous ne résistons pas au 
plaisir de citer encore ici notre vieux chroniqueur. Il peint admirable- 
ment, dans son naïf langage, le portrait de ces deux âmes vraiment 
dignes l'une de l’autre. 

« Françoise ne parloit que de donner, écrit-il, et quand on appor- 
toit quelque chose de beau et de bon au logis, elle disoit incontinent : 
« Ma maîtresse, voilà qui est propre pour les Mères ou pour les 
Pères. » Elle trouvoit cela fort bon; elle en étoit ravie et s’y joignoit 
de tout son cœur. Toutefois, pour se faire prier, et dissimuler son. 
naturel bienfaisant, elle lui répartoit : « Françoise, vous n'avez soin 
que de ces Pères et Mères; vous voudriez leur bailler les pierres, si 
vous pouviez, ct me laisser à rien. » À quoi sa servante répliquoit : 
« Quand vous, ma maitresse. n’aurez plus rien, kes Pères iront à 
l’aumosne pour vous, et les Mères vous Ipgeront ; entre ci et là que 
vous soyez réduite à cette extrémité, faites ls mieux que vous pourrez ; 
le ciel, bonne mère, pour un peu de terre. » Lors, cette bonne 
demoiselle se prenoit à rire, en disant : « Sans doute, vous avez 
raison, Françoise, je suis de votre avis : donnez librement à mes Pères 
et à mes Mères ; vous me faites plaisir. » Cette pieuse servante fut la 
première qui orna l'autel des religieuses d’un pavillon de damas blanc 
tout neuf, garni de passements et de franges d’or ; sa sainte maîtresse 
fournissoit tout le reste qui étoit nécessaire pour sa décoration. » (2) 

Mais revenons à notre jeune écolier. Nous savons que durant son 
séjour à Poitiers, il se montra scrupuleusement attaché à tous ses 
devoirs. Là, dans cette maison de prière, de solides études, de forte 
discipline, Joseph de Kerven fut parmi les plus pieux, les plus labo- 
rieux. « Il pouvoit servir d'exemple à tous les écoliers par ses bonnes 
mœurs, et il surpassoit en science tous ceux de sa classe. » Madame 
de Kerven, heureux témoin des succès de son fils, fondait sur lui les 
plus ffatteuses espérances, et le portait déjà, dans ses rêves de mère, 
jusqu'aux plus hautes dignités. « Mais elle estoit bien loin de son but, 
écrit le chroniqueur, il falloit qu'elle le pleurât une deuxième fois tout 
de bon, et non par de fausses alarmes. » (3) 

Ce n'est pas, en effet, dans le seul but d'acquérir la science, que 
Joseph s'était arraché aux tendresses de sa mère. Une première fois, 
ses tentatives de vie religieuse avaient échoué : il avait cédé devant la 


famille Blonsart (1627) et bâätit, à ses frais, le couvent des Calvairiennes. Kerven 
appartient aujourd'hui à la famille de Bergevin. Voir Revue historique de l'Ouest, 
mai 18g1, p. 228. 

(1) « Elle y est morte professe, en odeur de sainteté, et le peuple de Morlaix 
asseure qu'il s'est fait des miracles à son tombeau. » Oraïson funèbre... p. 0. 

(2) Annales Calvairiennes.… p. 69o. 

(3) Annales Calrairiennes... p.735 


AU XVIE SIECLE 123 


douleur maternelle, mais l’appel divin ne cessait de retentir dans son 
âme. Tourmenté plus que jamais par le besoin de se donner, il est 
résolu de le satistaire, au prix de tous les sacrifices. Son âme ne goûte 
plus aucun repos. [l se sent comme invinciblement attiré vers une vie 
de dévouement et de sacrifice. Mais, sous quelle forme lui sera-t-elle 
présentée ? Quel cloitre silencieux lui ouvrira maintenant ses portes, 
pour lui faire rencontrer Celui qu'il veut servir toute sa vie, dans la 
prière et la pénitence ? 

A Morlaix, il en a vu. Il se rappelle avec bonheur le couvent aux 
cloitres tout pleins d'ombre, perdu dans les grands arbres ; le jardin 
planté d’arbustes que le soleil inonde, et où, tant de fois, dans ses jeunes 
années, il se plaisait à prendre ses ébats. [] n'a pas oublié non plus ces 
moines qui passent pieds nus, la tête rasée, vêtus d’une robe grossière, 
disant qu'il ne faut pas chercher chez eux ce qui contente les sens. De 
longs jeùnes mortifient leurs convoitises, les disciplines ensanglantent 
leurs chairs, tous les jours la cloche de Matines vient à minuit les 
arracher au sommeil, et avec la corde à nœuds de laine blanche, qui 
pend à leur ceinture, ils ont étreint leurs reins pour toujours. 

Mais n'est-ce pas là ce qu'il rêve depuis longtemps ? Pourquoi lui 
refuserait-on le droit d’unir sa vie à celle de son frère, et d’ensevelir, 
comme lui, dans le cloître, son nom et sa personne ? Et puis, qui sait 
sices mêmes moines qu'il a appris à connaître, depuis son arrivée à 
Poitiers, ne se montreront pas plus indulgents à son égard, que ceux 
qui l'ont si cruellement éconduit à Morlaix ? 

Joseph n'hésite plus, il prend l’irrévocable résolution de demander 
la faveur d'être admis dans l'Ordre des Capucins. 

Au nulieu de ses luttes, Dieu lui avait ménagé un puissant appui 
dans le P. Joseph de Paris, le même qui, sept ans auparavant, lui 
avait distribué, pour la première fois, au couvent de Morlaix, le pain 
eucharistique. C'est Lepré-Balain, l'historien du P. Joseph, qui nous 
apprend ce détail. Il est trop précieux pour que nous négligions de le 
rapporter ici dans son entier. 

« Je ne puis oublier, dit-il, le V. P. Joseph de Morlaix, puisque 
l'excellence de ses prédications avec son exemple, le rend connaissable 
à toute la France, ct en fait un juste sujet de son admiration. Et je 
dois dire, pour faire avouer la clarté des lumières du V. P. (Joseph de 
Paris) et l'assurance de son discernement, que lui seul l’a fait recevoir 
dans l'Ordre, contre l’exprès sentiment de ceux qui l'assistoient, quand 
ce Père se présenta pour estre reçu. Tous refusèrent leurs suffrages, 
le considérant si faible ; la raison et l'expérience lcur persuadoient 
efficacement, qu’il manquait à peu près de la moitié des forces néces- 
saires pour suporter les austérités rigoureuses de cet Ordre ; et lui 
dirent qu'il ne ressembloit pas à celui qui entreprenoit le bastiment 
d'une tour, ou à ce prince qui desclaroit la guerre à son ennemy. 
L'un et l’autre, avant la résolution, estoient asseurés pour l'exécution 


a 


= ++ 


124 UN CAPUCIN BRETON 


de leurs desseins. Enfin, le seul V. P. insista, et comme il estoit 
puissant en paroles, et dans une haute estime de probité, on suivit sa 
lumière qui fut que Dieu le fortifierait, pour en faire quelque chose 
de considérable ; selon la connoissance qu'il en avoit pour ce sujet, on 
lui donna le nom de Joseph qu'il porte avec honneur, comme pour 
augure de l'accroissement que tout le monde admire. » (1) 

Les Annales Calvairiennes ne mentionnent pas l'intervention du 
P. Joseph de Paris, dans l’admission de notre jeune postulant, mais 
elles ne nous cachent pas le motif principal qui détermina les supé- 
rieurs à lui ouvrir les portes du noviciat. D'après leur témoignage, 
« reprenant son premier dessein, d’être capucin, il postula si fervem- 
ment, que ces bons Pères, qui n’avoient osé le recevoir une première 
fois, n’osèrent le refuser la seconde, de peur de faire encore l'avantage 
des Carmes à leur propre préjudice, par un second refus où il n’y eût 
eu plus de reméde. » (2) 

Madame de Kerven était, comme nous l’avons vu, une femme d’un 
grand esprit de foi et d’une piété solide. I] lui en coùta cependant de 
renoncer aux espérances qu'elle se plaisait à fonder sur les talents et 
les qualités de son fils. Mais cette fois, elle se montra « plus coura- 
geuse que la première, tant parce que la constante et généreuse 
persévérance de son fils lui persuadoit que c'était la volonté de Dieu, 
que fparce qu’elle avoit une grande affection pour ces Pères. » (3) 
Néanmoins, elle n'avait pas oublié la promesse que lui avait faite 
Joseph en quittant le manoir de Kerven; et comme un jour, elle lui 
rappelait cette promesse, avec un léger reproche, « celui-ci répartit : 
Pardon, ma mère, je ne vous avois pas promis de ne me pas faire 
capucin sans vostre licence, ce que j'ai fait ; mais bien carme, ce que 
je n'ai pas fait. » (4) 

Joseph de Kerven prit l’habit religieux, à Angers, le 12 mai 1622.(5) 
Désormais, il ne s’appelera plus que le P. Joseph de Morlaix. 


(A suivre.) Fr. RENÉ DE NANTES. 
0. M. C. 


(1) La Vie du R. P. Joseph de Paris, prédicateur de l'ordre des pères Capucins, 
commissaire apostolique des missions étrangères, fondateur des religieuses réfor- 
mées de S. Benoît sous le titre de la Congrégation de N.-D. sur le Calvaire, par le 
S. de la Croix, prestre. Ces derniers mots ont été effacés et remplacés par ceux<i : 
par le sieur du Pré Balain, prestre. Livre im. ch. n, p. 153. Ce Mss. fait partie de 
notre collection franciscaine. Voir : Le P. Joseph devant l'histoire, par M. l'abbé 
Dedouvres. Extrait de la Revue des Facultés catholiques d'Angers. 1892. G. Fagniez. 
Le Père Joseph et Richelieu, 1894. t. 1, p. 14-22. 

(2) .innales Calvairiennes.…. p. 755. 

(3) Annales Calyairiennes... Ibid. 

(4) Annales Calvairiennes.. Ibid. 

(3) Afss. 766 de la Bibl, de Rennes. 


NOUVEAUX ECLAIRCISSEMENTS 


SUR LA VOCATION SACERDOTALE 


I, — SENS DU TERME « VOCATION » 


Les mots sont les signes expressifs des idées. Le terme vocal 
n'est sans doute rien de l’idée qu'il traduit car les lois de sa pro- 
duction n'ont rien de commun avec celles de la production de 
l’idée, mais le terme d’après une convention très conforme à 
notre nature correspond à la pensée. 

La parole est à la base de toute vie sociale. Si la parole perd 
sa valeur significative, la vie sociale est troublée, on ne se com- 
prend plus. C’est ce qui, par un miracle singulier, arriva à Babel. 
L’'étroite corrélation que les hommes étaient habitués à établir 
entre tel son articulé et telle idée, ayant soudainement disparu, 
la vie en commun devint impossible. I] fallut se séparer. De nos 
jours, la lecture de certains ouvrages philosophiques (allemands 
surtout) est pénible et ingrate, parce que les auteurs n’emploient 
plus les termes vocaux dans le même sens que la tradition 
scientifique, ils établissent entre les mots et la pensée des corréla- 
tions nouvelles et souvent dangereuses. Changer la valeur signi- 
ficative des termes, c'est changer la pensée car on ne refuse le 
mot que parce qu’on refuse la chose. 

Aussi la Sainte Église a-t-elle toujours veillé avec un soin 
jaloux à la conservation de la valeur significative des termes de 
l'Écriture. 

Les inconvénients déjà graves en science rationnelle, devien- 
nent extrêmement graves en science surnaturelle. L’obscurité 
même des dogmes révélés ajoute à la difficulté de compréhen- 
sion inhérente à toute intelligence créée. Ja mutation des 
termes correspondant presque toujours à un changement d'idée, 


126 NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS 


celui qui n’emploie plus les termes scripturaires dans les cas où 
la tradition, interprète de l’Écriture sous la vigilance du magis- 
tère infaillible, les emploie, risque fort de refuser en même 
temps que le terme, l’idée qu'il traduit au dehors. 

Déjà saint Paul avait attiré l’attention de son disciple 
Timothée, sur un point aussi grave. « O Timothée — lui 
écrivait-fl — garde le dépôt de la foi, évitant les profanes nou- 
veautés des termes et les oppositions d’une science faussement 
appelée telle. O Timothee depositum custodi, devitans pro- 
fanas vocum novitates et oppositiones falsi nominis scientiæ. » 
(J Tim. VII, 20). 

L'expérience toute récente du modernisme a pu nous con- 
vaincre de l'excellence de cette attitude. Que voulaient donc les 
nouveaux organisateurs de la science et du dogme? Peu de 
chose semble-t-il de prime abord. Montrer comment les mots ne 
sont que les symboles des idées, les idées les symboles des 
choses. Oui, mais d’un fait exact en soi, ils tiraient des conclu- 
sions extrêmes, des conclusions que le fait ne comportait nulle- 
ment, Les mots étant un symbole, leur valeur devenait arbi- 
traire; les idées étant une expression intellectuelle des choses, 
leur valeur était déclarée libre. On voit les conséquences, si les 
idées sont dans le pouvoir de la liberté, tout ce que librement je 
mettrai dans une idée sera vrai, car c’est mon libre arbitre qui 
désormais fait le vrai et le faux. La convention qui a naturetle- 
ment et tacitement précédé à l'élaboration du langage était 
dénaturée, et comme conséquence on dénaturait totalement les 
idées que les termes vacaux expriment conventionnellement c’est 
vrai, mais traditionnellement. C'était d’ailleurs le but visé. On 
ne voulait dégager les mots de leurs liens traditionnels avec telle 
ou telle forme fixée de la pensée que parce qu’on ne voulait pas 
accepter plus longtemps cette fixité de l’idée. 

Refuser un terme, c'est donc chose qui mérite un sérieux 
examen, car on ne saurait le faire sans raison suflisante et sans 
porter atteinte à la vérité que ce terme traduit. 

Nous avons déjà montré comment la vocation divine intérieure 
est acceptée de toute la patrologie et de toute la théologie. M. 
Lahitton nie ce terme de vocation divine, parce qu'il nie la 
vérité que ce terme traduit, parce qu'il nie que Dieu par sa grâce 
prévenante prépare l’âme de l’homme à l’appel de l’évêque. La 
grâce de Dieu ne manifeste la destination au sacerdoce que par 
le ministère de l’évêque. L’individu n'est excité à rien, n'est 


SUR ELA VOCATION SACERDOTALE 127 


préparé à rien. Îl est vertueux comme un bon chrétien, instruit 
comme un homme instruit, mais cela sans rapport aucun avec 
le sacerdoce. Ni la vertu, ni l'instruction ne sont ordonnées au 
Sacrement de l’Ordre, ne sont acquises sous l'excitation, sous 
l'impulsion de la divine grâce en vue du sacerdoce. Elles sont 
dépourvues de finalité interne, de finalité immédiate. La finalité 
c'est l'évêque qui va la proclamer, qui va la « créer » selon le 
terme de M. Lahitton puisque c’est l’évêque qui « intime n, qui 
«crée » la vocation au sacerdoce. 

Si M. Lahitton ne veut pas employer le terme de « voca- 
tion divine », de« vocation interne», « vocation immédiate », c’est 
uniquement parce qu'il rejette la vérité que par ce terme la 
tradition théologique a'toujours exprimée. 

Car, la Sainte Écriture et la tradition toute entière, ont 
toujours employé le terme de « vocation » dans le sens d’action 
interne de Dieu sur l’âme. Ce n'est que par appropriation, par 
extension de sens qu'on l’emploie quand on parle de l’appel 
épiscopal. 

Voici Bossuet s'écriant dans son « Sermon sur la Nécessité du 
silence » : « C’est l’Esprit de Jésus-Christ qu'il faut écouter au- 
dedans de vous-mêmes, et quivous parle:par ses inspirations, par 
ses vocations intérieures, par ses attraits et par ses touches 
secrètes, par ses Hnpressions amoureuses et par ses grâces 
prévenantes ». 

Le Concile de Trente s'exprime à son tour de la façon sui- 
vante, au ch. V de la Sess. VI : «Le saint Concile déclare, de 
» plus, que le commencement de la justification, dans les 
» adultes, se doit prendre de la grace prévenante de Dieu par 
» Jésus-Christ, c'est-a-dire de sa vocation, par laquelle, sans 
» qu'il y ait aucun mérite de leur part, is sont appelés. De 
» manière qu'au lieu de l’éloignement de Dieu dans lequel ils 
» étaient auparavant par leurs péchés, ils viennent à être disposés 
» par la grâce qui les excite et qui les aide à se convertir pour 
» leur propre justification, consentant et coopérant librement à 
» cette même grâce ; en sorte que Dieu touchant le cœur ‘de 
» l’homme :par la lumière du Saint-Esprit, l’homme pourtant 
» ne soit pas tout à fait sans rien faire, recevant cette inspira- 
» tion, puisqu'il la peut rejeter; quoiqu'il ne puisse pourtant, 
» .par sa volonté libre, se porter sans la grâce de Dieu à la justice 
» devant lui. C’est pourquoi lorsqu'il est'dit dans les Saintes. 
» {Lettres (Zach. 13) : « Convertissez-vous à moi et je me con- 


128 NOUVEAUX ECLAIRCISSEMENTS 


» vertirai à vous», nous sommes avertis de notre liberté; et 
» lorsque nous répondons: « Seigneur,convertissez-nous à vous 
» et NOUS serons convertis, nous reconnaissons que nous sommes 
» prévenus de la grâce de Dieu ». | 

« Declarat præterea, ipsius justificationis exordium in adultis a 
Deo per Christum Jesum præveniente gratia sumendum esse, hoc 
est, ab eus vocatione, qua, nullis eorum existentibus meritis, vo- 
<antur; ut, qui per peccata a Deo aversi erant, per ejus excitantem 
atqueadjuvantem gratiam ad convertendum se ad suam ipsorum 
justificationem, eidem gratia libere assentiendo, et cooperando, 
disponantur ita ut, fangente Domino cor hominis per Spiritus 
Sancti illuminationem, neque homo ipse nihil omnino agat, ins- 
pirationem illam recipiens, quippe qui illam et abjicere potest ; 
neque tamen sine gratia Dei movere se ad justitiam coram illo 
libera una voluntate possit. Unde in sacris litteris, cum dicitur 
-« convertimini ad me et ego convertar ad vos ; libertatis nostra 
admonemur. Cum respondemus, converte nos Domine, ad se, 
convertemur ; Dei nos gratia præveniri confitemur. » 

Saint Augustin emploie aussi le terme de vocation dans ce 
même sens : « Quand Dieu te fit — dit-il — tu n'avais pas de 
quoi agir. Maintenant que tu es, tu as aussi de quoi agir à ton 
tour, de quoi courir après le médecin, l’implorer lui qui est 
partout. Et afin que tu l’implores, il a excité ton cœur, et c'est 
Lui qui t'a donné de pouvoir l'implorer, car selon l’Apôtre 
« c’est Dieu qui opère en vous le vouloir et l'opérer selon la 
bonne volonté » et pour que fût en toi cette bonne volonté, sa 
vocation a précédé. Sane quando te fecit, quid tu faceres non 
habebas, quando autem jam es, habes et tu ipse quod facias, 
ad medicum curras, medicum implores quia ubique est. Et ut 
implorares, excitavit cor tuum, et posse implorare donavit tibi : 
« Deus est enim — inquit — qui operatur in vobis et velle et 
operari pro bona voluntate » (Philipp. II. 13) ; quia ut haberes 
bonam voluntatem, illius vocatio præcessit. Clama « Deus meus 
misericordia ejus præveniet me ». (Ps. L VIII. ss.) Ut esses, ut 
sentires, ut audires, ut consentires, prævenit te misericordia ejus. 
Prævenit te in omnibus : præveni et tu in alio iram ejus » (De 
verbis apostoli, Serm. X). 

La Sainte écriture emploie fréquemment les termes de«vocare», 
« vocatio ». Nous nous contenterons de signaler quelques-uns 
.des principaux sens qu’elle y attache. 

« Vocare » exprime la dénomination, l'appellation. Ainsi dans 


SUR LA VOCATION SACERDOTALE 129 


saint Luc, il est dit : « Hic erit magnus et Filius Altissimi Voca- 
bitur » (7. 32) Il signifie aussi la prescience divine. (Rom. IV. 
17) « Et vocat ea quæ non sunt tanquam ea quæ sunt. » 

I] signifie encore le genre de vie. Parlant de l’appel à la foi,saint 
Paul exhorte les fidèles à demeurer dans l’état où ils étaient au 
moment de leur conversion : « Unusquisque in qua vocatione 
vocatus est, in ea permaneat. Servus vocatus es ? non sit tibi curæ; 
sed et si potes fieri liber, magis utere. Qui enim in Domino 
vocatus est, servus, libertus est Domini, similiter qui liber voca- 
tus est, servus est Christi.. Unusquisque in qua vocatus est, 
fratres in hoc permaneat apud Deum » (7 Cor. VII. 20-24). 

11 exprime l'appel à la foi. « Fidelis Deus, per quem vocati 
estis in societatem Filii ejus Jesu Christi Domini nostri » (7 Cor. 
TZ. 9) — « Videte enim vocationem vestram fratres, quia non multi 
sapientes secundum carnem.:. » (Z. Cor. I. 26) 

I1 désigne le ministère apostolique. « Paulus, servus Jesu 
Christi, vocatus Apostolus, segregatus in Evangelium Dei » 
(Rom. I. 1). — « Paulus, vocatus Apostolus Jesu Christi per 
voluntatem Dei... » (7 Cor. I. 1) | | 

Nous conclurons cette étude que nous pourrions poursuivre 
longtemps encore par ces explications de !” « Encyclopédie 
Catholique » publiée sous la direction de l’Abbé Glaire. 

« Vocation, s. f., mouvement intérieur par lequel Dieu appelle 
une personne à un genre de vie. 

I signifie aussi l’inclination que l'on se sent pour un état. 

Il signifie encore disposition, talent. 

Il signifie également un certain ordre de la Doidene que 
l'on doit suivre : La vocation de l’homme est d’être utile à ses 
semblables. | 

Vocation signifie aussi l'ordre exterieur de l'Eglise par lequel 
les évêques appellent au ministère ecclésiastique ceux qu'ils en 

jugent dignes. 

La Vocation des Gentils, la grâce que Dieu leur a faite en les 
appelant à la connaissance de l'Evangile. 

La Vocation d'Abraham, le choix que Dieu fit de ce patri- 
arche pour être le père des croyants. 

Vocation (theol.). Ce terme dans le Nouveau l'estament signi- 
fie le bienfait que Dieu a daigné accorder aux Juifs et aux 
Gentilsen les appelant à croire en Jésus-Christ par la prédication 
de l'Evangile. Saint Paul invite constamment les fidèles, les 
bien-aimés de Dieu, appelés à la sainteté : dilectis Dei, vocatis 


E. F. — XXY. — 9 


150 NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS 


sanctis (Rom. I. 7) etc., Saint Pierre (Æps. 7; I, 10) les exharte 
à rendre certaine par de bonnes œuvres, leur vocation et Île 
choix que Dieu a fait d'eux. 

En second lieu, vocation désigne la destination d’ an Écne 
à un ministère particulier. Ainsi saint Paul se dit appelé à 
l’Apostolat « Vocatus Apostolus. » (Rom. I 1.) Il décide que 
personne ne doit s’attribuer l’honneur du pontificat ; il y est 
appelé de Dieu, comme Aaron. (Heb. V. 4.) | 

En troisième lieu, il exprime l’état dans lequel était un homme 
lorsqu'il a été appelé à la foi. «Voyez votre vocation, dit l’Apôtre, 
il n’y a parmi vous ni beaucoup de sages ou de savants, ni 
beaucoup d'hommes puissants, ni un grand nombre de nobles. » 
(Cor. I. 16.) — « Que chacun demeure dans la vocation ou 
dans l’état de vie dans lequel il a été appelé à la foi, circoncis ou 
incirconcis, libre ou esclave... » (/bid. VII. 20.) 

L'on convient généralement que, pour embrasser l’état ecclé- 
siastique ou l’état religieux, 1l faut y être appelé par une vocation 
spéciale de Dieu. Comme ces deux états imposent des devoirs 
particuliers et souvent pénibles à ceux qui y sont engagés, on ne 
peut espérer de les remplir à moins que l’on ne reçoive de Dieu 
les grâces nécessaires, et 1l y aurait de la témérité à les attendre 
si l’on avait disposé de soi-même contre la volonté de Dieu. 

Sans doute, il ne révèle point à chaque individu le sort qu'il 

lui destine, mais il y a des signes par lesquels on peut juger 
prudemment que l’on est appelé à tel état plutôt qu’à tel autre. 
Une inclination constante et longtemps éprouvée à s’y consacrer, 
un goût décidé pour les pratiques et les devoirs qu'il impose, un 
long exercice des vertus qu’il exige, un détachement absolu de 
tout intérêt et de tout motif temporel, voilà des marques non 
équivoques d’une vocation solide. 
. C’est pour s’en assurer qu'ont été établis les divers ordres de 
la cléricature et les séminaires pour l’état ecclésiastique, les 
épreuves et le noviciat pour l’état religieux. Ceux qui ont de la 
peine às y soumettre doivent se défier beaucoup de leur vocation 
et craindre que les engagements qu'ils formeront ne soient pour 
eux une source de malheurs pour ce monde et pour l’autre. 

Ces considérations nous tont comprendre la gravité du crime 
des parents qui veulent forcer leurs enfants dans leur vocation, 
ei de ceux qui séduisent ces derniers, leur persuadent faussement 
que tel état leur convient, sans leur en exposer les devoirs, et en 
leur en représentant les avantages. Mais par la vigilance et la 


SUR LEA VOCATION SACERDOTALE 13: 


précaution qu'apportent les directeurs spirituels dans l’examen 
des sujets, on voit mains de fausses vocations qu'on ne croit 
dans le monde ». (7. X VIII - p. 553 - mat vocation - signé B) 

Le sens traditionnel du terme vocation est clairement établi et, 
à moins de tout brouiller, je ne vois pas pourquoi on refuserait 
un terme que l’Ecriture, les Pères et toute la tradition catholique 
ont unanimement employédans le sens d’action directe de Dieu 
sur l’âme. 


J1. — VOCATION ET SUBJECTIVISME 


Il y a des choses étranges dans le livre de M. Lahitton, mais 
la plus étrange de toutes est encore l'accusation d’illuminisme et 
de subjectivisme à l'adresse de toute la tradition catholique. 

Avant d'examiner le grief, établissons clairement la nature de 
toutes choses. 

Qu'est-ce donc que le subjectivisme, l’illuminisme dont on 
parle tant dans les polémiques de presse ? Un théologien ne 
saurait employer au hasard, peut-être même à contre-temps, un 
qualificatif aussi défavorable. 

Un subjectiviste, un illuminé, sont des esprits bien éloignés 
de la voie droite,et dire que la vocation divine immédiate est un 
produit subjectiviste, plus ou moins apparenté avec le protestan- 
tisme et le modernisme, ce n’est pas donner une bien bonne 
note. 

Expliquons-nous. 

Un subjectiviste est un esprit qui ne croit qu'à lui-même, qui 
ne se confie qu'en ses propres forces et se déclare la règle absolue 
de tout vrai par lui produit et formulé. Rien n'est vrai que dans 
la mesure même où il le juge vrai, selon le mode même où il le 
déclare vrai. Et comme l'expérience de la vie ne tarde pas à 
convaincre le plus idéaliste que de nombreux changements s’im- 
posent dans l'appréciation des choses, le subjectiviste,parce qu'il 
est la source et la mesure du vrai que son jugement renferme, ne 
saurait se tromper,mais aussi ne pouvant proclamer l'immuable 
fixité du vrai, proclame son éternelle progression.'Tout jugement 
est vrai, toute opinion est vraie, toute affirmation est vraie, nul 
ne se trompe et nul n'a complètement raison, chacun exprime 
son point de vue, sa vision actuelle des choses, et chacun dit 
actuellement le vrai. Evidemment un esprit superficiel croira 
trouver là de la contradiction, il pourra même s’oublier au 


132 NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS 


point de prononcer le nom d’absurde, mais la superficialité ne 
trouble point le calme du philosophe. Le vrai d’hier n’est pas 
celui d'aujourd'hui, le faux d’hier est le vrai d’aujourd’hui, le 
faux d’aujourd’hui sera demain le vrai, cela sans contradiction 
aucune, parce que le sujet qui aujourd’hui formule son jugement 
ne peut pas ne pas formuler le vrai. Il formule un vrai, non 
intégral, non totalement épuisant, c’est exact ; mais un vrai 
relatif, qui tel qu’il le formule est infailliblement vrai. 

Une telle doctrine est la radicale négation de toute autorité 
scientifique aussi bien quedetoute véritéobjective.On comprend 
qu'avec de pareils principes le problème de la vocation reçoive 
une solution imprévue. Si réellement le candidat aux saints 
ordres agit d’après ces principes, il présente à l’évêque non plus 
une âme à étudier, une vie à juger, mais une exigence à satisfaire. 
Et dans ce cas non seulement la vocation intime est une pure 
production de l’activité individuelle, mais l'appel épiscopal lui- 
même n'existe pas, ne saurait exister. Par le fait que l'individu 
est seule source, seule règle du vrai, l’évêque étranger à lindi- 
vidu n’a aucun pouvoir pour accepter ou refuser l'individu, 
l’évêque reçoit des ordres, c’est tout. Si l'individu produit en lui 
la vocation, il la produit toute entière, et il n’a pas à la faire 
approuver, il n’a pas à être appelé, il faut qu'il soit reçu, qu'il 
soit ordonné. 

Le subjectivisme non seulement dérrute Fe vocation intime, 
disposition surnaturelle excitée et développée dans l’âme par la 
grâce de Dieu, mais encore il détruit radicalement la vocation 
épiscopale, l'appel de la hiérarchie. Un tel système est évidem- 
ment la totale destruction de toute tradition théologique. 

Mais la tradition catholique dans son affirmation de l'existence 
en l’intime de l’âme d’une direction surnaturelle, fruit réel de 
l’éternelle dilection de Dieu, n'a rien de commun avec le subjec- 
tivisme. Le sujet ne produit rien, il ne crée rien, il n’est la mesure 
de rien. Le sujet reçoit en son cœur le germe du divin appel, 
librement il coopère à la grâce divine et cette coopération qui 
se traduit par un ensemble de qualités intellectuelles et morales, 
il en décrit la nature et le développement à ceux qui ont mission 
d’en poursuivre l'étude. C’est d’ailleurs là le fait de tout chrétien. 
On recourt au directeur de conscience pour s’éclairer, connaître 
sa route, s'orienter à travers les mille obstacles de la vie; le 
directeur guidé par les principes révélés que la Sainte Écriture et 
l'expérience surnaturelle des siècles lui ont transmis, formule son 


SUR LA VOCATION SACERDOTALE 133 


jugement et dirige la marche. C’est très individuel tout cela, mais 
tout en étant profondément individuel — car leshommes sont des 
individus — c’est aux antipodes de tout subjectivisme. 

Rien d’ailleurs de plus individuel que la prédestination, que 
l'œuvre du salut.Au jour du jugement, on ne sera pas condamné 
pour les actes qu’auront accomplis les autres, sur les interpré- 
tations illégitimes des actes personnels, mais sur les actes 
que chacun aura faits, sur les mobiles qui ont présidé à leur 
éclosion. 

Bien entendu cet individualisme-là n’a rien de commun avec 
cet excès qui consiste à ne voir que soi, ne rechercher que soi et 
sacrifier à cette recherche de soi les devoirs qu’impose la vie 
sociale. L'homme est un individu social, il n’est pas un individu 
égoïste ; il a reçu l’ordre de maintenir et développer sa vie et 
aussi celui de favoriser le développement de celle de ses sem- 
blables. Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu'on 
vous fasse à vous-même. Aimez le prochain comme vous-même 
pour l'amour de Dieu. 

Cela dit, voici ce que pense M. Lahitton de la vocation 
intérieure et comme il qualifie d’illuminisme et de subjectivisme 
une doctrine hors de laquelle rien ne demeure intelligible. 

« En dehors de cette voie large et lumineuse, — la théorie 
qui est sa création extra-traditionnelle — il n’y a que les 
détails ténébreux du subjectivisme, de l'esprit propre, de 
l'illuminisme, où l’on marche à tâtons, où l’on ne presse que 
des ombres. 

« Quel séminariste, quel prêtre à jamais entendu en lui 
l'appel au sacerdoce, un véritable appel, c’est-à-dire, une voix 
parlante et disant en propres termes ou équivalemment : 
« Viens, je te veux prêtre, je te destine au sacerdoce ». — Et 
en note il écrit: « D'ailleurs si un séménariste venait me dire 
qu’il a entendu une voix de ce genre, pensez-vous que je doive 
le croire sur parole ? Ce serait bien plutôt pour moi une rai- 
son de me défier du juste équilibre des facultés de ce jeune 
homme ». — Il continue : 

Je sais bien que les faits ont aussi leur langage ; mais je nie 
qu'il y ait des faits disant clairement à quelqu'un : « Dieu te 
veut prêtre ». Je nie qu'il y ait des faits, ou un ensemble de 
faits, d’où un directeur quelconque puisse conclure, avec une 
certitude suffisante, non pas seulement qu'on est apte à faire 
un bon prêtre — car cela, par hypothèse, d’après les adver- 


134 NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS 


saires, ne suffit pas — mais encore qu'on est l'objet d’un 
appel positif de Dieu au sacerdoce. 

« Je nie surtout qu'il y ait dans l’intime des sujets, des faits, 
institués par Dieu, comme signes sensibles officiels de voca- 
tion pour dire à l’âme : « Dieu t’appelle au sacerdoce ». Car 
il faut cela pour que je sois sûr que Dieu m'appelle » (p. r r4- 
116). C'est à croire que le chaos sera jaloux, tellement les 
choses sont ici clairement exprimées. 

Et d’abord l'appel est une voix, et une voix parlante ! pour- 
quoi pas une voix de tonnerre, une voix tonnante. On dit bien 
le cri de la conscience, ou pourrait ajouter la clameur de la 
vocation ! ! ! 

M. Lahitton travestit les enseignements qui ne lui plaisent 
pas. Car il faudrait bien savoir de quelle voix il parle. Saint 
Paul entendit une voix, et une voix si parlante que pendant son 
extase ses compagnons entendaient et ne voyaient personne. 
Jeanne d'Arc entendit des voix, Bernadette entendit des voix. 
M. Lahitton voudrait-il dire que ce sont là choses rares et 
merveilleuses, qui, le cas échéant, ne doivent être reçues qu ’avec 
les mille précautions que l Église a d’ailleurs établies ? Nous 
sommes d'accord. Il n’était pas besoin de travestir les choses 
pour affirmer ce que chacun affirme. 

Mais non, M. Lahitton ne parle pas de ces cas extraordi- 
naires. Ce qui est pour lui le comble du subjectivisme, c'est cette 
voix intime qui manifeste à l’âme les désirs du Très-Haut. Et 
pourtant toute la tradition catholique nous parle avec Bossuet 
de « l'Esprit de Jésus-Christ qu'il faut écouter au-dedans de 
nous-mêmes et qui nous parle pas ses inspirations,par ses voca- 
üuons intérieures, par ses attraits et par ses touches secrètes, par 
ses impressions amoureuses et par ses grâces prévenantes ». 
(Sermon sur la Nécessité du silence.) 

Et nul n'a jamais entendu exprimer autre chose que cette 
clarté de l'âme traduisant par son « verbe intérieur », son idée, 
son actuelle compréhension sous l’action de la grâce ou par le 
seul jeu de ses forces. | 

Voici d’ailleurs saint Bernard s'adressant aux futurs prêtres et 
leur parlant de la voix interieure. « Toi donc — écrit ce Père — 
situ entends la voix du Seigneur, à l'intérieur de ton âme, et 
qu'elle te dise d'offrir Isaac, d’immoler ton plaisir quel qu'il 
soit (car [saac veut dire Joie ou rire) fidèlement et avec cons- 
tance, obëis, ne crains pas. Et tu igitur, st vocem Domin: au- 


SUR LÀ VOCATION SACERDOTALE 135 


dieris intus in dnimo, et dicatur tibi ut offeras [sdac, tuüum 
quodcumque est gaudium immoles Deo {interpretatur enit 
Isaac gaudium seu risus), fideliter et constanter obedire ne 
timeas ». (Tract. de vita et morib. clericor. — cap. XVIII — 
T. IV p. 55 — Lyon 1658). Dans le XXXII° sermon sur le 
cantique des cantiques (T7. III, p. 55 — Lyon 1658) il dit 
encore : « /{l est certaines paroles que nous adresse le Verbe 
notre Epoux, nos méditations sur lui-même, sa gloire, s4 
beauté, sa puissance, sa majesté ». Et encore lorsque, avec une 
âme avide,nous considérons ses témoignages et ses jugements, 
que jour et nuit nous méditons sa loi, sachons que l’Epoux est 
certainement en nous, qu'il nous parle, afin que charmés de ses 
discours nous ne soyons pas écrasés par nos labeurs. » 

« Sunt enim quœdam verba Verbi Sponsi ad nos, nostræ Mmedi- 
tationes de ipso et ejus gloria, elegantia, ‘potentia, majestate. 
Non solum autem, sed et cum avida mente vérsamus testimonia 
eus, et judicia oris ejus, et in lege ejus meditamur die àc nocte: 
sciamus pro certo adesse sponsum, atque alloqui ad nos, ut non 
fatigemur laboribus, sermonibus delectati. » 

« Toi donc — poursuit-il — lorsque tu sens ton âme occupée à 
quelqu’une de ces choses, ne pense point que c’est là pensée qui 
te soit propre, mais reconnais te parlant, celui qui dit par le 
Prophéte : « c'est moi qui parle justice ». Les pensées de notre: 
esprit sont en effet très semblables aux paroles de vérité de celui 
qui parle en nous : et ce n’est pas facilement qu’on peut discer- 
ner ce que le cœur produit en son intime, de ce qu’il entend, à 
moins d’avoir prudemment remarqué le Seigneur nous disant 
dans l'Evangile : « C'est du cœur que jaillissent les mauvaises 
pensées ». Et encore : « Pourquoi pensez-vous le mal dans vos 
cœurs Ÿ » Et « celui qui profère le mensonge parle de lui- 
même ». L'Apôtre à son tour s’écrie : « Non pas que nous ayons 
en nous-mêmes le pouvoir suffisant pour penser par nous-mêmes 
quelque chose de bien, mais notre suffisance vient de Dieu. » 

« Tu ergo cum tibi aliqua talia volvi animo sentis, non tuam 
putes cogitationem, sed illum agnosce loquentem qui apud 
Prophetam dicit : « Ego qui loquor justitiam ». Simillima enin 
sunt nostræ cogitata mentis sermonibus veritatis in nobis: 
loquentis : nec facile quis discernit quid intus pariat cor suum 
quidve audiat, nisi qui prudenter advertit Dominum in Evange- 
10 loquenitem,« quia de corde exeunt cogitationes malæ ». Et 
illud : « Quid cogitatis mala in cordibus vestris ? » Et « qui 


136 NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS 


loquitur mendacium de suo loquitur ». Apostolus autem « Non 
quod sufficientes —inquit — simus cogitarealiquid nobis tanquam 
ex nobis — subaudis bonum — sed sufficientia nostra ex Deo est » 
Cum ergo mala in corde versamus, nostra cogitatio est : si bona, 
Dei sermo est. » 

Après avoir donné les moyens de discerner la voix de Dieu, 
de la voix du mal, il dit : At satis dictum esse credo quid Dei, 
quid nostrum in nostro sit corde... sed sufficientiam ipsius — 
(cordis) — ex Deo esse, Dei vocem bonum quod cogitatur, non 
cordis prolem existere. Tu ergo si vocem ejus audis, non jam 
nescius unde veniat, aut quo vadat, sciens quia a Deo exit, et 
ad cor vadit..…. » 

Dans son Exposition Morale sur Job (Lib. 28 — M. cap. 
XX XVIII — cap. IT), saint Grégoire enseigne que le Discours 
de Dieu parlant à ses serviteurs par la componction de l'âme 
est autre que celui qu'il leur tient lorsqu'il les broiïe dans 
l'épreuve. | 

« Respondens autem Dominus Job de turbine dixit ». 
Notandum video, quia si sano atque incolumi loqueretur, ex 
tranquillitate Dominica locutio facta diceretur : sed quia flagel- 
lato loquitur, de turbine locutus fuisse describitur. À /iter enim 
Dominus servis suis loquitur cum eos intrinsecus per compunc- 
tionem provehit, alter cum per districtionem ne extollantur 
premit. Per blandam enim locutionem Domini amando dul- 
cedo ejus ostenditur, per terribilem vero potestas ejus metuenda 
monstratur... » 

Il faut de plus savoir que double est le mode dont Dieu nous 
parle. Ou, en effet, 1l nous parle par lui-même, ou il nous parle 
par des mots que forment ses anges. Mais lorsque c’est par lui- 
même qu'il nous parle, il s'ouvre à nous par la seule force de 
l'intérieure inspiration. Lorsqu'il parle par lui-même, le cœur 
entend sa parole sans mots et sans syllables, car sa vertu est 
connue par je ne sais quelle surélévation intime. A cette parole 
l’âme déjà remplie de Dieu est ravie en extase, celle qui était 
vide est remplie de douceur. (est en effet comme un poids qui 
rend légère l’âme qu'elle remplit. Elle est une lumière incorpo- 
relle, qui pénètre tout l’intérieur et sépare de tout l’extérieur. 
Cette parole est sans bruit, elle ouvre l’ouïe et ne saurait avoir 
de son. 

« Sciendum præterea est, quia duobus modis locutio divina 
distinguitur. Aut per semefipsum namque Dominus loquitur, 


SUR LA VOCATION SACERDOTALE 137 


aut per creaturam angelicam ejus ad nos verba formantur. Sed: 
cum per semetipsum loquitur,sola nobis vis internæ inspirationis 
aperitur. Cum per semetipsum loquitur de verbo ejus sine verbis: 
ac syllabis cor docetur : quia virtus ejus intima quadam suble- 
vatione cognoscitur. Ad quam mens plena suspenditur, vacua: 
gravatur. Pondus enim quoddam est, quod omnem animam 
quam replet levet. Incorporeum lumen est, quod et interiora. 
repleat, et repleta exterius circumscribat.Sine strepitu sermo est, 
qui et auditum aperit, et habere sonitum nescit. » 

Pour l'Esprit de Dieu, nous dire comme des paroles, C’est par 
une secrète force nous intimer ce que nous devons faire, et sans- 
le secours du bruit ou de la lenteur des paroles rendre soudaine- 
ment habile dans les choses cachées, le cœur ignorant de 
l'homme. 

La locution divine en nous, faite dans notre intime, est plu- 
tôt vue qu'’entendue, car à l’instant même où Dieu s’insinue 
en nous sans la lenteur des paroles, une soudaine lumière: 
illumine les ténèbres de notre ignorance. 

« Spiritum enim Dei quosi quædam nobis verba dicere est 
occulta vi ea quæ agenda sunt intimare et cor hominis ignarum 
non adhibito strepitu et tarditate sermonis, peritum repente de 
absconditis reddere. Nam quia auditus ea quæ ad se fiunt non 
simul omnia dicta comprehendit, quippe qui et causas per 
verba, et particulatim verba per syllabas percipit, visus autem 
noster in eo quod se dirigit, totum subito et simul apprehendit. 
Dei locutio ad nos intrinsecus facta videtur potius quam audia- 
tur : quia dum semetipsum sine mora sermonis insinuat, 
repentina luce nostræ ignorantiæ tenebras illuminat. » 

Lorsque Dieu nous manifeste par ses anges sa volonté sur 
nous, tantôt c'est par des paroles, tantôt par le moyen d'objets, 
tantôt par les deux à la fois, tantôt par des images placées devant 
les yeux du cœur, tantôt par des images offertes aux yeux du 
corps, tantôt par les substances célestes, tantôt par les terrestres, 
ou par les deux à la fois. Parfois encore Dieu par ses anges parle 
aux cœurs des humains en permettant que l’ange soit perçu par 
l'esprit, d’autres fois rien n’est montré en image, mais une parole 
supérieure est entendue... 

« Cum vero per angelum voluntatem suam Dominus indicat, 
aliquando eam verbis, aliquando rebus demonstrat, aliquando 
simul verbis et rebus, aliquando imaginibus cordis oculis 
ostensis, aliquando imaginibus et ante corporeos oculos ad 


138 NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS 


tempus ex acre assumptis, aliquando cælestibus suübstantiis, ali- 
quando terrenis, aliquando simul terrenis et cœlestibus. : Non- 
nunquam vero etiam per angélum humanis cordibus ita loquitur 
Deus, ut ipse quoque angelus mentis obtutibus præsentetur, 
verbis namque per angelum loquitur Déus, cum nihil imagine 
ostenditur, sed supernæ verba loeutionis audicentur, sicut 
dicente Domino : « Pater clarifica Filium tuum, ut Filius tuus 
clarificet te » (Joan. 17) protinus respondetur « Clarificavi et 
iterum clarificabo ». 

« Dieu, dit Genebrard (In Psdlm. LXXXIV, 9), on il 
parle avec nous, n'emplote pas des mots que hos oreilles puissent 
percevoir, mais il informe l'esprit de ceux auxquels il parle, 
d'une manière telle que non seulement ils votent les choses 
comme présentes aux regards de l'âme, mais qu’ils se sentent 
encore divinement mus par lui, comme s'ils l'entendaient lui- 
même parler, ou s'ils le voyaient lui-meme. Et saint Basile 
(De prophetia Ps. 28) explique que « la voix de Dieu est bien 
différente de ces voix que nos oreilles entendent. Car elle a lieu 
par la vision, comme pendant les rêves ». De même en effet que 
durant les songes notre esprit est impressionné par les connais- 
sances venant de certains mots, bien que nulle voix ne par- 
vienne aux oreilles et que l'intelligence est seulement déterminée 
par les formes des choses qui sont en elle, ainsi doit-on com- 
prendre cette voix de Dieu que les prophètes entendirent. 

« Loquitur autem Deus nobiscum, non verba quæ auribus per-- 
cipi possint fatciendo, sed eorum, ad quos loquitur merñtern 
ta informando, ut non solum res tanquam præsents mentis 
oculis cernant,verum ctiam a Deo se divinitus moveri sentiant 
perinde affecti ac st ipsum loquentem audirent, vel intellixerent. 
Hinc Basilius (De Prophetia, Ps. 28). Vox Dei diversa est abiis 
vocibus, quas aurium sensu percipimus. Nam illa fit per visio- 
nem ut in somniis, ut enim in his animus noster, quorumdam 
veluti verborum nobis imbuitur, nulla voce ad sensum aurium 
accedente sed mente quibusdam rerum formis insignita si Dei 
vox existimanda est quam prophetæ audivisse memorantur. » 
« Parler, dit saint Bonaventure (77 Sent. d. 10; a. 3. q.1.), peut 
s'entendre de deux manières. En premier lieu, parler exprime 
un acte quiest en soi-même, un acte intérieur. En second lieu il 
exprime un acte relatif à un autre que soi, un acte en quelque 
sorte extérieur. Parler selon le premier mode, c'est former ou 
engendrer le verbe mental : dans le second cas, c'est traduire ou 


SUR LA VOCATION SACERDOTALE 139 


exprimer le verbe formé dans l'esprit. La première parole, qu'on 
la considère en Dieu, ou dans l'homme, ou dans l'ange n’est pas 
autre chose que la pensée.l.e second mode dit plus que la pensée, 
mais ce qu’il exprime en plus est différent selon les êtres. » « No- 
tandum quod loqui dupliciter est. Uno modo loqui dicit actum 
in se, sive intrinsecum ; alio modo actum ad alterum, sive quo- 
dammoda extrinsecum. Primo modo loqui idem est, quod verbum 
formare sive gignere ; secundo modo idem est quod verbum 
formatum depromere, sive exprimere. Primo modo locutio, sive 
in Deo, sive in homine, sive in Angelo, non est aliud quam 
cogitatio. Secundo modo plus dicit quam cogitationem sed 
differenter in diversis. 

« En Dieu, parler à un autre dit en plus de l’acte d'intelligence, 
un effet ou révélation. Nous ne disons pas que Dieu nous 
parle uniquement parce qu’il comprend, mais parce que révélant 
quelque chose il produit en nous une certaine illustration de 
notre âme. Aussi S. Grégoire (Moral. lib. 28 c.2) dit-il: la 
locution divine produite en notre intime est vue plutôt qu'enten- 
due, parce que pendant que par Lui-même Dieu s'insinue sans 
la lenteur du discours, d’une soudaine lumière 1l éclaire les ténè- 
bres de notre intelligence. » 

In Deo enim loqui ad alterum, supra intellectum notat 
effectum vel revelationem. Non enim dicitur Deus nobis 
loqui, solum quia intelligit, sed etiam quia revelando aliquid 
aliquam illustrationem in nobis efficit. Unde Gregorius (Moral. 
lib. 28. c. 2): « Dei locutio ad nos intrinsecus facta videtur, 
potius quam auditur, quia dum semetipsum sine mora sermonis 
insinuat, repentina luce nostræ ignorantiæ tencbras illustrat. » 

Nous pourrions poursuivre cette étude du Docteur Séraphiqué 
et montrer par le témoignage des autres scolastiques que par 
« VOIX » On a toujours entendu exprimer par « communication 
d’idiome » un phénomène intellectuel interne. On exprime les 
phénomènes de l'âme par les termes les plus faciles à être saisis. 
Le terme « idée » ne vient-il pas de la transposition de l'acte de 
vision matérielle, à l’acte par lequel l'intelligence saisit dans sa 
lumière propre l’actuelle modification de son activité ? Et à tout 
instant ne transposons-nous pas ainsi les termes, n'établissons- 
nous pas comme une communication entre le sensible et l'intel- 
lectuel, sans que nul ne songe à y redire, car c’est notre double 
nature de corps et d’esprit qui nous l’impose. Il faut vouloir 
dénaturer toutes choses pour attribuer au mot « voix intérieure » 


140 NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS 


un sens aussi absurde que celui que lui attribue M. L., c'est 
même plus que cela,c'est une criante injustice envers ceux qu'il 
attaque, car jamais nul n'avait songé à pareille interprétation, et 
la loi absolue de toute polémique franche et loyale exige qu’on 
n'attribue jamais à l’adversaire une opinion qu'il n’a jamais 
enseignée. 

Terminons ces réflexions sur la voix intérieure par ces paroles 
de Bossuet (Serm. sur la parole de Dieu): « Que si vous me 
demandez ici, chrétiens, ce que c’est que prêter l'oreille au- 
dedans, je vous répondrai en un mot que c’est écouter atten- 
tivement. Mais l'attention dont je parle n’est peut-etre pas celle 
que vous entendez, et il nous faut ici expliquer deux choses : 
combien est nécessaire l’attention, et en quelle partie de l’âme 
elle doit être. 

« Pour bien entendre, Messieurs, quelle doit être votreattention 
à la divine parole, i/ faut s'imprimer bien avant cette verité 
chrétienne : qu'outre le son qui frappe l'oreille, il y a une voix 
secrète qui parle intérieurement, et que ce discours spirituel est 
intérieur, c'est la véritable prédication, sans laquelle tout ce que 
disent les hommes ne sera qu'un bruitinutile. Nous devons donc 
etre auditeurs dans l'interieur. Intus auditores sumus (S. Aug. 
Serm. CLXXIX. n. 17). Le Fils de Dieu ne nous permet pas 
de prendre le titre de maîtres : « Que personne, dit-il, ne s’appelle 
maître car il n’y a qu'un seul maître et un seul docteur », 
Unus est enim magister vester (Math. XXIII. 8). Si nous 
entendons cette parole,nous trouverons, dit saint Augustin (De 
peccat. merit. et remiss. hb. I. n. 37) que nul ne nous peut ensei- 
gner que Dieu ; ni les hommes, ni les anges n’en sont point 
capables : ils peuvent bien nous parler de la vérité, ils peuvent, 
pour ainsi dire, la montrer au doigt ; Dieu seul la peut ensei- 
gner, parce que lui seul nous éclaire pour discerner les objets : 
ce que saint Augustin éclaircit par la comparaison de la vue. 
C'est en vain que l’on désigne avec le doigt les peintures de cette 
église ; c’est en vain que l’on remarque la délicatesse des traits 
et la beauté des couleurs, où notre œil ne distingue rien, si le 
soleil ne répand sa clarté dessus. Ainsi, parmi tant d'objets qui 
remplissent notre entenderment, quelque soin que prennent les 
hommes de démêler le vrai d'avec le faux, si celui dont il est 
écrit, «qu’il éclaire tout homme venant en ce monde»(Jean.I.9), 
n'envoie une lumière invisible sur les objets et l'intelligence, 
jamais nous ne ferons le discernement. — C’est donc en sa 


SUR LA VOCATION SACERDOTALE 141 


lumière que nous découvrons la différence des choses ; c’est lui 
qui nous donne un certain sens qui s'appelle « le sens de Jésus- 
Christ » (1. Cor. IT r6) par lequel nous goûtons ce qui est de 
Dieu. C'est lui qui ouvre le cœur et qui nous dit au-dedans : 
C’est la vérité qu’on vous préche ; et c’est là, comme je l'ai dit, la 
prédication véritable. C'est ce qui a fait dire à S. Augustin : 
«Voici mes frères, un grand secret », « Magnum sacramentum, 
Fratres », «le son de la parole frappe les oreilles, le maître est au- 
dedans », on parle dans la chaire, la prédication se fait dans le 
cœur: « Sonus verborum nostrorum aures percutit, magister intus 
est » (/n Epi. Joan.Trad. III n. 13); car il n’y a qu’un maître, 
qui est Jésus-Christ, et lui seul enseigne les hommes.C'est pour- 
quoi ce maître céleste a dit tant de fois : « qui a des oreilles pour 
ouïr, qu'il écoute » (Matth. XIT. 9). Certainement chrétiens, il 
ne parlait pas à des sourds ; mais il savait, ce divin Docteur, 
qu'il y en a « qui en voyant ne voient pas, et qui en écoutant 
n'écoutent pas » (Jbid. n. 13), qu'il y a des oreilles intérieures où 
la voix humaine ne pénètre pas et où lui seul a le droit de se faire 
entendre. Ce sont ces oreilles qu'il faut ouvrir pour écouter la 
prédication. Ne vous contentez pas d’arrêter vos yeux sur cette 
chaire matérielle ; « celui qui enseigne Îles cœurs a sa chaire au 
ciel» (S. Aug.), il y est assis auprès de son Père, et c’est lui qu'il 
vous faut entendre : « Ipsum audite ». 

Rappelons maintenant les termes de M.L. « Quel séminariste, 
quel prêtre a jamais entendu en lui l’appel au sacerdoce, un véri- 
table appel, c’est-à-dire une voix parlante et disant en propres 
termes ou équivalemment : « Viens, je te veux prêtre, je te des- 
tine au sacerdoce »? Car enfin,un appel, c’est cela; une vocation, 
c’est une voix qui dit : « Viens ». 

Rapprocher ce texte de ceux que nous avons cités Er 
le procédé d’où il découle. 

Quant au reproche de subjectivisme, il est tellement peu fondé 
que le seul fait de le formuler constitue pour un théologien un 
des plus étranges quiproquos qu'il soit donné de concevoir. 
Léon XIII n’aimait guère les subjectivistes. Dans sa lettre 
« Depuis le jour » 8 septembre 1899, adressée au clergé Français, 
il dit: « Nous réprouvons de nouveau ces doctrines quin’ont de 
la vraie philosophie que le nom, et qui ébranlant la base même 
du savoir humain conduisent logiquement au scepticisme uni- 
versel et à l'irréligion. Ce nous est une profonde douleur d’ap- 
prendre que, depuis quelques années, des catholiques ont cru 


142 NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS 


pouvoir se mettre à la remorque d’une philosophie qui, sous le 
spécieux prétexte d’affranchir la raison humaine de toute idée 
préconçue et de toute illusion, lui dénie le droit de rien affirmer 
au-dela de ses propres opérations, sacrifiant ainsi à un subjecti- 
visme radical toutes les certitudes que la métaphysique tradition- 
nelle, consacrée par l’autorité des plus vigoureux esprits, donnait 
comme nécessaires et inébranlables fondements à la démonstra- 
tion de l’existence de Dieu , dela spiritualité et de l’immortalité de 
l’âme, et de la réalité objective du monde extérieur... » 

Le subjectivisme est clairement défini, il « dénie le droit de 
rien affirmer au-delà de ses propres opérations, sacrifiant ainsi 
toutes les « certitudes (de) la métaphysique traditionnelle. » Et 
voilà que, d’après M.L., sont subjectivistes précisément ceux qui, 
nese confiant pas en leurs propres lumières et opérations, se pré- 
sentent à leur directeur pour lui découvrir ces opérations, lui 
dire ces lumières qu'ils trouvent en eux et en connaître plus 
exactement la nature. Sont encore subjectivistes précisément 
ces mêmes directeurs, qui délégués par la hiérarchie, et ne se 
confiant pas en l’exclusive valeur des affirmations individuelles, 
étudient à la lumière de l’Ecriture et de l'expérience tradition- 
nelle de l’action de Dieu sur les âmes, ces mêmes lumières et 
opérations que les sujets présentent à leur jugement! «A fructibus 
eorum cognoscetis eos », c’est la loi fondamentale que dans le 
saint Evangile le Divin Maître a posée pour l'étude des âmes, 
c’est la loi fondamentale de tout jugement sur la valeur des 
vocations en étude, c’est le principe exclusif qui dans les Sémi- 
naires français a toujours inspiré les Directeurs. Et ce principe 
est précisément la radicale négation de tout subjectivisme puis- 
qu’il est la fulgurante proclamation de la radicale impuissance 
du sentiment subjectif. 

Et le même Léon XIII qui condamnait si énergiquement des 
erreurs que certains ne croient condamnées que depuis l’Ency- 
clique Pascendi, écrivait encore dans cette même lettre: « C’est 
d’abord chose évidente que plus un office est relevé, complexe, 
difficile, plus longue et plus soignée doit être la préparation de 
ceux qui sont appelés à le remplir. Or existe-t-il sur terre une 
dignité plus haute que celle du sacerdoce, un ministère imposant 
une plus lourde responsabilité que celui qui a pour objet la 
sanctification de tous les actes libres de l’homme ? N'est-ce pas 
du gouvernement des âmes que les Pères ont dit avec raison, 
que c'est « l’art des arts », c'est-à-dire le plus important et le 


SUR LA VOCATION SACERDOTALE 143 


plus délicat de tous les labeurs auxquels un homme puisse être 
appliqué au profit de ses semblables — ars artium regimen ani- 
marum (S. Grég. Mag.Li. P. Reg. Past. p. I, q. I). Rien donc 
ne devra être négligé pour préparer à remplir dignement et 
fructueusement une telle mission, ceux qu’une vocation divine y 
appelle. 

« À vant toutes choses, il convient de discerner, parmi les jeunes 
enfants, ceux en qui le Très-Haut a déposé le germe d’une sem- 
blable vocation. Nous savons que, dans un certain nombre de 
diocèses de France, grâce à vos sages recommandations, les 
prêtres des paroisses, surtout dans les campagnes, s'appliquent 
avec un zèle et une abnégation que nous ne saurions trop louer, 
à commencer eux-mêmes des études élémentaires desenfants dans. 
lesquels ils ont remarqué les dispositions sérieuses à la piété et 
des aptitudes au travail intellectuel. Les Ecoles presbytérales 
sont ainsi comme le premier degré de cette échelle ascendante 
qui, d’abord par les Petits, puis par les Grands Séminaires, fera 
monter jusqu'au sacerdoce les jeunes gens auxquels le Sauveur a 
répété l'appel adressé à Pierre et a André, à Jean et à Jacques: 
« Laissez vos filets ! suivez-moi : je veux faire de vous des. 
pêcheurs d’homimes. » (Math. N. 19). 

«.…. Les prêtres, qui sous votre haute direction, travaillent à la 
formation de la jeunesse appelée à s’enrôler plus tard dans les 
rangs de la milice sacerdotale, ne sauraient trop souvent méditer 
devant Dieu l'importance exceptionnelle de la mission que vous 
leur confiez. Il ne s’agit pas pour eux, comme pour le commun 
des maîtres, d'enseigner simplement à ces enfants les éléments 
des lettres et des sciences humaines. Ce n'est là que la 
moindre partie de leur tâche. Il fautque leur attention, leur zèle, 
leur dévouement soient sans cesse en éveil et en action, d’une part 
pour étudier continuellement sous les regards et dans la lumière 
de Dieu, les âmes des enfants et les indices significaufs de leur 
vocation au service des autels... » 

Rapprochez de ce texte si lumineux les paroles si tranchantes 
de M. L.:« Je nie qu’il y ait des faits ou un ensemble de faits, 
d'où un directeur quelconque puisse conclure, avec une certi- 
tude suffisante, non pas seulement qu’on est apte à faire un bon 
prêtre — car cela.par hypothèse, d’après les adversaires,ne suffit 
pas — mais encore qu’on est l’objet d'un appel positif de Dieu au 
sacerdoce. 

« Je nie surtout qu'il y ait, dans l'intime des sujets, des faits 


‘144 NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS 


institués par Dieu, comme signes sensibles officiels de vocation 
pour dire à l'âme: « Dieu t'appelle au sacerdoce ». Caril faut cela 
pour que je sois sûr que Dieu m'appelle »(p. 115-116.) 

Là où Léon XIII affirme, M. L. nie carrément. Car Léon 
XIIT parle de « discerner parmi les jeunes enfants ceux en qui 
le Très-Haut a déposé le germe d'une semblable vocation », il 
parle du dévouement sans cesse en éveil...pour « efudier conti- 
nuellement sous le regard et dans la lumière de Dieu, les âmes 
des enfants et les indices significatifs de leur vocation au service 
des autels ». C’est tout ce qu'il y a de plus formel et de plus à l'abri 
du subjectivisme, car c’est, non dans la lumière propre du sujet, 
non dans la lumière propre du directeur, maïs dans la lumière de 
Dieu, sous le regard de Dieu, que le Directeur doit,au nom de 
Pévêque qui le délègue, étudier dans les âmes les indices signi- 
ficatifs .de l'appel divin, indices qui dès lors existent, qui ont 
un but nettement déterminé, un but que ni l’évèqué, ni le 
directeur, ni le sujet n’ont introduit, car il vient de Dieu. Ces 
indices ne sont qu'à l’état plus parfait, plus explicite « le 
germe » dont le Souverain Pontife parle tout d’abord. Car on 
aura beau appeler ces signes, signes de vocabilité ou d’idonéité, 
il n’en demeure pas moins que cette idonéité au vocabilité vient 
de Dieu et que sa fin directe est la préparation intime à l'appel 
épiscopal et à la réception des Saints Ordres. Ici en effet s’appli- 
quent rigoureusement ces paroles de saint Clément sur la charité: 
« Quis idoneus est ut in ipso inveniatur, præter eos quos Deus 
dignos esse voluerit ? » (Ep. 7 Ad. cor.) D'après Chefs-d'œuvre 
des Pères de l'Église. Paris 1837. t. I. p. 48 n. 50. 

Et ces signes institués par Dieu, ces marques ou indices de 
appel divin, saint Paul les expose en ces termes : «Fidelis ser- 
mo : si quis episcopatum desiderat, bonum opus desiderat. 

« Oportet ergo episcopum irreprehensibilem esse,unius uxoris 
virum, sobrium, prudentem, PH pudicum, hospitalem, 
doctorem. 

« Non vinolentum, non percussorem, sed modestum; non liti- 
giosum, non cupidum, sed suæ domi bene præpositum… 

« Non neophytum, ne in superbiam elatus, in judicium inci- 
dat diaboli. 

« Oportet autem illum et testimonium habere bonum abiis qui 
foris sunt, ut non in oprobrium incidat et in laqueum diaboli. 

« Diaconos similiter pudicos, non bilingues, non multo vino 
deditos non turpe lucrum sectantes. 


SUR LA VOCATION SACERDOTALE 145 


« Habentes mysterium fidei in conscientia pura. 

« Et hi autem probentur primum ; et sic ministrent, nullum 
crimen habentes ». (Ep. ad Tim. I, cap. III, r-rr.) 

Et encore « Reliquite Cretæ, ut... constituas per civitates 
presbyteros, sicut et ego disposui tibi. 

« Si quis sine crimine est, unius uxoris vir, filios habens 
fideles… 

« Oportet enim episcopum sine crimine esse, sicut Dei dispen- 
satorem ; non superbum, non iracundum, non vinolentum, non 
percussorem, non turpis lucri cupidum ; 

« Sed hospitalem, benignum, sobrium, justum, sanctum, con- 
tinentem. 

« Amplectentem eum qui secundum doctrinam est, fidelem 
sermonem ; ut potens sit exhortari in doctrina sana, et eos qui 
contradicunt arguere ». (Ad T'it. cap. I, 5-0.) 

Et tous ces signes, sauf la probation par les fidèles et le témoi- 
gnage de bonne réputation, sont individuels. S'ils sont présents 
par le don gratuit de Dieu et la libre coopération du sujet, 
l'appel intime est évident, l’évêque peut prononcer le scis tllo 
dignos esse, et on peut lui répondre : Autant que la fragilité. 
humaine le permet, je déclare qu'ils sont dignes ; sinon il est 
impossible de jamais ordonner personne, ou il n'y a plus à tenir 
compte des dispositions que la grâce divine a directement pro- 
duites dans l'âme des sujets. qui eux ont fourni leur 
coopération libre, bien que voulue de Dieu. Cette exis- 
tence de la vocation divine immédiate et des signes qui 
en attestent la présence est signalée dans plusieurs décrets 
des Congrégations Romaines. Le 9 septembre 1759, la S. Con- 
grégation du Concile écrivait à l’Archevêque de Lucques : 
« Trois ecclésiastiques de ce diocèse ont recouru de nouveau à 
la S. Congrégation en demandant que l’on commit à V.S. 
d'ouvrir une enquête légale sur leur vie et leur conduite, afin 
que V. S. put ce convaincre de la fausseté des exceptions 
personnelles qui l'empêchent de leur conférer les Ordres Sacrés. 
La S. Congrégation n'a pas jugé à propos d’embrasser un 
expédient de ce genre ; elle a mieux aimé s'en tenir à l'excellent 
système de ne pas admettre aux ordres sacrés les ecclesiatiques 
dont la vocation a l’état sacerdotal ne serait pas certaine; d’un 
autre côté, considérant les nombreuses et graves justifications 
présentées par les recourants ainsi que les bonnes dispositions 
dont ils paraissent animés, la S. Congrégation pense que V.S. 


E, F, — XV, — 10 


140 NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS 


doit les faire appeler, leur donner tous les avis paternels et tous 
les bons conseils que son zèle saura lui suggérer, et les exhorter 
à embrasser un genre de vie vraiment digne de l’état auquel ils 
aspirent, afin qu'après avoir fait une expérience plus certaine 
de leur vocation, elle puisse en toute tranquillité de conscience 
leur accorder la consolation de recevoir les ordres sacrés. .… 
Rome, 9 septembre 1759». (Analecta Juris Pontif.— Education 
cléricale, XIII. Recours pour refus d'ordination, p. 323. 3° 
série, XXIII Livraison 1858.) 

Dans une lettre du 6 septembre 1776, la S. Congrégation des 
Evêques et Réguliers, entre autres avis donne celui-ci à un 
évêque : « Mais un avis bien plus important est que V. S. ne 
doit pas conférer les Ordres Mineurs ou Majeurs avec une 
excessive facilité, par complaisance ou par faveur ; car le seul 
motif de l’ordination doit être la nécessité et l’utilité réelle de 
l'Eglise et du diocèse, le mérite des jeunes gens, la vocation a 
l'état ecclésiastique, la piété montrée au séminaire, et le progrès 
dans les études, une science tout au moins compétente ». 
(Analect. Jur. Pontif., 8° série, 1866, 71° livraison. — Privi- 
lèges du Clergé, 17 Art., p. 1812-1813.) 

Le 28 avril 1795, la même Congrégation écrit à Mgr le Vice- 
Gérant de Rome pour lui dire d'ordonner un sujet que son 
évêque avait repoussé. Elle dit notamment : « .. L’Archevêque 
atteste que précédemment il avait une conduite qui montrait une 
véritable et solide vocation, et que ce n'est qu'après sa promotion 
au diaconat que le prélat apprit les fautes qu’on lui imputait.. » 
(Ibid. Education cléricale, t. XV, p. 327, 3° série, X XIII livai- 
son, 1858.) 

Le : juillet 1841, la mème Congrégation des Evêques et Régu- 
liers, écrivant à l’archevèque de Florence, mentionne la vocation 
au sacerdoce. « Puis leurs Eminences laissent à à conscience de 
V. S. d'examiner et décider si le susdit ecclésiastique a donné des 
preuves suffisantes de vocation, et si par une conduite régulière 
pendant un laps de temps notable il a suffisamment effacé la 
tache qui couvrait sa réputation, et s'il est réellement digne de 
l'ordination, V. S. devra en outre s'assurer des autres condi- 
tions requises pour les Saints Ordres n.(Ibid., n° XVII, p. 330). 

Ces citations démontrent surabondamment combien M. L. 
s'éloigne de la tradition. Je crains fort qu'en voulant éviter le 
subjectivisme, il n’aboutisse à un autre extrême et aboutisse en 
partie au sociologisme. Sans doute M. L. ne dit pas que c’est la 


SUR LA VOCATION SACERDOTALE 147 


société qui crée la religion, le sacerdoce, mais si réellement la 
vocation divine intérieure n'existe pas, si réellement 1] n’y a pas 
établies par Dieu dans l'âme des individus, des préparations 
dont la fin propre est l'aptitude appréciable à la réception des 
Saints Ordres, si la vocation est toute entière «intime », «créée » 
par l’évêque, ne nous trouvons-nous pas dans une impasse ? 
Car ou l’évêque en appelant constate les préparations providen- 
cielles du sujet, et alors la vocabilité, l’idonéité, la vocation en 
puissance ne sont que sous des mots divers la vocation divine 
intérieure, ou l’évèque donne à l’âme de l'individu les prépara- 
tions dont elle est dépourvue, et c’est une très grave erreur, car 
selon la parole de saint Grégoire, « c’est à Dieu de montrer 
l'élu, à l'évêque consécrateur de lui donner l’onction ». 

« Igitur pro certo habeant, et qui ad dignitates ecclesiasticas 
accedunt, se fures et latrones esse, nisi per Christum, qui ostium 
est, xempe tllo vocante, intrent ; et qui eos admittunt, nisi a 
Christo vocatos ex virtutibus es divinitus collatis intelligant, 
esse non solum imprudentes, sed etiam infideles. Quamobrem 
S. Gregorius ad hæc verba Ï Reg. V. 3 : «Unges quem mons- 
travero tibi» addit « ut cum ad culmen sacerdotii persona quæ- 
ritur, cum magna subtilitate requiratur. Quibus nimirum verbis 
ordinatoribus ecclesiarum in electione nihil Suum relinquitur 
(quem ait, monstravero tibi, unges). Qui sunt qui ungant, quos 
non monstrat Deus, nisi qui carnali affectu ad ecclesiarum cul- 
men ordinandos ducunt, qui non merita discernunt et perso- 
nas accipiunt ? [sti quidem Reges ungunt, sed non qui a Deo 
monstrantur. Quod suum est faciunt ; quod Dei est tollunt : 
Dei quidem, personam monstrare est, ordinatoris, præbere unc- 
tionem ». (Charlas, De la vocation à l'Episcopat, lue à la 
Sapience à Rome vers 1684-90. Analect. Jur. Pontif., 8° série, 
69 livraison, p. 1557.) 

Que ceux donc qui s’avancent vers les dignités ecclésiastiques 
aient pour certain qu'ils sont des voleurs et des larrons s'ils 
n’entrent point par la voie du Christ, c’est-à-dire appelés par le 
Christ. Et que ceux qui les admettent sachent que, s'ils le font 
alors qu'ils ne voient pas par les vertus qui divinement sont en 
eux, que le Christ les appelle, ils sont non pas seulementimpru- 
dents, mais encore infidèles. Aussi saint Grégoire interprètant 
ces paroles « Tu suivras celui que je te montrerai », s’écrie : 
« Lorsqu'on cherche une personne pour l’élever au faîte du sacer- 
doce, qu'on lexamine avec beaucoup de pénétration. Par ces 


148 | NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS 


paroles de l'Écriture, rien n’est laissé en propre auxconsécrateurs 
dans l'élection des sujets (celui que je te montrerai, tu le oindras, 
est-il dit). Quels sont, ceux qui consacrent ceux que Dieu ne 
montre pas, sinon ceux qui par affection charnelle font gravir 
aux ordinands les degrés du sacerdoce, ceux qui ne disternent 
pas le mérite et font acception des personnes ? Ceux-là, à la vérité, 
consacrent des rois, mais non ceux que Dieu montre. Ce qui est 
de leur ressort ils le font, ce qui appartient à Dieu ils l’enlèvent. 
À Dieu il appartient de montrer la personne, au consécrateur dé 
lui donner l’onction. » | 

M. Lahitton écrit, lui : « Un candidat appelé par eux — les 
évêques — peut et doit toujours se dire qu'il est appelé par 
Dieu. Mème s'il a usé de fraude pour extorquer l'appel, sa voca- 
tion demeure valide, bien qu’il ait péché D en la 
sollicitant. » (P. 125.) 

S. Grégoire dit: « Quod suum est faciunt, quod Dei est 
tollunt. Dei quidem personam monstrare est, ordinatoris præ- 
bere unctionem ». - 


Fr. JULES d'Albi. 
| O0. M. C. 


TAINE ET LES JACOBINS 


Au cours des débats qui se sont déroulés dernièrement, ora- 
teurs et publicistes radicaux ont fait, à plusieurs reprises, grief 
aux catholiques d’avoir dans leurs polémiques cité Taine et fait 
appel en faveur de leur cause au témoignage du célèbre historien. 

Il faut avouer que nos adversaires sont vraiment difficiles à 
satisfaire. Si nous invoquons l'autorité d’historiens catholiques, 
même les plus éminents et les plus justement réputés, on ne 
manque pas de nous dire que l'esprit de parti les aveugle. Du 
moment qu'ils sont catholiques, cela suffit, ils sont incapables 
de juger sainement hommes et choses de la Révolution, leur 
documentation même est suspecte, leur témoignage récusé 
d'avance. C'est précisément pour ce motif que les défenseurs de 
notre cause se sont trouvés amenés à faire état des conclusions de 
Taine. Lui, du moins, n’est pas suspect de catholicisme : posi- 
tiviste et déterministe notoire pendant sa carrière, mort vague- 
ment protestant, on ne peut dire que ce soit l'esprit religieux 
qui obscurcisse son jugement et l’empêche de discerner la vérité 
en matière historique. Nous pensions donc trouver en luitoutesles 
qualités requises pour qu’il nous soit permis de considérer ses 
appréciations sur l’une des périodes les plus troublées de notre 
histoire, comme étant le résultat auquel conduit logiquement 
une étude loyale et attentive des faits, poursuivie dans des 
conditions qui écartent tout soupçon de parti pris en notre 
faveur. . | 

Il paraît, au dire des pontifes du radicalisme, que cela n’est 
pas encore suffisant. Peut-être voudrait-on nous voir chercher 
des modèles de jugements dénués de partialité dans les ouvrages 
de M. Aulard ? Cependant si nos adversaires ont, leur semble-t- 
il, quelques raisons de se méfier à priori des conclusions des 
écrivains catholiques; ceux-ci, à leur tour, ont bien quelque 


150 TAINE ET LES JACOBINS 


droit de suspecter les conclusions de M. Aulard et de ses coreli- 
gionaires (si j'ose m'exprimer ainsi). 

Quoiqu'il en soit, on juge Taine trop riche de bons arguments 
favorables à notre cause; aussi faute de pouvoir le traiter de cléri- 
cal,on le traite de bourgeois réactionnaire,et on essaye de nier la 
valeur historique des « Origines de ,la France’ contermparaine » 
en Îles présentant comme un pamphlet antirévolutionnaire dans 
lequel le rôle, les tendances du parti Jacobin, et le parti lui- 
même considéré comme le grand ressort de la Révolution, 
seraient dépeints d’une manière inexacte. 

On pourra voir dans la Reyue pratique d'apologétique (1) ainsi 
que dans le livre récent de M. Cochin, La Crise de F Histoire 
Révolutionnaire — T'aine et M. Aulærd, une discussion appro- 
fondie de la valeur de cette allégation, au point de vue des textes, 
mais 1l nous semble qu’on peut encore se rendre compte d’une 
autre mânière de la fidélité du tableau que Taine a tracé des 
Jacobins, de leur rôle dans la société française, et des résultats 
auxquels ils ont abouti. Il suffit de rapprocher le portrait de 
l'original. 

Les Jacobins de 1793 ont beau ètre tous morts à l’heure 
actuelle, leur parti n'a pas disparu pour cela. Si nous avançons 
que les « blocards » actuel sont les dignes continuateurs des 
« grands ancêtres » et les plus purs représentants de leur esprit 
et de leurs traditions, il est bien probable que nos adversaires 
n'y contrediront pas, pursqu'ils s’en font gloire. | 

Par conséquent, s’il existe véritablement une ressemblance 
entre les fils et les pères, 1l nous est permis de rapprocher le 
portrait des pères du visage des fils et de juger par là deson plus 
où moins d’exactitude générale. Quelques détails peuvent chan- 
ger, mais les grandes lignes subsistent d'une génération à 
Fautre, et ces grandes lignes doivent se retrouver dans le tableau 
de l'historien si ce tableau correspond à la réalité. | 

Et ne serait-ce point, précisément, ce rapprochement que nos 
« blocards » actuels redoutent sans trop vouloir en convenir, et 
la raison inavouée de leurs attaques contre l’auteur des « Ont- 
gines de la France contemporaine » ? Ne craindrait-on pas, par 
hasard, de nous voir prendre une connaissance trop exacte du 
caractère et des tendances de la secte, de ses moyens d'action, et 
surtout de ses points faibles, de ses côtés vulnérables ? | 


(1) N° du 15 novembre 1409 — « En lisant T'aine de M. Aulard » pur À. Perrin. 


TAINE ET LES JACOBINS 151 


‘Sans chercher à résoudre ce questions, examinons le tableau 
du monde jacobin tel que T'aine nous l’a tracé : sa composition, 
ses visées, ses moyens d’action et le résultat auquel il a abouti. 


Tout d’abord, lorsqu'on cherche à dégager les caractères 
principaux du personnel révolutionnaire, le premier trait qui 
frappe, c'est l’orgueil. Depuis Robespierre jusqu’au moindre 
délégué de province, tous « s’envisagent comme les créateurs 
d'un nouveau monde, l’histoire se consomme en eux, l'avenir 
est dans leurs mains, ils se croient des dieux sur la terre ». Et 
non seulement ils le croient, mais ils le disent sans détour dans 
leurs harangues ; Taine cite à ce sujet plusieurs passages caracté- 
nistiques: « Vous êtes un peuple de dieux. — Les Jacobins sont 
comme Dieu... » etc. Evidemment, pour « éteindre les lumières 
d'en haut », ils n’auraient eu qu’à souffler dessus. 

Robespierre, plein de lui-même, « compassé, emphatique et 
et plat »... « est convaincu qu'il a parlé en législateur, en philo- 
sophe, en moraliste », lorsqu'il a défilé une série de phrases 
nuageuses entremêlées de grands mots : « tant pis pour Îles 
esprits bornés et les cœurs gâtés qui ne l’ont pas compris ». — 
« D'un bout à l’autre de la Révolution, Robespierre sera tou- 
jours aux yeux de Robespierre l’unique, le seul pur, l’infaillible, 
l’impeccable. Jamais homme n’a tenu si droit et si constamment 
sous son nez l’encensoir qu’il bourrait de ses propres louanges. 
Puisqu'il est la Vertu, on ne peut lui résister sans crime ». 

Et cette tournure d’esprit n’est pas spéciale à Robespierre, elle 
est la conséquence directe et immédiate du Contrat social qui est 
FEvangile nouveau modèle, car il est évident que les adversaires 
ne peuvent être admis aux bénéfices du pacte supposé dont ils 
répudient les conditions. — « Bien mieux, comme celui-ci, ins- 
ütué par le droit naturel,est obligatoire, quiconque le rejette ou 
s'en retire est, par cela même, un scélérat, un malfaiteur public, 
un ennemi du peuple ». Voilà pourquoi Taine dit avec juste 
Faison que « c'est le propre du Jacobin de se considérer comme 
un souverain légitime et de traiter ses adversaires non en belligé- 
rants, mais en criminels. Ils sont criminels de lèse-nation, hors 
la loi, bons à tuer en tout temps et en tout lieu, dignes du sup- 
plice, même quand ils ne sont plus en état de nuire ». 

« Chez le Jacobin, la première injonction n'est donc pas 
morale mais politique ; ce ne sont pas ses devoirs mais ses droits 
qu’il exagère, et sa doctrine, au lieu d’être un aiguillon pour la 


152 TAINE ET LES JACOBINS 


conscience est une flatterie pour l’orgueil. » Taine est véritable- 
ment bien fondé à ajouter que « si énorme et si insatiable que 
soit l’amour-propre humain, cette fois il est assouvi, car on ne 
lui a jamais offert une si prodigieuse pâture. » 

Et puis cette admirable théorie ne flatte pas seulement l’or- 
gueil, elle lâche la bride à toutes les passions et leur laisse le 
champ libre; par là elle assure au parti le concours des hommes 
dénués de scrupules embarrassants et dont l'ambition n'est pas la 
passion dominante, ce qui leur permet d’accepter des rôles de 
second plan où ils peuvent néanmoins trouver les satisfactions 
qu'ils recherchent. Ce sont ces hommes « qu'une première 
ébauche d'éducation a mis en état d'entendre mal un principe 
abstrait et d’en mal déduire les conséquences, mais en qui l'ins- 
tinct dégrossi supplée aux défaillances du raisonnement grossier : 
à travers la théorie, leur cupidité, leur envie, leur rancune 
devine une pâture, et le dogme jacobin leur est d'autant plus 
cher que sous ses brouillards, leur imagination loge un trésor 
sans fond »,dont chacun, naturellement, entend bien s’assurer 
une bonne part. 

Enfin, d’une façon générale, « une fumée d’orgueil et de 
grands mots s’est répandue dans les cervelles; celui qui délire le 
plus haut est le coryphée de la multitude... Sous le grand nom 
de liberté, chaque vanité cherche sa vengeance et sa pâture. 
Rien de plus naturel et de plus doux que de justifier ses passions 
par sa théorie, d'être factieux en se croyant patriote et d’envel: 
lopper les intérêts de son ambition dans les intérêts du genre 
humain. » 

Et voilà qui nous permet de comprendre ces deux traits hi 
mentaux dont Taine fait la caractéristique et en même temps le 
secret de la force du monde révolutionnaire : 

« Une volonté tendue à l’extrême et nul frein pour la contente 
une croyance inébranlable dans son droit et un mépris parfait 
pour les droits d'autrui, l'énergie d’un fanatique et les expé- 
dients d’un scélérat : avec ces deux forces,une minorité peut 
dompter la majorité ». Et, en fait, elle y est parvenue, car le 
monde jacobin, même à l’apogée de sa puissance, ne fut jamais 
très nombreux. Il y avait encore, fort heureusement, nombre de 
gens qui, en dépit de leur instinctive vanité, reculaient devant 
l’énormité des conséquences qu'ils voyaient tirer du dogme 
révolutionnaire, des gens dont la conscience répugnait à croire 
que la confiscation des biens, l’emprisonnement, l’extermina- 


TAINE ET LES JACOBINS 153 


uon par tous les moyens d’adversaires politiques fût chose abso- 
lument irrépréhensible. Ces gens là, en définitive, restèrent en 
dehors du parti règnant qui demeura « une petite féodalité de 
brigands superposée à la France conquise... Aussi bien, quand 
on regarde de près le personnel définitif et final de l’administra- 
tion révolutionnaire, on n’y trouve guère que les notables de 
limprobité, de l'inconduite et du vice, ou tout au moins de 
l'ignorance, de la bêtise et de la grossièreté », c’est-à-dire une 
minorité. 

Il peut paraître paradoxal de voir appliquer au personnel 
essentiel de la Révolution la qualification de féodalité; mais, 
qu'on y réfléchisse un instant, et l’on verra que ce qui fait à 
proprement parler la féodalité, ce n’est pas la série des titres 
nobiliaires, mais bien l'existence d’une hiérarchie d’autorités, 
partant d'un grand chef qui donne le branle à un groupe de 
satellites, lesquels eux-mêmes commandent à d’autres sous- 
ordres, et ainsi de suite, pour aboutir à des seigneurs de moindre 
importance qui, eux, régentent le menu peuple d’après les direc- 
tions qui leur viennent des pouvoirs supérieurs, sans se priver 
d’y ajouter leurs ordres et leurs fantaisies personnels. Or, n'est-ce 
pas une organisation de ce genre que nous présente le comité de 
salut public, appuyé sur le club des Jacobins dirigeant les 
sociétés affiliées de province, lesquelles, à leur tour, par le moyen 
de bandes de mouchards, de délégués et de satrapes de village, 
mènent la masse terrorisée ? 

Seulement, c'est là une cause de faiblesse pour le parti.« Les 
Jacobins ont usurpé brutalement tous les pouvoirs publics, 
aboli tous les droits privés, traité le peuple réel et vivant comme 
une bête de somme... Dès lors, entre eux et la nation, tout lien 
a été brisé; la dépouiller, la saigner et l’affamer, la reconquérir 
quand elle leur échappait, l’enchaîner et la bâillonner à plusieurs 
reprises, ils l’ont bien pu, mais la réconcilier avec leur gouver- 
nement, Jamais. » 

Aussi, lorsque Bonaparte apparut et brisa résolument la nou- 
velle féodalité, toute la France se trouva debout pour acclamer 
en lui son libérateur, son protecteur, son réparateur. 


Si, maintenant, après avoir examiné la physionomie du per- 
sonnel révolutionnaire, nous cherchons dans quel but cette 
féodalité d’une nature spéciale s'était constituée, nous trouverons 
au premier plan des préoccupations jacobines, l'hostilité contre 


154 TAINE ET LES JACOBINS 


la religion catholique, l’anticléricalisme, comme on dirait aujour- 
d’hui. Cette religion n'est-elle pas,en effet,la vivante condamna- 
tion de l’orgueil et de tous les débordements des passions ? 
Quoi d’étonnant, dès lors, si « rien ne tient plus à cœur aux 
Jacobins que cette guerre au catholicisme ; aucun article de leur 
programme ne sera exécuté avec tant d’insistance .et de persévé- 
rance; c’est qu'il s’agit de la vérité... » Toutefois, comme il faut 
bien sauvegarder les apparences « en paroles, on décrète de 
nouveau la liberté des cultes. Mais en fait et en pratique. iln'y 
aura plus de culte catholique en France, pas un baptême, pas 
une confession, pas un mariage, pas une extrême-onction, pas 
une messe; nul ne fera ou n'écoutera un sermon, personne 
n'administrera ou ne recevra un sacrement, sauf en cachette et 
avec l’échafaud ou la prison en perspective... Nous poursuivons 
non seulement les pasteurs mais encore les fanatiques du trou- 
peau; s'ils ne sont pas les auteurs de la rébellion ecclésiastique, 
ils en sont les fauteurs et les complices... Nous appelons fana- 
tiques tous ceux qui repoussent le ministère du prêtre asser- 
menté, c’est-à-dire schismatique.. ‘Tous ces gens là, et ceux qui 
les fréquentent, proches, alliés, amis, hôtes, visiteurs, quels 
qu'ils soient, hommes ou femmes, sont séditieux dans l’âme 
et partant suspects... Nous les chargeons de taxes spéciales, 
nous les internons chez eux, nous les emprisonnons par 
milliers, nous les guillotinons par centaines; peu à peu le 
demeurant se découragera et renoncera à pratiquer un culte 
impraticable. » 

Mais pour assurer le succès de cette entreprise, il ne suffit pas 
de ruiner la religion actuellement, il faut encore détruire les 
fondations sur lesquelles on pourrait la relever par la suite. La 
famille est une de ces assises; « assimilons le mariage aux 
contrats ordinaires; nous Île rendons fragile et précaire, aussi 
semblable que possible à l'union libre et passagère des sexes ; il 
sera dissous à la volonté des deux parties et même d’une seule 
des parties ». 

D'autre part, « dans un couvent, il faut que les novices soient 
élevés en moines, sinon quand ils auront grandi, il n’y aura plus 
dgcouvent », aussi « nous obligeons les instituteurs et les insti- 
tutrices à produire un certificat de civisme, c’est-à-dire de jaco- 
binisme. Nous fermons leur école s'ils enseignent des préceptes 
ou des maximes contraires à la morale révolutionnaire, c’est-à- 
dire conformes à la morale chrétienne ». Comme cela les enfants 


TAINF FT LES JACOBINS 155 


élevés par des instituteurs absolument sûrs, réaliseront plus tard 
le type accompli du parfait Jacobin. 

Et quand nous aurons ainsi façonné l'esprit des Péntatone 
futures, nous pourrons fonder la cité idéale, ce paradis sur terre 
dont le socialisme formera le cadre. Non pas qu’on en ait bien 
netternent l’idée, mais dès le début, par passion anti religieuse, 
on a porté la main sur la propriété ecclésiastique, or, « dans 
cette voie on ne peut s'arrêter, car les principes proclamés vont 
beaucoup au-delà des décrets rendus et une mauvaise loi en 
amène une pire... En admettant que l'Etat peut annuler sans 
compensation des obligations qu’il a garanties, l’Assemblée a 
porté la hache au tronc de l'arbre, et d’autres mains plus gros- 
sières l'y enfoncent déjà de toute la longueur du fer. » L’impôt 
est désagréable à supporter: pourquoi donc les Jacobins le subi- 
raient-ils, n’ont-ils pas des adversaires, gens taillables à merci, à 
qui le faire paver? Et tout de suite on voit se dessiner un 
nouvel article du programme : « la séparation des Français en 
deux classes, la spoliation de l’une, le despotisme de l’autre, 
l’écrasement des gens aisés, rangés et probes sous la dictature 
des gens qui ne le sont pas, » à cet effet on établit l'impôt 
progressif, « on sépare, dans le revenu, le nécessaire de l’excé- 
dent, on limite le nécessaire à un millier de francs par tête. 
tant pis pour la personne taxée si elle n’a pas la somme ou ne 
trouve pas à l’emprumnter, on la déclare suspecte, on la met en 
prison, ses biens sont séquestrés, l'Etat en jouit à sa place ». 
D'ailleurs, « puisque l’égoïsme est le vice caprtal et que la pro- 
priété individuelle en est Paliment, pourquoi ne pas supprimer 
la propriété individuelle ? » Oui, pourquoi? Et « au bout du 
principe, on entrevoit un ordre de choses où l’Etat seul proprié- 
taire foncier, seul capitaliste, seul industriel, seul commerçant, 
ayant tous les Français à sa solde et à son service assignerait à 
chacun sa tâche d’après ses aptitudes et distribuerait à chacun sa 
ration d’après ses besoins ». | 

En effet, « souverain omnipotent, propriétaire universel, 
l'Etat exerce à discrétion ses droits illimités sur les personnes et 
sur les choses ; en conséquence, les Jacobins, ses représentants, 
sont en droit de mettre la main sur les choses et sur les per- 
sonnes, elles sont à eux puisqu'elles sont à lui ». Et c'est par 
application de ce principe, qu'après avoir confisqué les biens du 
clergé, séquestré ceux des émigrés, réquisitionné les objets de 
<onsommation, le parti révolutionnaire commence par décréter 


156 TAINE ET LES JACOBINS 


la levée en masse pour le service militaire, puis la réquisition 
des personnes qui sont appelées à jouer un rôle dans le com- 
merce des marchandises de première nécessité. Puisque le parti- 
culier, quel que soit son office, est un employé de la commu- 
nauté, «celle-ci peut non-seulemeut lui prescrire, mais lui 
choisir sa tâche, elle n’a pas besoin de le consulter, il n’a pas le 
droit de refuser ». C'est comme cela que « nous forçons les 
mères à mener leurs filles aux séances des sociétés populaires. 
Nous obligeons les femmes à parader et à défiler en groupes 
dans les fêtes républicaines... Nous entrons dans les familles, 
nous enlevons l’enfant, nous le soumettons à l'éducation civique. 
Nous sommes pédagogues, philanthropes, théologiens, mora- 
ralistes. Nous imposons de force notre religion et notre culte, 
notre morale et nos mœurs. Nous régentons la vie privée et le 
for intérieur ; nous commandons aux pensées, nous scrutons et 
punissons les inclinations secrètes, nous taxons, emprisonnons 
et guillotinons non seulement les malveillants, mais encore les 
indifférents, les modérés, les égoïstes ». 


Quand on voit un parti politique, un parti qui n’est même 
pas une mayorité, en venir à afficher de pareilles prétentions, on 
est tenté de demeurer interdit et de se demander avec stupéfac: 
tion comment une poignée d'hommes généralement si peu esti- 
mables, a pu réussir à imposer à la France le joug d’un pareil 
despousme. 

Taine nous a bien dit qu'avec l'énergie d'un fanatique et les 
expédients d’un scélérat, une minorité peut dompter la majorité, 
encore est-il vrai que la majorité peut, elle aussi, ne pas se laisser 
dompter. Si dans çe cas la majorité s'est laissé asservir, c’est 
qu'au fond elle était d'accord sur les principes avec les hommes 
les plus avancés et que ceux<i pouvaient toujours prouver 
péremptoirement que leurs propositions, même les plus extraor- 
dinaires, n'étaient que la conséquence des «immortels principes » 
et que nul ne pouvait dès lors s’v opposer sans faire acte de 
contre-révolution. 

Comme toujours, ce furent les adversaires « canaille, sotte 
espèce », qui firent les premiers frais de la guerre ; c’est le rôle 
de l'opposition. 

Protéger des opposants, les défendre contre les violences aux- 
quelles ils peuvent être en butte, à quoi bon ? Ce sont des oppo- 
sants. Aussi la calomnie a beau jeu contre eux. « L’imagination 


TAINE ET LES JACOBINS 157 


populaire a besoin de personnes vivantes auxquelles elle puisse 
imputer ses maux et sur lesquelles elle puisse décharger ses 
ressentiments ». « Dans les ténèbres profondes des cervelles 
rustiques, rien h’arrête la monomanie du soupçon. Le rêve y 
pullule comme une mauvaise herbe dans un trou sombre ; il s’y 
enracine ; il y végète jusqu’à devenir croyance, conviction, certi- 
tude ; il y produit ses fruits qui sont l'hostilité, la haine, les 
pensées homicides et incendiaires ». Qu'on dirige un peu adroi- 
tement cette tendance par quelques mots jetés négligemment, 
sans avoir l'air d'y toucher ; « dans des têtes si excitables et 
tellement surexcitées, la magie souveraine des mots va créer des 
fantômes les uns hideux : Paristocrate et le tyran, les autres ado- 
rables : l’ami du peuple et le patriote incorruptible, figures 
démesurées et forgées par le rêve, mais qui prendront la place 
des figures réelles et que l’halluciné va combler de ses homma- 
ges ou poursuivre » et poursuivre non pas en paroles, ce n'est 
pas là la manière de la foule attroupée et excitée. « Ses procédés 
conformes à sa nature sont des voies de fait : sur tout ce qui lui 
résiste (ou qu’elle croit résister) elle frappe. Spontanément et 
sans entente préalable, les énergumères dangereux se trouvent 
ligués avec les brutes dangereuses et dans le désaccord croissant 
des autorités légales, c’est cette ligue illégale qui va tout renver- 
ser. » Pour les opposants, « la persécution illégale précède la 
persécution légale », car le législateur révolutionnaire ne manque 
pas de décorer duititre ronflant d’opinion PADAANE les coups de 
force de ses séides. | 


Les prêtres fidèles étaierit tout désignés pour prendre rang 
parmi ces coupables dénoncés à la vindicte populaire. On 
s'irrite « contre leur conscience factieuse, et, pour écraset la 
rébellion Jusque dans le sanctuaire inaccessible de la pensée 
intime, il n’est point de violence légale ou brutale à laquelle on 
ne se laisse emporter »..  ‘? . : | 

Tant que l’émeute s'attaque ainsi aux biens, à la liberté, à la 
vie des orthodoxes, prêtres et fidèles, il n’y a qu’à la laisser ane: 
« grâce à la connivence de la force armée qui refuse d'intervenir, 
la canaille assouvit sur la classe proscrite ses instincts ordinaires 
de cruauté, de pillage, de lubricité et de destruction. » Chris- 
tianos ad bestias ! Ils sont faits pour cela! Quant aux dirigeants 
du parti, ils « se bouchent les oreilles ; ils se dérobent aux cris 
des opprimés, ils refusent d'admettre que leur œuvre ait pu être 


158 TAINE ET LES JACOBINS 


malfaisante ; ils acceptent les sophismes et les mensonges qui la 
justifient ; ils souffrent que pour excuser les assassins, on çalom- 
nie les assassinés »…. | 

Les royalistes ne sont pas mieux traités : « Quand Je despo- 
tisme populaire ne s'exerce que sur la minorité royaliste, la 
majorité laisse opprimer ses adversaires et ne se croit pasatteinte 
par les violences qui assaillent le côté droit. » 

Dans de telles conditions, les honnètes gens qui n’osent pas 
« S'insurger contre l'insurrection », « doivent s’estimer trop heu- 
reux si on les tolère dans la république à l’état de sujets passifs, 
si on se contente de les taxer et de les vexer à discrétion, si on 
ne les envoie pas rejoindre en prison les suspects ; quiconque 
n'est pas de la bande n'est pas de la cité », 

Cependant, on ne les anéantira pas tout à fait, car il est tou- 
jours prudent d'en garder quelques-uns pour le cas où le parti 
révolutionnaire aurait besoin d'organiser un grand complot sui- 
vant la méthode que certains esprits mal intentionnés prétendent 
encore en usage de nos jours. « Sur la dénonciation d’un domes- 
tique qui a écouté aux portes, sur les commérages d’une blan- 
chisseuse qui a ramassé un papier dans la poche d’un peignoir, 
sur une lettre interprêtée à faux, sur des indices vagues qu'il 
complète et relie à force d'imagination, le Comité de salut public 
forge un coup d'Etat, fait des interrogatoires, des visites domici- 
liaires, des descentes nocturnes, des arrestations, 1l exagère, 
noircit, et vient, en séance publique, dénoncer le tout à l’assem- 
blée nationale ». 

Mais dans tous les cas, un point est bien acquis, c’est que 
« les Jacobins ne veulent de droits que pour eux-mêmes et 
refusent d'admettre leurs adversaires au bénéfice de la loi ». 

D'ailleurs, si par je ne sais quelle aberration, ceux-ci émet- 
taient la prétention d'obtenir l'égalité de traitement, on aurait 
soin d'y mettre bon ordre. Si, par hasard, quelques-uns d’entre 
eux occupent les charges publiques, on s'arrange de toutes les 
façons pout leur rendre la vie impossible, c’est une façon de 
supprimer les candidatures d'opposition car « on ne brigue pas 
d’un poste dans lequel on n’a pu rester ». Et si, malgré tant de 
désavantages les opposants tentent de lutter, ils sont arrêtés dès 
le premier pas. Car pour engager une campagne électorale, il 
faut au préalable s’assembler, conférer, s'entendre, et la faculté 
d'association que la loi leur accorde en droit, leur est retirée en 
fait par leurs adversaires... Alors l'homme d'ordre reste chez lui, 


TAINE ET LES JACOBINS 159 


comme aux jours d'orage, il laisse couler l’averse des paroles et 
ne va pas chercher des éclaboussures dans le ruisseau de bavar- 
 dage où s'entasse et bouillonne toute la fange de son quartier ». 
Ajoutez l'assassinat de quelques électeurs indépendants. « De 
telles exécutions sont d’un grand effet et il n’y a pas besoin d’en 
faire beaucoup, quelques-unes suffisent quand elles sont heureu- 
ses et restent impunies, ce qui est toujours le cas. » 

Mais à se retirer ainsi dans leur tour d'ivoire, « par cet aban- 
don de la chose publique et d’eux-mèmes, ils se livrent d'avance»; 
« par la démission de la majorité, la minorité devient souveraine; 
et la besogne publique désertée par la multitude indécise, inerte, 
absente, échoit au groupe résolu, agissant, présent, qui trouve 
le loisir et qui a la volonté de s’en charger ». « C’est un organe 
nouveau, spontané, supplémentaire et parasite qui, à côté des 
organes légaux, se développe dans le corps social. Insensiblement 
il va grossir, tirer à soi la substance des autres, les employer à 
ses fins, se substituer à eux. » Seulement, à partir de maintenant, 
que la gauche ou lu droite du parti révolutionnaire soit victo- 
rieuse ou vaincue,« c’est l'affaire de la droite ou de la gauche, le 
grand public n'entre point dans les débats de ses conquérants et 
ne se dérangera pas plus pour la Gironde que pour la Montagne. » 

C'est ici que commence la période critique pour !e parti révo- 
lutionnaire. Tant qu'il s’est agi de manger du seigneur ou du 
curé, tout le monde s’est trouvé d’accord, mais à présent surgit 
une difficulté ; le parti se divise : les Girondins, sectaires, mais. 
intelligents, voudraient mettre fin au règne de la force brutale, 
car ils ne peuvent se résigner « à souffrir à demeure la dictature 
inepte et grossière de la canaïlle armée», tandis queles Jacobins, 
non moins sectaires, mais plus violents, entendent bien aller 
jusqu'aux extrêmes conséquences de leurs principes. « Ils ont 
pour eux la théorie régnante et seuls ils sont décidés à l'appliquer 
jusqu’au bout. Ils sont donc seuls conséquents et populaires en 
face d’adversaires impopulaires et inconséquents ; ceux-ci sont 
poussés dans la voie où ils ont eu l’imprudence de s'engager. 
Quand ils voient l’abime, il est trop tard, ils sont acculés par 
leurs propres concessions et par la logique, ils ne peuvent que 
s'exclamer, s’indigner ; ayant lâché leur point d’appui, ils ne 
trouvent plus de point d'arrêt.» En effet, « par son principe 
abstrait, la Gironde est d'accord avec ses adversaires, et sur la 
pente fatale où ses instincts d’honneur et d'humanité la retien- 
nent encore, ce dogme commun, comme un poids intérieur, la 


160 TAINE ET LES JACOBINS 


fait glisser de plus en plus bas, jusque dans l’abîme sans fond où 
l'État, selon la formule de Jean-Jacques, omnipotent, philo- 
sophe, anticatholique, antichrétien, autoritaire, égalitaire et 
propagandiste,confisque l’éducation, nivelle les fortunes,opprime 
la conscience... Au fond, sauf un excès de brutalité et de préci- 
pitation, les Girondins, partis des mêmes principes que la 
Montagne, marchent vers le même but que la Montagne ; c'est 
pourquoi le préjugé sectaire amollit en eux les répugnances 
morales ; dans le secret de leur cœur, l'instinct révolutionnaire 
conspire avec leurs ennemis, et en mainte occasion ils se tra- 
hissent eux-mêmes. » 

Bientôt, à force d’oppression, le parti Jacobin s’est débarrassé 
de toute résistance, et la violence qui lui a donné l'empire de la 
rue lui donne l'empire dans le parlement. 


Au début, l’infortuné Louis XVI avait bien essayé d’user 
timidement du veto, cette ombre de pouvoir qu'on lui avait 
laissée ; immédiatement, on y vit une rébellion, « rébellion d’un 
fonctionnaire contre son supérieur qui est l’assemblée, rébellion 
d’un sujet contre son souverain qui est le peuple » et Louis XVI 
avait été balayé sans que la Gironde eût fait un geste pour PRE 
dre sa défense. . 

« Ce qui règne désormais, c'est une aristocratie à rebours, 
contraire à la loi, encore plus contraire à la nature... Supprimée 
par la constitution, l'inégalité s’est rétablie en sens contraire. 
Sous le régime de la liberté la plus sublime, en présence de 
cette fameuse déclaration des droits de l’homme qui légitime 
tout ce que la loi n’a pas défendu, et pose l'égalité comme prin- 
cipe de la constitution française,quiconque n'est pas Jacobin est 
exclu du droit commun. Une société intolérente s’est érigée en 
église sacro-sainte.. Vaincue et découragée, la nation ne lui 
résiste plus, mais si elle la subit, c'est comme la peste, et ses 
déportations, ses épurations administratives, ses arrêtés pour 
mettre les villes en état de siège, ses violences quotidiennes ne 
font qu'exaspérer l’antipathie muette. » 

C'est le revirement qui commence. On commence à faire des 
<omparaisons entre l’ancien gouvernement et le nouveau, et elles 
ne sont pas à l'avantage de ce dernier. On s'aperçoit que sous 
l’ancien régime, le gouvernement,« même absolu et besoigneux, 
gardait assez de probité pour comprendre que la confiscation est 
un vol » tandis que le nouveau « s’est emparé, du droit du plus 


TAINE ET LES JACOBINS 141 


fort, d'une masse énorme de biens d’Église pour les engloutir 
dans sa propre banqueroute jusqu’à ce qu’enfin, de ce trésor 
énorme amassé pendant quarante générations pour les enfants, 
pour les infirmes, pour les malades, pour les pauvres, pour les 
fidèles, il ne reste plus de quoi payer une maîtresse dans une 
école, un desservant dans une paroisse, une tasse de houillon 
dans un hôpital. » On remarque que dès 1790 l’argent manque 
pour payer aux religieux et religieusesla petite pension alimentaire 
qu’on leur avait cependant promise. 

On voit que le catéchisme formait des adolescents policés, des 
fils respectueux, et que le nouvel enseignement « ne fait que des 
polissons insolents, des chenapans précoces et débraillés », aussi, 
le gouvernement à beau fermer les écoles libres, « les pères de 
famille s’obstinent dans leur répugnance et dans leur dégoût, ils 
aiment mieux pour leur fils l'ignorance pleine que l'instruction 
malsaine » et les écoles officielles restent aux trois quarts vides. 

D'un autre côté, par son essai de constitution civile du 
clergé, non seulement le parti Jacobin a jeté dans un irrémé- 
diable discrédit les maximes gallicanes et les doctrines jansénistes, 
mais encore il a « rejeté tout le clergé vers Rome, :il l'a rattaché 
au pape dont on voulait le séparer, et lui a ôté lecaractère national 
qu'on voulait lui imposer... Il excitait la malveillance et l'envie, 
vous le rendez sympathique et populaire. Il était divisé, vous le 
rendez unanime ». De plus, « à voir ses prêtres souffrir pour 
leur foi qui est sa foi, et devant leur constance égale à celle des 
martvrs légendaires, la tiédeur de la masse du peuple chrétien se 
change en respect, puis en zèle ». 

Autour du prêtre fidèle « se sont rangés tous ceux qui sont ou 
redeviennent croyants, tous ceux qui, par conviction ou par 
tradition, tiennent aux sacrements, tous ceux qui, par habitude 
ou foi, ont envie ou besoin d’entendre la messe », car « l’interdic- 
tion de la messe leur a fait comprendre l'importance de la 
messe ; c’est le gouvernement révolutionnaire qui les a trans- 
formés en canonistes et en théologiens ». 

Du côté matériel, les résultats ne sont pas beaucoup plus satis- 
faisants ; on s’aperçoit de plus en plus qu’il est « impossible 
d’avoir les vivres à bas prix sous un pareil régime ; l'anxiété est 
trop grande, la propriété est trop précaire, le commerce est trop 
empêché, l’achat, la vente, le départ, l’arrivée et le paiement sont 
trop incertains. Comment emmagasiner et transporter dans une 
contrée où ni le gouvernement central, ni l'administration locale, 


EF, — XXV. — 11 


102 TAINE ET LES JACOBINS 


ni la garde nationale, ni la troupe ne font leur office, et où 
toute opération sur les subsistances, même la plus légale, même 
la plus utile, est subordonnée au caprice de vingt drôles qu’une 
populace suit ! Le blé demeure en grange, se cache, attend et ne 
se glisse qu’à la dérobée vers les mains assez riches pour payer, 
outre son prix, le prix de son risque. » Et le prix s'élève encore 
de toute la dépréciation des assignats ! 

Les Jacobins,eux-mêmes, après avoir lâché Robespierre pour 
n'être pas guillotinés par lui, de mois en mois, sous la pression 
de l’opinion publique,se détachent du culte qu'ils ont desservi ; 
en effet, si faussée et paralysée qui soit leur conscience, ils ne 
peuvent pas ne pas avouer que le Jacobinisme tel qu'ils l'ont 
pratiqué était la religion du vol et du meurtre... Vainement, ils 
multiplient des décrets rigoureux et les prescriptions impérieu- 
ses ; chaque coup de force s’'émousse à demi contre la résistance 
universelle et sourde de l’inertie volontaire et du dégoût insur- 
montable. » 

« La République jacobine vit encore, et déjà ses serviteurs,ses 
médecins parlent tout haut de son enterrement comme des étran- 
gers, des héritiers dans la chambre d'un moribond qui a perdu 
connaissance, comme les familiers de Tibère agonisant dans son 
palais de Misène. » 

L'avenir, maintenant, est à celui qui se présentera pour 
recueillir la succession, sachant ce qu'il veut et où il va, prêt à 
relever les ruines faites par la dictature inepte et grossière du 
Jacobinisme et à rendre l’ordre et la paix au pays. 


‘Tel est dans ses grandes lignes le tableau du Jacobinisme dont 
les « Origines de la France contemporaine » nous ont fourni les 
éléments. Qui peut s'empêcher de remarquer à première vue 
combien de traits de cette image du Jacobinisme révolutionnaire 
conviennent au radicalisme actuel ? 

‘Faine, nous l’avons vu, a relevé comme un caractère propre du 
Jacobin cet orgueil prodigieux qui le porte jusqu’à s’égaler à 
Dieu même. De nos jours, il est vrai, on ne s'égale plus à Dieu; 
il faut dire aussi qu'après avoir tellement crié sur tous les tons 
que Dieu est une invention des mythologues, et l'avoir dédai- 
yneusement relégué comme tel « dans la catégorie de l’inconnais- 
sable », après s'être proclamé « libéré de tous les credos » (1), 


(1) Ordre du jour du congrès du comité exécutif du parti radical le 6 Décft 1903. 


3 


TAINE ET LES JACOBINS 103 


après avoir affiché sur tous les murs qu’on a « définitivement 
éteint les lumières d’en haut », on pourrait craindre de paraître 
quelque peu ridicule en se comparant à la divinité. Mais il faut 
croire qu’on n'est pas plus modeste pour cela, puisque tous les 
écrivains, catholiques ou non, qui ont à parler d’un notable 
personnage du monde gouvernemental actuel ne manquent pas 
de s’accorder à en faire un parfait orgueilleux : Jules Ferry, 
« orgueilleux de nature » (1), Clémenceau qui, « pour le plaisir 
de lancer un mot... vous eût tué son meilleur ami » (2), de 
Pressensé qui, « dans sa vanitéincommensurable, ne peut admet- 
tre que tout le monde n'accepte pas sa manière de voir » (3), 
Anatole France, dont « la vanité recherche les applaudissements 
que ses balivernes obtiennent dans les meetings » (4), Zola, 
« personnage encombrant... qui aimait à s'entendre appeler poète, 
psychologue et savant sans posséder aucune des qualités qui 
auraient pu justifier en quoi que ce soit aucun de ces titres » (5) 
et déclarait sans ambages : « Par mes œuvres, la langue fran- 
çaise a été portée dans le monde entier » (6), jusqu’à Delcassé 
« qui, lorsqu'il eut pris contact avec le grand monde, devint plein 
d’infatuation » (7). Quant aux personnages de second plan, 
« séquelle des envieux, éternel parti des mécontents et des rem- 
plaçants..…, tourbe de petits ambitieux » (8), 1l serait à souhaiter, 
dit M. Eug. Fournière, « que les prolétaires pussent avoir 
connaissance des livres, brochures et revues de ces politiciens où 
s'étale un si docte mépris de leur inaptitude prétendue à suppor- 
ter la vérité ». 

Tous orgueilleux, jusques et y compris tous les Homais radi- 
caux, libres-penseurs et francs-maçons dont chacun peut appré- 
cier de près, à l’occasion, la hautaine stupidité. 

Cette disposition d'esprit permet aux radicaux d'accepter 
qu'un de leurs principaux orateurs, ayant à définir le parti radical, 
écrive que « c’est la démocratie française elle-meme tendant. 
à organiser politiquement et socialement la société selon les lois 
de la raison, c’est-à-dire en vue de l’entier développement de la 


(1) Leyret, Waldeck-Rousseau et la 5° République p. 595. 

(2) Id. p. 183. 

(3) G. Sorel, Histoire de la Révolution Dreyfusienne. p. 14, 20. 
(4) Id. p. 22. 

(5) G. Sorel, Histoire de la Révolution Drevfusienne, p. :#). 
{(b) Reinach, Histoire de l'affaire Dreyfus, p. 370. 

(7) Id. p. 67 tome V. 

(8) Leyret, Waldeck-Rouxseau et la 3° République, p.184. 


104 TAINE ET LES JACOBINS 


personne humaine dans tout l'être humain, en vue de l'entière 
réalisation de la justice dans tous les rapports entre les êtres 
humains, et que sa méthode est celle de la nature elle-même »(à). 
Il est facile d’en conclure, et nos radicaux ne s’en font pas faute, 
que quiconque entreprend de leur résister, lutte contre la démo- 
cratie française elle-même, rêve de l'empêcher de s'organiser 
selon les lois de la raison incarnée dans la cervelle des radicaux, 
ne vise à rien moins qu'à interdire à la justice de présider aux 
rapports qui existent entre les membres de la société et refuse 
d'admettre l'excellence d’une méthode qui est celle de la nature 
elle-même. N'est-il pas légitime de traiter de tels individus 
comme de véritables ennemis publics et « de regarder la justice 
comme une arme dont on peut abuser contre ses ennemis » ? 
Aussi n'est-il pas invraisemblable « que si par hasard nos socia- 
listes parlementaires (2) arrivaient au gouvernement, ils se 
montreraient de bons successeurs de l’Inquisition, de l’Ancien 
Régime et de Robespierre ; les tribunaux politiques fanctionne- 
raient sur une grande échelle ; et nous pouvons même supposer 
que l’on abolirait la malencantreuse loi de 1848 qui a supprimé 
la peine de mort en matière politique. Grâce à cette réforme, on 
pourrait voir de nouveau l'Etat triompher par la main du 
bourreau. » (3) | 

Il est toujours bon néanmoins d’entourer cela de quelques 
grands mots que la masse admirera de confiance car, suivant la 
remarque de M. Courcelle-Seneuil, « on croit que les hommes 
cultivés ne sont plus idolâtres parce qu'ils n’adorent pas Jupiter. 
On se trompe. Un très grand nombre d’entre-eux révèrent des 
mots, des formules » (4). Aussi « on pourrait remplir des pages 
entières avec l'exposé sommaire des thèses contradictoires cocasses 
et charlatanesques qui forment le fond des harangues de nos 
grands hommes; rien ne les embarrasse, et ils savent combiner, 
dans leurs discours pompeux, fougueux et nébuleux, l’intransi- 
seance la plus absolue avec l’opportunisme le plus souple. Un 
docteur du socialisme a prétendu que l’art de concilier les oppo- 


(1) LL. Bourgeois, Préface de La Politique radicale par F. Buisson. 

(2) Le parti radical ayant proclamé qu'il ne connait pas d’enuemis à gauche, 
nous nous croyons en droit de considérer le socialisme parlementaire comme 
étant la gauche du parti Jacobin actuel, ce que fut la Montagne par rapport à la 
Gironde. 

(3) G. Sorel, Réflexions sur la violence, p. 149. 

(4) Vers la justice. 


TAINE ET LES JACOBINS 165 


sitions par le galimatias est le plus clair résultat qu'il ait tiré de 
l'étude des œuvres de Mars » (1). 

L'important, c'est que le discours présente quelques parties 
claires, quelque mot ayant un sens précis. Lorsque ce mot 
s'appelle, par exemple, le Milliard des congrégations (pourvu 
qu’on ait l'esprit libéré de toute pernicieuse influence cléricale et 
de toute trace de superstitions d’un autre âge) sans chercher 
inutilement à comprendre le pourquoi, on se sent de suite une 
très vive sympathie et même une ardente fidélité pour un parti 
qui vous promet une bonne part de ce magnifique gâteau auquel 
seuls naturellement peuvent prétendre ceux qui font bien et 
dûment partie du clan radical. 

Les dirigeants du parti ont ainsi un moyen de recruter les 
éléments avec lesquels ils remplissent les cadres de cette organi- 
sation quasi féodale dont les titres ont changé depuis la Révolu- 
tion, mais qui n’a guère varié au fond et se présente comme un 
« groupement artificiel de majorités compactes menées par des 
clans politiques » (2). 

Nous voyons, eneffet, le gouvernement appuyé sur sa majorité 
parlementaire soutenue elle-même par les loges,les fonctionnaires, 
les délégués, les grands électeurs, tout comme le comité du 
salut public de naguère s’appuyait sur le club des Jacobins, les 
sociétés affiliées, les délégués. Et cette organisation, le parti 
radical ne cherche pas à la dissimuler. « Le député, nous dit M. 
F. Buisson (3), est le premier personnage de l'arrondissement, 
c'est à lui que tous s'adressent. c’est l’homme nécessaire ; il est 
celui sur lequel comptent les maires pour plaider la cause dé 
leur commune, les fonctionnaires pour obtenir quelque avance- 
ment, les candidats un emploi, les malheureux un secours, les 
réservistes un sursis, d’autres un bureau de tabac, une recette 
buraliste, une remise d'amende, une décoration... Peu importe 
que ses démarches aient peu d’efhcacité. Ici l’apparence est tout 
car c'est sur l'apparence que juge l'opinion. » | 

« Les affaires de l'Etat deviennent par là-même l’apanage des 
oligarchies de clocher. La mission des préfets se réduit au rôle 
d’administrateurs ou de caissiers des comités électoraux ; avec la 
menue monnaie du pouvoir dont ils disposent, ils payent les 
suffrages des électeurs au bénéfice du député qui, en reconnais- 


(1) G. Sorel, Réflexions sur la violence, p. 139. 
(2) Eug. Fournière, La Sociocratie, p. 111. 
(3) La politique radicale, p. 145 - 147. 


- 


100 TAINE ET LES JACOBINS 


sance, le garantit contre la défaveur ministérielle par la menace 
de ses votes »{1). (Tel jadis un seigneur protégait son vassal contre 
le mauvais vouloir du suzerain.) En fin de compte, « au lieu de 
faire des citoyens, le parti radical a fait des clients » (2). «Installé 
dans l’Etat comme dans un château-fort, à l’assaut duquel mon- 
tent les partis d'opposition, il a pris les lois pour armes et les 
fonctionnaires pour soldats... 1l installe ses généraux, ses 
capitaines et ses sergents dans tous les postes de la hiérarchie 
élective et administrative. Grâce à ce mécanisme, une telle 
armée peut à son gré exploiter et despotiser la minorité de la 
nation votante, c'est-à-dire la majorité absolue » (3), en se servant 
de « l’arbitraire sous ses deux faces ; la faveur accordée aux uns, 
le droit refusé aux autres » (4). 

Mais ce serait une erreur de croire que le public marche 
avec enthousiasme derrière le parti radical, comme celui-ci vou- 
drait bien le donner à entendre. On voit trop que « l'intérêt 
public, invoqué par ceux qui le manient, disparaît derrière celui 
des individus au pouvoir. On cède à la force, mais, discernant 
ses motifs, on lui refuse toute légitimité, donc toute autorité 
réelle. » (5) « Le principe d’autorité semble s’évanouir à mesure 
que se développe le régime démocratique », au point qu’à présent 
« on ne peut nier le profond discrédit moral de nos institutions 
publiques et des hommes qui les dirigent »; on voit « que ce 
régime césaro-démagogique ne peut plus durer. — La majorité 
parlementaire est maîtresse de l'Etat, mais elle ne l’a conquis 
qu'avec l’aide de l’armée des fonctionnaires » (6) et l’on a 
l'impression qu'il faudrait peu de chose pour que l'équilibre 
instable de ce régime de conquête s'écroule inopinément, peut- 
être au moment où l’on s’v attendra le moins. 


Si maintenant, nous recherchons comme l’a fait l'aine, pour 
quel objet s’est constituée cette féodalité, c’est toujours l’hostilité 
contre le christianisme que nous trouvons au premier plan, justi- 
fiant ainsi la parole de Pie X lors de son accession au trône 
pontifical : « On bat en brêche les dogmes de la foi, on tend d’un 
effort obstiné à anéantir tout rapport de l’homme avec la divi- 

(1) Levret, Waldeck Rousseau et la © République, p. 105. 

(2) Levret, id., p. 191. 

(5) Eug. Fournitre, La sociocratie. p. 1o0et 117. 

(4) F. Buisson, La politique radicale, p. 147. 

(5) Eug. Fournière, La sociocratie. p. 126. 

(6) Fourniére, La sociocratie, p. 123-123-1014. 


TAINE ET LES JACOBINS 107 


nité.» Nous pouvons constater, en effet, « la persistance opiniâtre 
de la politique radicale sur cet article longtemps considéré 
comme le plus important de son programme ».(1),son obstina- 
tion à « grouper tous les fils de la Révolution contre l'ennemi 
commun » (2)et par ennemi commun, il faut entendre « le 
joug détesté de Rome », « l’éternel ennemi dénoncé par 
Gambetta, combattu par Ferrv, Paul Bert, Waldeck-Rous- 
seau » (3). 

La « suppression des congrégations, qui‘était depuis 1791 un 
des thèmes invariables du parti radical à toutes les €Cpoques », 
fut pour celui-ci un premier « triomphe » (4), puis ce fut la loi 
de 1904 sur la suppression des écoles congréganistes; mais « ces 
deux lois ne se comprendraient pas, si elles avaient dû rester à 
l'état d'actes isolés, d'opérations empiriques de police ou de 
politique. Elles faisaient partie d’un plan, (5) dont le dernier 
terme sera que, quand toutes les maisons-mères auront été 
obligées d'émigrer, «les ex-frères et les ex-sœurs ne seront plus 
sous la coupe du supérieur général; beaucoup d’entre eux et 
d’entre elles subiront vite, à leur insu même, les influences du 
nouveau milieu, rentreront dans les conditions normales de la 
vie de famille et de la vie sociale ordinaire, et dès la seconde 
génération, sinon dès la première, le danger d’une survivance 
d'esprit congréganiste se sera totalement évanoui. » (6) 

Mais détruire les congrégations jusqu’à la racine n’est qu'un 
premier succès. Les congrégations ne sont pas l'Eglise elle- 
même, et c'est à l'Eglise qu'on en veut; il n'y a donc rien 
d'étonnant à voir appeler « la plus grande des victoires qu'ait 
encore obtenues dans le monde entier la politique radicale : la 
séparation de l'Eglise et de l'Etat » (5). 

Séparation n'est peut-être pas un terme absolument exact 
pour caractériser l’œuvre que se sont proposé d'accomplir les 
politiciens radicaux. Car si, en théorie, on décrète la liberté des 
cultes, si on déclare que les fidèles auront toute liberté, « qu'ils 
feront des biens que nous leur abandonnons, l’usage qui leur 
plaira, qu’on ne leur demandera quede désigner les mandataires 


(1) Buisson. La politique radicale, p. 184. 

(2) Déclaration au congrès radical de 1901 lue par M. Pelletan. 
(5) Déclaration au Congrès radical de 1904 lue par M. Sarraut. 
(4) Buisson, La politique radicale, p. 90. 

(5) Id., p. 95. : ; 

(6) Buisson, La politique radicale, p. 19%. 

(7) Buisson, La politique radicale, p. 183. 


168 TAINE ET LES JACOBINS 


aux mains de qui l'Etat remettra tout cœ patrimoine des catho- 
liques de F rance » (1), c'estuniquement pour sedonnerune belle 
attitude devant la galerie. 

La vérité est autre. La vérité c’est que cette loi « a été princi- 
palement dirigée contre la puissance cléricale, » (2) que « les 
représentants élus de la nation ont inscrit dans notre législation 
les conditions qu'ils ont jugées équitables aux besoins religieux 
du pays » (3) et qu'avec « la loi de la démocratie appliquée à 
l'Eglise, le suffrage universel mis, pour le temporel du moins, à 
la base de la société religieuse, i/ était facile de prévoir que Rome 
n'y consentirait pas » (4), on voulait « étrangler les prêtres en 
douceur sans cesser de parler de liberté, et bien mieux, en leur 
donnant l'apparence des premiers torts devant le pays » (5). S'il 
y a à l’heure actuelle un culte catholique en France, ce n'est 
assurément pas la faute des radicaux-socialistes. 

En attendant, ils font leur possible pour ruiner les institutions 
qui fournissent un appui à l'Eglise. Ils ont introduit le divorce 
dans nos lois; ils ont ajouté la conversion automatique de la 
séparation de corps en divorce : cela ne leur suffit pas encore. 
On connaît les campagnes menées par MM. Margueritte en 
faveur de l'union libre, et cependant Dieu sait si le divorce est 
utilisé : en une seule séance, le tribunal civil de la Seine en a 
prononcé deux cent dix et M. d'Haussonville faisait remarquer 
à ce propos à l’Académie des sciences morales, que « le mariage, 
pour le peuple, constitue trop une sorte d’essai » (6). 


(A suivre.) SERVIAM. 


1) Buisson, La politique radicale, p. 186. 

(2) Déclaration au congrès radical de 1905 lue par M. Pelletan. 
(3) Déclaration au congrès radical de 1906 lue par M. Pelletan. 
(4) Buisson, La politique radicale, p. 186. 

(5) Retté, Du diable à Dieu, p. 108. 

(6) Journal « L'Eclair » du 17 juillet 10910. 


OSSUNA ET DUNS SCOT 
OU 


LA MYSTIQUE DE SAINT FRANCOIS 


IV 
L'œuvre de Dieu. (suiTr.) 


Or, cet état d’action de grâces ne passe pas; il demeure perpé-- 
tuellement dans l’âme du contemplatif avec son caractère émi- 
nemment pratique qui le ramène dans toutes ses œuvres, dans 
tous ses sentiments, dans ses moindres paroles. Et l'impression 
très vive de l'importance de ces bienfaits divins entraîne, par 
simple voie de conséquence, un développement — du moins dans. 
sa vivacité — de la mentalité spéciale que nous avons reconnue, 
dès les premières lignes de cette étude, chez saint François et ses 
deux fidèles disciples; nous voulons parler de cet état d’atten- 
tion soutenue qui est une forme de l’adoration de Dieu ou 
encore de l'esprit de pauvreté. Ces amants passionnés de la 
divinité se surveillaient et surveillaient toutes choses, poussés 
Comme par une sainte terreur de gaspiller n'importe quelle par- 
celle du don divin ou de n’en pas tirer tout le parti possible. 
C’est afin de trouver plus directement, plus promptement, l'inti- 
mité de Dieu qu'ils gardaient l'esprit de pauvreté, faisant de la 
surveillance aussi étroite que possible de leur cœur le premier 
objectif de cette très noble vertu (1). 


(1) El señor dize. Mirad que el reyno de dios esta dentro de nosotros.Si dentro de 
nos esta parece tardanza y rodeo salir fuera a buscar apartando nos y distrayendo- 
nos por las cosas de fuera : sino que a exemplo d’ la magdalena tornemos muchas. 
vezes al sepulchro del coraçon a vn que se aparten los discipulos y las otras muge- 


170 OSSUNA ET DUNS SCOT 


Une respectueuse affection pour Dieu leur auteur, pour Dieu 
dont ils portaient l’image et la ressemblance, pour Dieu dont ils 
étaient désireux de copier la perfection, leur faisait concevoir et 
poursuivre de hautes, de très grandes ambitions. Ce respect 
infini ne leur permettait pas de se contenter, ni pour eux-mêmes 
ni pour leurs disciples, de vertus ordinaires ni d’une perfection 
commune (1). Et c'est pourquoi, bien loin de s’en, tenir à des 
paroles, ils avaient faim et soif d’une pauvreté absolument 
pratique à laquelle ils s’exerçaient sans relâche, s'évertuant à 
arriver à la plus sublime et la plus incessante union avec 
Dieu (2). À cet effet, ils exerçaient une surveillance extrêmement 
étroite sur leur personne et sur toutes leurs œuvres, sur leurs 
paroles, leurs intentions, leurs moindres mouvements intérieurs 
ou extérieurs, visant à l'expérience la plus complète de leurs états 
en même temps qu'à la perfection la plus consommée, la plus 
intégrale (3). A cet effet tout leur servait : les heureux moments 
aussi bien que les sécheresses; les tentations mieux encore que 
tout le reste (4). [ls allaient même butiner leur profit chez les 
autres, trouvant dans chacun de leurs semblables un côté à imiter 
et un autre côté qui devait les relancer après Jésus-Christ, unique 
modèle achevé de toute perfection (5). Et cette application de 
tout leur être à la recherche de Dieu était absolument incessante 


res. Magdaleno quiere dezir magnitica v es nuestra voluntad que magnitica v engran- 
desce a dios : esta deue tornar muchas vezes al sepulchro donde christo huelga 
despues de los trabajos de la passion que es el coraçon de aquel por quien murio. 
Los discipulas son nuestros cinco sentidos que se apartan deste exercicio : ca no lo 
alcançan. Las mugeres son la ymaginacion y la fantasia y la memoria sensitiua que 
no son menester : quien mas permanesce es nuestra voluntad que como otra magda- 
lena sospira y espera hallar lo que perdio : y torna otra ÿ otra vez al mesmo lugar 
que es el coraçon. T'ercer Alfabeto, Let. T. cap. J, fol. CCXVLI, vo 

(1) Pues que tu quieres aprender el recogimiento sea par salir recogido no en 
baxa significacion del nombre sino en los grados ÿ maneras muy estrechas que viste. 
Ibid. Let. F'. cap. V, fol. LXIIJ, r°, 

{2 Frequenta el recogimiente : 
| por ensayar te en su vso. 
en tête du Sixième Traité, correspondant à la lettre EF. 

() Examina v hazte esperto : 

y afina tus obras todas, 
en tête du Cinquième Fraité, correspondant à la lettre f. 
(4) Xaropes son tentaciones : 
de la gracia mensajeros, 
en tête du Vingtième Traité, correspondant à la lettre X. 

(5) Haras maestros a todos : 

y amandalos huye a unu, 
en tête du Huitième Traité, correspondant à la lettre H. 


{ Î 


OSSUNA ET DUNS SCOT 171 


à tel point que le temps, très court d’ailleurs, forcément et 
comme à contre-cœur ménagé au sommeil, ne réussissait pas à 
interrompre leur état d’oraison (1). | 

La conséquence directe de cette surveillance du cœur, de 
ce retour incessant de l’âme sur elle-mème, sur ses opérations et 
sur ses œuvres, conséquence extrêmement intéressante que la 
pénétration des esprits observateurs n'a pas manqué de relever 
et de donner comme l’un des caractères les plus distinctits de 
l'esprit franciscain, c’est, à tous les points de vue et sous tous 
les rapports, la soif de la perfection, le tourment du mieux, 
l'éternel mécontentement de ce qu’on s’est le plus appliqué à par- 
faire. C’est, aussi bien en littérature qu’en morale, en métaphy- 
sique tout comme en ascétisme, au bout de l'effort le plus intense 
du travail manuel ou scientifique comme au sortir de la plus 
sublime contemplation, l'envahissement de la préoccupation que 
saint Bonaventure nous fait voir, débordant du cœur jusque sur 
les lèvres de saint François mourant : « Mes Frères, mettons- 
nous à l’œuvre ; car, jusqu’à cette heure nous avons fait 
bien peu (2) ! » Jamais, à leur gré. la statue n'est assez 
parlante. 

Aussi comprenons-nous fort bien que l'on nous invite à nous 
garder de prendre saint François « pour un de ces inspirés qui 
agissent brusquement à la suite de révélations inattendues, et qui, 
grâce à la foi qu’ils ont en eux-mêmes et en leur infaillibilité, en 
imposent à la foule. Il était au contraire plein d’une réelle humi- 
lité, et, s’il croyait que Dieu se révèle par une prière, il ne se 
dispensa jamais pour cela de réfléchir, ni mème de revenir sur 


(1) Oracion antes del sueûv 
ten y despues torna prestu. 

Le Treizièéme Traité dont ce distique est l'entète se termine par ces mots: Cons esto 
gloriosos interuallos passan el tiempo del dormir que mas se les cuenta por oracion 
que por sueño pues que su principal intento fue de orar y lo mas del tiempo que 
los otros duermen gastan ellos orando : y a vn aquel mismo tiempo que duermen 
conocen desque despiertan que su anima a dormido entre los braços de su amada. 
Fol. CL, r°. — Somnus enim sanctorum et ociositas iustorum maxime sunt opera- 
toria etiam plus quam vigiliæ eorum. Aliter non ita diligenter spiritus sanctus scri- 
beret sommum Adae : Noe : et Jacob (qui dormiens vidit scalam) Helie et Joseph 
sponsi Mariæ. Sanctuarium Biblicum. Serm. X. fol. XXXVIIJ, n°, 2. 

(2) Fratribus quoque dicebat : « Incipiamus, Fratres, servire Domino Dev 
nostro, quia usque nunc parum profecimus. ». Flagrabat etiam desiderio magno ad 
humilitatis redire primordia, ut leprosis sicut a principio ministraret corpusque jam 
præ labore collapsum revocaret ad pristinam servitutem. Proponebat, Christo duce, 
se facturum ingentia, et fatiscentibus mombris, spiritu fortis et fervidus novo spe- 
rabat certamine de hoste triumphum. S. Boxavexrura. Legenda Prima. cap. XIV. 


172 OSSUNA ET DUNS SCOT 


ses décisions... Îl était de la race de ceux qui luttent, et pour 
employer une des plus belles expressions de la Bible, de ceux qui 
par leur persévérance conquièrent leur âme. C'est ainsi que 
nous le verrons retoucher continuellement la Règle de son Ins- 
titut, y revenir sans cesse jusqu’au dernier moment, à mesure 
que l'accroissement de l’Ordre et l'expérience du cœur humain 
Jui sugoèreront des modifications (1). » À la façon dont le Can- 
tique du soleil fut composé de couplets que des circonstances 
particulières firent naître successivement, « ce qu'on appelle la 
Regula Prima (ou, d’une façon plus générale, depuis Karl 
Muller, « la Règle de 1221 ») nous offre incontestablement 
la règle primitive de l'Ordre, compliquée d’une foule d’additions, 
modifications et amplifications ultérieures (2). 

Or, rien de plus facile que de retrouver, tant au point de vue 
littéraire que sous le rapport de la vie spirituelle, une disposition 
absolument identique chez Ossuna. Il semble n'avoir pas été 
plus satisfait de ses livres qu'il ne le fût de lui-même. S'il n’y 
avait pas une personne au monde qui lui parût pire que la 
sienne (3), il supposait beaucoup d’imperfections à tous ses 
écrits et ne demandait rien tant que d’en être instruit par quelque 
ami charitable afin de les faire disparaître (4). 11 faut, c’est vrai, 
reconnaître chez lui, en plus de ses incessantes lectures (5), une 


(1) P. SaBaTier, Vie de S. François, chapitre VI, page 101. Cette appréciation est 
trés conforme au fait historique consigné dans la fameuse lettre d'octobre 1216 de 
Jacques de Vitry ; Homines autemillius religionis semel in anno cum multiplici 
lucro ad locum determinatum conveniunt, ut simul in Domino gaudeant et epulentur 
et consilio bonorum virorum suas faciunt et promulgant institutiones sanctas et a 
Domino Papa confirmatas. J. Gozusovicu. Biblioteca bio-bibliografica della terra 
sancta. Quaracchi, 1906. Tom. I, pag. S. 

(2) JOHANNES JOERGENSEN, op. cit. Liv. 3, chap. 9, page 323, 

(3) No tengaÿs pena por estar descontento de my : porque yo mismo lo estuy : 
ca no ay persona que peur me parezca que vo. Segundo Alfabeto, Let. V, cap. 2, 
Jol. CLVIIT. v°,. 

(4) Yo te certifico 0 Jesu christo mi señor que ninguna cosa haria de mejor gana 
que retrartarme de lo que contra ti huuiesse yo escripto o dicho. Ninguno de mis 
contrarios tiene tanto cuidado en este caso de acusarme coma yo tengo... Yo suplico 
a mi redemptor v a todos los que mas veen que vo, que me auisen, porque ansi dios 
me de su gloria que luego en el primer sermon, 0 en la primera impression que 
hiziesse reuocaria lo que mal dixe, y digo lo que mal dixe contra la fe o buenas 
costumbres que de las otras mentiras, o pequeños hierros no ay hombre que se 
pueda excusar, Sexto Alfabeto, cap. 49. fol. 92, »° 

(5) Facundiam quippe, qua magna vigebat, sic immensa instruxit librorum 
omnium prϾcipueque sacrorum et Ecciesiasticorum, quod virum religioni manci- 
patum. adeoque ecclesiasten, summe decet, lectione ut inter principes hujus sacræ 
artis ministros locum paucis cederet. Nicor.. Antonio, Bibliotheca Hispana nova, 
édition de Madrid, 1785. Tom. 1, pags 454. 


OSSUNA ET DUNS SCOT 173 


sorte d’habitude ou d'état de contemplation ininterrompue, 
comme une idée fixe, dirions-nous presque, des objets proposés 
à son étude. Or, il était impossible qu'une telle disposition se 
maintint sans déterminer un essor de plus en plus vif, un déve- 
loppement tous les jours plus complet, tout aussi bien du côté 
de l'esprit que pour ce qui regardait la volonté. De là, ces 
conceptions toujours nouvelles et chaque fois plus belles que les 
précédentes; de là aussi, ce besoin de produire sans cesse des 
ouvrages à la hauteur de ses splendides illuminations. Il pourra 
revenir indéfiniment sur un sujet qui semblait depuis longtemps 
épuisé, et :l aura le secret d’en reparler abondamment, longue- 
ment, tout en sachant éviter jusqu'à la moindre apparence de 
redite (1). Pour ne donner qu’un exemple, le T'riogium Evan- 
gelicum, dont la Passion de Notre-Seigneur occupe une grosse 
moitié, n’a été écrit qu'afin de ne pas laisser perdre les magni: 
fiques conceptions survenues dans l'esprit de l’intarissable 
andalou, depuis la publication du premier Abécédaire. Bien 
que celui-ci soit exclusivement occupé par l'étude des circons- 
tances de la Passion, d n’y a pas lieu de craindre la répétition, 
dans le nouveau livre, de quelques-unes des idées déjà émises 
dans le premier (2). Et ce T'rdogium avait si peu épuisé l’auteur 
qu’il trouve le moyen d'écrire presque aussitôt après, à la 
demande de la Duchesse de Bégard, marquise d’Ayamonte, 
toute une Sixième Partie de l’'Abécédaire sur les Plaies de 
Notre-Seigneur Jésus-Christ (3). C’est dans ce nouveau livre 


(1) Porque estas figuras declare en el primer abecedario espiritual no me quiero 
detener agora en ellas. Sexto Alphabeto, cap. Sr, fol. 50, v°. En este punto no me 
quiero detener porque lo declare mucho en la tercera parte del Abecedario espiritual 
que habla del recogimiento del anima, agora no querriahablar ni obrar, ni acordarme 
sino de las ilagas del dulce Jesu. /bid., cap. 44, fol. 59, r°. 

(2) In hoc opere nihil inuenies ex altero libro, quem vocaui de circumstantiis 
passionis Christi, quoniam tot ac tanta huius rei arcana se mihi obtulerunt, quod 
vix potui exhaurire quæ cogitaueram, Z'rilogium Euangelicum. Antwerp. 1550, 
fol. 2,r°. 

(5) Esereui ÿo muchas cosas de las Ilagas de Christo en mi primer abecedariv 
spiritual donde puse muchas letras que hablan de las llagas del saluador: mas agora 
que me da dios mas a sentir (mas altamente) las cosas tengo en tanto el amor cou 
que Christo padescio sus Ilagas : y estoy tan captiuo del que no me acuerdo de los 
clauos que el herrero judiv hizo en su fragua : porque nuestro señor dios cuyu 
fornaz de caridad esta en la celestial Hierusalem hizo alla otros clauos mas fuertes 
de amor con que Christo pudo ser tenido en la cruz, sin los quales ninguna cosa 
aprouecharan los clauos de hierre que estaua el saÿon martillando. De una cosu 
estoy yo scñaladamente atonito, y es, que Christo nuestro redemptor estando en la 
cruz no estaua como hombre apassionado sino como hombre imetido en los amores, 
de lo que desses cumplir. Sexto Alphabeto, cap. 55. fol. 91. 


174 OSSUNA ET DUNS SCOT 
qu’il révèle le secret de sa prodigieuse fécondité: il devait toutes 
ses connaissances, croissant de jour en jour, à l’amour qui, 
chaque jour avivé par Pexercice, embrasait son cœur (1). 

” Lorsqu’à son retour des Pays-Bas, 1l se rendit au pieux désir 
de cette noble dame, Ossuna touchait au terme de son existence 
de quarante-deux ou quarante-trois ans à peine et, chez lui, 
la lame avait si bien usé le fourreau que, dans sa dédicace, il put 
donner comme une preuve de la dévotion aux Cinq Plaies de la 
duchesse de Bégard, le choix qu’elle avait fait, pour écrire le 
traité, d’un homme comme lui couvert de plaies et d’infirmités(2). 
Un pareil état ne l’empêchait pas de poursuivre simultanément 
la composition de deux livres dont la mort arrêta la publication 
et dans l’un desquels il se présente au lecteur comme exclusi- 
vement occupé, la nuit et le jour, à faire choix de la meilleure 
doctrine afin de la distribuer au troupeau de Jésus-Christ (3). 
Il en avait fait tout autant en Flandre au milieu d’infirmités qui 
l'avaient obligé à regagner le climat plus doux du sol natal ; 
bien plus, dès le noviciat, la faiblesse de son état de santé était 
telle qu'on l’eût renvoyé chez lui s’il n’eût donné des preuves 
d’un invincible attachement à sa vocation (4). Il est vrai qu'il 
redoutait peu les maladies corporelles et qu'il eût préféré les 
porter toutes à la fois que de compromettre en quoi que ce soit 
son esprit d’oraison et de dévotion (5). 

Disons-en tout autant de Scot. On se sent pris de stupeur 
aussi bien que de pitié, on serait presque tenté de crier à l’impos- 
sible, lorsque, songeant à la multitude, à la variété, à la profon- 
deur, à l’érudition de ses incomparables travaux (6) on apprend 


11) ET amor sutilmente hallara cada dia cosas mavores si se exercita en la con- 
templacion de sus misterios. Jbid, cap. 14, fol. 27, v°. 

(2) Vuestra [lustrissima señoria deue trabajar que su cruz en el cielo no parezca 
sin llagas, v creo que lo trabaja pues que con tanta importunidad a vn hombre tan 
Hagado y enfermo como vo soy ha mandado que haga este libro de las Ilagas de 
Jesu Christo. [6id. Prologo, fol. 2, r°. 

(3) Ninguna otra cosa hago yo de dia y de noche mas principalmente que atalayar 
y especular como podre con buena doctrina aprouechar a la grey de Christo. 
Quinto Alphabeto, Tratado I.J, cap. LXIJ, fol. CCVIIJ, r. 

(4) Mas pudo vna poca firmeza que dios me auia dado con la caridad dellos que 
todas las vnabilidades que auia en mi puesto la naturaleza. Segundo Alfabeto, Let. Y, 
cap. J, fol, CL\Y XV, v. 

(5) Deues huir mucho la enfermedad que no te dexare orar : porque esta es la 
penr de todas : ÿ a vn la mesma salud si te estorua de orar es muy mala para ti que 
deues amar todn lo fauorable a la oracion y aborrecer todo la contrario. T'ercer 
Alfabeto, Let. S, cap. VIJ, fol. CCXV, re. 

‘6) Fuit enim toti saeculo stupendus quia ita in scribendo et disputando fuit 


OSSUNA ET DUNS SCOT 175 


qu'au dessus de la pierre sépulcrale qui, il y a six siècles, 
recouvrit le corps du bienheureux, une pièce de vers certainement 
écrite vers l’époque de son trépas lui assigna le même âge 
qu'avait Notre Seigneur quand il mourut (1). Et dire que dans 
ces trente-trois ans à peine suffisant aux autres savants pour 
s'orienter, Scot avait, au témoignage de ses contemporains, 
acquis une réputation immense, incomparable, en rapport avec: 
son prodigieux savoir (2)! Dans ce court espace de temps, il 
avait fait retentir le monde entier de son profond et saint 
enseignement, constatait son disciple auriculaire Antoine: 
Andreas, celui-là même dont, raconte-t-on, Scot assurait qu’à 
lui seul 1l valait tout un auditoire (3). 


acutissimus, ut a nullo suo tempore vinci poterat. Compendium Chronicarum FF. 
Minorum, par Maniaxo DE FLORENCE, (commencement du seizième siècle). Archi- 
vum Historicum Franciscanum, 1900, page 631. — Mirum vnum comperio: quod. 
tot subtilia scribens in errore : non es comprehensus, aut aliquo : hic est o patres 
aptissimi (optissimi) huius honor studii: mentes suspensas faciens præ stupore : 
cuius dicta communem transcendunt facultatem. WoriLoxG, Sermo gratiarum Colla- 
tinus, In Sentent. Bâle, 1510 fol. 459, r°. 

(1 Tempora post Christi, propria dulcedine, lethum 

Venit atrox, raptim carcere composito. 

Le T. R. Père FRANÇoiIs-MaRtE PaoLini, postulateur de la cause du Bienheureux 
Scot, observe avec raison qu'on ne saurait admettre l'hypothèse d'une astérique 
après le mot Chrisii avec, en marge, une autre astérique suivie de la date 1308, 
car, dans les cas similaires, on ne voit pas d'exemple de semblables indications. 
Vita B. Johannis Duns Scoti a Mariano Florentino conscripta, Genuae, 1904, pag: 
16, not. 1. 

(2) Pour aider le lecteur à se faire une idée de cette réputation, voici, à titre 
documentaire, la liste des théologiens sur lesquels s'est fondée la célèbre Somme du 
Franciscain Astesan d’'Ast, écrite en janvier 1517, huit ans à peine après la mort du 
Docteur Subtil : Sciendum autem, quod Doctores venerabiles, ex quorum scriptis 
collectionem praedictam sumpsi in Sacra Scriptura de ordine meo fuerunt multi, 
praecipue tamen isti, scilicet : Frater Alexander de Anglia, qui quando fuit Ordi- 
nem ingressus, erat magister legens actu sacram scripturam Parisiis super omnes 
temporis sui famosus. — Frater Bonarentura etiam famosissimus tempore suo, qui 
fuit multo tempore Minister Generalis, et postea Cardinalis. — rater Guillelmus 
Anglicus de Mara. — Frater Gualterius, qui fuit Episcopus Pictauiensis. — Frater 
Richardus de Media Villa. — Frater Joannes Scotus famosissimus et subtilissimus. 
— Frater Alexander de Alexandria, qui fuit etiam Minister Generalis, quem ut 
discernatur a primo Alexandro cognomino Lombardum, et illum primum cogno- 
mino Anglicum. De alio autem Ordine fuerunt duo, scilicet de Ordine Praedicato-- 
rum: Frater 7'homas de Aquino etiam famosissimus — et Frater Petrus de Taren- 
lasio, qui fuit Papa. — Aliqua etiam excepi de quotlibetis magistri //enrici de- 
Gandavo. Summa Asxtensis FR. ASTESANI DE ASTA — Romae, MDCCXXVTIII. 
Tom. 1, derniére page des Préliminaires. 

(5) Cujus fama et memoria in benedictione est, utpote qui sua sacra et protunda 
doctrina totum urbem adimplevit et facit resonare. ANTOINE ANDRÉ, cité dans Opera 
Scoti, Paris, 18y2. Tom. VI, pag. 600. L'exceptionnelle et universeile renommée du: 
Docteur subtil et son très grand mérite sont on ne peut plus catégoriquement 


a76 OSSUNA ET DUNS SCOT 


Quelle prodigieuse somme de travail, quelle effrayante dépense 
-d’énergie intellectuelle ne donne pas à supposer ce prodigieux 
résultat obtenu à un âge où généralement on se met à peine 
-à produire les œuvres sérieuses ou de longue haleine. Guillaume 
Vorillong, Docteur du milieu du quinzième siècle, était tout 
particulièrement dans l'admiration à la pensée qu’un homme eût 
pu tant écrire sur des sujets aussi difficiles et voir les choses de si 
haut sans être une seule fois tombé dans une erreur quelconque. 
C'était à ses yeux l’équivalent d’un prodige qu'une seule consi- 
dération lui rendait croyable. Scot écrivit plutôt en contemplatif 
et en extatique qu'en simple savant (1). Nous n'acceptons pas, 
-certes, le récit inséré par Daniel de Porcilia dans un sermon où 
saint Bernardin de Sienne aurait montré Duns Scot, au cours 
d’une très longue extase, enseveli vivant par ses frères qui 
ignoraient la fréquence de ces états surnaturels chez le nouveau- 
venu à Cologne; nous rejetons encore plus vivement les 
abominables calomnies greffées sur cette légende sans fondement 
par les Jove et les Bzovius; 1l n’en reste pas moins certain pour 
nous que Scot mourut usé plus encore par l’extase et les ardeurs 
du cœur que par le travail intellectuel. 

Il nous paraît même juste de regarder les études de Scot 
comme la continuation de ses extases et ses extases sont comme 
une suite — nous allions dire le résultat, le prolongement — de 
ses travaux intellectuels. Quand, à propos de Scot, nous parlons 
de travaux intellectuels, nous nous exprimons pitoyablement et 
nous calomnions presque, faute de savoir mieux dire. Le travail, 
oh! oui, il se trouvait chez Scot: l'effort, la dépense d'énergie 
personnelle étaient chez lui à un degré incroyable et en quelque 
sorte infini. Mais c’est parce que ce travail était si intense qu'il 
afñrmés dans un monument contemporain de la plus haute importance, nous 
voulons parler de la lettre célèbre par laquelle Gonzalve de Balboa, Général de 
l'Ordre de saint François, désigna, le 18 novembre 1304, de préférence à tout 
autre, Jean Duns Scot, docteur d'Oxford, pour se présenter au baçcalauréat, devant 
l'Université de Paris. | 

(1) Ad te venio, ad te vertitur, meus sermonis curriculus : nunc noster © amor 
prϾcordialissime : qui tanta in uniuersitate tantum scientia plenus eras : ut doctoris 
subtilis nomen retineres: cuius error nullus tuam doctrinam : tuum opus maculauit : 
deuotione consopitus præcipua (scribebas). Dum nempe tuam logicem incipiebas : 
quid dicebas: O Deus qui es terminus sine termino : da mihi bene loqui de termino. 
Et sepius in libro quem de primo principio intitulasti: talibus solitus es fari sermo- 
mbus : O domine deus noster qui venerabilem Augustinum, etc. multa deuotione 
referta. In te : id quod Homerus de nestore iam vetulo solitus erat dicere : comple- 


tum est ore : cuius melle dulcior fluebat orativ. — WonLoxG. Ouverture du deu- 
xième livre des Sentences, édition citée, fol. 122, r°. 


-e. 


OSSUNA ET DUNS SCOT 177 


ne pouvait être purement intellectuel, au sens strict du mot. 
S'il avait classé la théologie à la portée des mortels parmi les 
connaissances d'ordre éminemment, voire même exclusivement 
pratique; s’il l'avait relévée du rang des sciences parmi lesquelles 
d’autres s’évertuatent à la confondre et s’il la voulait à une place 
tout à fait à part. supérieure à toute autre, perdue au sein du 
divin, à côté et au rang de la Sagesse (Sapientia : sapida scientia) 
qui se jouit et se goûte par le cœur en même temps qu’elle se 
conçoit par l’entendement, ce n'était pas pour se donner le 
plaisir de la ravaler aussitôt après, de la profaner en en faisant 
le misérable jouet d’une froide spéculation et l’amusemént d’une 
vaine curiosité (1). En rester là, luieût semblé une contravention 
à l’ordre établi de Dieu qui, par la façon dont il s’est révélé, a 
prouvé à l’homme son intention de l’aider à devenir tout d’abord 
un aimant èt unsaint ; après seulement, un savant (2). Etpuis, ce 
docteur de la pauvreté était trop passionné de l’harmonie pour 
se contenter ou se permettre de n'occuper à n'importe quel 
travail qu’une portion de lui-même. | 
Cette occupation de l'être tout entier à la conquête parfaite de 
Dieu tout entier; cet effort pour le saisir de toutes les façons 
dont Dieu est saisissable; c’est, chez l’homme, affaire de dignité 
personnelle bien entendue (3) autant que question de sagesse 
bien ordonnée, puisque si l’on connaît, c’est pour aimer (4). 
Le semblant de rapprochement avec Dieu réalisable — et de 
quelle manière! — par l'opération séparée de l’entendement 
seul admis à travailler est en quelque sorte injurieux pour Dieu, 

(1) Canis non esset simpliciter canis perfectus. si esset sapiens, quia repugnat sibi 
sapientia. Oxon. 7. Dist. VIII, quest. 1, n° 6. 

(2) Amor non ordinatur ad aliam quamcumque operationem, sive interiorem, sivé 
exteriorem. Amor, dico, perfectus per modum finis, scilicet per modum efficientis 
et operantis. et hoc est nobilitatis in emore... magis dicitur scientia practica, quia 
ordinatur speculatio ‘ad regulandam voluntatem, ut recte velit, Report. 3, Dist. 
XVIII, quæst. 3, n° 14. — Sapientia est charitas, est enim habitus quo sapit 
habenti illud objectum, quod est in se sapiendum, quo scilicet. placet mihi bonum 
ejus in se et illud volo mihi. Oxon. 3, Dist. X XIV, n° 20. 

(3) Ponimus esse veram praxim circa finem, cui nata est esse cognitio conformis, 
et ideo ponimus cognitionem practicam circa finem nobiliorem esse omni specula- 
tiva. Oxon. Prolog. quest. IV, n° 42. | 

(4) Nec actus intellectus est totalis causa actus voluntatis, sed partialis causa, si est 
aliqua nec e converso voluntas est totalis causa intellectionis. Major autem illa vera 
est de totali causa effectiva aequivoca, et si de partiali, hoc erit de causa superioris 
ordinis, et hoc modo : voluntas imperans intellectui est causa superior respectu 
actus ejus. Intellectus autem si est causa volitionis, est causa subserviens voluntati, 


tanquam habens actionem primam in ordine generationis, Oxon. 4 Dist. XLIX, 
quæst. IV (ex latere), n° r6. 


E. F, — XXV, — 12 


178 OSSUNA ET DUNS SCOT 


du moment que cette opération intellectuelle n’est pas incom- 
patible avec un effort parallèle de la volonté (1). Car l’action 
simultanée des facultés maîtresses, assurant à l'opération com- 
mune une plus grande intensité etune perfection bien supérieure, 
la rend plus digne de son unique objet; bien plus, il en résulte, 
dans l'être humain, un commencement de réalisation d’une 
harmonie, d’une unité contribuant à le rendre plus assimilable, 
à l’unité essentielle, à l’harmonie infinie de ce Dieu dans lequel 
il aspire à se transformer et à se fondre en quelque sorte, dès 
cette vie, au moyen de l’amour (2). 

Saint François aurait eu horreur de laisser perdre les plus 
insignifiantes miettes évangéliques ; il ordonnait — avons-nous 
dit — qu’on recueillit le saint nom du Seigneur et ses paroles 
écrites partout où on les trouverait, même dans les livres des 
paiens. Animé de ce mêmeesprit, Duns Scoten fait autant dans la 
théologie révélée et philosophique ; d’où, sa préoccupation cons- 
tante, poussée jusqu’au scrupule, dirions-nous presque, d’aller 
jusqu’au bout dans la recherche de la vérité (3); aussi ne 


(1) Fam Deus, quam aliæ substantiæ separatæ sub propria actualitate et esse 
attingitur ut voluntatis objectum, et per modum finis, ergo, nequit in his speculari 
aliqua veritas propria ipsorum, quae non est amabilis a voluntate, ergo non perfec- 
tius attinguntur ab intellectu quam a voluntate. Axroxius Hiquæus, in 4 Sent., Dist. 
XLIX, quæst. IV (ex latere), n° 59. 

(2) Facultates ipsæ tales sunt ut, quando simul operantur circa idem, intensius et per- 
fectius operentur, unde una intense operante circa suum objectum, alia nequit intense 
aperari circa illud quod nonreducitur in idem objectum, sed utraque nequitintensius 
operari quam circa ultimum suum, et perfectissimum perfectivuim. Zbid., n° 52, 

(5) Sanctissima nomina ejus, et verba scripta ubicumque invenero in locis illi- 
citis, volo colligere, et rouv quod colligantur, et in locu honesto collocentur. 
Testamentum sancti Francisci. Le Saint ajoute aussitôt : Et omnes Theologos, 
et qui ministrant nobis sanctissima verba divina, debemus honorare et venerari, 
sicut qui ministrant nobis spiritum et vitam. Cette théologie, telle qu'elle 
s’harmonise avec la mentalité franciscaine, a été admirablement résumée et 
expliquée par un mot de saint Antoine de Padoue glosant le verset du 
Psalmiste : Cantate Domino canticum noyum (Psal. XCV, 1). Omnes scientiae mun- 
danæ et lucrativæ, sunt canticum vetus, canticum Babylonis. Sola theologia est 
canticum novum in aure Dei dulce resonans et animum renovans (7 Domin. II 
post. Pascha Sermo). Cantique, parce que, bien comprise, la théologie constitue 
une harmonie, l'harmonie de tout ce qu'il y a dans l'être humain : matière et esprit, 
intelligence et cœur, forces et facultés, absolument tout s'emploie à le composer, 
ce cantique est chanté à Dieu puisqu'au fond, c'est Dieu qui seul occupe tous les 
actes et tous les instants d'une existence qui lui est consacrée sans réserve, ce can- 
tique est toujours nouveau parce qu'il renouvelle perpétuellement l’homme tout 
entier, aussi bien celui qui le chante que celui qui l'écoute ou qui l'apprend : les uns 
et les autres sont incessamment poussés dans une voie le long de laquelle il n'est pas 
permis de respirer pour dire : Maintenant, c'est assez de progrès. Qu'il y a loin de 
ce cantique vivifiant et vivant, parce que vécu, au squelette mutilé. tel qu'on le fait 


OSSUNA ET DUNS SCOT 179 


s’arrêtera-t-il jamais à mi-clarté lorsqu'il croira utile de s’éclairer 
par la façon dont les autres Docteurs, anciens ou contemporains, 
ont envisagé la vérité, soit révélée, soit de raison pure, qu'il se 
propose d’étudier. C’est ici, surtout, que Scot est admirable: 
« Il] ne se borne pas, comme ses contemporains, à énumérer 
brièvement les opinions qui ont été émises par ses devanciers. 
Ces opinions, il les passe successivement en revue et les expose 
longuement. Non content de les exposer lui-même, 1l reproduit 
les preuves de ceux qui les ont embrassées et défendues. Il 
résulte de là que Scot se trouve en présence, non plus seulement 
de quelques objections choisies par lui-même, et puisées, selon 
le goût de l’époque, dans les livres de la Sainte Ecriture, des 
saints Pères, d’Aristote et des autres philosophes païens; mais 
bien en présence d’objections aussi nombreuses que variées et 
difficiles. Ces objections lui sont fournies par les opinions que 
les principaux Docteurs avaient enseignées dans les universités 
d'Oxford et de Paris, et par les preuves qu'ils en avaient 
données. ; 

« Parmi les grands Docteurs, les uns, comme Alexandre de 
Halès et saint Bonaventure, avaient enseigné quelques années 
seulement avant sa naissance; les autres, comme saint Thomas 
et Albert le Grand, avaient poursuivi leur enseignement jusque 
dans les premières années de son enfance; les autres enfin, 
comme Richard de Middletown, Pierre de Tarentaise, Gilles 
de Rome, Godefroy de Fontaine et Henri de Gand, auraient pu 
lavoir pour disciple. Quelques-uns de ces derniers durent 
entendre parler de son enseignement. 

« Nous ne savons ce que pensèrent ces vénérables et illustres 
Docteurs de la méthode adoptée par le jeune Duns Scot ; 
mais les écoliers de cette époque paraissent l'avoir goûtée 
beaucoup (1). Ils se pressèrent en grand nombre autour de 


trop souvent, vrai débris de la théologie! Per mysticam, et per moralem theolo- 
giam, sine qua scholastica est veluti fides sine operibus, renovantur in dies ut Aquilæ 
proficientes de virtute in virtutem, veluti si semper in Dei schola incipientes vide- 
rentur. D. Lequie. Franciscus ter legislator. Tom. I, pag. 184. A ceux-là, de la 
part de saint François, le respect; à ceux-là, la vénération: ils communiquent, parce 
qu'ils les ont, l'esprit et la vie! 

(1) Nihil aliud Theologica gymnasia praeter Scoti nomen personabant, dit le 
chroniqueur franciscain, HENRI WiLLor, cité par SamaniEGo, Vida del Doctor Subtil. 
pag. 60. L'augustin Micnez Hoyer dit de son côté : Erat Scotus in omnium oculis, 
erat in omnium ore, ad quem non modo Theologiæ candidati, verum etiam ipsi 
primarii mystæ, relictis suis cathedris et lectionibus, quasi ad quoddam oraculum 
certatim convolabant. Unde, non velut homo, sed quasi e cœlo demissus aliquis 


180 OSSUNA ET DUNS SCOT 


cette chaire où ils apprenaient à ne plus se former une 
opinion sur un sujet quelconque, sans avoir préalablement 
examiné et discuté le sentiment des plus grands Docteurs 
de leur temps. Ils admirèrent et exaltèrent la puissance de cet 
incomparable dialecticien, qui trouvait à toute opinion un côté 
faible, à tout argument une distinction capable d’en atténuer 
la force. | 

« Il faut avouer que cet enseignement était autrement vivant 
et autrement actuel, que celui des autres Docteurs. Il ne visait 
pas des adversaires de convention, mais il attaquait les opinions 
et les preuves des plus grands Docteurs du xirI° siècle: ces 
Docteurs, dont les noms étaient dans toutes les bouches, les 
manuscrits entre toutes les mains, les disciples et les admirateurs 
au sein de toutes les universités (1). » 

Si toutefois l’enseignement de Scot se distinguait par son 
actualité, il tranchait bien plus encore par le caractère absolu- 
ment vivant que le jeune Docteur excellait à lui imprimer. Cette 
note toute particulière et caractéristique de son enseignement, 
constatée par les témoignages contemporains (2), avait pour 


genius ab omnibus suscipiebatur, ab omnibus colebatur et in summo honore habe- 
batur. Oratio encomiastica. Edition Paolini, Rome, 1906, page 20. S'il faut en croire 
l'écrivain anglais Jean Firs, en l'an 1300. troisième de l'enseignement de Scot à 
Oxford, le chiffre des étudiants inscrits à la matricule qui jamais n'avait dépassé 
trois mille, s'éleva à trente mille. (Cité par Samaniego, pag. 47, et par les autres 
biographes du Bienheureux,. 

(1) La Scolastique et les traditions franciscaines par le T. R. P. PROSPER DE 
MarTiGxé. Paris. 1888, page 320. 

(2) Parisius plora, mϾstis incede lacernis. 
| Hic perit in toto quod volat orbe decus. 

O Sorbona, tuas humiles compone cathedras. 
Cultus ab ingeniis fons sacer abest. 
Straminis in Vico placidi certaminis ordo 
Cespitat : heu ! belli desinit esse caput… 

« Pauvre Sorbonne, Scut est mort ! cesse tes cours : elle n’est plus, cette source 
sacrée de la science où venaient puiser les grands esprits. Malheureuse rue du 
Fouarre, un calme de mort a remplacé tes pacifiques tournois : il n’est plus, hélas! 
le chef qui nous menait aux combats de la pensée. » Cet éloge sorti du cœur des dis- 
ciples immédiats du Docteur subtil ne dut pas sembler exagéré au Dominicain 
JÉROXE DE FLORENCE qui écrivit: Fecundi amænique horti, felices arbores excelsa- 
rum contemplationum in agro Ecclesiæ a Joanne Scoto satæ sunt, ni à l’Augustin 
PauLix BERTI qui n'a pas hésité à publier cette déclaration qui se passe de tout 
commentaire : Si a Scholis auferas peculiares Scoti opiniones, reliquum est, ut ipse 
plane disserendi usus, et occasio langueat. Vita Scoti (en tête des quatre volumes du 
Cours d'Oxford), Venise, 1617, a. 7, v°. De même que celui de Ferrare, ce texte est 
cité dans le Mémorial por la religion de San Francisco en defensa de las dotrinas del 
Serafico Doctor San Buenaventura, del sutilissimo Doctor Escoto. y otros Doctores 


OSSUNA ET DUNS SCOT 181 


origine vraie la profonde sincérité de cet homme qui, tout en se 
défiant immensément de lui-même, savait ne sacrifier les droits 
de la vérité à aucune considération d'ordre personnel. Il avait 
faim et soif de la vérité, de la seule vérité, de toute la vérité. La 
vérité, pour lui, c'était Dieu, l'être de Dieu, la vie de Dieu, 
l’œuvre de Dieu; cette vérité, il la poursuivait sous le regard de 
Dieu, à la lumière de la révélation, flambeau descendu du ciel 
pour éclairer nos ténèbres, sous le contrôle de la sainte Eglise, 
seule dépositaire et gardienne de cette révélation. A la poursuite 
de cet unique objet de sa passion, il ne trouvait pas que l'effort 
concertant et ininterrompu de son être tout entier pût être de 
trop: aussi corps et âme, sens et mémoire, cœur et raison, temps 
et forces, veilles et santé, tout était-il utilisé, sacrifié, vendu à 
l'unique fin d’acquérir la précieuse perle découverte, par l’esprit 
de pauvreté, dans le champ évangélique. 

De la foi à l'intelligence ! T'elle aurait pu être la devise du 
célèbre Franciscain: car sa vie fut uniquement, totalement 
employée à soulever jusqu’à l'intelligence de Dieu tout ce qu'il 
avait d'être, en se basant avant tout sur les données de la toi. 
De la part de Scot, elle fut plus encore vécue que récitée, cette 
géniale prière sur laquelle s'ouvre le traité De Primo Principio, 
chet-d'œuvre des chefs-d’œuvre du Subtil: « Seigneur notre 
Dieu, dit1l, lorsque Moïse votre serviteur, ayant à vous nom- 
mer devant Îles enfants d'Israël, vous demanda à vous-même, 
Docteur infiniment vrai, de lui apprendre votre nom, vous qui 
saviez bien ce que l’entendement des mortels est capable de 
concevoir à votre sujet, pour révéler votre nom mille fois béni, 
vous répondites: je suis Celui qui suis. Ainsi, vous êtes l'être 
vrai; vous êtes tout l'être. Cela, je le crois; cela, je voudrais, 
dans la mesure du possible, arriver à en acquérir la science. 
Aidez-moi donc, Seigneur, tandis que je m'applique à élever, 
tout autant qu'elle en est susceptible, ma raison naturelie dans 
la connaissance de cet être vrai que vous êtes, en prenant pour 


Classicos de la misma Religion. Sobre el juramentu que hizo la Universidad de 
Salamanca, de leer, y enseñar tan solamente la dotrina de S. Agustin, y santo Tomas, 
excluvendo las demas que fuessen contrarias, Madrid, 1628, fol, 7, v°. Porro, dit 
encore Berti, nihil erat, vel difficultate interceptum, vel densu caligine involutum, 
quod Scoti ingenium non potuerit explicare, et illustrare, ac mirum, quod, cum 
ipse fuerit subtilis, et natura audax, in nullo vel tantillo errore fuerit deprehensus, 
fuit quoque veritatis praecipuus amator, in 3. Sent, inducit homines ad moriendum 
pro justitia, et æquitate, sicut Christus mortuus est pro veritate dicenda. Op. cit. 
fol, a. 6, v°. 


182 OSSUNA ET DUNS SCOT 


point de départ la notion de l'être dont vous avez vous-même 
fait votre attribut le plus essentiel (1). » 

Or, si tel était, du commencement jusqu'à la fin, tout l’ensei- 
gnement du Docteur subtil et s’il n’est pas possible de le 
comprendre autrement que de cette façon, ses auditeurs devaient 
être témoins d'un spectacle vraiment grandiose et bien fait pour 
enivrer à force d'émotion: leur enthousiasme pour le jeune 
Docteur était justifié mille fois plutôt qu’une. On se passionne, 
de nos jours encore, à la vue d’un taureau qui, dans l'enceinte 
du cirque, défend sa vie, une vie purement animale. Un sem- 
blable évènement — car c’est tout un évènement — n'est pas 
une distraction ni un amusement; c’est une véritable fête : des 
milliers de gens se dérangent, on se rend de fort loin, on paie 
des places, on remplit les arênes et, pendant le combat, les 
applaudissements et les bravos se chargent de dire l'intérêt qu'on 
y prend. Voilà ce qui se passe toutes les fois que ce fait se renou- 
velle et l’on pourrait assister impassible, et l’on n'éprouverait 
pas un frémissement de noble fierté au spectacle d’un homme de 
génie, d’un saint défendant la vie de sa grande âme contre 
l’envahissement mortel de la matière? 

C'est l’enseignement de Scot: Il v a toujours proportion entre 
la vie et le dégagement d’avec la matière: plus une créature réussit 
à secouer le joug de la matière corporelle, plus sa vie est réelle, 
intense et noble et s’il y a des êtres qui n’ont absolument aucune 
vie, c’est qu'ils sont totalement asservis sous la tyrannie de la 
matière (2). Passez du minéral au composé organique, traversez 


(1) Domine Deus noster. Moysi servo tuv, de tuo nomine filiis Israel proponemdu, 
a te Doctore veracissimo sciscitanti, sciens quid de te posset concipere intellectus 
mortalium., nomen tuum benedictum reserans, respondisti : Ego sum, qui sum. 
Exod. 3. Tues verum esse, tu es totum esse: hoc credo, hoc, si mihi esset possibile, 
scire vellem, Adjuva me, Domine, inquirentem ad quantam cognitionem de vero 
esse quod tu es, possit pertingere ratio nostra naturalis ab ente, quod de te praedi- 
casti, inchoando, De Primo lrincipio, cap. [, n° 1. 

(2) Est sciendum, quod aliqualis est ordo in formis omnibus, quia sicut formæ 
quando sunt imperfectiores, et materiæ propinquiores, tanto suas operationcs 
habent magis infirmas, quia materia quasi trahit tormam ad suam tidem et fines, et 
forma quasi trahit materiam ad suum modum, et quanto perfectiores habent, et 
minus immersas materiæ.., Super formam mixtorum est forma vegetativorum, quæ 
tantum appropinquat ad actum, et elevatur supra materiam,ut (si liceat dicere) jam 
quod quemdam gradum incipiat habere quasi libertatis interminatæ et dominativæ, 
suam materiam dilatando, augendo, nutriendo. Videsne in hoc gradu entium jam 
quasi libertatis surgentis exordium? Sed super istam adhuc est sensitiva multo 
magis, et per gradus immediatos ax materia sec elongans, qu&æ jam ampliorem gra- 
dum sortita cujusdam libertatis, magis dominative movet... De Rerum Principio. 


OSSUNA ET DUNS SCOT 183 


le règne végétal, puis l'animal, arrivez à l’homme, montez 
jusqu’à l’ange, élevez-vous vers Dieu, chaque fois l’étape sera 
mesurée, non seulement d'espèce à espèce, mais encore d’indi- 
vidu à individu et, qui plus est, dans un seul et même individu, 
par un nouveau triomphe sur la matière, par un dégagement 
d'avec la matière ou plutôt, par un relèvement de cette dernière 
de plus en plus réalisé, chaque fois plus complet. A n'importe 
quel degré, sous quelque forme que l’on considère la vie, sa 
noblesse, sa réalité, son intensité se mesurent au dégagement, 
c'est-à-dire à la liberté de la pauvreté (1). 

Bien plus, et c'est encore le magnifique enseignement du 
Docteur subtil, l’homme dont l'Humanité sainte de Jésus-Christ 
est non seulement l'idéal mais aussi le prototype renferme en 
lui une somme d'énergie, un ressort véritablement prodigieux 
et l’on serait bien mal venu à s’imaginer que saint Paul ait exa- 
géré lorsqu'il s’est écrié: Je puis tout en Celui qui est ma force. 
C'est que, si par lui-même il est radicalement condamné à 
l'impuissance, sa capacité de secours extérieur n’a d’égale que 
celle de l'ange : autant l’ange peut puiser à la grâce, autant 
l’âme est capable d’en recevoir (2). Cette capacité, commente 
Ossuna, ne sera comblée qu’au terme, par la possession de la 
gloire et même là, toujours suivant Scot, ce qui attachera à Dieu 
notre âme, ce sera précisément cette même infinitude que l’âme 
Quæst. IX, n°% $1.52. Et, quant à l'âme hnmaine, De ratione formæ est materiam 
suam ad suas leges trahere et actualitates, et etiam compositum, secundum magis et 
minus, secundum majorem et minorem actualitatem formae : sed intellectiva plus 
abstrahit materiam suam, quam aliqua forma de mundo. Quod patet, quia cum 
materia ejus sit corruptibilis, per actum merendi, ordinat eam ad perpetuitatem 
firmiorem quam sit in cælo, et eam unit forma supernaturali, secundum quod tatus 
homo est subjectum beatitudinis perfectæ. Zbid.n° 75. 

(1) Patet, quod cum ens et unum convertantur, quod una substantia composita est 
magis substantia quam alia, sicut et magis una. Et non solum in diversis speciebus 
et generibus, ut homo est magis ens, et magis unum quam brutum, sed etiam in 
eadem specie, unus homo mayis est homo, et magis unus quam alius, secundum 
quod anima rationalis est completior, et perfectior quam alia, et unum corpus alio 
in complexione, et aequalitate elementorum perfectius, quia unum ens non dicitur 
solum verius esse tale quam aliud, sive in diversis speciebus, sive in una, quia ejus 
principia sunt nobiliora quam alterum, sed quia una forma verius et intimius unitur 
uni materiæ quam alia.., sicut homo est magis unum et ens omni alia specie natu- 
rali, sic idem unus homo est magis homo in statu naturæ conditæ, in quo est 
naturaliter conditus quam in statu naturæ lapsæ, in quo est naturaliter prostitutus, 
sic etiam erit magis ens, et homo, et unus in statu gloriæ, in quo est supernatura- 
liter restitutus. Jbid, nn! 75, 76. | 

(2) Quantam potest recipere angelus, tantam potest anima recipere, summam 


autem creabilem.potest aliquis angelus recipere. ergo et anima, ergo et ista ((hristi) 
anima. 3. Dist. XIII, quæst. IV. n° 6. 


184 OSSUNA ET DUNS SCOT 


est impuissante à embrasser. Et il cite du cardinal Nicolas de 
Cusa cette pensée si profondément vraie : S'il ne m'était incom- 
préhensible, Dieu ne serait plus l'objet de ma parfaite béatitude ; 
je souhaiterais encore. Seul l'infini peut me contenter (1). 
Précisément, ce qui frappe à chaque page, ce qui charme et 
entraine à travers chacune des lignes de Scat et d’Ossuna, c’est, 
revenant en quelque sorte à jet continu, cette aspiration, cette 
tendance, cet effort pour ainsi dire infinis si on les rapporte, du 
moins, à leur objet; c’est une ascension incessante de tout leur 
être vers Dieu, vers la vérité de Dieu; par la leçon et par 
l'exemple, ils invitent à un enlèvement général de tout ce qu'on 
découvre en soi ou tout autour de soi: monde du dehors, corps, 
sens extérieurs, sens internes, jugement, mémoire, raison, lec- 
tures, prières, cœur, conscience, foi, jusqu’à la région la plus 
élevée de son âme, jusqu’à cetté suprême sublimité de son être 
humain qui ne connaît plus que Dieu seul au-dessus d’elle, 
jusqu’à cette intelligence pure dans laquelle se fait toute commu- 
nication entre Dteu et l'homme. Et s’il est vrai que toute vie 
s’entretient aux frais de ceux avec lesquels elle met en commu- 
nication et que sa noblesse se proportionne aussi aux aliments 
qui la maintiennent, nous trouvons en chaque homme, harmo- 
nieusement greffée sur toutes les vies plus humbles (2), une vie 
universelle entretenue aux dépens de Dieu seul, une vie aussi 
conforme qu'il lui est possible de l'être à la vie de ce Dieu dont 
l’intellectualité, c'est-à-dire le retour éternellement renouvelé sur 
sa propre essence, est à la fois la vie et l'essence (3). 
L'intellectualité c'est, en Dieu, comme une sorte de circulation 
en vertu de laquelle, parti du cœur, le sang ne cesse pas de 
revenir au cœur apportant avec lui un renouveau de vie pris au 
passage dans le monde extérieur. Cet éternel retour de Dieu sur 

(1) Secundum Scotum angelus et anima sunt eiusdem capacitatis passive que 
nunquam dicit sufficit : nisi in termino et in gloria ubi ut ait Scotus anima fertur in 
Deum sub ratione infiniti : quamuis non valeat infinitum comprehendere. Nam vt 
ait Nicolaus de Cusa : si Deum anima comprehenderet : iam non beatiticaretur in ea 
quoniam aliud optaret, Part. Meridion. Serm. X XV, Tom, [J, fol. 52, »° 2. 

(2) D'où l'importance du saint emploi du temps « que es la meivr jova del Hom- 
bre que vive ». Gracioso Combite, Septima gracta, fol. XX VIJ, v°. 

(3) Redire super suam essentiam nihil aliud est quam per se subsistere : forma 
enim quæ perficit materiam, quodammodo effundit se vel supereffunditur super 
materiam, et ideo virtutes cognitivæ non per se subsistentes non dicuntur ad suam 
essentiam redire, sed virtutes cognitivæ per se subsistentes. (Cum ergo primo prin- 
cipio maxime conveniat per se subsistere, maxime sic loquendo potest in se redire, 


vel ad suam essentiam, Scori. Quæstiones subtilissimæ super: libros Metaphvsi- 
corum Aristotelis, lib. XIT, quæst. XXII, n° 2. 


OSSUNA ET DUNS SCOF 185 


son essence par l'intelhgence etla volonté, perpétuellement remis 
en train et recommencé, constitue la vie essentielle de l’Etre 
shsistant par lui-même. Sans discontinuation aucune, cette vie 
ramène au sein de Dieu, en mème temps que l'essence divine, 
toutes les créatures exprimées d’abord par l'intelligence, puis 
créées et maintenues dans l'être par la volonté toute puissante. 

Nous trouvons, reproduite en réduction, cette vie divine 
dans le mystère de l’Incarnation continuée par la sainte Eucha- 
nistie. Là, Jésus-Christ sorti du Père vient chercher ici-bas ce 
qui était perdu et, complétant le cercle, remonte jusqu’au Père 
relevant avec lui l'humanité entière et toute la création. Tel est 
son rôle de Médiateur universel distinct, sinon indépendant, de 
son caractère de Rédempteur (1) et antérieur à celui-ci. On peut 
en dire autant de Marie, médiatrice entre toute créature humaine 
et le divin Médiateur. En tournant sur lui-même, mais sans 
jamais changer de place, le tambour de la grue élève sans effort 
les plus grosses pierres aussi haut que le souhaite l'entrepreneur. 
Sans porter la moindre atteinte à sa virginité, Marie devient 
Mère de Dieu et du genre humain et, tandis qu’elle amène le 
Verbe sur terre, son humilité élève dans son chaste sein une 
chair humaine jusqu’à la dignité de la chair d’un Dieu (2) et 
elle enlève après elle l'humanité toute entière jusqu’à la parenté 
avec Dieu, avec Jésus, avec Marie, ce ne sont plus seulement les 


(1) Vado ad eum qui misit me, Quasi dicat, ille qui misit me pater frustrari non 
potest, ideo vado viam ab ea praefñixam, vt me faciam viatorem. Ab aeterno misit me, 
quia cum ejus voluntas pro facto reputetur, et ab aeterno voluerit me facere viato- 
rem, taliter quod redirem ad ipsum, finito itinere, ideo vado per incarnationem 
modicum expectatam, vado, inquam, ad eum, quoniam circulum faciam tempora- 
lem, vt revertar ad eum qui misit me, ac decreuit ab æterno mitti me. Ab initio 
incarnationis suæ et antea ibat Christus ad patrem, quoniam semper in mente habuit 
regressum. et semper ad patris honorem operabatur, ideoque in prouincia Galileæ 
cunceptus est, quæ rota interpretatur, quoniam Christus semper circulum perfectum 
amuoris agebat rediens in omnibus ad Patrem., Part. Occident. Serm. LIIIT, 
fol. 171, r°. 

(2) Beata virgo sicut cœlum orbiculariter voluitur in idipsum, a Den in Deum. 
Rota dum voluitur, locum non mutat : quoniam etsi beata virgo multipliciter volui- 
tur, nunquam a loco humilitatis suæ recessit.. Vbi aduerte, quod quum artifices in 
maximis aedificiis non possunt eleuare lapides sursum, erigunt rotarum machinas, 
quibus grania leuantur facile. Sic nunc : nani Deus cupierat petrosam terram nostræ 
humanitatis exaltare vsque ad dexteram maiestatis in excelsis : ad quod erexit atque 
construxit rotam virgineam, ex omni parte coniunctam : quæ dum voluitur absteri- 
litate virginali in frugem bonæ maternitatis (quamuis non se mutauit a virginitate 
in aliquam corruptionem) tunc eleuare potuit humanam carnem, vsque dum esset 
caro Dei : vbi et seipsum in sublime a terra erexit. ob assecutam dignitatem. /xpo- 
sitio super Missus est. Cap. XVIJ, fol. 157, 7°. 


186 OSSUNA ET DUNS SCOT 


esprits angéliques, c’est toute créature raisonnable, c’est même 
toute la création matérielle qu'on voit monter et descendre le 
long de l’échelle de Jacob. 

Nous avons précédemment rappelé la prodigieuse activité qui 
se cache sous l’inertie apparente de la matière créée et cette agi- 
tation, quelque vertigineuse qu'elle nous paraisse, est et demeure 
essentiellement finie. Mais alors comment se faire une idée de 
ce que doit être en lui-même, indépendamment du terme créé 
auquel il aboutit, ce bouillonnement de la Sagesse créatrice et 
conservatrice du monde, cette agitation invisible tellement elle 
est précipitée, ce mouvement ineffable à raison: des distances 
mesurées en un clin d'œil, ce frémissement éternellement recom- 
mencé, infini d'intensité et de rapidité au point de ne faire 
essentiellement qu’un avec la stabilité la plus perpétuelle, 
la plus absolument inébranlable ? | 

Voilà de quelle façon le Père céleste continue à travers le 
temps l’œuvre commencée dès le principe dans le Verbe. Telle 
est l'opération, pleinement vitale aussi bien chez l’homme qu’en 
Dieu, proposée à l’imitation de l’ouvrier désireux de se rendre, 
en union avec Jésus-Christ, ce consolant témoignage : Comme 
mon Père et avec mon Père, je poursuis sans interruption la 
même œuvre que lui. En Dieu, le repos actif, le mouvement 
stable eut pour effet extérieur des œuvres qu’une fois faites, le 
Créateur reconnut toutes bannes et excellentes (1) parce que 
chacune, au milieu d’un concertinfiniment harmonieux, trouvait, 
dans l’homme, une voix pour chanter les louanges de son 
auteur (2). Cette bonté, cette excellence à maintenir, à développer 
même sil le peut, telle est la tâche toute particulière de l’homme 
dans la raison d’être duquel entre Île caractère ct le rôle de 


(1) Tunc autem requiescimus si facimus opera omnia bona. Ad hoc exemplum 
dictuin est de Deo, Requieuit Deus septimo die cum fecisset omnia opera bona 
valde, Non enim fatigatus est, vt requiesceret, aut modo non operabatur, cum 
aperte Dominus Christus dicit : Pater meus vsque nunc operatur. Dicit autem illud 
Judæis qui carnaliter sentiebant de Deo, nec intelligebant quia Deus cum quiete 
operatur. et semper operatur, et semper quietus est. S. AuGusrTinus. [3 Psalmum 
CX, Enarratio, fol, CCXVIIJ, H. 

(2) Gradibus quibusdam ordinauit et ornauit creaturam, a terra vsque ad cœlum, 
a visibilibus ad inuisibilia, a mortalibus ad immortalia. Ista contextio creaturæ, 
ista ordinatissima pulchritudo, ab imis ad summa conscendens, a summis ad ima 
descendens, nusquam interrupta, sed dissimilibus temperata, tota laudat Deum., 
Quare ergo laudat Deum! Quia cum eam consideras et pulchram vides, tu in illa 
audas Deum. Vox quædam est certe mutæ terræ, species terræ. /dem. In. Psalm. 
CXLITIJ. Enarratio, fol. CCCLV. A, B. 


OSSUNA ET DUNS SCOT 187 


pontife de la création. Mais les objets sur lesquels il nous est 
possible d'opérer sont toujours des créatures individuelles, 
puisque réelles. Les possibles échappent à toute atteinte de notre 
part, Dieu ayant réservé pour lui seul le pouvoir de les faire 
passer à l'être pur et simple; l'être réel, sur lequel seul nous 
opérons, participe de Dieu, cause universelle, non point univer- 
sellement, mais en vertu d’une fin spéciale constituant sa manière 
à lui de dépendre essentiellement de Dieu et de retourner vers 
Dieu, sa dernière fin. Et la bonté de chaque créature se mesure 
à son maintien dans cette fin individuelle qui lui est propre (1). 

Ici encore, nous assistons une fois de plus au triomphe de la 
pauvreté s'évertuant à ne rien détourner du souverain domaine 
de Dieu. C’est même parce que l'esprit de pauvreté ne supporte 
pas qu'on s'expose à faire perdre à Dieu n’importe lequel de ses 
droits, qu'on voit l’homme s'appliquer avec une ardeur sans 
pareille à s’utiliser lui-même et chercher avant tout à tirer parti 
de toutes ses énergies, de tous les moyens d’action dont il peut 
disposer. C’est ainsi qu'il faut s'expliquer, entre tant d’autres, 
ces résolutions de saint Léonard de Port-Maurice: « Quand on 
fera la prière dans le couvent, je me recueillerai intérieurement. 
Soit que j'étudie, soit que je traite des affaires, soit que je prêche, 
je ferai toujours des actes intérieurs. Bien plus, j'emploierai 
tout le temps qui me restera après mes occupations ordinaires, 
tant au couvent que dans les missions, aux exercices de l’oraison, 
ne serait-ce qu’à des oraisons jJaculatoires (2). Je ferai toutes 
mes actions et Je dirigerai mes pensées dans l’unique intention 
d'aimer Dieu et de lui plaire. J’aurai soin de ne faire aucun acte 
irréfléchi, mais de faire tout avec une délibération actuelle ou 
du moins virtuelle, dans la vue de plaire à Dieu seul (3). 

C'est donc bien en vertu de son esprit de pauvreté que 
l’homme pauvre devient plus actuel, plus réfléchi, plus homme; 
mais, remarquons-le bien, s’il se fatigue à se rendre plus cons- 
cient, plus homme, s'il se torture à remplacer en lui les actes 
de l’homme par des actes réellement humains, son mobile n'est 


(1) Bona creata, etsi sint bona per participationem, verius sunt bona per partici- 
pationem ultimi finis in particulari quam per participationem ejus in universali : 
non enim participant illum in universali nisi quia participant ipsum in particulari, 
cum participans habeat participatum pro causa vel mensura a qua dependet essen- 
tialiter, et dependentia entitatis realis non est nisi ad ens reale, ct ita ad aliquod 
singulare. Oxon. 1. Dist. r, quæst. IV, n° 13. 

(2) Le Livre des Résolutions. Chap. V. Paris, (raume, 1842. page 15. 

(3) Zbid. Chap. IX, pag. 27. 


188 OSSUNA ET DUNS SCOT 


et ne peut être la crainte ni la peur: car il sait, lui, que Dieu est 
tout le contraire d’un tyran et qu’il n’exige pas de personne plus 
qu'on ne peut raisonnablement lui demander ; lui, du moins 
sait, disons-nous, qu’il pourrait produire des actes simplement 
indifférents (1) et sans craindre de s'exposer à des malheurs, se 
contenter d’une existence moins laborieuse; car ce n’est pas le 
pauvre qui jetterait les mauvais anges au fond d’un enfer qu’on 
aurait expressément créé pour eux à l’occasion de la première 
distraction (2). Mais non; bon pour des animaux de porter par 
force le joug qu’on leur impose (3)! Son unique mobile à lui, 
c’est l'amour, et, de ce fait, sa puissance devient irrésistible, car 
l'amour procédant de la volonté souveraine a seul le pouvoir de 
réunir en un faisceau unique toutes les énergies, toutes les 
facultés, en vue d’une seule action englobant toutes les autres 
opérations. L'amour a un pouvoir auquel Dieu même garde un 
respect infini (4). C'est lui qui commande à tout l'être humain 
et se fait obéir sur toute l'étendue du royaume de la volonté. 

À cause de cela même, sans remplacer ni éliminer quoique ce 
soit, sans se substituer à aucune obligation, l'amour est, à lui 


(1) Ab habente charitatem potest aliquis actus inditfterenselici, quia non upparet 
repugnantia, quod aliqueim actum eliciat non ordinans actualiter ad finem ultimum, 
vel virtualite, hoc est virtute alicujus actus immédiate ordinati ad illum. Ille igitur 
non est meritorius, nec tamen est peccatum, quia nullo præcepto astringitur quis 
actualiter omnem actum suum ordinare in Deum, nec virtualiter. Quodlibet, quæst. 
XVIJ, n° 5, Cum majura sint nobis cullata, nuila sunt exacta nec petita : nisi ea 
que in lege etiam naturae bene institutae debita fuissent, Part. Meridion. Serm. 
LXVIS, Tom, IIT, fol. LVJ, n° sr. 

(2) Géniale idée éclose — il fallait s'v attendre — duns la cervelle d'un ultra- 
thomiste. Voici les expressions de Billuart: Angelum peccasse ex ignorantia, seu 
errore, non specialiter et stricte sumpta pro assensu quo quis assentitur falso tan- 
quam vero, vel pro judicio speculativo quo quis judicat malum bonum, sed ex 
errore. seu ignorantia generaliter sumpta pro actuali inconsideratione qua quis non 
attendit, neque considerat practice actu quæ posset et deberet considerare. De Au- 
gelis, Dissert. V, art, 1. 

(3) Les dize christo que tomen su vugo sobre si no queriendo el poner les per 
fuerça el vugo que a los animales se suele imponer forçosamente sino que todo 
passe por amor : y siruan con libertad amorosa como hijos v no con temor como 
sieruos. Ley de Amor, cap. X XX, fol, CXXVJ, 1°. Redemit te sine te Deus nec 
vult a te inuitam seruitutem. Part, Meridion. Serm, IXVIIS, Tom. IIJ, 
fol. LVJ, n° 1. 

(4) L'amour est l'exacte reproduction de la vie d'intellectualité de Dieu. Et tine et 
principio se carere diuinus amor excellenter ostendit, tanquam sempiternus 
circulus, propter bonum, ex bono, in bono, et ad bonum indeclinabili conuersione 
circumiens, in eodem, et secumdum idem, et procedens semper, et manens, et re- 
means, S. Dioxvsi Arropraciræ. De dirinis nominibus. Cap. IV, 14. La circulation, 
c'est la Vie, aussi bien pour l'âme que pour le corps. 


OSSUNA ET DUNS SCOT 189 


seul, le parfait équivalent de tout ce qu’on serait capable de faire 
de bien. Etre riche d’un millard de francs revient très exacte- 
ment à posséder une fortune de cent fois supérieure à mille fois 
dix mille francs; qu’on s'exprime d’une façon ou qu’on le fasse 
de l’autre, la valeur de la somme n'a pas augmenté ni diminué 
d’un centime. Mais les deux expressions diffèrent singulièrement 
tant au point de vue de la clarté que sous le rapport de la 
brièveté. De même, celui qui dit « j'aime Dieu », affirme dans 
ce seul mot l’accomplissement jusque dans leurs moindres détails 
de toutes les obligations particulières de n’importe quelle nature, 
de tous les commandements sans exception. Qui aime, acquitte’ 
intégralement sa dette, car l’amour n’est pas de bon aloi quand 
ilse montre plutôt affectif qu'effectif (1); à lui seul, l'amour affectif 
est un amour vain, tout comme la foi sans les œuvres est une 
foi morte. L'amour est tellement la plénitude de la loi qu'on 
n’a pas le droit de le croire en sa possession si l’on n'a préala- 
blement pratiqué et observé tous les commandements (2). Mais 
aussi, pour faire face à de si lourdes obligations, quel ressort on 
trouve dans l'amour lui-même qui, loin de permettre de s’affais- 
ser, écrasé, broyé sous le faix de devoirs aussi multipliés, aussi 
minutieux, ne laisse pas même la taculté n1 le temps d’éprouver 
la fatigue et donne des ailes sur lesquelles le cœur s'élève avec 
aisance, avec bonheur jusqu'au plus haut du ciel emportant 
avec lui vers Dieu toute l’œuvre de Dieu (3). 


(1) Quid porro tandein significare volunt Theologi cum aliquando quidem Deuin 
vocant amorem et dilectionem, quandoque vero amabilem et dilecturn ? Illius 
quidem (scilicet amoris et dilectionis) auctor, et tanquam productor, ac generator 
est; hoc autem (idest amabilis et dilectus) ipse est, Ilo quidem (id est Amore et 
dilectione) movetur, hoc autem (id est amabilis et dilectus) mouet ; quia se ipse 
adducit, et sibi adducit, et mouet. Hac autem ratione dilectum et amabilem euim 
vocant, tanquam pulchrum et bonum, amorem vero rursus et dilectionem, tanquam 
vim motricem, et sursum trahentem ad se, qui solus est ipsum per se pulchrum et 
bonum, et tanquam manifestationem suipsius per seipsum, et ut benignum 
processum eximiæ illius vnionis et amatoriam motione simplicem, per se 
mobilem, per se operantem, præexistentem in bono, et ex bono in ea quæ sunt 
redundantem, ac rursus ad bonum reuertentem. S. Dioxysi AREoPaGrTÆ De divinis 
nominibus, cap. IV, r4. : É 

(2) Nemini quidquam debeatis nisi ut invicem diligatis: qui enim diligit Proxi-: 
mum, legem implevit. Rom. XJ11, 8. Implevit, au parfait; non pas, #mplet. 

(3) Dize pues la gran ley del amor que amemos a nuestro señor dios' de tody 
nuestro coraçon anima y memoria por no dexar cosa en el hombre que-no sirua al 
amor assi los actos produzidos y sacados de la voluntad como les mandados por 
ella a todas las otras potencias que tiene subiectas. Donde quiera que hallares 
escrito que tengas amor v te basta : y que solamente manda tu dios que lo ames has 
de pensar que aquella breuedad solamente es de palabra ta resolver los seruicios 


190 OSSUNA ET DUNS SCOT 


Voilà encore pourquoi l’esprit de pauvreté, porté sur les ailes 
de l'amour, sera toujours le moyen le plus pratique et le plus 
excellent pour arriver à reproduire intégralement, universelle- 
ment, aisément sur notre pauvre terre l’œuvre de Dieu dans le 
ciel. Dieu, tout en toutes choses, voilà l’être de Dieu, voilà la vie 
de Dieu, voilà l’œuvre de Dieu dans le séjour des Bienheureux. 
C’est précisément là ce que la pauvreté aimante ou, si l’on aime 
mieux, l'esprit de sainte oraison et de dévotion s'évertue à 
réaliser de son mieux ici-bas. 


Fr. MICHEL-ANGE. 
O. M. C. 


en amor no es apocar los seruicios : sino las palabras : assi como los contadores que 
resueluen tantos mill ducados en vn cuento: o dos cuentos no per apocar la deuda : 
o la quantia sino par abreuiar la de palabra: que la mesma deuda que estaua se 
queda: v desta manera quando dezimos que los diez mandamientos se encierran 
en dos no hazemos sino como quien por setecientos y cinquanta maravedis pide 
solamente dos ducados. Has empero mucho de notar que quanto mas amor entrañal 
tuuieres a dios tu amador tanto te pareceran mas faciles las cosas que te manda 
porque la fuerça del desseo que tuuieres dentro te animara tanto que no eches de 
ver los trabajos de fuera : de manera que el hombre que no tiene amor entrañal a su 
dios sea en las cosas de su seruicio como el ave sin plumas en el bolar: que por mucho 
que estiende las alas y el cuello no se puede leuantar de la tierra, ni lleuar cosa 
del mundo en las uñas ni aun a si sola. Ley de Amor. Cap. XX, fol. CXXX, 1°. 


LES CLARISSES CAPUCINES 
DE PARIS | 


(1602-1792) 


$ 1. FONDATION 


En commençant la Monographie des Capucines de Paris, 1l 
ne me semble pas hors de saison de faire connaître celle qui eut 
le bonheur et l’honneur d’être choisie par Dieu pour l’établisse- 
ment en France des filles de sainte Claire. Je n’ai point la 
prétention toutefois de donner ici une biographie complète de 
Louise de Lorraine, je voudrais seulement retracer les événe- 
ments plus marquants de son existence et redire les principales 
vertus de la pieuse reine. 

Louise de Lorraine naquit à Nomény le 30 avril 1554, elle 
était le quatrième enfant du comte Nicolas de Vaudemont (1} 


(1) Nicolas de Vaudemont était le fils puiné d'Antoine, duc de Lorraine et de 
Renée de Bourbon. Il fut créé duc de Mercœur par Henri III le 8 mars 157% 
( Mas Latrie). I[ se maria trois fois : tout d'abord à Marguerite d'Egmont en 1549 
dont il eut quatre enfants ; en secondes noces à Jeanne de Savoie le 24 février 1555 ; 
de ce mariage naquirent six enfants. Enfin, il épousa Catherine de Lorraine le 12 mai 
1509, d'où issurent encore cinq enfants. L'ainé Henri, comte de Chaligny 1570- 
10v1) fut le père de Louise de Lorraine, filleule de notre héroïne ; née en novembre 
1593 à Nancy, elle épousa, le 19 mars 1608, Florent prince de Ligne du S. 
Empire ; devenue veuve elle se fit Capucine de la Congrégation de Bourbourg sous 
le nom de S Claire Françoise de Nancy ; elle fonda un monastère du même Ordre à 
Mons. M Némius, archevêque de Cambrai en consacra la chapelle le 6 août 1665. 
S" Claire mourut à Mons le 1° décembre 16067 (An. Franc., Janv.-Août. 1873). Le 
dernier, Henri de Lorraine, né le 14 mars 1576 mourut Capucin le 27 avril 10623 
apres avoir été évêque de Verdun. — Le Comte de Vaudemont mourut le 24 janvier 
157% 

La maison de Lorraine porte d'or à une bande de gueules chargée de trois allé- 
rions d'azur. Les ducs de Lorraine portent coupé en 8 pièces ; 4 en chef : la 1° de 
Hongrie, la 2°° d'Anjou-Sicile, la 5°° de Jérusalem, la 47° d'Aragon; et 4 en pointes : 


192 LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


et de Marguerite d'Egmont (1). Deux ou trois jours après sa 
naissance, elle fut tenue sur les fonts baptismaux par Me 
Toussaint de Hossey, Évêque de Toul et Louise d'Etamille, 
Comtesse de Salins ; on lui donna les noms de Renée-Louise. 
Peu de jours après, elle perdit sa mère et fut confiée à sa marraine. 
Celle-ci prit un soin particulier de l'enfant. L'année suivante, le 
comte de Vaudemont épousa la sœur du duc de Génevois et de 
Nemours, Jeanne de Savoie (2) en qui la petite Louise trouva 
une véritable mère. | | 

Fidèle aux traditions de la maison de Lorraine, la comtesse 
base l'éducation de ses enfants sur l’esprit de foi. Louise, en 
retour, donne dès ses plus tendres années les marques d’une 
dévotion forte tout autant que suave. 

C'est à l’âge de dix ans que, pour la première fois, Louise est 
conduite par sa belle-mère à la Cour de S. A. de Lorraine, son 
cousin germain. Elle y paraît toute éblouissante d’amabilité, de 
modestie, de candeur et de charité, toute parée du charme 
vainqueur de ses vertus. Elle provoque l'admiration de la 
duchesse Claude (3) et de toute la Cour. Au surplus, elle acquiert 
tant de crédit auprès de son père et de son cousin et ce crédit est 
si bien connu des sujets des princes que pour traiter des affaires 
les plus importantes ils prennent l'enfant pour avocat. 

Henri de France devenu roi de Pologne en 1573, voulut 
passer quelques jours à la cour de Lorraine avant de se rendre 
en ses États. [1 fut enthousiasmé par les vertus de la jeune fille, 
et annonça à sa sœur qu'il ne voulait point d’autre épouse. 

A peine de retour en France pour prendre possession du 
royaume que lui lègue son père (4), sa pensée se reporte vers 
Louise de Lorraine ; il fait part de ses inclinations à Catherine 
de Médicis. La reine-mère approuve le choix si heureux de son 
fils et immédiatement Henri III dépêche à Lyon le sieur du 
Gast vers S. A. de Lorraine et le comte de Vaudemont pour leur 
demander la main de la jeune fille. Il ne pouvait se présenter un 
parti plus avantageux et plus désirable ; le mariage fut donc 
accepté avec grande joie. Louise quitta Nancy au commence- 


a 1° d'Anjou-moderne, la 27° de Gueldres, la 3"C de Flandres, la 4"° de Bar sur le 
tout de Lorraine. Les comtes de Vaudemont et les Ducs de Mercœur mettaient pour 
brisure sur tout l’écu un lambel d'azur posé en fasce. 

(1) Elle était fille du comte d'Egmont et de Françoise de Luxembourg, 

(2) Jeanne de Savoie mourut le 4 Juillet 1568. 

(5) Claude de France était fille de Henri II, sœur de Charles IX et de Henri 111. 

(4) La mort de Charles IX arriva le 30 mai 1574. 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 193 


ment de février 1575, le roi de France vint au devant de sa 
fiancée jusqu’à Reims, et le 15 février, jour même du sacre, les 
époux royaux consommaient cette union, cause de la plus vive 
allégresse pour les français et les catholiques, comme aussi du 
plus amer dépit pour les hérétiques. 

Comme elle avait édifié la cour de Lorrainé, Louise édifia 
celle de France pendant les quatorze années qu'elle eut le 
bonheur d'être reine. | 

Elle fait deux parts de son temps : la première est consacrée à 
ses devoirs d'état, elle partage la seconde entre la prière, la visite 
des malades, des prisonniers, l’ensevelissement des morts et le 
travail pour les pauvres. Elle enseigne le catéchisme aux per- 
sonnes de son entourage, et, suivant l’expression d’un de ses 
historiens, parvient à changer la cour la plus corrompue et ia 
plus perverse en « un séminaire de dévotion ». Pour aboutir à 
cette transformation, que de prudence, d’habileté, de patience ! 
La reine veille sur la conduite des gens de sa maison.et sur leurs 
relations avec une vigilance intelligente et pleine de tact, elle les 
reprend avec charité, ne les renvoie que si les avertissements 
réitérés sont demeurés inutiles et sans effet. | 

Louise n'écoute ni les flatteurs n1 les médisants, ne cherche 
pas à plaire par de brillants atours ; toujours vêtue simplement, 
elle s'attache le cœur de son peuple par ses aumônes et ses libé- 
ralités. Aimée du roi, elle se sert de son tout-puissant pouvoir 
sur lui pour obtenir, non de plus grandes richesses personnelles, 
mais l'abolition des impôts. Enfin elle accomplit des fondations 
pieuses, citons entre autres : l’office du Saint Sacrement aux 
Jacobins; trois bourses à la faculté de Paris pour les bacheliers en 
théologie destinés à catéchiser les prisonniers et à les assister au 
moment du supplice. 

Si la fidélité à Dieu se manifeste par l’accomplissement des 
bonnes œuvres, elle se prouve plus encore dans l’aceptation rési- 
gnée de l’adversité. Or la vie de Louise de Lorraine ne fut point 
exempte d'épreuves. L'état maladif habituel du roi lui en était 
une constante, la privation des joies de la maternité en fut une 
plus cruelle encore pour la reine de France. Elle se soumettait 
avec amour à la volonté de Dieu, mais où sa foi et sa vertu 
parurent avec plus d'éclat, ce fut à la mort de Henri III. (1) Se 
trouvant à Chinon lors de l’assassinat du roi, elle ignora pendant 


(1) Henri III fut assassiné le 1° soût 1589 à S'Cloud. Il était né le 29 
septembre 1551. 


E. PF. — XEV, — 13 


194 LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


un mois le malheur qui l'avait frappée, personne n'ayant le 
coùrage de le lui annoncer. Ce silence même causait à la reine 
de douloureuses inquiétudes. Enfin au commencement de 
septembre, elle apprit par l’entremise de son confesseur le deuil 
cruel qu’elle venait d’éprouver. Aussitôt elle vint à Nantes, où se 
trouvait Henri IV, et demande au roi justice de la mort du roi. 
Puis ce devoir de l’épouse accompli, elle se retire à Chenonceaux 
pour y vivre dans la solitude et les exercices de dévotion. 

| Quelques années après, le douaire possédé par Elisabeth d’Au- 
triche (1) à Moulins lui ayant été concédé, Louise de Lorraine 
se fixa en cette ville. Là encore elle devient un sujet d’édification 
pour tous; elle multiplie ses charités, dote les églises d’orne- 
ments et de fondations pieuses. En 1600, elle fait distribuer de 
fortes sommes à tous les pèlerins se rendant à Rome pour le 
jubilé, elle va jusqu’à se priver du nécessaire pour faire l’aumône. 
Ses libéralités deviennent plus considérables encore lorsqu'il 
s’agit des enfants de Saint François : les couvents de Moulins et 
de Montbrison furent l'objet de ses plus particulières largesses 
pendant sa vie et après sa mort. 

De tout temps, du reste, Louise de Lorraine donna les 
marques d’une dévotion toute spéciale envers saint François 
d’Assise, sainte Claire et les Saints de l’Ordre Séraphique. Elle 
portäit le cordon franciscain et cousait l’image du Séraphique 
Patriache à l’intérieur de ses vêtements, de façon à ce qu’elle se 
trouve sur son cœur. (2) 

Louise de Lorraine avait uneaffection marquée pour les Claris- 
ses, c'était une de ses consolations dese rendre à leur monastèrede 
Moulins. Cela ne lui suffisait pourtant pas. Après la mort de 
son époux, elle avait donné à Dieu tout son amour, et son désir 
le plus ardent était d'embrasser l'état religieux. Or à cette époque 
il existait en Italie des religieuses nommées Capucines dont la 
réputation de sainteté était universelle. Leur Congrégation avait 
été instituée à Naples par la V, Marie Lonjo (3) et saint Charles 
Borromée en établit un monastère à Milan, l’année 1530. 


(1) Elisabeth d'Autriche,veuve de Charles ÎX,décéda en Autriche le 22 janvier 1 592. 

(:) Le P, Nicolas Gazet, Cordelier, à qui j'emprunte ces détails, assista Louise de 
Lorraine pendant sa dernière maladie; en reconnaissance, la reine lui donna son 
cordon franciscain ; le P. Nicolas ne quitta jamais cette corde tant était grande 
l'estime qu'il faisait des vertus de celle de qui il la tenait. 

(3) La V. Marie Laurence Lonjo naquit à Naples en 1463, d'une noble famille 
d'Italie. Aprés avoir été guérie miraculeusement d’un empoisonnement en juin 1509 
dans la sainte maison de Lorette, elle prit l’habit du T. O., s’adonna au soin des 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 195 


Ces religieuses observaient la première Règle de Sainte Claire 
sous la conduite des Capucins. La reine voulut faire bénéficier 
son royaume de leurs mérites et résolut de leur faire bâtir un 
couvent capable de recevoir trente-trois religieuses — nombre 
obligatoire pour la constitution d’un monastère —- où elle 
partagerait leur vie de prières et de pénitences. 

Elle fit part de son projet au Pape Clément VIII ; celui-ci 
approuva son dessein et lui promit de le favoriser. Quant aux 
Capucins, ils refusèrent la charge des religieuses (1), Louise de 
Lorraine en écrivit à leur Supérieur Général et à plusieurs 
Cardinaux. Malheureusement la mort vint la frapper à Moulins 
le 20 janvier 1601 (2) et mit quelques retards à ses généreux 
desseins. Toutefois par son testament du mois de janvier de la 
même année (3), Louise de Lorraine prescrivait la fondation, à 
Bourges, d’un monastère de Capucines, où elle voulait être 
inhumée afin, disait-elle, d'y estre morte ne pouvant y estre 
vive ; en même temps, elle chargeait son frère Philippe de 
Lorraine, duc de Mercœur, d’en assurer l'exécution et d’affecter 
à cet établissement la somme de vingt mille écus dont cinq mille 
pour la construction du couvent. Philippe de Lorraine étant mort 


malades, puis fonda, dans sa ville natale, un hospice d'Incurables et un monastère 
de religieuses de sainte Elisabeth dont les Capucins étaient les directeurs spirituels. 
Stimulées par la ferveur des religieux et les vertus de leur supérieure, les religieuses 
du monastère manifestérent le désir de suivre la première Règle de sainte Claire en 
y ajoutant les constitutions capucines, Le Pape Paul [11 leur envoya la Bulle 
d'approbation le 10 décembre 1538. (Hil.de Nolay)— Quatre ans aprés, la fondatrice 
rendit son âme a Dieu. Dans l'Année Sainte des Trois Ordres de saint François, le 
T. R. P. Eugéne d'Oisy fait mention de la Vénérable au 21 décembre, Cf, P. 
Edouard d'Alençon La Vén. di. Dio Maria Lorenja Lonjo. Cenno biog inedito, 
Rome 18096. 

(1) En 1605 un Bref du Pape Clément VIII les contraint de l'accepter. 

(2) Louise de Lorraine mourut de la mort des saints en prononçant le saint nom de 
Jésus. Tous les auteurs ne sont pas d'accord sur la date de cette mort. Dans ses 
Mémoires, Lestoile (Ed. Michaux, régne de Henri IV. p. 326; la place au 4 juillet 
1001, Malet la met en février de la même année, mais la plupart des biographes de 
la reine la font mourir en janvier. Lachesnaye Des Bois, Mas Latrie et plusieurs 
historiens fixent son trépas au 29 janvier ; il m'a donc semblé prétérable d'adopter 
cette date qui vraisemblablement est la plus exacte. 

15) Ce testament fut reçu par Claude du Ceil et Jean Ravangie notaires rovaux à 
Moulins, le 28 janvier 1601. Le 8 octobre suivant, Madame de Mercœur chargea son 
Procureur maitre César Martin, Prieur du Collège des Lombards, de se rendre à 
Bourges pour y consulter l'archevêque de cette ville ainsi que les autorités civiles 
au sujet de la dite fondation. Le consentement fut unanime ; de plus clergé et habi- 
tants offrirent de prendre part aux dépenses nécessitées par l'établissement du 
nouveau couvent (Cf. T'héätre des Antiquités de Paris) par le P. Jacques du Breul. 
Paris 1039. 


196 LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


le 19 février 1602 (1), Marie de Luxembourg sa veuve prit soin 
de cette fondation (2) à laquelle Henri IV l'autorisa par Lettres 
Patentes du 8 juin 1602 (3). 

L'autorisation royale ne fut cependant pas sans soulever 
quelques difficultés, car, contrairement au désir de la défunte, 
Henri IV ordonna que le monastère fût fondé à Paris (4). Ce 
fut alors, semble-t-il, qu'intervint le P. Ange de Joyeuse. 
Emerveillé du bien accompli par les Capucines d'Italie et, 
probablement aussi, désireux de voir l'exécution des volontés de 
sa belle-sœur (5), il se fit à Päris l’ardent champion de cette 
cause et de concert avec la Duchesse de Mercœur parvint à 
établir les Capucines dans la capitale. Une vingtaine de filles 
répondirent à l'appel du zélé Capuacn, leur nombre s'accrut 
jusqu’à quarante, toutes vivaient uniquement par le soin des 
princesses. (En bre 1603, une Bulle du Pape Paul V autorisait 
la fondation à Paris d’un Couvent de Capucines qui porteraient 
le nom de Filles de la Passion à raison que leur chapelle porte tel 
nom). (Cf. Prem. Règle des rel. de Sainte Claire. Paris 1605.) 

La duchesse de Mercœur acheta, en vue de le transformer en 
monastère, l'hôtel de Retz, appelé communément l'Hôtel du 
Perron, situé faubourg S.-Honoré, tout proche le couvent des 
Capucins. Le 29 juin 1604, elle posa, au nom de Madame 
Elisabeth, fille aînée du roi, la première pierre du monastère. 
Les travaux de construction durèrent deux années. Pendant ce 
temps, la duchesse de Mercœur s'installa avec les vierges 


(Qi) Philippe Emmanuel de Lorraine naquit le 9 septembre 1558 du Comte de 
Vaudemont et de Jeanne de Savoie ; il épousa, le :2 Juillet 1575, Marie de Luxem- 
bourg dont il eut deux enfants : Philippe mort jeune et Françoise, née en 1592 ; elle 
épousa César, duc de Vendôme en 1609. Marie de Luxembourg mourut le 6 
septembre 1623 et Françoise de Mercœur le 8 septembre 1669. Ph. de Mercœur 
batit à ses dépens le Couvent des Capucines de Nantes. 11 obtint la naissance de sa 
fille par l'intercession de Saint François d'Assise. (Oraïson funèbre du duc de Mercœur 
prononcée par Saint François de Sales à Notre Dame de Paris le 27 avril 1602. (p. 32). 

(2) La duchesse de Mercœur et sa fille donnèrent plus de 200.000 livres sur leurs 
propres deniers pour bâtir le couvent des Capucines. Le Pape Paul V leur accorda 
le titre de Fondatrice ainsi que la libre entrée du couvent pour elles et toutes les 
filles descendant de la duchesse de Vendôme et la jouissance de tous les privilèges 
attachés au titre de Fondateur. 

En conséquence, le 24 octobre 1613, le P. Honoré de Paris. Provincial des 
Capucins, leur permit d'entrer, de manger et de loger aux Capucines sans pouvoir 
toutefois être accompagnées d'aucune personne séculière, 

(5) A. N.S. 4650. 

(4) Lettres patentes d'octobre 1602 enregistrées au Parlement le 25 octobre. 

(5) Son frère le duc Anne de Joyeuse avait épousé Marguerite de Lorraine, sœur 
de la reine Louise de Lorraine. 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 197 


franciscaines au faubourg S.-Antoine en la maison dite de la 
Roquette. Le 14 juillet suivant, fête de saint Bonaventure, 
douze postulantes y prenaient l’habit de novice composé d’une 
tunique de grosse bure, d’une robe de même étoffe et d’un voile 
blanc. Le même jour leur étaient donnés : pour Supérieur et 
Directeur le P. Jérôme de Rouen, ancien maitre des Novices à 
Paris et Orléans; pour confesseurs extraordinaires les Pères 
Ange de Joyeuse, Provincial, et Archange d’Ecosse. (1) 

Peu de temps après elles avaient l’honneur d’être visitées par 
le Cardinal Bonfalo, nonce du Pape. (2) Avant de passer outre, 
familiarisons-nous un peu avec les saintes filles dont nous 
désirons esquisser le développement en France, et pour cela 
pénétrons davantage en l’intime de leur vie en consultant leur 
règle. (3) Les Capucines et les Clarisses suivent la première 
Règle de sainte Claire et les constitutions de sainte Colette. Les 
Capucines observent les cérémonies, usages et coutumes des 
Capucins, auréole de Sainte Claire. 

Cette règle, la mème que Saint François d'Assise imposa à 
Sainte Claire, contient douze chapitres. Les religieuses qui 
l’'embrassent s'engagent à observer le Saint Evangile, vivant en 
obéissance, sans propre et en chasteté, elles promettent obéis- 
sance au Pape et à l’Eglise Romaine, et aux successeurs de Saint 
François. | 

Les postulantes gardent leurs vêtements pendant le temps de 
l'antéprobation qui varie de cing à six mois ; elles portent le 
petit habit semblable au grand pour l'extérieur mais différent 
de celui-ci en ce que celles qui en sont revêtues usent encore 
de linge, de pantoufles et au lieu de la corde ont une ceinture de 
drap. Cette période de six mois expirée, commence celle de la 
probation ou noviciat. Les novices ont les cheveux coupés en 
rond et reçoivent le grand habit dont nous parlons plus haut. 
On leur concède trois tuniques et un habit. L'année de 
probation terminée, on les reçoit enfin à l'obédience ou 
Profession. 

Les novices et les jeunes profcsses ne parlent aux anciennes 

(1) Malet. 

(2) Helyot, Dict. des Ordres religieux. 

(3) Cf. Cette première Règle des religieuses de sainte Claire, leur fut donnée 
par le Père saint François et confirmée par le Pape Innocent IV. — Vie des 
premières Capucines de Marseille. ms 51 de la Bibl. de l'Institut — Conxtitu- 


zione delle monache... p. p. Sœur Maria Romana. Rome, 1800. — Uhald d'Alençon. 
Opuscules de S François d'Assise, Paris 1Qq03. 


198 LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


qu'à genoux ; toutes les religieuses donnent cette marque de 
respect à la révérende inère abbesse. 

La vie des Capucines est avant tout contemplative. En dehors 
de l’oraison, les sœurs sont tenues à la récitation du Bréviaire, 
celles qui ne savent pas lire doivent v suppléer par soixante- 
quatre Pater. De même elles remplaceront les Vêpreset Matines 
de l'office des morts par dix-neuf Pater et autant de Requiem. 
A la mort d’une sœur, chaque membre de la Communauté 
récite pour l’âme de la défunte l'office des morts entier ou cin- 
quante Pateret Requiem.  :: 

Le travail occupe une place très marquée dans la vie des 
Capucines, etlà on reconnaît bien l'esprit de leur saint Fondateur. 
Ce travail auquel les religieuses doivent s’adonner à partir de 
Tierce n’est point une occupation plus ou moins sérieuse, 
bonne simplement à employer le temps ; non, c’est au contraire 
un travail capable de servir à l'utilité commune, qui devra être 
exécuté fidèlement et dévotement et, de plus, pour être certain 
que nulle ne manquera à cette obligation, le législateur ajoute 
cette clause : que les sœurs soient tenues de porter au chapitre 
devant toute la communauté ou d’assigner à leur Abbesse ou 
Vicaire tout ce qu’elles auront fait de leurs mains. Au Couvent 
de Paris, chacune devait fournir tous les matins une heure de 
travail au jardin (1) 

Comme celle des religieux du premier Ordre, la pauvreté des 
sœurs du second Ordre de Saint François est des plus strictes, elle 
doit se faire sentir jusque dans les objets destinés au culte et 
cest merveille de voir comment les Capucines savaient allier 
l'amour de Dame Pauvreté avec la décence et même l'honneur 
dû à N.-S. dans la divine Eucharistie. 

Voici à ce sujet un chapitre assez curieux et qui mérite d’être 
cité (2). 

« Aux paremens et draps d'autél il ne doit v avoir ni or ni 
argent, ni préciosité, ni curiosité. Tout doit être très propre et 
net, les livres reliés pauvrement sans curiosités ni gentillesses, 
sauf ce qui touche de près ou de loin au ‘T. S.-Sacrement, 
comme calice, pavillon, tabernacle, on ne doit rien recevoir en 
soie, velours, or ou argent. 

« Les nappes se changeront toutes les six semaines l'été, tous les 


(1) Ms 51 de l'inst. 25€ Chapitre hebdomadaire tenu en 1617. 1.e Chapitre 26 nous 
apprend que le jardin était divisé en huit allées. 
(2) Ibid Ch. 18€ tenu le 5 février 1617. 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 199 


deux mois l'hiver, les aubes suivant la nécessité. Les corporaux 
seront bien empesés ; on les raccommodera en servant pauvreté 
et révérence de l'autel. Les voiles de calices seront bien étendus 
dans leurs boîtes pour éviter les faux plis. 

« Les jours de communion on ornera la grille de communion 
de fleurs en été, et en hiver on brûlera quelque chose de bonne 
senteur. | 

« Les calices seront soignés avec précaution, on ne les frottera 
pourtant que les jeudis et dimanches, car plus souvent .les 
dédorerait. On balayera l’église trois fois la semaine et quand 
la reine entrera; on frottera les tableaux tous les quinze jours, les 
bancs et candélabres trois fois la semaine. On fera des bouquets 
tant que les fleurs donneront. » 

La charité fraternelle est l’objet d’une touchante attention de 
la part du Patriarche d'Assise. « Que les malades soient'soignés 
avec amour, dit-il, et que toutes se manifestent réciproquement 
leurs nécessités en toute liberté, car, si une mère aimecet nourrit 
sa fille selon la chair, avec combien plus d'affection chaque sœur 
doit-elle aimer et nourrir sa sœur selon l'esprit ! Que les malades 
couchent sur des paillasses et qu’elles aient sous la tête un oreiller 
de plumes. Et que celles qui ont besoin de sandales de laine ou 
de matelas, puissent en avoir ». S'il en est ainsi quand il s’agit 
de « frère âne » que sera-ce lorsque ce ne sera plus seulement le 
corps qui sera visité par la maladie, nais l'âme ellemême qui 
sera atteinte d’un mal bien plus grave : le péché. Il faut lire tout 
ce chapitre de la pénitence et le méditer pour comprendre de 
quelle sollicitude le Saint Fondateur veut qu'on entoure cette âme, 
comment au vin de la pénitence qu il faut imposer à la coupable, 
il mêle l'huile de la douceur. Du reste, il juge la correction 
impuissante si lon n’y joint pas ce qui seul peut la rendre 
efficace : la prière. Aussi bien toutes les sœurs doivent-elles 
intercéder pour la conversion de celle qui a eu le malheur de 
tomber dans le péché. 

Quant aux austérités des Capucines, elles sont très de Elles 
prennent la discipline trois fois la semaine, marchent complète- 
ment nu-pieds excepté à la cuisine et au jardin où elles vont 
chaussées de petites sandales ; elles ne vivent que d’aumônes, et 
sauf les dimanches et le jour de Noël, jeûnent quotidiennement 
souvent au pain et à l’eau pour les veilles de fêtes, encore cette 
maigre réfection était-elle prise à genoux. L'’abstinence per- 
pétuelle était observée mème par les malades en danger de 


200 LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


mort (1). Toutefois, pour accoutumer à un jeûne si rigoureux les 
natures délicates qui lui étaient confiées, le P.Jérôme ne leur fit-il 
pratiquer cette pénitence que trois fois ta semaine duront les trois 
premiers mois. Ce digne religieux montra vis-à-vis de ses filles 
spirituelles un dévouement sans bornes. Pendant deux ans il 
parcourut chaque jour par tous les temps, la longue distance qui 
séparait son couvent du faubourg S'-Antoine, pour célébrer la 
sainte messe à ka Roquette, confesser et instruire les novices, 
et parfois sans boire ni manger. L'année 1606 mit fin à de si 
excessives fatigues, en outre elle apporta au nouveau Couvent 
toute une série de fêtes religieuses. 

Dèsle mois d’avril,on baptisait les trois cloches du monastère; 
(2) le dimanche 18 juin, Claude Coquelet, évêque de Ligne, 
consacra l’église dédiée au Saint Sauveur; les reliques de 
Sainte Olive, la compagne de Sainte Ü rsule, furent placées sous le 
maître-autel, tous les Capucins de la rue St-Honoré assistaient 
à la cérémonie. Le 29 juillet, sur la demande des princesses, (3) 
le P. Raphaël d'Orléans, alors provincial, et le P. Ange de 
Joyeuse se rendirent à la Roquette. Après un examen sérieux, ils 
constatèrent que les novices demeuraient inébranlables en leur 
résolution de se donner à Jésus pour toujours et de le servir 
sous la bure franciscaine. Ils résolurent donc de faire la céré- 
monie de profession en même temps que celle d'introduction 
des religieuses au nouveau monastère dont ils bénirent les lieux 
conventuels le 1° août (An. des Cap.). 

Le couvent des Capucines occupait à peu près la moitié de 
l'emplacement actuel de la Place Vendôme, l'entrée se trouvait 
rue St-Honoré vis-à-vis le couvent des Capucins: elle donnait 
accès à une première cour dans laquelle s'élevait à droite l’église 
régulièrement orientée et construite parallèlement à la rue dont 
une seconde cour la séparait. Le cloître était situé au nord de 
l'église. 

Le ÿ août, à 2 heures de la nuit, la duchesse de Mercœur 

(1) En 1017, ce point de la règle fut un peu atténué; nous voyons en effet au Ch. 
du 10 février que. lorsque les malades sont autorisées à manger de la viande, nulle 
ne doit entrer dans leur chambre pendant qu'elles prennent leur repas. Ce mème 
Chapitre nous apprend que les malades peuvent user des œufs sans dispense sauf 
pendant le grand carême (Ms. 31 de l'Institut.) 

(2) Ces trois cloches, exécutées par les soins de la duchesse de Vendôme, étaient 
destinées et nommées ainsi: la première destinée à la chapelle s'appelait Françoise,la 
seconde attribuée à l’infirmerie se nommait Bastienne ; et la troisième, Marie, qui 


n'était autre que l'horloge. (Malet) 
(3) Les duchesses de Mercœur et de Vendôme, 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 20H 


envoya deux de ses carrosses à la Roquette pour en faire sortir: 
les futures religieuses et les conduire à son hôtel où, dès le matin; 
les Capucins, au nombre de quatre-vingt, vinrent processionnel- 
lement les chercher puis les menèrent à leur église, où les atten- 
daient le Cardinal Pierre de Gondi et son neveu, (1) revêtus des. 
ornements sacrés. Dès l’arrivée, on entonna le Psaume Eructavit 
cor meum verbum bonum..;,on fit ranger les religieuses en demi- 
cercle dans le sanctuaire et pendant que les acolytes chantaient 
Accipe lumen.., on mit à la main de chacune un cierge de cire 
blanche. Le cardinal s’agenouilla au pied du maître-autel, entonna 
le Veni Creator et adressa aux sœurs une exhortation appropriée 
à la circonstance. Puis, au chant de l’antienne Vem: sponsa 
Christi, accipe coronam, il plaça sur la tête des vierges francis- 
caines une couronne d'épines. Ensuite la procession se remiten 
marche vers le nouveau monastère. En tète marchait la Commu- 
nauté des Capucins, puis les Filles de la Passion accompagnées 
chacune d’une princesse et suivies d’une grande foule de peuple, 
après venaient le clergé, les prélats ; les Pères Raphaël et Ange 
de Joyeuse fermaient le cortège. La procession entra à l’église 
des Capucines au chant du Benedictus Deus Israel. Les religieux 
se rangèrent en haie dans la nef et les religieuses dans le sanc- 
tuaire. Après le passage des prélats, elles formèrent à nouveau 
demi-cercle devant l’autel. Le Père Ange prit la bénédiction du 
Cardinal, monta en chaire et fit un sermon dont l'assistance 
—-composée de la plus haute noblesse de France — fut extrème- 
ment touchée. Ensuite le Cardinal célébra la messe conventuelle 
et communia les nouvelles vêtues. Après la cérémonie, celles-ci 
furent conduites à l’entrée de leur monastère où ayant reçu la 
bénédiction du Cardinal, elles entrèrent introduites par les 
princesses au chant du Te Deum. 

Le même jour, on inhuma dans l'église des Capucines, sous 
une table de marbre du côté de la grille de communion le corps 
de Louise de Lorraine apporté de Moulins où il était en dépôt 
chez les Clarisses (+) et le cœur de Philippe, duc de Mercæœur. 
Dès le lendemain, six frères tertiaires furent établis, en un cou- 
vent spécial, dans l’enclos des religieuses pour leur venir en aide. 


(1, Henri de Gondi, évéque de Paris. 

(2) Cf. Helyot. Lorsqu'en 168$ le corps de la reine fut transtéré dans le nouveau 
monastère, on le trouva en entier et sans corruption (Ms Delamarre) ; le Ms place la 
première translation au 27 mars 1008. La date ci-dessus indiquée semble plus 
vraisemblable. 


202 LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


Cette année 1606 fut encore marquée par la visite du R. P. 
Commissaire Général des Capucins qui partit très satisfait du 
nouveau monastère. 

Le P. Jérôme de Rouen, dont nous connaissons le zèle apos- 
tolique, cultiva avec un soin jaloux les jeunes plantes du jardin 
séraphique jusqu’au jour où elles furent jugées dignes d’être 
offertes définitivement au Seigneur. À ce moment, le P. Ange, 
gardien, aidé du R. P. Provincial, fit subir aux novices l'examen 
prescrit avant la profession. Ils trouvèrent en elles toutes les 
dispositions requises. 

Afin de mieux préparer ces âmes au grand acte qu’elles 
allaient accomplir et d’attirer sur elles de plus amples bénédic- 
tions, le P. Ange voulut le faire précéder des Quarante-Heures. 

L'adoration commença le 22 juillet 1607 en leur église ; le 
surlendemain le P. Gardien offrit le Saint Sacrifice de la messe, 
communia chacune des pieuses novices et, après leur avoir 
adressé une « sainte et très dévote exhortation », leur fit pro- 
noncer les vœux à haute voix. Pour cette solennité comme pour 
celle de l’année précédente, les épouses du Christ étaient ornées, 
d’une couronne d’épines. 

Dès lors, chacun voulut s’assurer la protection des Capucines, 
de tous côtés on se recommanda à leurs prières, les rois n’entre- 
prirent rien de grand sans recourir à leur intercession. (An. des 
Capucins.) 

Aux indicibles joies qu’elles venaient de goûter succéda bientôt 
pour les religieuses la tristesse et le deuil. En effet, dès l’année 
1608 mourait leur fondateur, le P. Ange de Joyeuse (1) 
emportant avec lui toute la gratitude et l'affection de ces âmes 
qu'il avait menées à Dieu, auxquelles il avait enseigné la voie de 
l'amour et du sacrifice. Elles ne pouvaient oublier tous Îles 
labeurs que lui avait causé leur établissement. Au surplus, elles 
étaient redevables à l'illustre capucin d’une relique apportée 
par lui de l'Italie ; cette relique consistait en une partie de 
l’'ongle de Sainte Claire (2). Aussi bien, comme témoignage de 
leur reconnaissance, elles voulurent posséder le cœur du défunt 
et le placèrent à côté de celui de Philippe de Lorraine (3). 

(1) Le P. Ange de Joveuse mourut à Rivoli le 28 septembre 1608.Son testament a 
été publié par P. Ubald d'Alençon dans ies Æt. Fr. VI, 650. 

(2 Malet. 

(5) Tbid. — Neuf mois après la mort du P. Ange.lorsqu'on voulut séparer le cœur 


du corps pour le donner aux Capucines, on trouva ce cœur aussi frais et vermeil 
qu'il devait l'être au moment de la mort du religieux ; il fut alors exposé plusieurs 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 203 


Le premier Chapitre des nouvelles religieuses se tint le 26 
août 1611 sous la présidence du R. P. Léonard de Paris, 
provincial des seize moniales élues ce jour-là ; citons : la R. M. 
Agnès de Tours, abbesse, S' Christine de la Flèche, vicaire, et 
S' Françoise du St-Sauveur de Montargis, maîtresse des Novices. 
On décida à ce Chapître que les Capucines auraient pour 
Visiteur le P. Provincial des Capucins et pour confesseur le P. 
Gardien de la rue S'-Honoré (1). Cette même année on compo- 
sa une règle et des conditions pour les frères tertiaires au service 
des religieuses. Cette règle fut modifiée en 1677 par le P. Louis 
de Juilly, définiteur Général et provincial. 

Au Chapitre des Capucins tenu en 1612, on décrète que les 
religieux et les religieuses accorderont réciproquement aux 
défunts des deux Congrégations les suffrages donnés habituelle- 
ment à leurs morts. 

Trois ans plus tard, les duchesses de Mercœur et de Vendôme 
sollicitent du Souverain Pontife l'autorisation de « mener chacune 
avec elle une femme ou fille séculière lorsqu'elles logent chez 
les Capucines ». La requête datée du 18 septembre 1815, couvent 
de l’Assomption, rue S'-Honoré, porte — outre la signature des 
Princesses — celles des Pères Léonard de Paris, Provincial ; 
Archange de Pembrocq, Premier définiteur et gardien, Laurent 
de Paris, Paschal d’Abbeville et Bernardin de Fatouville. Paul 
V agrée la demande des Fondatrices à condition toutefois que 
les susdites personnes ne séjournent pas plus d’un jour et une 
nuit. An. des Capucins, p. 303. 


(À suivre.) | M. Denis. 


jours à la vénérati »n des fidèles, puis enfermé daus un reliquaire d'or recouvert de 
cristal ; la translation eut lieu le 11 juin 1600. — Vie du R P. Ange de Joyeuse, 
Duc, Pair et Maréchal de France, Gouverneur du Tangnedoc, O. F. M. C., par un 
religieux du même Ordre. Paris, Poussielgue, 1863. 

(1) En 1766, le R. P. Paul de Colindres, Général de l'Ordre enfreint lui-mème cette 
coutume en donnant aux Capucines le P. Ambroise de Lombez comme contesseur. 
Ce religieux appartenait à la Province d'Aquitaine ; envoyé à Paris avec le titre de 
Commissaire Général pour réformer quelques abus, il ne resta que dix-sept mais 
dans la capitale. Peu de jours avant son départ, le g juillet 1700, les religieuses lui 
témoignérent, par une lettre collective, leur reconnaissance et aussi les regrets 
éprouvés par son rapide départ (Cf J. Bénac., P. Ambroise de Tombe;. Paris- 
Couvin. 1008, p. 42). 


QUELQUES LIVRES 
DE MÉDITATIONS SACERDOTALES 


De toutes parts surgissent de nouveaux ouvrages de méditations pour le 
sacerdoce, des rééditions viennent augmenter cette abondance. Ces publica- 
tions ascético-sacerdatales sont une réponse à l’exhortation de Sa Sainteté 
Pie X au clergé catholique. Parmi les moyens de sanctification, le Pape 
attire d'une manière toute particulière l'attention des prètres sur l’importance 
de la méditation quotidienne. « Dans l’œuvre de la sanctification du prêtre, 
le point capital c’est que l'on consacre chaque jour un temps déterminé 
à la méditation des choses éternelles. Aucun prêtre ne peut s’en dispenser 
sans être taxé de négligence grave et sans nuire à son âme .» Assueta 
vilescunt : C2 n'est malheureusement que trop vrai, même pour nous prêtres. 
Sans y penser, par routine, entraînement, nous traitons de Dieu et des choses 
saintes avec un sans-gêne qui nous effraye, quand nous prenons sérieuse- 
ment conscience de notre état. Les fidèles, spectateurs de notre conduite, 
s'en scandalisent. Nous devrions vivre de Dieu et pour Dieu, dans la prati- 
que que devient notre vie ? N'’estil pas malheureusement trop vrai que 
notre sacerdoce est devenu « un métier ». Cette insulte nous a été jetée à la 
face. Manque de foi dans l'insulteur, je le veux bien, mais plût à Dieu qu'il 
n’y eut Jamais d'autre cause. 

La réalité ne dit-elle pas que notre vie perd peu à peu son idéal; soit 
accoutumance, revers où insuccès, l'insouciance nous à envahis, la lassitude 
a saisi notre âme et nous vivons à peu de chose près comme le monde. 
Malheur effrayant que cette vice naturelle, terre à terre, en opposition 
absolue avec notre vocation. 

Par état, «il faut au prétre une certaine facilité à s'élever, à tendre vers 
les choses célestes. 11 doit régler sa vie d’une manière si surhumaine que 
tout ce qu'il fait dans l’ordre de son ministere sacré soit fait selon Dieu, sous 
l'inspiration et la direction de la foi. Or ce qui surtout produit et conserve cet 
état d'âme, cette union pour ainsi dire naturelle avec Dieu. c’est le secours 
de la méditation quotidienne ». 

C’est bien pour atteindre ce but que M. Dunac, a publié son ouvrage (1). 
(Fuvre déjà ancienne. — la première édition est de 1802. — connue de nom- 


(1) L'Heure nu Marix, ou méditations sacerdotales, par l'abbé Z:. Drrac. 4° édit. 
revue, augmentée par l'abbé .-B, Cros, 2 vol., in-K°. Prix:6fr. Téqui. Paris. 


DE MÉDITATIONS SACERDOTALES 205 


breux prètres, nous annonçons la quatrième édition. Le succès dans ce 
genre de publications est le meilleur éloge; veut-on quelque chose de plus 
significatif ? Voici le jugement du savant évèque de Beauvais, Mgr Douais : 
« Les prêtres qui recherchent la vie austère et grave dans l'application à tous 
les devoirs du saint ministère, trouveront dans l'H&uRE pu Mari un trésor 
de doctrine bien capable de leur faire réaliser en eux cet idéal de vertu ». 

L'édition qui paraît aujourd’hui, sans perdre sa physionomie ancienne, à 
été soigneusement revue, on y a ajouté un bon nombre de méditations dont 
la valeur ne fait pas tache sur les anciennes, maïs au contraire se fond parfai- 
tement avec elles. 

Les sujets traités se classent sous cinq chefs principaux : Des saints ordres; 
Des devoirs du prêtre; Des vertus du prêtre; Des exercices de piété; Les 
fêtes liturgiques. La manière de l'auteur est uniformément celle-ci : D'abord 
un tableau. un fait, ou bien un passage de la Sainte Écriture, puis deux 
points, pas toujours très différents dans l’ensemble, mais qu’une première 
pensée met en relief, pour achever l'heure, une prière, une élévation, un cri 
spontané du cœur très pieux et très fortifiant. 

Une journée ainsi commencée a toutes chances d’être bonne et tout 
entière à Dieu. Elle peut être tonne encore, si l'examen du soir sérieuse- 
ment fait, longuement médité sert de préparation au lendemain. Telle est la 
pensée de M. André, telle est la raison d’être son livre (1). Aussi l’on ne sera 
pas surpris que l’auteur ait une méthode toute différente de traiter à peu près 
les mêmes sujets que M. Dunac. Pour donner une appréciation exacte de cet 
ouvrage, nous choisissons de préférence parmi les approbations épiscopales 
celle de Mgr d'Avignon, qui mieux que nous ne saurions le faire met 
en relief les qualités intrinsèques de l'œuvre de M. André : « Vous vous 
défendez de vouloir vous poser en concurrent de vatre vénéré Père, Monsieur 
Tronson, qui pourrait vous en supposer la pensée ? Vous faites mieux : vous 
continuez l'inoubliable auteur des Examens particuliers, en vous inspirant 
de sa riche doctrine et en l'appliquant aux situations nouvelles où se trouve 
aujourd’hui le clergé. | 

.…. Est-ce à dire que vous avez la même manière d'appliquer l’âme du 
prêtre à la considération de ses devoirs et à l’amour de sa perfection ? 
Assurément non, ce qui distingue vos exercices, c’est qu’en chacun d'eux, 
depuis la première ligne jusqu'à la dernière, tout y est mouvement et vie. 
Et quelle vie ardente, forte, pleine d’onction.…. Sont-ils plus propres à 
l'examen qu'à la méditation, ou à la méditation qu'à l'examen? On ne saurait 
le dire. Ces deux actes y sont unis Jusqu'à s’y confondre presque et l'heure où 
on les fera, le matin ou à midi, pourra décider du nom; mais quoiqu'on 
fasse, l'examen et la méditation iront toujours ensemble; et cela marque 
votre livre d’un trait que son titre ne fait peut-être pas assez ressortir. 

Il y a un autre aspect qui en montre le caractère pratique: c'est qu'il 
embrasse l’activité du prêtre dans toute son étendue, sous toutes ses formes, 
avec toutes les exigences de l'heure présente: et, depuis l'idée première et 


(1) Nouveaux Examens de Conscience et Sujets de méditations, à l'usage du 
clergé, par M. l'abbé Anpré, supérieur du Grand Séminaire d'Avignon. In-12, xx-60o 
p., 4 fr.; franco, 4 fr. 25; relié 5fr.; franco, 5 fr. 25. Gabriel Beauchesne, rue de 
Rennes, 117, Paris, (6°). 


200 QUELQUES LIVRES 


transcendante de son sacerdoce jusqu'aux œuvres les plus lointaines de son 
apostolat, on ne voit point qu'il ait, dans sa vie, un moment, un endroit, un 
mouvement même, où vous ne l'ayez suivi, en quelque sorte, pour lui 
rappeler la dignité et les obligations de son état... C'est ainsi, dites vous, 
qu'il faut être, qu'il faut vivre et agir, quand on est prêtre de Jésus-Christ ». 

On ne saurait analyser plus finement les « Nouveaux Ex4AMENSs ». Pour être 
complet nous donnons le plan général de l'ouvrage : PREMIÈRE PARTIE : 
Le prêtre dans sa vie morale et religieuse; bEUXIÈME PARTIE: Le prétre 
dans sa vie intellectuelle ; TROISIÈME PARTIE : Le prétre dans sa vie de 
relations et dans sa conduite privée ; QUATRIÈME PARTIE : Le prêtre dans sa 
vie monastique. a) Première section : De l'apostolat dans les maisons 
d'éducation; b) Deuxième section : De l’apostolat en paroisse; c) Troisième 
section : De l'apostolat par les œuvres. 

Se remettre souvent devant les yeux les graves obligations de son minis- 
tre, se rappeler sans cesse l'idéal qui dans la jeunesse à fasciné notre âme et 
l’a lancée à la suite du Maitre sur le chemin tout divin de l’apostolat et du 
salut des àmes, c'est bien, mais ce n’est pas assez, il faut donner à cet amour 
de Dieu, à ce zèle des âmes une base plus ferme. M. le chanoine Bessellère 
l'a compris il a pensé que d’autres prêtres avaient besoin et auraient profit 
à le comprendre, et il a composé pour eux ses « Méditations sur l'Ecriture 
Sainte « (1). Sans doute 1l faut que le prètre se pénètre de l'esprit du Divin 
Prètre Jésus, il faut qu'il vive de la mentalité divine, si je puis ainsi m'ex- 
primer, de la mentalité de la Trinité. La voix du prètre, c’est la voix de 
Dieu. Ce langage divin, tout céleste, comme 1] nous manque ! Pourquoi ? 
Trop de prêtres oublient la Bible, ils la délaissent, elle n'est plus, comme 
aux temps passés, le livre de chevet de tout prêtre. On ne la possède plus. 
Conséquence fatale, ne la possédant plus à fond, nous ne la prèchons 
plus suffisamment et le peuple à son tour en devient ignorant. Nous 
devrions être les porte-voix de Dieu, parler le langage de Dieu, de la 
Sainte Écriture, nous ne le faisons pas assez, parce que nous ne savons 
plus nous astreindre à aller puiser nous-mêmes à cette source intarissable, 
mais profonde, l'eau vivifiante qui devrait couler dans nos ämes et leur 
donner une vie surnaturelle intense. Revenons à la méthode des Anciens, 
des Pères et des Docteurs, dont tous les écrits sont pétris de la divine 
parole, et comme eux nous deviendrons puissants et éloquents. Léon XIII 
en était convaincu : c'est, dit-il, cette vertu propre et singulière des Ecritures 
provenant du souffle divin de l'Esprit, qui donne l'autorité à l’orateur sacré, 
inspire la liberté apostolique de sa parole et rend son éloquence nerveuse et 
entrainante. Celui, en etfet. qui porte dans ses discours, l'esprit et la force 
de la parole divine, celui-là ne parle pas seulement en discours, non fuit 
ad vos in sermone tantum, mais en puissance par l'Esprit-Sainten toute pléni- 
tude, sed in virtute, et in Spiritu Sancto, et in plenitudine multa. Aussi 
doivent-ils être regardés comme bien inconsidérés et agissant à rebours de 
ce qui convient, les prédicateurs qui, ayant à parler de la religion et des 
préceptes divins, n'apportent a peu près que les paroles de la science et de 
la prudence humaine et s'appuient sur leurs propres arguments plus que 


(1) Aféditations sur l’Lcriture Sainte, par J,.-B.-D. BESsELLERE, d volumes in-$e 
écu, 30 fr. vo. Libraire Soubiron, Montréjeau (Haute Garonne). 


DE MÉDITATIONS SACERDOTALES 207 


sur les arguments divins. En effet, quelque brillante que soit l’éloquence de 
tels orateurs, elle est nécessairement froide et languissante, étant privée 
de cette puissance que donne la parole divine ». 

1] est à souhaiter que nous revenions à cette forme ancienne de spiritua- 
lité, que nous revenions à la méditation assidue de la Sainte Écriture, notre 
foi y gagnera, et aussi notre amour envers Dieu. L'âme ne pourra rester 
froide et indifférente. Dans ce genre de méditation, plus que dans tout autre, 
le Verbe divin illumine l'intelligence. enflamme le cœur, et domine la 
volonté. 

L'âme voit, saisit, comprend ce qu'aucune langue humaine n'aurait 
jamais pu lui faire comprendre. Nous souhaitons que ces « MÉDITATIONS SUR 
L'ÉCRITURE SAINTE » se répandent dans tout le clergé, nous sommes con- 
vaincu que le prêtre qui s'adonnerait sérieusement à ce genre de méditation. 
verrait en peu de temps grandir en lui une plus entière, une plus parfaite 
connaissance de la parole divine, je dirai mieux, en traduisant le « sens du 
divin ». Mais pour cela, il faut méditer avec un cœur simple et pur, et non 
pas avec une intelligence enflée et boursoufflée de la science critique 
moderne. Notre âme doit aller à Dieu d’une manière plus simple. comme nos 
pères. Si un verset offre un doute, méditons-le dans le sens le plus naturel, 
si le doute persiste, laissons ce verset, 1l y en a dix mille autres capables de 
nous faire du bien, méditons ceux-là. Ne nous attardons pas à dire ce que le 
monde sait et pratique. 

Jl nous reste à faire connaitre le plan des « MÉDiITATIONS ». Voici les 
utres des chapitres : 1. Des saintes Écritures en général ; 2. Des conditions 
requises pour les bien lire ; 3. De l'autorité doctrinale qui doit nous guider 
dans cette lecture ; 4. Du genre humain en dehors de la révélation ; 5. De 
la révélation ; 6. Du Dieu de la révélation ; 7. De sa conduite avec les 
hommes. 

Utile aux prètres pour la formation, en eux, d'une vie spirituelle sérieuse, 
l'ouvrage de M. le chanoine Bessellère sera de plus très précieux pour 
le prédicateur. | 

M. l'abbé Mahieu, dans sa «PRoBATI0 CHARITATIS.» Meditationes ad usum 
cleri, nous donne un livre (1) d'une toute autre allure.Avec lui, nous entrons 
dans la pure théologie, tout y est concis, précis, substantiel, c’est un traité 
complet sur la charité que l'auteur à eu l’heureuse innovation de diviser, 
par une numérotation spéciale, en méditations distinctes. 

Les sources de M. Mahieu sont nombreuses et absolument sûres. 11 a. 
cependant une prédilection marquée après saint Thomas, saint Augustin et 
saint Bonaventure, pour saint François de Sales. Certains reprocheront 
peut-être à l’auteur la forme scolastique de présenter le sujet. Nous sommes 
d’un avis opposé. La méthode de dire, en peu de mots, tout ce qu'il faut, 
nourrit mieux l'intelligence et lui permet ensuite de travailler, de scruter,. 
d'approfondir par elle-même. Sans doute la besogne est parfois ardue 
mais par contre combien féconde et profitable, comme l'âme jouit lorsque 


(1) Probatio Charitatis, meditationes ad usum cleri. HicroxyYuus Manet, S. T, 
L. In majori seminario Brugensi Director, ac theologiæ asceticæ protessor. XX — 
539 p., in-18°, broché 2 fr. 25, cartonné 2 fr. 85, rehé 3 tr. 55. Librairie. Beveert,. 
Bruges. 


208 QUELQUES LIVRES 


la lumière jaillisant d'un coup l'illumine de splendeurs jusque là inconnues. 
De plus, il ne faut pas perdre de vue que ces méditations sont faites pour des 
prètres, capables de tirer d'un texte, assez aride en lui-mème, une nourriture 
fortifiante. L'ouvrage comprend deux cent-sept méditations, mais la 
plupart peuvent retenir plusieurs jours le prêtre qui voudra se donner la 
peine de réfléchir sérieusement. La « PROBATIO CHARITATIS » est une mine 
d'instructions chaudes et entraïnantes sur l'amour de Dieu, l'amour du 
prochain. 

Un exemple mettra mieux en relief la densité doctrinale du livre de M. 
Mahieu. Prenons le chapitre du zèle sacerdotal : le zèle se nourrit, se 
développe, s’entretient par la méditation assidue ; quels motifs avons-nous 
donc de méditer. Premier motif: Gloria Dei, la preuve en est donnée par des 
textes nombreux de la Sainte Écriture et un texte de saint Ambroise : Zelus, 
vita Dei est, puis vient un argument tiré de saint Thomas dont la conclusion 
sera : zelus, vita sacerdotis sit... Deuxième motif: Exemplum Christi. Le 
prêtre est un autre Christ, il doit former en luile Christ et se conformer en 
tout à son image. Or, a) Christus non quaerit gloriam suam, sed Patris 
sui ; b) Jesus quaerit in omnibus majorem gloriam Patris ; c) Jesus im- 

molat gloriam suam et vitam gloriae Patris..….. Troisième motif: Pretium 
animarum. a) Perpende quanti aestimet Deus animas; b) 4 mor Jesus erga 
animas ; c) Expectatio Ecclesia ; d) Utilitas nostra. 

Qui ne voit combien tout cela est fécond. Dans cette pâle analyse, nous 
ne pouvons faire connaitre la beauté de textes qu'il faudrait citer dans leur 
entier. 

« PROBATIO CHARITATIS » comprend trois parties : |. Necessitas ac præs- 
tantia charitatis. 11. De charitate erga Deum. 111. De charitate erga 
proximum. 

Tous les ouvrages que nous venons d'analyser contiennent des méditations 
« à faire », des plans, des idées, à chacun de « faire » sa méditation. « Le 
Sacré-Cœur et le Sacerdoce » (1) nous offre au contraire des méditations 
« toutes faites ». L'âme aura moins à travailler, il lui suffira de lire. Ce n’est 
pas un livre de chevet. Nous le prendrons avec empressement et profit, les 
jours où fatigués et l'âme vide, nous aurons besoin d'aide et de réconfort. 

« LE SACRÉ-CŒUR ET LE SACERDOCE » se divise en trois parties bien 
distinctes : la première nous montre le prêtre, création de l'amour infini, 
répondant à tous les besoins spirituels et moraux de l'humanité; la seconde 
traite de la conformité que le prètre doit avoir avec Jésus-Christ, son divin 
exemplaire; la troisième nous fait méditer sur l’amour de Jésus pour son 
sacerdoce se manifestant dès les premiers battements de son cœur sacré, et 
se répandant à travers le temps avec une libéralité sans cesse accrue. (Pré- 
face.) Un appendice. formant une quatrième partie, renferme quelques 
courtes considérations sur l'amour infini et le prêtre. 

On le voit « Le Sacerdoce et le Sacré-Cœur » ne contient pas une doctrine 
nouvelle, tout a été dit sur l'excellence du sacerdoce, mais combien persan:- 


(1} Le Sacré-Cwur et le Sacerdoce, un vol. in-1d. XXVIIL-267 p. Prix: 1 fr. 95 
net, avec réduction pris en nombre. Librairies : G. Beauchesne, 117, rue de 
Rennes, Paris ; Nouvellet, 3, avenue de l’Archevèché, Lyon ; Casterman, Tournai 
(Belgique). | 


DE MÉDITATIONS SACERDOTALES 209 


nelle est la plume suave, pieuse, pleine d'onction, qui en a écrit toutes les 
pages. 

Nous aussi nous formons le vœu exprimé dans une approbation épiscopale: 
« Plaise à Dieu que ces élévations pieuses et fortes aillent raviver en beau- 
coup de prêtres la conscience des divines prédilections dont ils sont l'objet, 
et attiser chez les jeunes clercs de saints désirs et d'énergiques vouloirs ». 

Prètres, notre mission est grande et sublime, 11 nous faut du zèle pour l'ac- 
complir. Dieu n’habite plus dans la plupart des âmes qui nous sont confiées, 
chez elles c’est la pleine vie de l’animalis homo, et cette vie il faut la changer, 
la transformer, il faut que se réalise en elles le vœu de saint Paul qui est 
avant tout celui du Christ : Renovamini autem spiritu mentis vestrae, et 
induite novum hominem, qui secundum Deum creatus est in justitia, et sanc- 
titate veritatis (1). N'est-ce pas là l'œuvre du prètre, le but de son sacerdoce. 
De tous côtés se fait entendre ce cri du zèle apostolique: des œuvres, des œuvres 
pour le peuple ! il faut aller au peuple ! il faut prendre contact avec le peuple! 
Rien de plus vrai. Mais comment faut-il aller vers les masses populaires, 
avec quel esprit ? Toute la question est là. La réponse nous l'exprimons 
ainsi : prêtres, nous devons aller au peuple, comme Jésus y allait, avec le 
même esprit, même dévouement, même zèle, même patience, même bonté, 
même abnégation, même récompense ; récompense qui fut pour le Prêtre 
éternel : le mépris et la mort sur la croix. 

On ne cessera de le dire avec insistance, la première œuvre que tout prètre 
doit entreprendre, c'est sa sanctification personnelle. 11 doit se rappeler qu'il 
est en spectacle au monde entier, en spectacle constant, perpétuel avec le 
petit troupeau que Dieu lui a confié, que le petit troupeau a sans cesse les 
yeux fixés sur son pasteur; et le petit troupeau voit « tout », et sait « tout ». 
Aussi combien est nécessaire au prêtre la perpétuelle et complète conscience 
de sa dignité. Dans les œuvres paroissiales ou sociales c'est en prêtre qu'il 
doit agir et non en laïque ; dans ses conversations parler en prêtre, dans ses 
relations, dans ses voyages, se conduire en prêtre, il faut qu'en tout et partout 
l'on sente l’homme de Dieu, l’homme surnaturel, il faut que le parfum de 
ses vertus sacerdotales pénètre tous ceux qui entrent en contact avec lui. Oui, 
qu'il sorte de son presbytère, qu'il se dépense au dehors, mais qu'il reste 
toujours prêtre, l’âme pleine du Christ, que ses lèvres parlent de l'abondance 
du cœur, mais d'un cœur tout transformé en Dieu. Alors il fera du bien 
même par sa seule présence. 

Mais pour répandre autour de lui ce parfum de sainteté, le prêtre doit 
ètre avant tout un homme d'oraison. Car alors, pénétré, rempli, inondé 
de l'esprit surnaturel et divin qui peut seul renouveler la face de la terre, il 
deviendra nécessairement un homme d'œuvres rempli de zèle et sauvant 
les âmes. Tous les ouvrages que nous venons de faire connaître aideront 
le prêtre dans cette œuvre indispensable pour lui et féconde en fruits de 
salut pour les âmes et la société. 

Fr. GABRIEL. 
0. M, C. 


41) Eph. 1V-25,24. 


E. F. — XXV. — 14 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


THÉOLOGIE 


L'Apologétique, par Mgr. Douais, in-16 de 64 pp., o fr. 6o — Bloud. 
, place St Sulpice, Paris. 

On ne s'attend pas à ce que dans une simple brochure on traite dans toute 
son ampleur la question de l’apologétique. Aussi bien tel n'est pas le but du 
vénérable auteur qui a choisi, parmi les plus importantes généralités, celles 
qui touchent plus directement la constitution de l’apologétique. Dans un 
style alerte et d'une simplicité distinguée, l’auteur aborde successivement la 
distinction entre l'apologie et l’apologétique, la notion et l’objet de l'apologé- 
tique, la distinction entre l’apologétique et la théologie, entre l'apologétique 
et les autres sciences, la nature et les caractères des arguments de l'apologé- 
tique. La brochure se termine par deux brèves études sur l’apologétique et le 
modernisme, l’apologétique et l'apostolat. Dans cette œuvre sereine judicieuse 
et actuelle, nous aimons à relever les remarques suivantes que feront bien 
de méditer ceux qui se prononcent trop facilement contre la Genèse: « 1) Les 
théories qui ont paru un moment bien fondées ont été démodées après, 
exemple le transformisme, 2) Les apologistes antérieurs, maladroits, utilisant 
des réponses de circonstance, ou mème prenant pour démontré ce qui ne 
l'était pas, ont exposé une doctrine paraissant représenter la pensée religieuse 
et n'ont réussi qu’à encombrer le terrain ; 3) La Genèse inieux comprise a 
paru chaque jour mieux s'adapter à la donnée scientifique. » p. 36. 


La Foi, par P. CHaRLes, 64 p. o fr. 60. 1910. — Bloud. 

Voici une œuvre originale, personnelle ; l’auteur entend être indépendant 
de toute École ; il prend dans chaque système ce qu'il croit y trouver de vrai 
et ne s'embarrasse pas pour dire sa pensée sur ceux qui ne lui agréent pas. Le 
crédit des opinions n'est pas pour lui un criterium de vérité. C’est ainsi que, 
malgré une opinion de plus en plus défendue, il estime que notre croyance à 
l'existence, à la véracité et à l’infailhbilité de Dieu ne sera jamais un acte de 
foi (p. 3) ; avec saint Bonaventure et Suarez, contre l’École thomiste, il admet 
Ja possibilité pour les vérités révélées démontrées par la raison d’être encore 
objet de foi. On sait que les Pères Billot, Bainvelet Gardeil, pour expliquer le 
caractère surnaturel de l’acte de foi, recourent à la distinction entre la foi de 
science et la foi de simple autorité ; M. Charles est très sévère pour cette dis- 
unction : « La distinction de la foi en foi de science et en foi de simple auto- 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 211 


rité.… est toute factice et il est étonnant que des théologiens de marque l’aient 
prise au sérieux. Au fond, la foi de science n'est autre chose qu’un manque 
de foi. »(p. 7) On pourra lui reprocher de ne pas apercevoir suffisamment les 
difficultés de certains problèmes ou de les solutionner d'une façon un peu 
expéditive ; mais ce qu'on ne devra pas lui dénier, ce sont les qualités de 
pénétration psychologique, de judicieuse réserve, dont il fait preuve dans l’apo- 
logétique de la foi. A cet égard, le long exposé sur les difficultés de croire tirées 
de la doctrine est très suggestif. (p.47-50) Noussignalons encore les pages qui 
y font suite; elles constituent une excellente réfutation de la théorie qui pré- 
tend faire du cœur ou du sentiment le criterium de la vérité religieuse. Chacun 
souscrira, tout en y regrettant l'absence de nuances, au jugement de l'auteur 
sur Île rôle des arguments de convenance dans la démonstration des mystères : 
après avoir dit qu'en cette matière les seules preuves convaincantes reposent 
sur la Révélation: « Rien n’empèche, conclut-il, d'ajouter des arguments de 
convenance. Mais que ce soit avec mesure et sans en exagérer la portée. Les 
arguments de convenance ne démontrent rien, surtout lorsqu'ils consistent 
— ce qui arrive souvent — en un pur amusement d'esprit, il est toujours 
facile de leur opposer des arguments de convenance de même force. » 


Tractatus de Virtute Fidei, cum prolegomeno de Virtutibus in 
genere, par le chanoine Masi, in-80 de 260 pp., 3 frs. — Petri Marietti, 25, 
via Legnano, à Turin. 

Bien que le traité sur les Vertus en général ne soit annoncé que comme 
préface, 1l présente cependant des proportions assez considérables, puis- 
qu'il occupe près de 100 pp. L'auteur y traite en trois parties des vertus 
naturelles, des vertus surnaturelles et des dons du St Esprit. C’est une ques- 
tion controversée entre les théologiens de savoir d’où vient la distinction entre 
un acte natureletunacte surnaturel. Jlexiste cinq opinions: M. Masi se rallie à 
la cinquième, d’après laquelle la différence doit se tirer, non du côté de l’objet 
matériel ou formel, non du côté de la tendance vers l’objet ou de l'entité 
substantielle de l'acte, mais du côté du mode. Il estime que cette opinion est 
confirmée par l'autorité des plus grands scolastiques, notamment de Scot, de 
Cajétan, voire de S. Thomas. D'où vient la facilité de vertu qu’on remarque 
chez les âmes qui ont une longue pratique des habitudes infuses? Les uns ont 
soutenu qu'elle venait de l’accroissement intrinsèque de l'habitude infuse ; 
d’autres, qu’elle venait d’un don spécial de Dieu s’ajoutant à la grâce sancti- 
hante ; une troisième opinion l'explique par les traces que l’habitude infuse 
laisserait dans l’âme et par la destruction de ses obstacles naturels. Une 
quatrième opinion, que le distingué chanoine fait sienne, ct croyons-nous 
avec raison, soutient que cette facilité suppose à côté de la vertu infuse, 
l'existence de la vertu naturelle : la nature, en effet. n’est pas détruite par la 
grace ; si donc la facilité d'exercice est attribuable aux actes accomplis en 
l'absence de la grâce, elle l’est également aux actes accomplis, la grâce étant 
présente. 

Mais voyons la position de l’auteur dans la question de la foi. D'après lui, 
les vérités qui ne sont que vituellement révélées ne peuvent pas être matière 
de foi divine. Il rejette l'opinion suivant laquelle le même individu pourrait 
faire simultanément un acte de foiet un acte de science. On sait que les avis 
ne sont pas unanimes sur la valeur doctrinale du Svyllabus: le document pon- 


212 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


tifical est-il, oui ou non, infaillible? M. M. faitsienne l'opinion affirmative: le 
document présente les quatre conditions de toute définition « ex cathedra » ; 
de plus il a été reçu comme tel par l'ensemble des évêques et des théologiens ; 
par conséquent, même à défaut de caractère infaillible du côté du Pape, il 
l'aurait du fait de l'infaillibilité de l’Église. Les raisons de l’auteur impres- 
sionnement ; mais je doute qu’elles forcent l’assentiment. Prenons, par 
exemple, le second argument ;sans doute il ÿ a eu dans l'épiscopat unani- 
mité morale à recevoir la doctrine du Syllabus, mais l'interprétation qu’on 
en a faite a été bien moins concordante. Or n'est-ce pas le cas de dire avec 
le P. Choupin : « Quand c'est du consentement moralement unanime des 
évêques qu'il s’agit de tirer l'infaillibilité elle-même, et que ce consente- 
ment n'existe qu'avec des nuances de doctrine fort accentuées, est-il évident et 
incontestable que les propositions s'imposent par l'infaillibilité de l'Église 
universelle ? » (Valeur des décisions doctrinales. p. 115. 

ll reste que l'ouvrage de M. le chanoine Masi mérite de sérieuses félicita- 
tions pour ses qualités d'ordre, de netteté, de clarté, de mesure qui ne sont 
pas un mince mérite dans ces questions si obscures, si débattues des vertus 
infuses et de la foi. Si, dans une prochaine édition, l’auteur a soin d'éliminer 
les fautes typographiques qui, ici et là, font une impression fâcheuse, son 
œuvre sera véritablement satisfaisante et obtiendra le succès auquel elle a 
droit. 


La Notion de Catholicité, par le R. P. PouLriQuer, O. P., in-16 
de 64 pp.. 0 fr. 60. — Bloud. 

La catholicité de l’Église serait constituée, suivant les apologistes classiques, 
par les facteurs suivants: l'unité, le nombre considérable d'adhérents, l'exten- 
sion géograpgique. Mais cette définition est-elle vraiment satisfaisante? Non, 
répond le R. P. P., « La catholicité de l'Église ne peut pas être à la merci 
d'un déplacement de chiffres, s'étendre ou se restreindre suivant les frontières 
qu'elle parcourt. Nous accordons bien volontiers que la note de catholicité.… 
peut, sans s’éclipser jamais totalement, être plus ou moins apparente au cours 
de l’histoire, mais ses degrés ne se mesurent pas sur la quantité des adhérents 
ou les progrès de la diffusion de l’Église... L'Église pourra être plus catho- 
lique à une époque où elle comptera un nombre moindre de fidèles et cela 
parce que la catholicité est constituée par autre chose que des chiffres, le 
véritable universalisme que sa notion implique n'étant pas premièrement et 
directement. un universalisme arithmétique ou géographique. » p. 18. Alors 
quel est-il ? Quelle est sa vraie nature ? Pour répondre à cette question, 
l’auteur établit les deux propositions suivantes : « 1° L'universalisme 
qu'’implique la notion de catholicité doit s'entendre d'un universalisme spiri- 
tuel qu’explique et fonde l'universalité d'extension. Cet universalisme 
s'oppose donc, premièrement et directement à tous les particularismes qui 
matérialisent et humanisent la religion fondée par Jésus et qui, par suite, 
empêchent les progrès de son expansion à travers le monde. 2° L'Église 
romaine s'étant seule préservée, parmi les diverses communions chrétiennes, 
de tous ces particularismes, peut seule aussi prétendre à la catholicité » p. 21. 

L'on savait, ou du moins l'on pressentait, l'insuffisance de la notion qui 
traînait jusqu'ici dans les manuels etqui pratiquement faisait dépendre la valeur 
d’un de nos arguments les plus considérés des variations de l'extension numé- 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 213 


rique de l'Eglise. Divers perfectionnements avaient été introduits dans la 
notion traditionnelle, mais sans la modifier radicalement. Qu'on lise 
la brochure du R. P. P., qu'on suive sa démonstration et l'on verra que la 
définition qu’il propose permet à la catholicité de l’Église de réaliser plus 
surement sa valeur de note. 


Dieu, son existence et sa nature, par M. l'abbé BroussoLiE, in-12 de 
240 Pp., 1911. — Téqui, 82, rue Bonaparte. Paris. 

Continuant la publication de son cours d'instruction religieuse, M. l'abbé 
Broussolle nous présente cette année son traité de Dieu. On connaît sa 
manière : dans chaque leçon, nous avons d'abord la position de Ja thèse; puis 
son exposé par paragraphes ; au bas des pages se placent de nombreuses 
notes explicatives ; à chaque leçon fait suite toute une série de sujets de 
lectures qui développent les points importants de la doctrine ; le tout se clôt 
par un questionnaire portant sur la leçon. 

M. l'abbé B. possède la littérature de son sujet : le choix de ses lectures est 
en général três heureux ; et comme il entend s'adresser d’une façon fructu- 
euse et féconde aux hommes de son temps. sans dédaigner les anciens, 
Bossuet entre autres, 1] emprunte sutout aux auteurs contemporains, actuels : 
De Bloglie, d'Hulst, Guibert, Michelet, Dubot, Piat. 

Ajoutons que son enseignement est clair, précis, méthodique ; nous vou- 
drions toutefois que la valeur de la doctrine ressortit avec plus de relief ; 
de même, malgré la solidité générale de la démonstration, la confiance 
de M. B. en certains arguments nous parait peu justifiée. Il croit pouvoir 
démontrer l’existense de Dieu par le fait de la révélation. Après avoir posé 
en principe qu’ «un être qui parle et agit est un être qui existe, car nul ne 
parle et agit, sinon celui qui existe », il nous dit en mineure : « Or nous con- 
naissons par révélation, des paroles et des actions de Dieu absolument 
authentiques ». C'est précisément cette mineure qui me parait d’une logique 
au moins douteuse: je ne devrais, bien entendu, conclure que Dieu existe que 
si J'entends des paroles, que si je vois des actes de Dieu absolument authen- 
tiques ; mais qu'est-ce qui me permettra de conclure que les paroles et les actes 
je suis le témoin sont des paroles et des actes authentiques de Dieu ? Toute 
la question est là; l’auteur, sans s’en douter, fait ici ce qu'on appelle une 
pétition de principe: il suppose acquis ce qu'il s’agit de prouver. Et d'ailleurs 
cette preuve est-elle possible si déjà on ne connaît l'existence de Dieu ? car, 
pour que l’on puisse reconnaitre Dieu dans l'être qui se pose comme tel 
devant nous, il faut déjà que l’on connaisse les caractères de Dieu ; or ces 
caractères ou attributs, je ne les connaïs que par les preuves rationnelles de 
son existence. 

Nous regretterions que la longueur relative de cette remarque dut voiler 
les mérites du présent ouvrage. Mais il suffit de dire qu'il n’est pas inférieur 
à ses ainés pour qu'il obtienne, avec l'estime la plus sincère, un vrai succès 
dans les maisons d'éducation chrétienne. 


Que devient l’Âme après la mort ? Par Mgr. SCHNEIDER, in-12 de 
04 pp.. 0 fr. 6o. — Bloud. 

La question est étudiée en deux sections: dans la première. l'auteur prouve 
d'abord contre les matérialistes la persistance de la vie et de la conscience 


214 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


dans l’âme après la mort ; puis 1] examine la différence entre la connaissance 
terrestre et la connaissance supra-terrestre : l'âme, dans l'au-delà, connaît, 
non plus à l’aide des images sensibles, mais sans intermédiaire, à la manière 
des purs esprits. Dans la deuxième section, l’auteur réfute quelques-unes 
des opinions erronées sur l’état de l'âme après la mort : notamment la 
théorie du sommeil des âmes. celle de la migration des âmes et le milléna- 
risme 

L'utilité de cette publication, n'est pas dans ses qualités de structure ou de 
rigueur logiques : la théorie du sommeil des âmes est traitée dans deux 
endroits p. p 6, 42 ; le paragraphe 5 de la première section est intitulé : « les 
souvenirs d'enfance subsistent jusque dans un âge très avancé », or les deux 
tiers des développements prouvent que « quelquefois... sous les cheveux 
blancs veille un esprit doué d'une perspicacité très vive ». L'intérêt de cette 
étude consiste dans le choix des phénomènes psychologiques nombreux, 
variés, suggestifs qu'elle fournit, et qui peuvent servir de base à une thèse 
sur l'indépendance intrinsèque de l'âme vis-à-vis du corps. 

F. BENIGNE. 


PIÉTÉ 


Clericus Devotus.Orationes, Meditationes et Lectiones sacrae, ad usum 
Sacerdotum ac Clericorum. Editio secunda. Pretium: linteo religatum, 
fr. 3 ; corio religatum, fr. 4. Herder, Fribourg en Brisgau (Bade). 

Il y a quatre mois à peine nous signalions la première édition de ce Vade- 
Mecum. Le succès ne s'est pas fait attendre et aujourd’hui nous venons 
recommander la 2e édition du Clericus Devotus. C’est plutôt une transforma- 
tion, puisque l'ouvrage compte 572 pages au lieu de 488. Malgré cette 
augmentation de pages, le prix a été diminué : 3 fr. et 4 fr. au lieu de 3,6oet 
de 4,75. Voici les principaux changements qui caractérisent cette 2° édition : 
une troisième manière de se préparer à la Sainte Messe et de faire l’action de 
grâces a été ajoutée, les prières pour la visite au St Sacrement ont fait l’objet 
d'une nouvelle division et ont été multipliées, le nombre des méditations a été 
porté de 40 à 6c. L’encyclique de Léon XIII sur le Rosaire est venue prendre 
place à côté de l’exhortation de Pie X au clergé, enfin un choix des plus belles 
hymnes en l'honneur de la T. S. Vierge clôt dignement ce livre de piété 
aussi riche que substantiel. Nous lui souhaitons large diffusion. 


Accessus ad altare et recessus scu preces ante et post celebratio- 
nem Missæ. Editio quinta, in-16(VIII — 102 p.) Broch : 1 fr. 50: linteo reli- 
gatum, 2 fr. 15; corio religatum, 3fr. 15. Herder, Fribourgen Brisgau (Bade). 

Après quelques sages avertissements extraits d'un vieil ouvrage du P. 
Angelino Brinckmann,frère-mineur, l'auteur nous donne une série d'exercices 
pour chaque férie, composés chacun de considérations pieuses sur les trois 
personnes divines, servant de préparation et d'action de grâces pour la Sainte 
Messe. 11 y a également une préparation et une action de grâces spéciales 
pour la Messe des défunts. Inutile de dire que les prières du Missel Romain 
ne sont pas oubliées. Enfin l'ouvrage se termine par une collection de prières, 
d’hymnes liturgiques, de litanies, indulgenciées pour la plupart. Le manuel 
se ferme sur l'exorcisme: /n Satanam et Angelos À postaticos, de Léon XIII. 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 219 


Piété forte et tendre, format portatif, impression soignée, agréable aux 
yeux, c'est plus qu'il n’en faut pour recommander l'ouvrage. 


Trésor d’'Histoires pour l'explication de la Doctrine chrétienne, par 
l’Abbé MizLor. 2 vol. in-12. 7 frs. Lethielleux, Paris. 

Certes les recueils d'histaires ne manquent pas, mais il y en a peu de bien 
faits. Nous sommes donc heureux d'en présenter un à nos lecteurs, qui donnera 
satisfaction à leurs désirs. 

L'ouvrage comprend deux volumes, et les histoires sont cataloguées sui- 
vant l'ordre du Catéchisme du Concile de Trente : 1. Symbole des Apôtres, 
Il. Sacrements, III. Décalogue, 1V. Prière, V. Sanctification de la journée. 
De nombreuses subdivisions permettent aisément de trouver un fait relatif 
au point de doctrine que l’on veut exposer. 

Ces histoires, en général, sont courtes, pleines d'esprit, vraiment intéres- 
santes. Elles ont paru en grande partie dans l’estimable revue l'Ami du 
clergé. FR. GONZALVE. 


SOCIOLOGIE 


L'enseignement familial, par M. l'Abbé Laupr. Le Mans, direction 
de l’enseignement libre. 

Excellente brochure qui devrait être propagée en France où elle est pres- 
qu'indispensable à l'heure actuelle. L'éducation chrétienne familiale est le 
seule remède qui puisse contrebalancer et annihiler le poison de l'instruction 
de l'État, par laquelle doit, hélas ! passer presque toute notre jeunesse 
puisque, pour la plupart des familles, 1l y a impossibilité à mettre leurs 
enfants dans de bonnes écoles. Souhaitons donc grand succès à la brochure 
de Monsieur le chanoine Laude et invitons les âmes généreuses à la répandre 
à profusion. 


Petites leçons de droit pour les femmes, par Fernand Burez, 
Paris, de Gigord. 

Eh oui ! il faut bien que les femmes sachent partois se défendreelles-mèmes, 
défendre leurs biens, leurs enfants, leurs droits, ou tout au moins comprendre 
leurs droits et savoir comprendre le conseiller ou l'avocat. Il n’est pas néces- 
saire, Dieu merci, d’être avocate pour cela. Quoiqu'’en disent nos féministes 
et la réclame qu’on fait à la pléiade de jeunes avocates qui commencent 
à envahir les tribunaux, cette tendance est fâcheuse. Mais entre la toque et 
une étude suffisante de droit dans ses lignes les plus utiles, il y a une différence, 
et le livre de Fernand Butel est un vade-mecum que toute femme doit étu- 
dier avec profit et qui devrait être sous la main de tant de veuves ou de 
vieilles filles exploitées, faute d'ignorer les plus simples notions des lois qui 
les protègent. 


Les Chevaliers du fouet, ertrait de la Revue sociale catholique, par 
L. BanNeux. — Louvain, Institut supérieur de philosophie. 

Monsieur L. Banneux s’est fait le défenseur des petits et des humbles et il 
s'est donné une belle mission. La brochure dont nous parlons est une histoire 
rapide mais étudiée et documentée du cocher de fiacre Bruxellois. Tout en 


216 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


ayant un caractère exclusivement local, cette étude a son intérêt. Habitués 
que nous sommes à avoir toujours à notre disposition ce véhicule cahotant,de 
nuit ou de jour, par la neige ou le soleil, nous ne nous rendons pas compte 
des difficultés de son existence et volontiers nous maugréons contre eux et 
l’auteur avoue que nous avons trop souvent raison de maugréer. [l nous dit 
pourquoi tant de cochers de fiacre ne sont que des rebuts de la société et des 
malheureux qui ne peuvent rien faire d'autre. À ce point de vue l'étude est 
intéressante mais inquiétante aussi, car si la corporation descochers de fiacre 
est déja composée de tant de déchets au risque de notre existence, qu’allons- 
nous devenir si leurs remplaçants les chauffeurs n’ont pas un étiage moral 
supérieur ? Mavir. 


HISTOIRE 


Sainte Hélène, avec une lettre préface de Myr du Vauroux., évêque 
d'Agen, par R. Couzard. — Paris, Bloud. 

Tout le monde connait sainte Hélène et sa vie est l’une des plus ignorées. 
Sainte Hélène a exhalté la sainte croix. et c'est tout. Une grande lacune 
existait dans l’hagiographie, lacune d'autant plus grave que la Sainte oubliée 
mérite davantage la reconnaissance de tous les cœurs chrétiens. Mais :il 
n'était pas facile d'écrire la vie de sainte Hélène, car la mère de Constantin 
n'eut aucun chroniqueur pour célébrer ses vertus. Elle passa dans l’histoire 
en traits rapides, çà et là nommée au cours d'un récit d’un mot bref ou indi- 
quée par l'écrivain sans commentaires. L'œuvre était donc ingrate. Elle 
n'effraya point l’auteur qui a eu l’art de nous dessiner avec des données très 
rares, une physionomie vivante et sympathique de femme, de mère, de sainte, 
en lui formant un cadre historique de grandre allure qui convient à l'émi- 
nente Augusta à qui Dieu donnait la mission superbe d'ouvrir le monde 
romain à la foi par son fils et d'y planter la croix arrosée du sang divin 
comme la base inébranlable de la religion chrétienne et de la résurrection de 
l'humanité par l’Église catholique. 

Le livre de Monsieur Couzard mérite une place d'honneur dans les biblio- 
thèques de famille. Mavir. 


Le procès de Matteo et de Galleazzo Visconti. L'accusation 
de sorcellerie et d’hérésie. Dante et l'affaire de l’envoûtement. 
(1320), par Rosrrt Mic. Extr. du Mél. d'archéol. et d'hist. p. p. l'Ec. 
franc. de Rome. T. XXIX. Rome, Cuggiani. 1909. in-8 de 63 p. 

La foi au moyen âge laissait souvent mélanger l'ivraie et le bon grain, et la 
magie, comme la sorcellerie s’introduisaient dans les âmes les plus religieuses. 
M. Robert Michel illustre cette vérité historique par le récit d’un épisode 
nouveau, par un exemple emprunté à la lutte de Jean XXII contre les Vis- 
conti. Il n’y a là que des documents inédits ; mais le plus corsé de l'affaire, 
c'est que peut-être ce fut Dante lui-même qui « envoûta » Jean XXII en 1320 
à Plaisance (Emilie). Toute cette brochure est à lire attentivement. L'intérêt 
en est très vif, même pour celui qui nepartage pas les hypothèses de M. 
Rob. Michel. 


Les comptes du roi René publiés d’après les originaux inédits con- 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 217 


servés aux archives des Bouches-du-Rhône, par l'abbé G. Arnaud d'Agnel. 
— Paris, Picard, 3 vol. in-8. 1908-1910. 

Dans ses Extraits des Comptes et Mémoriaux en 1873, dans sa Vie de 
René d'Anjou, Lecoy de la Marche avait déjà esquissé le mème sujet. 
M. l'abbé d'Agnel le reprend à fond d’après vingt-six registres de la série B 
des Bouches-du-Rhône, et il suit à peu de détail près le mème plan que son 
devancier, à savoir : Bâtiments et domaines d'Anjou — Edifices de Provence 
— Objets d'arts — Costumes, équipages — Meubles, ustensiles et objets 
divers — Vie et mœurs. On devine par cette simple énumération l'utilité de 
Ja présente publication que termine une copieuse table générale des matières 
(t. 11], p. 347-509). Les Frères Mineurs y trouvent une dizaine de mentions. 
A la p. vu dut. 1, M. À. d'Agnel annonce qu'il tire ses documents « des 
comptes du roi de Sicile, de la reine Jeanne de Laval et du duc de Calabre ». 
Il est à regretter qu’il ne se soit pas servi du registre des comptes de Jeanne 
de Laval possédé en original par la ville d'Angers (ms. 1064 [913] cat. Moli- 
nier) et dont la bibliothèque nationale de Paris a une copie moderne (nouv. 


acq. franç. 894). 


Le Comté de 1a Marche et le Parlement de Poitiers (1418- 
1486). Recueil de documents inédits tirés des archives nationales, précédé 
d'une étude sur la Géographie historique de la Marche aux XIVe et XVe 
siècles. Avec carte en couleur. Par ANTOINE THoMAs. — Paris, Champion, 
1910. În-8 de Lxxix-314 p. {fasc. 174 de la bibl. de l'Ecole des Hautes 
Etudes). 

Nous voulons signaler d'un simple mot cette publication très conscien- 
cieuse due au savant philologue qu'est M. Antoine Thomas. La Marche, 
c'est le comté où régna notre fameux roi cordelier Jacques de Bourbon, Ce 
volume est donc très important pour l’histoire de notre héros et on ne l'ou- 
bliera point en écrivant sa vie, non plus que le capital ouvrage en deux 
volumes de MM. le comte de Dirnxe et Sur : les Documents relatifs à la 
Vicomté de Carlat. 


Paris au temps de Saint Louis.d'après les documents contemporains 
et les travaux les plus récents par Louis Boutié. Ouvrage orné de 8 gravures. 
1911. Paris, Perrin. in-8 de 408 pages. Prix : 5 frs. 

L'auteur a eu la plus excellente idée du monde en réunissant dans un 
mème volume tout ce que l’histoire nous apprend sur la ville de Paris au 
temps du bon roi Saint Louis. M. Boutié étudie le gouvernement du rot et de 
la ville, l’état intellectuel de la société ( Église, Université. clergé séculier, 
religieux, et art) l’état religieux (paroisse et prédication, foi et piété du peu- 
ple, fêtes et pèlerinages), enfin l'état moral sous les rubriques suivantes : 
l'éducation, le gouvernement de l’ordre moral, la littérature, les théâtres et les 
divertissements, les fêtes et réjouissances publiques. Un cinquième et der- 
nier chapitre est consacré à la description de la vie matérielle et de l'état 
économique. Nous y lisons ce qui regarde la voirie et l'aspect des rues, l’in- 
dustrie et le commerce, l'économie domestique de la famille. le budget du roi 
et des familles parisiennes, l'assistance des pauvres. 

Du tableau de tout ce vaste ensemble l’auteur a eu la pensée de faire une 
œuvre apologétique et ce n’est pas sans raison. Si le Paris chrétien ne pos- 


218 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


sédait pas toutes les idées superflues dont nous regorgeons, il jouissait au 
moins de toutes les idées nécessaires qui nous manquent. 


La chapelle et la confrérie de N.-D. de Lorette à Saint- 
Nicolas du marché au Blé dé Troye. Etudes historiques tirées d'un 
imprimé de grande rareté et d’un manuscrit inédit, par R. P. Louis-Antoine 
de Porrentruy-ex-définiteur général des Frères-Mineurs Capucins. Rome. 
Befani. 1910. in-8° XV-XIV-77 pages. 

Le Rae P. Louis-Antoine nous a déjà donné quatre brochures sur la Santa 
Casa de Lorette. En voici une cinquième fort intéressante. Elle a trait à une 
chapelle érigée en 1530 et attenante à l’église Saint-Nicolas de Troyes. 

L'auteur reproduit en gravures les pages d’un petit livre en lettres 
gothiques publié à ce sujet sous le pontificat de Clément VII en 1531. Il 
st à noter qu'on y place la translation de la sainte maison à Lorette en 
1386, je dis bien : treize cent quatre-vingt-six (p. 23). 


Le Catholicisme au Japon. Tome 1. S. François-Xavier et ses pre- 
miers successeurs (1540-Yy3). Tome 11. L'ère des Martyrs 1503-1660) par 
le P. Derpacr, Jésuite. — Bruxelles, Dewit, 1909 et 1910. in-8. 

Le P. Crasset avait déjà publié l'Histoire du Catholicisme au Japon, en 
deux tomes in-4° en 1669. En 1736 le P. de Charlevoix avait repris le même 
sujet en g volumes. En 1900 le P. Cros a livré au public un travail non 
moins important. Nous n’en accueillerons pas moins avec satisfaction les deux 
volumes présents écrits d’après les pièces originales. La part du lion est tout 
naturellement réservée aux faits et aux gestes des Pères de la Société de Jésus. 
Notre Ordre des Frères-Mineurs y trouve cependant aussi sa petite place et 
J'imagine qu’on arrivera un jour à connaître dans son intégrité celle qu'il 
occupa réellement. 


La Belgique au XVII: siècle. Albert et Isabelle. Études d’his- 
toire politique et sociale, par Vicror BRANDTS. — Louvain, Peeters et Paris, 
Champion, 1910. In-$ de vin-224 pages. 

Ce volume, où les prédilections de l’éminent professeur de droit se sont 
portées surtout à l'étude des questions d'ordre juridique, est une contribution 
assez heureuse à l'histoire des Pays-Bas espagnols. On sait l'importance de 
l’année 1508 pour ces contrées. Albert d'Autriche et Claire-Isabelle d'Es- 
pagne devaient être les premiers anneaux d’une dynastie nouvelle. L'absence 
d'héritier direct, la mort de Philippe 11, la politique de Philippe 111, la mort 
d’Albert, tout fit que les Pays-Bas revinrent à l'Espagne. Le règne des archi- 
ducs fut cependant une ère de prospérité pour ces contrées. M. Victor Brants 
en étudie l’organisation politique, les « états représentants », les coutumes, 
les ordonnances, les impôts, les finances et l’industrie, toutes choses, comme 
on le voit, remplies du plus haut intérèt. 

Ce sont des travaux semblables qui permettront à M. Pirenne, nous l'es- 
pérons, de poursuivre sa belle Histoire de Belgique et nous feront désirer 
de plus en plus l'Histoire de l'infante Isabelle que nous annonce la comtesse 
Marie de Villermont. 


Jureurs et insermentés, par Pirkke BLiarv. Jésuite (1790-1794). 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 219 


d'après les dossiers du Tribunal révolutionnaire. — Paris. Émile-Paul, 100, 
rue du Faubourg Saint-Honoré, 1910. In-8 de vu1-426 pages. 

A côté des passionnées et peu objectives études du genre de celles de 
M. Aulard, à côté des synthèses de M. Pisani très bienveillant pour le clergé 
constitutionnel, voici que vient se ranger un livre plus favorable aux inser- 
mentés. Et pourtant, ce sont en majorité des assermentés que les victimes 
du tribunal révolutionnaire. Le R. P. Bliard, Jésuite, a complété tous les 
dossiers originaux de ces accusés ; appuyé sur ces documents, il a étudié de 
nouveau la question des serments et il a bien eu raison de reprendre à son 
compte, dans son magnifique travail, l'appréciation de Célestin Port sur la 
constitution civile : c'était « une organisation imaginée à l'encontre de la 
raison et de la justice » (Vendée angevine |, 143). 

Nous ne voulons point analyser ici l'ouvrage du savant P. Bliard. Voici, 
en ce qui nous touche, les noms de Frères-Mineurs que nous avons relevés 
dans la liste des victimes en quéstion : 

Chabot, François, né à Saint-Geniez, ancien capucin, vicaire épiscopal de 
l'évêque de Loir-et-Cher, membre de la Convention, condamné à mort le 
16 germinal an 1], assermenté, apostat, marié (Arch. nat. W. 342 et 648). 
Cf. Êt. Franc. XX, 214: 

Dessirier, Jean-Claude-Paul, né dans le district de Besançon, ex-capucin, 
desservant de Scey la Montagne (Scey-l'Église), y demeurant, acquitté le 
28 brumaire an 111. Assermenté. Arch. nat. W. 487 et 413 ; 

Dougados. Jean-François, né à Carcassonne, ancien capucin, professeur, 
condamné à mort le 24 nivose an 11. Arch. nat. W. 309 et 407: 

Cf. Etudes Franc., t. XVIII, p. So. 

Expert, Pierre, ancien capucin de la Haute-Garonne, insermenté (?) Arch. 
nat. W. 74 et 3997 : 

Fouquerel. François-Thomas, ex-capucin, né à Longues (Calvados), 
aumônier de dragons, vicaire de l’évèque constitutionnel de la Meuse, 
acquitté le 17 germinal. Assermenté. W. 342 et 652; 

Gellé, Jean, né à Mouton, ex-récollet de Bordeaux, condamné à mort le 
28 messidor an II, àgé de 35 ans. Assermenté et apostat. W. 410 et 054 : 

Julien, Charles-Joseph, né à Joinville (Haute-Marne), ex-cordelier, curé 
d'Autricourt, condamné à mort le 1er floréal an II, âgé de 48 ans. Asser- 
menté, il livra ses lettres de prêtrise. W. 350 et 704 ; F 1° 883 : 

Laymary, Pierre, ex-récollet, vicaire de Borréze (Dordogne). Insermenteé. 
W. 54 et 3412 ; 

Lefebvre, Omefre, né à Cambrai, ex-récollet, curé de Vaux-en-Seine-et- 
Marne, acquitté le 27 floréal. Assermenté. W. 366 et 816. 

Le Roux. Jean-Pierre-Nicolas, né à Lisieux, ex-novice capucin. W. 46, 
3067. Cf. Études Franc., XIX, 307 : 

Mainbournel., Henri-Nicolas, conventuel, curé de Bisping (Lorraine), 
assermenté. W. 57 et 3455 : 

Peussetet. Jean-Baptiste. né à Arc (Haute-Saône). capucin.W. 340 et 631. 
Cf. Études Franc.. XX. 287 : 

Schneider, Euloge. né à Wipfeld Bavière), ex-récollet, professeur de 
lettres à l’université de Bonn, vicaire épiscopal de l'évèque de Strasbourg, 
accusateur public près le tribunal criminel de ce lieu et commissaire civil 


220 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 
à l’armée du Rhin, condamné à mort le 12 germinal an Il, àgé de 37 ans, 
assermenté, apostat et marié. W. 343 et 602. 


L'Église de Paris et la Révolution. — Bibliothèque d'histoire reli- 
gieuse, par M. P. Pisani. Tome 111. 1766-1709. Paris, Picard. 1910. in-12 de 
430 pages. 

Le troisième volume de M. Pisani est tout à fait digne des premiers (Cf. 
Et. Fr. tom. XXI, p. 338 et XXIIT, p. 566) et nous n'avons guère qu'à louer 
de nouveau le nom de l’auteur de ces très intéressantes synthèses qui font 
grand honneur à l’Institut catholique de Paris. M. Pisani résume et coor- 
donne toujours les travaux particuliers de ses devanciers ; il se plait mème à 
l'occasion à brüler un grain d’encens sous le nez des historiens du genre de 
M. Albert Mathiez ou de M. Gazier ; cette petite manœuvre peut avoir son 
explication et son petit profit. M. Pisani fait mieux encore en ajoutant sa 
gerbe d'épis à la moisson d'écrivains considérables comme M. Grente, et en 
touillant lui-mème les documents d'archives. 

Nous attirerons l'attention sur les pages qui concernent Saint-Louis (348- 
350), Saint François (372-375) ; ces deux paroisses étaient couvents de 
capucins avant la Révolution. Comme Sainte-Elisabeth était monastère de 
religieuses de l’Etroite Observance. On trouve aussi à Saint-Jacques du Haut- 
Pas le P. Candide Bliche de Sarrebourg qui devint au concordat aumônier 
de l'hôpital des Orphelins au faubourg Saint-Antoine. Le 25 mai 1802 les 
Capucins de Paris demandèrent au Cardinal Caprara la dispense dont ils 
avaient besoin pour mener la vie de prêtres séculiers (Arch. nat. À F IV. 
1602). 

Le quatrième et dernier tome de l'ouvrage nous est promis par l’auteur. 


Histoire civile, ecclésiastique et littéraire de la ville de 
Corbie, par le Père Dairr, annotée et publiée par Alcius Ledien. — Paris. 
Jouve, 1909, in-8 de 11-130 pages. 

Cette publication est faite d’après le manuscrit conservé à la bibliothèque 
d'Amiens. On y parle de sainte Colette aux pages 109-115. Cf. pp. 120 et 121. 


La Reverenda Madre Maria EKugenia de Jésus y su obra. 
La Religiosas de la Asunciôn, par le R. P. Lupovic de Besse. Tra- 
duction castillane par Laureano Acota. Barcelone. Gili. 1910. in-8 de 54 
pages. Avec un portrait. 

C'est la traduction des articles publiés dans notre Revue au tome 11 (1809). 
Prix, 1 peseta. 


‘ 

Histoire partiale. histoire vraie. |. Des origines à Jeanne d'Arc. 
3e édition, par M. Jean Guiraud. — Paris, Beauchesne, 1911. In-12 de xxiv- 
416 pages, Prix : 3 fr. 50. 

C'est avec une véritable satisfaction que nous avons lu ce nouvel ouvrage 
de M. Jean Guiraud, professeur à l'Université de Besançon et directeur de 
la Revue des Questions historiques. C'est un véritable manuel d'apologétique 
historique. On y trouvera vertement et scientifiquement relevées les sottises 
(le mot n'est pas trop gros) débitées par les auteurs des ouvrages scolaires 
condamnés le 14 septembre 1900 par l’Episcopat français. 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 221 


N'a-t-on pas dit sous cape plus d’une fois que nos évêques avaient eu la 
main un peu forte, qu'ils avaient été trop loin, qu'ils avaient mèlé l’histoire 
et la politique au dogme et à la morale, et cela à tort ! 

Nous, au contraire, nous remercierons l’Épiscopat français d'avoir une 
fois de plus rallumé le flambeau de l'histoire qu’on voulait éteindre, nous 
saurons un gré infini à M. Jean Guiraud, d'avoir montré combien avaient 
raison nos pères dans la foi, sur le terrain de la vérité historique. 

Ces fameux manuels, M. Guiraud l'explique dans son introduction, sont 
d'ailleurs condamnés par beaucoup de nos adversaires ; ils fourmillent d'er- 
reurs matérielles, ils sont remplis de contradictions. La raison en est que ces 
livres ont été écrits häâtivement, par des auteurs très souvent incapables et 
dépourvus de culture supérieure, ne recourant jamais aux sources, mais se 
contentant de lire Voltaire, Michelet, Edgar Quinet et tutti quanti. 

11 faut bien dire aussi que dans cette guerre, car ces livres sont de part et 
d'autre des armes de guerre, il y a des synthèses générales autour desquelles 
on se battra longtemps. Le moyen-âge est-il une époque de misère et de 
désespoir ? La grande Révolution fut-elle une bonne mère? La troisième 
république est-elle un régime de béatitude universelle ? La féodalité, la 
royauté n'ont-elles pas joué leur rôle qui fut très important et bienfaisant ? 
Ce sont là des questions qui ne se résolvent pas aussi simplement qu'elles se 
posent, et le fait est que nos « manuels scolaires » y ont mèlé le plus malen- 
contreusement du monde la politique. Aveuglés d'autre part par leurs pas- 
sions antireligieuses, les Gauthier et Deschamps y ont effacé le rôle de 
l'Église dans la civilisation, dans les croisades, dans la Réforme, en sorte 
que les problèmes sortent de leurs mains pareils à des écheveaux embrouillés. 

M. Jean Guiraud débrouille, lui, point par point. Trente petits chapitres 
nous conduisent de « l’antiquité de l’homme » à « Jeanne d'Arc ». En tête 
est placé le texte incriminé; puis viennent le sommaire et le développement ; 
enfin une courte bibliographie indique non les sources originales mais des 
livres faciles à consulter. Nous n'avons plus, dans ces petits et lumineux 
chapitres, les vues générales établies sur le néant par les auteurs des manuels 
incriminés ; non, mais ce sont des précisions sur des points très nets et très 
déterminés. I1 n'y a plus d'échappatoire possible. M. Jean Guiraud a fait de 
la très bonne besogne. Qu'on se le dise ' P. Usaup d'Alençon. 


I. Das Kapuzinerkloster in Ravensburg, von P. Prrer Barr. 
Z1ERLER O. Cap. 1in-8, S. 244, Friedrich Ulrich, Ravensburg. 

II. Statistica Fratrum Minorum Capuccinorum Provincisæ 
Castellæ. Madrid. 

1. Le Père Peter Bapt. Zierler, avant de commencer son histoire du cou- 
vent de Ravensburg, indique les sources qui l'ont guidé dans son travail. Or, 
par curiosité, J'ai compté le nombre de sources utilisées et je suis arrivé au 
chiffre incroyable de 78. C'est dire tout le sérieux de l'ouvrage. 

Fondé en 1624, le couvent de Ravensburg eut à passer, aussitôt après sa 
naissance, par de nombreuses épreuves qui, finalement, aboutirent à l'expul- 
sion des religieux et à la destruction du monastère en 1648. Aussi grande fut 
la Joie des protestants, toutefois elle devait être d'assez courte durée. Grace 
au zèle des catholiques, des négociations furent entamées pour la reconstruc- 
ton du couvent, le succès couronna de si nobles efforts, et en 1661 le monas- 


222 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


tère était rebâti. Le couvent de Ravensburg fit partie de la province de Suisse 
jusqu’en 1662. Le nombre de couvents ayant augmenté, il fallut dédoubler 
l’ancienne province. La nouvelle prit le nom de province de Souabe ou du 
Haut-Rhin. Elle comprenait 27 couvents, dont Ravensburg. Mais, par 
reconnaissance pour la Maison d'Autriche, cette nouvelle province changea 
bientôt de nom et prit le titre de province d'Autriche antérieure. 

En 1972, un édit impérial ordona que, seuls, les Autrichiens pouvaientêtre 
supérieurs de couvents. Cet édit fut cause d'une nouvelle division et donna 
naissance à la province de Souabe : Ravensburg y fut rattaché, et, à partir 
de cette époque, le nombre des religieux alla en diminuant, puis les évè- 
nementsse précipitèrent, et en 1804 le couvent de Ravensburg était supprimé. 
Aujourd’hui !l n'en reste plus trace. 

De nombreuses notices sur les religieux qui ont vécu au couvent de 
Ravensburg remplissent la majeure partie de l'ouvrage. 

2. Les Capucins de Castille publient la statistique des couvents et des 
religieux de leur province. Il faut reconnaitre qu'ils ont fait œuvre d'art. 
Chaque couvent à sa notice, accompagnée de la liste des religieux de la 
famille. De nombreuses photographies viennent illustrer cette élégante pla- 
quette. F. GONZALVE. 


Guide aux Archives du Vatican par GIsaE=RT BRON, directeur de 
l'Institut historique néerlandais à Rome. — Rome, Læscher. 1910.in-8 de 63p. 

C'est une pensée digne d'éloge d'avoir indiqué en quelques pages toutes les 
richesses possédées par ce grand laboratoire international de science his- 
torique qu'est le Vatican. Archives secrètes, archives d'Avignon, de la 
Chambre apostolique, du chäteau St-Ange, de la Daterie, archives consis- 
toriales, archives de la secrétairerie d'Etat, collections diverses, tels sont, en 
gros, les fonds immenses, uniques au monde sans doute, où les savants du 
monde entier se plaisent à découvrir des trésors de lumières et d’érudition…, 
cependant que l’on affirme toujours que l'Église est ennemie de la science et 
qu'elle ne se maintient pas à la hauteur des aspirations modernes... 

Pour se faire une idée générale de ces archives, les Français n'avaient 
guère jusqu'à présent que les courtes pages (743-757) du Manuel de bibl. 
hist, I: Les archives de l'histoire de France de MM. Langlois et Stein. 


Die Frangipani und der Untergang des Archivs und der 
Bibliothek der Päipste am Anfang des 13 Jahrunderts, par 
le P. Eurer, S.J. — Paris. Champion. 1910, in-4° de 36 pages. 

Cette brochure, ornée d'une phototypie, est extraite des Mélanges offerts 
a M. Emile Châtelain... par ses élèves et ses amis, p. 448-485. Elle nous 
montre le rôle joué par les Frangipani dont la malheureuse histoire des 
archives et de la bibliothèque du Vatican au début dn XIIIe siècle. Ces 
Frangipani étaient des alliés de Frère Jacqueline de Settesoli, et c'est à ce 
titre que nous signalons ce travail du P. Ehrle. U. 


VARIA 


Souvenirs d'un vieil Athénien, par Emile GrBHART. — Paris. 
Bloud, 3 frs. So. 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 223 


Tout ce qu'écrivit Gebhart est un régal délicieux. Ilest vraiment l’athénien 
délicat, fin, un peu sceptique, un peu teinté d’humanisme païen bien qu’il fût 
catholique; mais qui ne lui pardonnerait pas à cause du charme des lectures 
qu'il nous sert. qu'il nous servait, hélas, car nous devons désormais parler de 
lui au passé. Mais ce passé restera toujours debout. Gebhart n’est pas un de ces 
écrivains de mode, qu'on oublie souvent mème avant qu'ils n'aient fermé les 
veux. Il restera classique, mais un classique qui a eu l'art d'allier la science 
à la grâce. Ses études historiques, toujours courtes, mais délicieuses, forment 
une galerie de tableaux primitifs et de quattrocentistes que nul peintre de 
plume n’égalera. Comme ilconnait son Italie moyennägeuse et son antiquité! 

Aussi est-ce une idée heureuse de reprendre ses œuvres trop éparses et de 
les rassembler en un bouquet tout parfumé de son esprit si vraiment fran- 
çais tout athénien qu'il s'intitule. 

Le livre dont nous parlons ici ne se peut analyser. Les lettres de jeunesse 
en sont la première partie où déjà éclatent toutes les qualités du maître. 
Viennent différents morceaux écrits dans des revues ou journaux, choisis en 
harmonie avec le titre du volume. Espérons que les amis de Gebhart ne s'en 
uendront pas là et moissonneront dans l’œuvre du regretté académicien plus 


d’un bouquet comme celui qu’ils nous offrent aujourd'hui. 
Mai. 


Lehrbuch der christlichen Kunstgeschichte. Von BEb4a KLrIN- 
SCHMIDT O. F. M. Mit Titelbild und 308 Abbildungen im Text. in-8. XXXIV 
u. 640 S. M 10 ; geb. M 11.20. Paderborn, Schôningh. 

Ilne manque certainement pas d'ouvrages traitant d'art, et d'art chrétien 
en particulier, mais le plus souvent ou ces ouvrages sont trop volumineux ou 
ils n’embrassent qu'une période déterminée de l’histoire. 

Le Père Beda Kleinschmidt, Frère-Mineur, a eu l'heureuse idée de compo- 
ser un manuel d'art chrétien, de prix abordable, absolument complet et destiné 
en premier lieu aux ecclésiastiques. J'ai dit: mauuel complet, car l'auteur ne 
limite pas ses études à l'architecture, à la sculpture et à la peinture, en effet un 
tiers du volume est consacré à l’art intérieur de l’église « Innenkunst », ver- 
rières, mosaïques, orfèvrerie, reliquaires, serrurerie, autels, chaires, stalles, 
confessionnaux, lutrins, fonts baptismaux, encensoirs, ornements sacerdotaux, 
vases sacrés, tombeaux. L'ouvrage se termine par une grande dissertation de 
100 pages sur l’iconographie et la symbolique. 

On voit par cet exposé que rien n’est oublié. Les premiers âges de l'Église 
v sont étudiés comme Îles temps modernes. L'auteur appuie davantage sur 
l'art allemand, c'est tout naturel, puisque le livre est composé pour l'Alle- 
magne. Le travail du P. Beda est objectif, historique, par conséquent ce n'est 
pas un ouvrage de critique, et l'auteur ne nous laisse pas voir ses préférences 
en matière artistique. 

Dans une œuvre aussi importante, qui a nécessité des recherches considé- 
rables, — la simple énumération des auteurs consultés en fait foi — il ne faut pas 
s'étonner de rencontrer quelques petites erreurs, il est même impossible de 
les éviter. Qu'on me permette d'en signaler une en particulier, parce qu'elle 
concerne la France. La photographie de la page 103 représente l'intérieur de 
S. Remy de Reims, et l’auteur a mis en souscription : Cathédrale de Reims, 
intérieur. Il y a là une erreur, saint Remy n'est pas la cathédrale de Reims 


224 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


dont le vocable est Notre-Dame. Du reste ces erreurs ne sont pas d’une impor- 
tance capitale et ne touchent pas à des points essentiels. 

Le texte est accompagné d'illustrations nombreuses, bien choisies et, en 
général, très réussies. Quelques-unes, moins nettes, pourront être remplacées 
dans une prochaine édition de ce manuel. L'auteur a eu une excellente idée 
dont je tiens à le féliciter : il a placé à la fin de son livre un petit index expli- 
catif des expressions techniques, relatives à l’art chrétien. 

Je recommande chaudement cet ouvrage écrit dans un allemand simple et 
facile, je suis d'autant plus heureux de le faire que l'auteur est un fils des. 
François. On le voit , l'influence artistique du Séraphique Patriarche se 
perpétue dans ses enfants. Fr. GOxZALvE. 


Avec la permission des Supérieurs. Gabriel Jouitteau, Gérant. 


TAMINES. — IMP. DUCULOT-ROULIN. 


SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST. TOUJOURS ! 


UN CAPUCIN BRETON 
AU XVIIe SIÈCLE 
LE PÈRE JOSEPH DE MORLAIX 


CHAPITRE II 


LES CAPUCINS EN BRETAGNE AU COMMENCEMENT DU 
XVIIe SIÈCLE. — PREMIÈRES ANNÉES 
DE LA VIE RELIGIEUSE DU P. JOSEPH DE MORLAIX 


On pourrait appliquer, croyons-nous, au P. Joseph de Morlaix, ce 
que M. Fagniez a écrit du P. Joseph de Paris : « En entrant dans 
l'Ordre de saint François, le P. Joseph avait probablement choisi 
l'institut le mieux en harmonie avec ses aspirations ct ses besoins. Il 
se serait certainement étiolé dans la vic d'isolement et de pure contem- 
plation des Chartreux. Chez les enfants régénérés de saint François, 
c'est-à-dire, du saint le plus évangélique et le plus populaire du 
christianisme, chez des religieux vivant de l'existence précaire de 
l'aumône, mêlés au peuple qui aimait en eux son âme prime-sautière 
et sa rusticité, toujours en route pour se rendre où les appelaient le 
prosélytisme, les épidémies et les incendies, il trouvait sa conception à 
la fois simple et exaltée de la religion, la vie de méditation et d’action 
qui lui était nécessaire. » (1) Telle était aussi la pensée qui avait 
amené notre P. Joseph de Morlaix à embrasser l'Ordre des Capucins. 
Mais, avant de le suivre sur le théâtre de ses travaux et de ses luttes, 
il ne sera pas inutile de jeter un regard sur la situation de cet Ordre, 
en Bretagne, au commencement du XVIIe siècle, 

Fondée en 1578, par le P. Mathias de Salô, Commissaire Général, 
avec les couvents de Paris(1574), Meudon(:1574), Caen (15377), Orléans 
(1578) et Champigny, la Province de Paris embrassait alors l’I[le de 
France, l’Orléanais, la Touraine, l’Anjou, la Bretagne, la Normandie, 
la Picardie et la Champagne. 


(1) Le Père Joseph et Richelieu... 1. p. 5. 


E. F. — XXV, — 19 


220 UN CAPUCIN BRETON 


En 1610, elle perdit l'Orléanais, la Touraine, l’Anjou et la Breta- 
gne ; en 1622, la Champagne ; en 1629, la Normandie. Ainsi réduite, 
elle comprenait les diocèses de Paris, Meaux, Chartres, Beauvais, 
Noyon, Senlis, Laon, Soissons, Amiens, Arras, Boulogne, Troyes, 
Sens, Auxerre, Châlons-sur-Marne et une partie du diocèse de Reims. 

A son tour, la Touraine séparée de la Province de Paris, en 1610, 
comprenait alors : l'Orléanais, le Nivernais, l’Anjou, la Touraine, le 
Poitou, la Vendée, l’Angoumois et la Bretagne. A cette époque, l’ouest 
de la France était donc partagé en deux grandes Provinces, comptant 
chacune 56 couvents. (1) 

On ne tarda pas à s’apercevoir qu’un si grand nombre de couvents 
était loin de favoriser la bonne administration des Provinces. Il était 
moralement impossible, par exemple, au Ministre Provincial de rem- 
plir l’un des devoirs les plus essentiels de sa charge : la visite annuelle 
des couvents. La distance qui les séparaïit, et qu'il devait franchir à 
pied, comme aussi le nombre toujours croissant des religieux qui les 
habitaient, lui rendaient extrêmement difficile l’accomplissement de 
ce devoir. (2) Il fallait, de toute nécessité, remédier à un pareil état de 
chose. 

L'affaire fut portée d’abord au Chapitre Général, réuni à Rome, en 
1625. Là, le Provincial de Touraine et les deux Custodes exposèrent, 
devant la Définition Générale assemblée, les difficultés de la situation, 
et demandèrent avec instance que cette Province fut partagée en 
deux ou même en trois, « ut et fratres et conventus frequentius 
visitari et visitationes maturius perfici possent. » (3) 

Toutefois, le R. P. Jean-Marie de Noto, Ministre Général, et sa 
Définition, jugèrent qu’il serait plus sage, avant de procéder à ce 
démembrement, de prendre l'avis des intéressés, et de remettre la solu- 
tion de cette affaire jusqu’à la prochaine visite du Ministre Général en 
France. 

Ce n’est que le 18 mai 1629, que celui-ci réunit le Chapitre Provin- 
cial à Orléans. Son premier soin fut de donner à chacun des vocaux 
pleine liberté d'exprimer son sentiment sur la question qui était alors 


(1) Voir les Conventus Provinciae Parisiensis (1532-1629) et les Conventus 
Provinciæ Turonensis (1578-1629) dans le Schematismus ordinis FF. MM.S. P. 
FrancisciCapuccinorum Prorinciæ Parisiensis. Parisiüs, 1893. p.8-9. Jusqu'à la fin 
du XVIIISsiècle, la Province de Touraine avait, à l'extérieur, les missions : de Larnaca 
et Nicosie, dans l'ile de Chypre ; Alep, en Syrie ; Diarbekir et Mardin en Mésopo- 
tamie ; Mossoul en Médie ; Bagdad en Chaldée ; Tauris, en Arménie ; Ispahan, en 
Perse ; Surat, Madras et Pondichéry dans les Indes ; le Caire en Egypte. Elle avait 
eu aussi, pendant un temps, l'Ethiopie. Elle avait trente-quatre couvents, divisés en 
deux Custodies : Orléans et Poitiers. Le sceau de la Province représentait : l’ar- 
change S. Michel, tenant la balance ; à ses pieds, un personnage en posture de 
suppliant. 

(2) V. Bullarium ord. FF. Minor. Capuccinorum. t. V. p. 105. 

(3) Bullar. ord. FF. Minor. Capuc. V. p. 105. 


AU XVIIe SIÈCLE 227 


en litige, à savoir : était-il opportun de partager la Touraine en deux 
ou en trois Provinces ? Les deux tiers des Capitulaïres se prononcèrent 
en faveur de la première proposition. L'érection canonique d'une 
seconde Province fut donc décrétée, séance tenante, et l’on décida 
qu’elle porterait le nom de Province de Bretagne. (x) 

On procéda ensuite au choix des couvents qui devaient la cons- 
tituer. Il faut avouer qu'il ne favorisait guère la Bretagne, et l’on 
comprend qu'il fut loin d’être agréé par ceux qui se voyaient exclus de 
la Province de Touraine. Le P. Balthazar de Bellême s’est fait l'écho 
de ces plaintes, en écrivant : « Le 18 mai 1629, la division de Tou- 
raine s'est faite à Orléans fort inégale, par le R. P. Jean-Marie de 
Noto, assignant à la Touraine vingt-neuf couvents et six fabriques, et 
à la Bretagne seulement seize couvents et deux fabriques » (2). Telle 


(1) Au XVIII siècle, la Province de Bretagne avait en Europe trente et un 
couvents, dont un à Lisbonne, en Portugal. Les autres étaient répandus dans la 
Haute et Basse Bretagne, et dans les diocèses d'Angers, du Mans, de Luçon et de la 
Rochelle. Le couvent de Lisbonne avait été fondé en 1647, et voici à quelle occasion : 
Nos Pères qui étaient chargés, depuis 1611, des missions du Brésil et de la 
Côte-d'or et de Saint-Tomas, dans l'Afrique occidentale, furent molestés par des 
corsaires hollandais protestants. Ceux-ci firent même prisonniers les missionnaires 
de l'ile Saint-Thomas. et les emmenëèrent jusqu'à Pernambuco. Les Pères alors se 
réclamérent de la haute protection du roi Jean IV de Portugal, de qui dépendait le 
Brésil. Le roi fit mettre nos Pères en liberté, puis, informé du grand bien qu'ils 
opéraient parmi les infidèles, il leur permit d’avoir à Lisbonne un couvent qui fut 
comme une Procure de leurs missions d’Afrique et du Brésil. Forts de la protection 
du roi, les Pères élargirent le cercle de leur action dans ces vastes contrées. En 1659, 
ils construisaient leur église et leur couvent de Bahia où devait résider le P. Préfet 
de toutes leurs missions dans ces pays; la même année, ils s’établissaient à 
Pernambuco et à Rio de Janeiro. Ils gardèrent ces stations et les missions qui en 
dépendaient jusqu'en 1700. A cette époque, la guerre ayant éclaté entre la France et 
le Portugal, le gouvernement portugais ne crut pas devoir garder des missionnaires 
français dans ses possessions d'outre-mer. Les PP. italiens prirent alors (1709) la 
place des PP. de Bretagne. Ceux-ci néanmoins demeurèrent à Lisbonne et n’y furent 
nullement inquiétés. Voir : Rocco da Cesinale, Storia delle Missioni dei Cappuccini. 
111. p. 693-700. 

Les Capucins bretons avaient encore les missions : de Damas, Sidon et Tripoli en 
Syrie : Béryte. Abbai, Ghazir et Solime en Palestine. 

La Bretagne a donné à l'Ordre plusieurs Définiteurs Généraux : le P. François de 
S. Malo {1702) ; Timothée de la Flèche (1712) qui fut ensuite évêque de Béryte ; 
François-Joseph de Matignon (1710) ; Augustin de Quimperlé (1726). De toutes les 
Provinces françaises, elle est la seule (à part la Savoie) qui ait donné à l'Ordre un 
Ministre Général : le P. Aimé de Lamballe, d’abord Procureur Général (1754), 
Définiteur Général (1761) et enfin Supérieur de tout l'Ordre (1768). 

Le sceau de cette Province représentait : S. Yves et S. François debout, réunis 
par un livre dont ils tiennent chacun un côté ; au-dessus d'eux, l'Esprit Saint envi- 
ronné de rayons ; au-dessous du groupe, un petit écu portant, au premier : trois 
Reurs de lys ; au second : l'hermine de Bretagne. 

(2) Ass. 776 de la Bibl. de Rennes. C'étaient les couvents de: Nantes (1593), Le 
Mans (1602), Rennes (1604), Mayenne (1606), Châteaugontier (1611), Morlaix (1611), 
Seint-Malo (1612), Quimper (1613), Laval (1614), Machecoul (1615), Auray (1615), 


228 UN CAPUCIN BRETON 


fut l’origine du scandaleux conflit qui s'éleva entre les deux Provinces, 
et qui ne prit fin que par une bulle d’Innocent X, en date du 22 jan- 
vier 1654 (1). 

Sur les dix-huit couvents qui fox#faient alors la nouvelle Province, 
quinze étaient situés dans les différents évêchés de Bretagne ; les trois 
autres étaient : Laval, Mayenne et Le Mans. La Province comptait, 
à cette époque, 337 religieux (2). 

A quoi faut-il attribuer cette rapide extension de l'Ordre dans une 
contrée, où la foi était, sans doute, vive et agissante, mais où la 
misère et l'infortune, à la suite des luttes intestines dont elle venait 
d'être le théâtre, marquaient aussi partout leur empreinte ? Le P. 
Toussaint de Saint-Luc, dans son Mémoire sur le Clergé de Bre- 
tagne, semble s'être posé la même question. Après avoir rappelé que 
les Capucins avaient été introduits en Bretagne, par les libéralités du 
duc de Mercœur, en 1593, il ajoute : « sans doute pour adoucir le 
fléau de la guerre civile ». 

L'auteur des Anciens évêchés de Bretagne s'est inspiré de la 
même pensée, en racontant l'établissement des Capucins à Saint- 
Brieuc : « Après vingt-cinq années de souffrances, dit-il, dont la 
Révolution de 89 n’a reproduit qu’une image affaiblie, la population 
de Saint-Brieuc, successivement frappée par les déchirements de la 
Ligue, les famines, les pestes, les irruptions d'animaux féroces, suites 
de longues guerres civiles, était arrivée à un état de démoralisation 
tel, que la parolede Dieu pouvait seule la relever. Mais, pour qu'elle 
lui arrivât avec tout le fruit désirable, il fallait un ministère spécial : 
pour rendre leur dignité à ces pauvres abandonnés de tous, il fallait 
des hommes ayant tout abandonné volontairement; c'est ce que, à 
son honneur, comprit Jehan de Brehan, vicomte de Lisle, et seigneur 
du Bois-Bouessel » (3). 

Jehan de Brehan eut de nombreux imitateurs dans toute la Bre- 
tagne. Les actes de fondation, échappés au vandalisme révolution- 
naire, mentionnent expressément le vœu des populations de voir 
s'établir, au milieu d’elles, les enfants de saint François. Leur 
présence était considérée alors comme une bénédiction du ciel; on 
savait qu'ils prodiguaient partout leur dévouement et leur charité, et 
qu'à l'exemple de leur séraphique Père, ils ne réclamaient. pour prix 


Saint-Brieuc (1015), Vannes (1015), Guingamp (1615), Le Croisic (1617), Roscofi 
(1621), Diman (1620), Lannion (1622). 

(1) Bullar. Ord. FF. Minor. Capuc. t. v. p. 70. 

(2) dfss. 770 de la Bibl. de Rennes. Un décret du 2 mai 1648 adjoignit à cette 
Province les couvents de : la Flèche (1055), Baugé (1507), Fontenay (1610), Les 
Sables (1016), Luçon (1619). et Marans (1626). La Province s’accrut ensuite de sept 
autres couvents, 

(3) Geslin de Bourgogne (J.) Anciens évéchés de Bretagne, histoire et mo- 
numents : diocèse de Saint-Brieuc. Paris, 1855-1864. 


AU XVII SIECLE 229 


de leurs services, qu’une modeste habitation et le pain de chaque 
jour. Aussi, les cités bretonnes se disputaient-elles l’honneur de les 
posséder. Les suppliques les plus humbles et les plus pressantes 
étaient adressées aux supérieurs de l'Ordre, en vue d'obtenir le 
privilège d'une fondation. On était convaincu que ces hommes de 
Dieu étaient seuls capables de réparer les ruines religieuses, qu'avaient 
amassées partout les horreurs de la guerre civile (1). 

Bien plus, il n'était pas rare, à cet âge de foi, de voir les plus 
riches seigneurs, touchés par tant d’héroïsme et de sainteté, sacrifier 
eux-mêmes leur famille et leurs biens, pour aller cacher, sous 
l'humble habit de saint François, la noblesse de leurs vertus et de 
leur nom. L'exemple des pauvres volontaires provoquait partout, en 
Bretagne, les plus magnifiques dévouements. C'est ainsi qu’à l’époque 
dont nous nous occupons, nous voyons inscrits au registre des 
vêtures les noms les plus distingués du nobiliaire breton : les De 
Bruc, les Du Menez, les Kergariou, les Le Gouz, les Hingant de 
Kérisac, les Becdelièvre, les de Bourgblanc, les Le Mintier, les 
Kéraly, et une foule d'autres dont il serait trop long de dresser ici 
la liste (2). 

Mais, la fondation de ces couvents n’était pas seule à la charge des 
Communautés de ville. Il arrivait que des réparations devenues 
urgentes, ou des agrandissements reconnus nécessaires, donnaient à la 
population une nouvelle occasion de témoigner son dévouement aux 
Capucins. Si une circonstance extraordinaire réclamait un surcroît de 
générosité, on était toujours sür d'être favorablement écouté. En 
1048, par exemple, la ville de Guingamp « paya à ses nouveaux 
religieux la somme de 300 livres, pour subvenir aux frais de nour- 
riture d'une partie de la congrégation assignée au couvent de Guin- 
gamp; en 1666, deux tonneaux de vin, à raison de 45 litres la 
barrique, pour subvenir aux frais de leur Chapitre Provincial » (3). 


(1) Nous trouvons un témoignage spécial de sympathie et de confiance envers les 
Capucins, dans une pétition des habitants de Roscoff, adressée au R. P. Général, en 
1658, en vue d'obtenir, pour les religieux, le pouvoir de confesser : « Postulat toto 
cordis affectu Plebs pia Roscoviensis a Vestra Clementia ministros sacramenti 
Pœænitentiæ confessores, rem certe et Paternitati Vestræ et ordini molestam, sed 
utriusque zelo ad animarum saluiem promovendam gratissimam.. Quid enim 
acceptius Christo animabus nostris ?... » Arch. dép. du Finistère. Série H. Fonds 
des Capucins. 

(2) Le Bullar. ord. cap. t. V., p. 105, en donne une liste très incomplète, A pro- 
pos du P. Grégoire de Rennes, mort à Mayenne en 1692, le Manuscrit des Capu- 
cins de Mayenne nous donne ces détails : « Ce Capucin avoit eu trois frères Capu- 
cins, et ils avoient tous quatre les noms des quatre docteurs de l'Église; ils étaient 
fils d'un conseiller du Parlement de Bretagne de la maison de Faux-Kéraly, et 
l’ainé de ces quatre Capucins avoit esté luy-même conseiller au même Parlement, et 
fort avantageusement marié à une dame, dont la mort précipitée fut le motif de sa 
sortie du monde ». Ass. 76 des Archiy. franc. de Couvin. 

(3) Onfroy — Kermoalquin. Ætudes sur les villes de Bretagne, p. 167. À l'oc- 


230 UN CAPUCIN BRETON 


Partout, nous voyons se reproduire la même générosité. Le zèle que 
déployaient les Capucins au service des âmes était sans cesse récom- 
pensé par les marques du plus affectueux dévouement. 

D'ailleurs, le travail ne manquait pas à l’activité de ces nouveaux 
apôtres. S'ils recevaient beaucoup, ils donnaient encore davantage. 
Leur zèle infatigable les conduisait partout où leur présence était 
désirée, réclamée. Les registres de nos communes bretonnes conser- 
vent encore la trace de leur passage à travers les villes et les villages. 
et mentionnent, en termes expressifs, l'effet salutaire que produisait 
sur ces populations, souvent ignorantes, l'éloquence simple et entrai- 
nante de nos missionnaires. On a beaucoup parlé, dans ces derniers 
temps, du zèle tout apostolique du P. Maunoir,de Michel Le -Nobletz 
et des Jésuites bretons. Certes, loin de nous la pensée de méconnaitre 
les précieux services qu'ils rendirent à l'Église, non plus que les mer- 
veilleuses inspirations de leur charité. Nombre de paroisses bretonnes 
leur sont redevables aujourd’hui de leur persévérance dans la foi et 
les vertus chrétiennes. Mais, si l’histoire a rejeté dans l'ombre le rôle 
des Capucins bretons, à cette époque, il n’en est pas moins vrai que, 
selon la remarque d’un écrivain moderne, « ils ont puissamment 
contribué à faire germer et à développer l'esprit de piété qui règne 
encore en Bretagne » (1). 

Pour avoir une idée de l’enthousiasme religieux qu’excitaient nos 
apôtres, et de l'effet admirable que produisait une mission dans ces 
temps et ce pays de foi, il faut lire quelques mémoires contemporains. 
Partout où la foule pouvait se réunir, église, cimetière, place publique, 
on se pressait pour entendre ces ardents prédicateurs. Ft après les 
avoir entendus, on désirait les entendre encore, les entendre toujours. 
On s’efforçait alors de les retenir, de les avoir chez soi, pour bénéficier 
de la sainteté de leur vie, en même temps que de la bienfaisante élo- 
quence de leur parole. Et telle était le plus souvent l'origine des 
fondations franciscaines (2). 


casion du ‘‘hapitre qui se tint à Rennes, le 3 septembre 1618, la]Communauté donna 
aux Capucins «une pipe de vin blanc, une barrique d’huile et jusqu’à 300 livres en 
argent, pour les traiter en poisson pendant trais jours. Le 8 avril 1639 et le 29 
mars 1048, sur l'arrivée de deux Généraux des dits PP. Capucins. fut arresté par 
la Communauté que le syndic et les députés de quartier iroient les saluer de sa part. 
et qu'il leur seroit donné 150 livres, et à l’arrivée d'un autre en 1603, il fut arresté 
qu’il leur seroit envové deux barriques de vin rouge...» Mss. /$7 de la Bibl. de 
Rennes, p. 353. 

(1) Les Capucins de Vannes. par l'abbé J.-M. Le Mené. Vannes, 1899, p. 11. 

(2) Il est à remarquer, en effet, que ce fut presque toujours à la suite de quelques 
prédications, que nos Pères furent appelés à s'établir dans les villes. C'est ainsi 
qu'à Saint-Malo, l'évêque s'’exprimait en ces termes, dans un acte du 11 avril 1611 : 
« Après que avons recngneu et expérimenté de fresche mémoire en l'Avent et 
Caresme derniers combien les Pères Capucins... sont utilles et nécessaires pour 
l’advancement de la gloire de Dieu et procurer le salut des âmes, avons jugés à 


AU XVIIe SIÈCLE 231 


Mais, nous n'écrivons pas l’histoire de cette Province. Ce simple 
aperçu suffira, croyons-nous, à placer dans son vrai cadre la physio- 
nomie du P. Joseph de Morlaix. 

C'est le 12 mai 1622, avons-nous dit, qu'il revêtit, au couvent 
d'Angers, les livrées séraphiques. Nous ne connaissons pas les 
impressions intimes qu’il éprouva durant cette année d’épreuve. Ce 
qui est certain, c'est que son Père Maître n'eut pas de peine à lui 
inspirer une profonde estime pour son caractère ; il sut le former à la 
vie franciscaine, qui était alors dans son plein épanouissement, lui 
apprendre le dévouement sans limites à son ordre, la fidélité à sa 
vocation, l'amour de sa règle. 

Son noviciat achevé, Frère Joseph fut envoyé au couvent de 
Morlaix, pour s’y préparer, dans l'étude et la prière, aux travaux du 
saint ministère. | 

On peut dire qu’il fut à lui-même son propre maitre. Dieu voulant 
préparer en lui un intrépide défenseur à son Église, suppléa très 
abondamment, par des secours extraordinaires, à ce que sa formation 
eut de défectueux. 

Sa santé, quoique délicate, avait cependant résisté aux dures et 
longues épreuves du noviciat. Maïs, à peine arrivé à Morlaix, il dut 
mettre un frein à son activité intellectuelle et modérer son ardeur 
pour le travail. La faiblesse et la maladie l’empêchèrent souvent de 
profiter, comme il l'aurait voulu, des doctes leçons du professeur. 

Toutefois, le peu de travail qu’il pouvait faire, suffisait encore à 
donner une haute idée de son talent, et jetait dans l’admiration ses 
condisciples et ses maitres. Son intelligence vive et pénétrante, sa 
puissante mémoire, sa prodigieuse facilité d'assimilation, faisaient 
déjà prévoir ce qu'il devait être un jour. 

C'est pendant son séjour à Morlaix, que notre jeune étudiant eut 
l'occasion d’exercer, pour la première fois, son zèle envers le prochain. 
Le P. Joseph de Dreux n'a pas manqué de nous signaler cette par- 
ticularité de sa vie, et il la raconte en ces termes : « Il estoit encore 
jeune religieux, dit-il, et dans le cours de ses estudes au couvent de 
Morlaix, quand la justice de Dieu affligea de peste plusieurs villes du 
royaume; la Basse Bretagne n’en fut pas exempte, et la ville où 
estoit le Père Joseph ressentit les plus rudes coups de ce fléau. Vous 
scavez qu'une telle maladie change les villes en solitude, met le divorce 
entre les plus chers époux, escarte les amis les plus afflectionnez : les 
médecins la craignent, car c'est un monstre qui se jette sur tous ceux 
qui luy veulent oster sa proie, en sorte qu'un pestiféré peut former 
ceste plainte : Elongasti a me amicum et proximum et notos meos a 
miseria. Mais, ce qui faict plus de compassion, cette maladie menace 


propos de prier lesdits religieux se voulloir establir et habiter prés ceste ville... » 
Arch. dép. d’Ille et Vilaine. Série H. Fonds des Capucins. 


232 UN CAPUCIN BRETON 


autant les prestres que les médecins, et semble vouloir faire mourir 
les âmes avec les corps. Le zèle du P. Joseph ne le peut souffrir. Le 
supérieur est absent, il interprète son intention ; il sort avec le Frère 
Louys de Morlaix, un saint religieux dont le tombeau est honoré dans 
la mesme ville, et l'on m'a asseuré qu'il s'y est faict des choses 
miraculeuses (1). Le P. Joseph avec ce bon Frère Laïc, se jette au 
milieu des pestiférez, pour leur servir de médecin et de confesseur, 
quoiqu'il ne fut ny l’un ny l’autre, car il n’estoit pas encore prestre ; il 
panse leurs maladies avec des remèdes que son ingénieuse charité luy 
faisoit trouver; mais principalement il les consoloit, il les exhortoit, 
il leur faisoit produire à l’article de la mort des actes de contrition, 
pour suppléer au défaut des sacrements qu'il n’avoit pas encore pou- 
voir d'administrer. Il s’y fust consommé, si l’obéissance ne l’eust 
promptement obligé au retour, car on vouloit espargner une personne 
si précieuse, dont le zèle néanmoins s’enflammoit autant qu'il estoit 
retenu » (2). 

C'était en l’année 1630, et il est fort probable qu'il achevait alors 
ses études. 

Mais une grande épreuve l’attendait, au seuil même de sa carrière 
apostolique. Avant de l’associer à son œuvre, le Seigneur voulut 
éprouver le courage et la fidélité de son serviteur. Le rêve de toute sa 
vie avaitété, on le sait, de se dépenser, de se dévouer tout entier aux 
intérêts de Dieu et des âmes. Aussi, aspirait-il ardemment après le jour 
où J'obéissance lui confierait la mission de semer partout la parole 
divine. Ce jour était enfin arrivé, ou du moins notre jeune étudiant 
croyait fermement qu'il était venu. Mais la Providence en avait 
décidé autrement. Songeait-on déjà à lui confier un emploi plus 
important, ou à lui donner une chaïre de Lecteur dans un des cou- 
vents de la Province ? Nous ne possédons aucun renseignement à cet 
égard. Voici, du reste, comment le P. Joseph de Dreux racontait à son 
auditoire de Paris cette phase douloureuse de la vie de son confrère : 

« Ses longues et continuelles maladies pendant le cours de ses 
estudes en la religion, l’avoient empesché d'estre assidu au service 
divin, d’où nos estudiants ne sont point dispensez, et aux leçons de la 
théologie, qu'il n’avoit pas entendus, comme il est nécessaire, dans 
les formes de l'eschole ; c'est pourquoy nos Pères assemblez en Bre- 


(1) Le Frère Louis de Morlaix, dans le monde Louis Polart, mourut, victime de 
son dévouement, en l’année 1651, et fut enterré dans une chapelle de l’église Saint 
Mathieu. Une notice lui est consacrée, le 5o juin, dans le Leggendario francescano.… 
t. VI (Venezia 1722) p. 451-442. Elle a été reproduite par le P. Gabriel de Modi- 
gliana, dans son Leggendario Cappuccino, t. VI, p. 523-537. Voir aussi Annales 
franciscaines, 19035, p. 28-35. 

(2) Oraison funébre... p. 22. Le fait rapporté ici doit être assigné à l’année 1650, 
car au mois de décembre de cette même année, nous voyons le P. Joseph donner 
l'habit religieux à Madame de Kerven. Il était donc déjà prêtre. 


AU XVIIe SIÈCLE 233 


tagne, après avoir examiné son bel esprit, ses responses toutes sça- 
vantes après si peu d’estudes, et d’un autre costé son mauvais corps, 
sa petite complexion, ses infirmitez habituelles, délibèrent si on le 
fera prédicateur. Importante délibération dont le succez incertain me 
fait plus craindre que pour toutes les assemblées du monde ; je me 
persuade que les anges attendoient la fin de cette conférence ; ils. 
avoient peur qu’il ne s’y arrestast quelque chose contraire aux desseins 
de Dieu. Mais quels sentiments peuvent-ils avoir, quand au sortir de 
l'assemblée, on dit que le P. Joseph ne sera point prédicateur ? Ah ! 
mes Pères, continue l'orateur, qu'avez-vous dit ? Savez-vous les 
funestes conséquences que l’on doit tirer de vostre proposition ? Le P. 
Joseph de Morlaix ne sera point prédicateur, c’est-à-dire, qu’un grand 
nombre d’hérétiques ne se convertira jamais, c’est-à-dire, que plu- 
sieurs milliers de mauvais chrestiens ne se rangeront point à leurs 
devoirs, c’est-à-dire, que Paris et toute la France sera privé d’un des 
plus considérables prédicateurs, c'est-à-dire qu’un million d'âmes 
engagées à l'enfer n’en pourront point rompre les chaisnes, puisque 
dans les dispositions de la divine Providence, le salut de tant de per- 
sonnes dépend des paroles du P. Joseph de Morlaix ; s’il ne presche 
point, comment se pourront-elles sauver ? » (1) 

I] prêchera, mais ce que les hommes lui refusent aujourd’hui, le 
ciel le lui donnera trois ans plus tard, et dans les circonstances que 
nous verrons bientôt. 

Cependant, tandis que le P. Joseph achevait le cours de ses études, 
un événement extraordinaire se passait à Morlaix. Depuis le départ 
de ses enfants, Madame de Kerven ne vivait plus que des souvenirs du 
passé. Toutes les affections dont un cœur de mère et d’épouse se mon- 
tre si avide, lui avaient été ravies ; le vide s'était fait peu à peu autour 
d'elle, son foyer était devenu solitaire. Le ciel lui ménageait bien, de 
temps en temps, quelques consolations. Son fils Joseph n'était plus 
éloigné d’elle, et il lui était facile de franchir la distance qui séparait 
sa demeure du couvent des Capucins. Elle eut également la joie de 
revoir le P. Sévérin et de jouir de sa présence, durant tout un 
Carème. Les Annales Calvairiennes nous ont gardé le souvenir de 
cette douce entrevue entre la mère et le fils. « Il fut demandé en ce 
temps-là, nous disent-elles, par Messieurs de l’évesché de Léon, pour 
prescher le Carème dans leur ville ; ce que sa bonne mère sachant, 
elle s’y en alla, et fit si bien qu'elle fut logée en même maison que lui, 
tellement qu'elle eust la satisfaction de le voir pendant tout un Carème, 
et d'entendre la parole de Dieu par la bouche de celui auquel elle en 
avoit appris les premiers éléments, dès que la nature jui eust donné le. 
pouvoir de parler, ce qui ne fut pas une petite consolation pour 
elle » (2). 

(1) Oraison funèbre... p. 15-10. 

(2) Annales Calvairiennes.. p. 756. 


234 UN CAPUCIN BRETON 


Mais ces joies purement humaines ne pouvaient remplir son cœur, 
ai satisfaire son ardent besoin de sacrifice. Puisque rien n'entrave plus 
sa liberté, pourquoi hésiterait-elle à confier au cloitre les dernières 
années de son existence ? Elle a déjà fait à Dieu le sacrifice de ses 
enfants et de ses biens ; son cœur est libre de toute attache terrestre ; 
n'est-ce pas, à ses yeux, un signe éclatant que Dieu exige d'elle un 
dernier et plus grand sacrifice ? Son cœur la porte tout naturel- 
lement vers ces âmes saintes, auxquelles elle a prodigué jusqu'à pré- 
sent sa fortune et ses soins. Elle a pu pénétrer dans leur vie intime, 
elle connaît leur règle, leurs coutumes ; elle a maintes fois reçu 
d'elles des témoignages d'atfectueuse reconnaissance, et elle peut se 
dire, à juste titre, la fondatrice et la mère de cette pieuse maison. 
Tous ces motifs lui paraissent plus que suffisants pour donner 
suite à son généreux projet, et solliciter la faveur d’entrer au 
Calvaire (2). 

Toutefois, Madame de Kerven sc garda de rien entreprendre,avant 
d’avoir consulté ses enfants sur une affaire d’une si haute importance. 
« Elle avait mürement délibéré de cette affaire, nous dit le chroni- 
queur, avec ses deux Capucins qui furent de cet avis, et la confirmè- 
rent dans la sainte résolution qu’elle en avait prise, et qu’elle eut 
exécutée dès l'établissement des religieuses, si ses affaires temporelles 
lui en eussent autant donné de liberté, qu'elle en avait le désir. »{1) 

Le Calvaire de Morlaix ne pouvait que se féliciter de cette nouvelle 
conquête. Aussi, sa demande fut-elle accueillie avec un joyeux 
empressement ; et, le 8 septembre 1629, Madame de Kerven faisait 
son entrée dans le pieux monastère qu'elle avait elle-même fondé : elle 
avait alors soixante-quatre ans. « Mère Marie S. Joseph, première et 
très digne prieure de cette maison l'y reçut à bras ouverts, avec la 
permission des supérieurs... Elle v vécut si exemplairement qu'elle 
pouvait servir de modèle aux plus parfaites religieuses : estant fort 
retenue dans sa conversation, silencieuse, souple et prompte à l’obéis- 
sance, docile, et si exacte à rendre compte de son intérieur qu'une 
jeune novice n'eust peu le faire avec plus de simplicité et de 
candeur. » (2) 

Le P. Joseph, tout récemment promu au Sacerdoce, eut la conso- 
lation de donner l’habit religieux à Madame de Kerven :« On lui donna 
l’habit de la religion, avec le voile blanc, bénits par son fils le R. P. 
Joseph, dans la chambre de l’infirmerie, le 8 de décembre, jour dédié à 
la fête de l’Immaculée Conception de la divine Marie, l'an 1630, en 
présence de toutes les religieuses, et avec les oraisons, cierges et toutes 


(1) [est très probable que Madame de Kerven s'ouvrit de son projet au P. 
Gardien du couvent de Morlaix, qui était alors le P. Archange de Bazouges. ss. 
#1 des Arch. franc. de Courin. 

(2) Annales Calvaïiriennes... p. 758. 

(3) Annales” Calvairiennes... p. 70. 


AU XVIIe SIÈCLE 235 


les autres cérémonies accoutumées, où on lui imposa le nom de sœur 
Françoise de S. Joseph » (1). 

Quelles fonctions remplissait alors le P. Joseph ? Nous ne saurions 
le dire. Aucun document ne nous renseigne sur sa vie religieuse, 
durant les trois années qui suivirent son sacerdoce. Tout ce que nous 
savons, c'est que le plus ardent de ses désirs allait ètre bientôt 
accompli. 

L'époque du Chapitre Général approchait. Convoqué d’abord pour 
l'année 1631, il avait dû être différé, en raison des guerres qui déso- 
laient alors l'Italie et de la peste qui étendait partout ses ravages. Ce 
n'est que deux ans plus tard que l’assemblée capitulaire put se réunir 
à Rome. Les Provinces de l'Ordre se mirent en devoir d'élire les 
Custodes, qui devaient les représenter au Chapitre et prendre part à 
ses délibérations. Le Manuscrit des Capucins de Mayenne nous 
fournit ici quelques précieux renseignements. Nous y lisons 
« Quatriesme Chapitre provincial tenu à Saint-Malo, le 15 octobre 
1632, y président le R. P. Paschal d’Abbeville, Commissaire Général. 
Le Chapitre Général premièrement assigné à Rome, en 1631, ayant 
esté différé jusqu'à l’an 1633, à cause de la continuation des guerres 
et pestes d’Italie, quoyque les R.R. P.P. Custodes esleus en 1630, 
eussent esté confirmés en 1637, néantmoins par ordonnance du T.R. 
P. Hyerosme de Narnv, Vicaire Général, on a procédé cette année 
1632, à nouvelle élection des Custodes pour toutes les Provinces » (2). 

Nous connaissons par la même source les résultats de cette élection. 
Les trois religieux choisis par la Province, pour assister au prochain 
Chapitre Général, étaient : le P. Raphaël de Nantes, élu Provincial, 
et les PP. Séverin de Morlaix et Joseph de Vitré nommés Custodes. 
Ce dernier qui fut plusieurs fois Définiteur, était l’un des directeurs 
de Madame de Kerven (3). 

Ces élections servaient admirablement le plan de la divine Provi- 
dence.Le P. Raphaël connaissait, de longue date, les vertus et la sainteté 
de la nouvelle religieuse; il lui avait envoyé, nous apprend notre chro- 


(1) Annales Calvairiennes... p. 759. La cérémonie ne fut pas publique « crainte 
que ses parents ne lui ôtassent l'administration de son bien, qu'elle s'était réservée 
par dispense, atin d'en aider les religieux et les religieuses, d'en doter des filles 
pour le cloistre, et d'en nourrir les pauvres à son ordinaire ; d'où vient que 
lorsqu'elle paraissait devant eux, elle quittait toujours son habit avec peine, et cela 
fait, elle le reprenait avec autant de piété et de plaisir que le premier jour. » Jbïd. 

(2155. 76 des Archives franciscaines de Couvin. 

(5 Le P. Joseph de Vitré prit l'habit le 5 juillet 1615, à l'âge de 19 ans. Il exerça 
la charge de Définiteur en : 1630, 1652 - 1636, 1638, 1650, 1641, 1043. 1043, 104K- 
1650, 1634, 1650. Il fut successivement Gardien de Morlaix. en 1050 - 1631; de 
Rennes, en 1633 - 1635, 1044-1046, 104), 1654-1056 ; de S. Brieuc. en 1657 ; de 
Nantes, en 1658 ; de Lavalen 1639 ; de Quimper en 1640, 1648 ; du Mans. en 1641- 
1642 ; de S. Malo, en 1652-1655. I] mourut en 1662. Afss. 776 de la Bibl. de 
Rennes, et Mss. Sr des Archives franc. de Couvin. 


236 UN CAPUCIN BRETON 


niqueur, « l’habit et la corde de saint-François ». (1) Le P. Séverin 
était son fils ; le P. Joseph de Vitré, son directeur. Ces trois reli- 
gieux pouvaient-ils se montrer indifférents à l’avenir du plus jeune de 
ses fils, le P. Joseph de Morlaix ? Il est probable que telle dut être 
leur préoccupation, car il fut décidé, d’un commun accord, que celui- 
ci accompagnerait son frère au Chapitre Général. 

Cette nouvelle alarma le cœur de Madame de Kerven. Se sentant 
déjà proche de sa fin, elle craignait d’être privée de leur présence à 
ses derniers moments. « Le départ de ses deux enfants pour aller à 
Rome, nous disent encore les Annales, était bien une dure séparation; 
car elle eut bien souhaité, se voyant cassée et sur le bord de la fosse, 
en avoir pour le moins un proche d’elle, pour l'assister à l'heure de sa 
mort ; mais elle fit un sacrifice de ce désir, qui sembloit bien légitime, 
à la volonté de Dieu ; quoique si elle se tut roidie à l’accomplissement 
de la sienne propre, les Capucins luy avaient trop d'obligation pour 
lui refuser l’un ou l’autre. » (2) 

Mais, ce sacrifice fut béni de Dieu, et nous verrons bientôt Madame 
de Kerven assistée, à sa dernière heure, par le plus jeune, comme aussi 
le plus aimé de ses enfants. 

En attendant, le P. Joseph rendait grâce au ciel d'une faveur aussi 
inespérée, et le cœur plein d’une joyeuse confiance, il prit, avec son 
frère, le chemin de la Ville éternelle. Nous ne savons ce qui se passa 
durant ce long et pénible voyage. Nous ne sommes pas mieux rensei- 
gnés sur les évènements qui marquèrent son séjour à Rome. Sans 
doute, étranger au Chapitre et à ses opérations, put-il satisfaire à 
loisir sa piété, et visiter, tout à son aise, les monuments religieux de 
la Capitale du monde chrétien. Mais, ce qu'il ambitionnait par-dessus 
tout, ce qu'il désirait de toutes les forces de son être, c'était le droit 
d'annoncer au monde la parole de Dieu. Ce droit que lui avait refusé 
sa propre Province, ne pouvait-il pas espérer l’obtenir du Chapitre 
Général ? Cette espérance ne fut pas trompée. Le P. Joseph de Dreux, 
comparant la mission du P. Joseph à celle de saint Paul s'exprimait 
en ces termes : « L’un des supérieurs le mène à Rome, au Chapitre 
Général, où contre toutes les apparences, il est fait prédicateur, la 
veille de l'Ascension, et celuy qui s’y trouva m'a rapporté qu'en luy 
donnant le pouvoir de prescher, on luy dit ces paroles : Predicate 
Evangelium omni creaturæ. N'était-ce pas une prophétie ? Allez, 
Père Joseph, poursuit l’orateur, c'est le Fils de Dieu qui vous parle 


(1) Annales Calyairiennes... p.750. Le P. Raphaël était entré daes l'Ordre le 
7 août 1612, à l'âge de 18 ans. 11 tut Gardien de Quimper, en 1031 ; de Rennes, en 
1636 et 1637 ; de Nantes, en 1642-1644, 1048-1650. Il fut élu dix fois Définiteur : en 
1629-1631, 1030, 1037, 1642, 1643, 1046, 1048 et 1049. Enfin, il exerça la charge 
de Provincial en 1632-1034, 1058-1640 et 1652. 11 mourut à Nantes, en 1052. Mss. 
-76 de la Bibl. de Rennes, et Mss. 81 des Arch. franc. de Couvin. 

(2) Annales Calvairiennes.., p.746. 


AU XVIIe SIECLE 23 


dans un estat glorieux, devant que de monter au ciel ; il vous établit 
prédicateur apostolique sur la terre : preschez à toutes les créatures, ce 
n'est point des hommes que vous tenez votre mission, Jésus-Christ luy 
seul y a contribué, apostolus per Christum jam totum Deum. Ne 
voyez-vous pas l’image de S. Paul qui n'est point envoyé de la part 
des hommes ? Il adjouste : neque per hominem, pour nous apprendre 
ceux qui l'ont instruit. » (1) 

Le voilà donc prédicateur ! Le rêve de son enfance et de sa jeunesse 
est enfin réalisé. Il a vingt-sept ans; c'est l’âge de la vigueur et de 
l'enthousiasme. Il peut maintenant se jeter, à corps perdu, dans la 
mêlée, et essayer d'arracher à l'erreur tant d’âmes qu'elle tient 
depuis longtemps enchainées. Son zèle ne connaîtra plus de bornes ; 
pendant vingt-huit ans, il ne cessera d’être l'apôtre de la vérité, le 
champion infatigable et dévoué de l'Église. 

Par une faveur spéciale, et sans doute, par une délicate attention 
des supérieurs, le P. Joseph fut appelé à inaugurer son nouveau minis- 
tère au Calvaire de Morlaix. C’est dans sa ville natale, et auprès de sa 
vénérable mère, qu'il prècha son premier Carême, en 1634. Madame 
de Kerven eut ainsi la consolation d'entendre le P. Joseph, à Morlaix, 
comme elle avait entendu, quelques années auparavant, le P. Séverin 
à S. Pol de Léon. (2) La chronique du Calvaire nous donne ici de 
curieux et édifiants détails. Ils nous révèlent la grandeur d'âme de 
cette mère et l'esprit de foi qui l’animait. 

« Quand son fils le P. Joseph, nous dit-elle, fut de retour de l'Italie 
et destiné pour prescher le Caresme au Calvaire de Morlaix, l'année 
mesme quelle mourut, et qu’elle Jugeait bien elle-mesme qu’elle 
n'iroit pas loin, ce Père fut en mesme temps demandé pour un autre 
lieu, où il falloit un apôtre comme lui, à cause des désordres qui y 
régnoient, et un homme qui sut parler bas breton, à cause que ce 
peuple n’entendoit pas le français. Or, il n'y en avoit point d'autre que 
lui-mesme, ce qui lui donnoit beaucoup de penchant à cet emploi, 
où il prévoyoit très ample matière d'exercer son zèle; car il avoit unc 
inclination particulière pour l'instruction du simple peuple, quoiqu'il 
fut l’un des plus célèbres prédicateurs de son temps. Néanmoins, il ne 
voulut rien faire sans en communiquer auparavantavec sa bonne mère, 
et sans son agrément. Mais elle, envisageant en cela la plus grande 
gloire de Dieu et la satisfaction de son fils,qu'elle disoit prendre plaisir à 
parler breton avec la populace, lui donna liberté de disposer de cela selon 
que Dieu lui inspireroit, et lui dit qu'elle y consentiroit volontiers » (3). 


(1) Oraison funèbre... p. 16. 

(2) D'après le témoignage de Daumesnil (4fss. de la mairie de Mor taie), le P. 
Séverin avait déja préché l'Avent de 1628 et le Carème de 1629 à Morlaix. On lit 
encore dans Les Prédicateurs à N.-D. du Mur : «1642, le R, P, Séverin, Provincial 
des Capucins, presche le Caresme. » 


(3; Annales Calrairiennes..…. p. 716. 


238 UN CAPUCIN BRETON 


Mais l'autorité intervint. Le P. Protais de Rennes, Gardien de 
Morlaix, « qui fut le dernier oracle qu'on consulta », ne fut pas d'avis 
que le P. Joseph interrompit la station qu'il avait commencée, et il 
se prononça « favorablement pour la mère ct les religieuses » (1).Quand 
la nouvelle fut rapportée à Madame de Kerven, « elle ne s’en emeust 
pas plus que si on lui eust annoncé une chose tout à fait indifférente, 
tant elle estoit dégagée de passion, par l'attachement qu’elle avoit avec 
Dieu seul, ne désirant son fils que pour lui aider à parvenir à cet 
objet infini, et se dépouillant mesme de ce désir, s’il lui plaisoit de l'en 
priver » (2). 

Ici, la chronique ajoute cette remarque que nous ne pouvons nous 
empêcher de citer, car elle peint admirablement l'âme de cette mère : 
« On croyoit qu'elle avoit plus d'affection pour ce Père Joseph, que 
pour son aisné le Père Sévérin, parce que celui-là lui ressembloit 
mieux ; mais, enquise là-dessus, elle répondit : « Non, sincèrement, je 
n'ay pas plus d'amitié pour l’un que pour l’autre ; l’aisné est plus 
réservé, le cadet est plus libre et en cela revient plus à ma franchise, 
mais je m'accommode également avec l’un et avec l’autre, selon leur 
humeur, et fais ce qu'ils veulent avec la mesme complaisance ». Cette 
égalité venoit de ce qu'elle les regardoit tous deux plus en Dieu, au 
service duquel ils estoient consacrez, que dans sa propre inclination, 
qui ne peut être naturellement sans quelque préférence, comme 
Israël qui aimoit son petit Joseph plus que tous ses autres enfants » (3). 

Détachée ainsi de tout, n'ayant plus rien à faire en ce monde, sans 
impatience et sans crainte, dans la paix ordinaire de son cœur, 
Madame de Kerven attendit le signal du départ. Il ne devait pas 
tarder. 

« Dieu luy donna un pressentiment de sa mort, dit son biographe, 
quelques mois devant son bienheurex décès » (4). Elle en profita pour 
mettre ordre aux affaires de son âme et manifester aussi ses dernières 
volontés. | 

« Elle fit un testament tout rempli de piété où, entre autres choses, 
elle ordonna qu'on feroit dire cent messes pour le repos de son âme, 
incontinent après son décès; cent pour chacun de ses enfants, un 
trentain dans tous les couvents. Elle légua cent écus aux capucins, et 
fonda un service à perpétuité à saint François, son cher Père, ce qui 


(1) Annales Calvairiennes… p. 746. Le P. Protais de Rennes prit l’habit le 50 
septembre 1611, et mourut en 1659. Il fut Gardien de Morlaix de 1632 à 1634. Il 
excerça longtemps la charge de Lecteur en théologie : à Rennes, de 1629 à 1631, à 
Morlaix, en 1632 et en 1642, à Nantes, de 1636 à 1639, puis de 1644 à 1046, enfin à 
Saint-Malo, en 1648 et 1649. Il fut Maitre des novices à Rennes, en 1643. Il fut 
nommé Définiteur, en 1632-1635, 1640-1644, 1646, 1648, 1650, 1653, 1655, 1658. 
Mss. 776 de la Bibl. de Rennes, et Mss. 81 des Archives franc. de Couvin. 

(2) Annales Calvairiennes,.. p. 747. 

(3) Annales Calvairiennes... p. 758. 

4) Annales Calvairiennes.,. p. 752. 


AU XVIIe SIÈCLE 239 


fait voir sa foi et sa dévotion au très saint sacrifice de la messe. Elle 
n’oublia point aussi d’en faire dire un bon nombre, quand sa bonne 
Françoise mourut (1). Elle demanda aux religieuses que sa sépulture 
fut en tel endroit, que les Pères Capucins y puissent jeter de l’eau 
bénite, et par grâce spéciale, elles la lui désignèrent devant la grille de 
la sainte communion, la voulant gratifier en cela, tant à cause des 
grandes obligations qu'elles lui avoient qu’à causede la grande dévotion 
qu'elle avoit au très saint sacrement de l'autel. Elle pria aussi les reli- 
gieuses qu’elle füt enterrée avec l'habit et la corde de saint François, 
que le R. P. Provincial des Capucins luy avoit envoyés, et avec le 
voile et le scapulaire de saint Benoît, afin de participer par ce moyen 
aux deux Ordres, disant qu’elle ne pouvoit oublier saint François et 
sainte Claire, quoiqu'’elle fut bénédictine de tout son cœur. Ce qu'on 
luy accorda très volontiers » (2). 

Le vendredi de la Passion, elle fut prise d'un accès de fièvre qui 
l’obligea de se rendre à l’infirmerie. Elle comprit que sa tâche était 
terminée, que l'époux l'appelait, et elle ne pensa plus qu'à se prépa- 
rer à Sa venue. 

Dieu lui envoya son ange consolateur. Le P. Joseph, mandé aussi- 
tôt, accourut au chevet de sa mère mourante et lui prodigua les soins 
les plus affectueux et les plus dévoués. Chaque matin, il célébrait 
devant elle le saint sacrifice et lui donnait la sainte communion, viati- 
que du long voyage qu'elle entreprenait. Elle souffrait de cruelles 
douleurs; mais la douleur n'est pas un obstacle à la transfiguration des 
âmes. Elle en est, au contraire, le plus actif ouvrier, les purifiant, les 
détachant de tout ce qui est terrestre, les aidant à devenir et à se faire 
belles. Aussi, « souffrait-elle avec une patience admirable, tesmoignant 


(1) Elle s'appelait en religion sœur Françoise de la Nativité. Elle était entrée au 
Calvaire, le 8 septembre 1629, prit l’habit le :7 mars 1650 et fit profession en 1631. 
Elle mourut en odeur de sainteté, le 4 avril 1634, à l'âge de 45 ans. Cette religieuse, 
se fit remarquer au Calvaire par un grand esprit de simplicité et une parfaite obéis- 
sance, Quelques jours avant sa mort, quelqu'un lui ayant demandé si elle ne mour- 
rait pas bientôt, elle répondit « qu'elle n'avoit pas licence, et que sa Mère Prieure, 
luy avoit déffendu. La Mère Prieure eut mouvement de luy faire cette déffense, 
parce que le P. Joseph de Morlaix (qui estoit absent) luy avoit tesmoigné un grand 
désir, de voir la belle fin d’une sainte fille, qui l’avoit élevé dans sa jeunesse. De 
fait, ce Père estant de retour, et la Prieure luy ayant donné permission, elle mourut 
tout incontinent en leur présence ». {bid. p. 770. La veille de sa mort, le P. Joseph 
lui promit un trentain de messes « à condition qu’elle se souviendroit de luy, quand 
elle seroit hors des peines du Purgatoire ». Il présida ses funérailles qu'il « voulut 
honorer d’une de ses doctes et dévotes prédications ».. Ibid. p. 774. De nombreuses 
guérisons eurent lieu sur son tombeau, et les Annales nous apprennent que le P. 
Joseph avait le dessein d'écrire la vie de cette sainte religieuse. V. Annales Calyai- 
riennes... pp. 707-781. On trouve dans cette notice une lettre intéressante du P. 
Colombin de Nantes, datée de Saint-Malo, 15;avril 1634. 

(2) Annales Calvairiennes... p. 759. 


‘240 UN CAPUCIN BRETON 


qu'elle estoit bien aise de cette souffrance, dans le temps que le Sau- 
veur du monde avoit tant enduré pour nous » (1). 

Le P. Joseph assistait, édifié, ému, à cette transformation de sa 
mère. [l suivait du regard, il aidait de sa prière, du vif élan de son 
cœur, ce merveilleux et dur travail qui allait dégager cette âme de son 
enveloppe terrestre. 

Avec quelle joie reconnaissante elle accueillait ses pieuses exhorta- 
tions, les sentiments de foi et d'amour que lui inspirait sa piété filiale, 
dans ce douloureux moment ! Son àäme éprouvait alors une indicible 
allégresse, qui se trahissait parfois en ardentes exclamations. Elle eut 
voulu pouvoir chanter son bonheur ; aussi priait-elle les religieux qui 
l'entouraient d'unir leur joie à la sienne et de lui faire entendre quel- 
qu'un de ces cantiques qui avaient charmé son enfance. « Son fils 
mesme, nous disent les Annales, la veille de sa mort, lui chanta Zota 
pulchra es, Maria, qu'elle s'etforça de chanter avec lui ; et en mesme 
temps, voyant à costé d'elle une malade un peu mélancolique, à cause 
de son mal, elle la prit par la mainet luy dit : réjouissez-vous, ma 
mère, prenez un peu de plaisir à ma voix, et voyez que moi, qui n'en 
puis plus, suis gaie et contente. Quelque temps après, son bon fils lui 
chanta encore le cantique de sainte Thérèse, dont elle eut tant de joie, 
qu'elle s’en assoupit un peu. » (2) | 

Mais, l'heure de la récompense allait bientôt sonner. Le Mercredi- 
Saint, le P. Joscph s'apercevant que les forces de la malade dimi- 
nuaient sensiblement lui proposa de lui administrer le sacrement de 
l'Extrème-Onction., « À quoi elle répondit que ce seroit quand il lui 
plairoit, et qu'elle estoit toute prête. » (3) Puis, elle demanda à pro- 
noncer ses vœux, ct le P. Joseph, « croyant qu'elle n'auroit pas assez 
de force, luv dit qu’on luy feroit lecture de la forme, et qu'il sufhisoit 
qu’elle y adhéràt intérieurement ». Après cela, se jetant à genoux, il 
implora sa bénédiction pour lui et pour son frère. « La mourante 
estendit la main et fit un signe de croix sur luy, en proférant quelques 
paroles, mais si bas, qu'on ne les entendit pas, et puis se joignant les 
mains,elle reçut le viatique avec l'indulgence octroyée aux religieuses, 
à l’article de la mort. » (4) 

Quelques heures après, « elle rendit doucement et sans convulsion 
son esprit à Dicu, âgée de soixante-dix ans et pleine de mérites, le 
matin du Jeudi-Saint, treizième d'avril, l'an mil six cent trente- 
quatre.(5) Malgré la règle imposée par l'Église de ne célébrer ce Jour- 
là qu'une seule messe, le P. Protais de Rennes, Gardien de Morlaix, 


(1) Annales Cailvairiennes... p. 760. 
(2) Annales Cilvairiennes..…. p. 7bo. 
(3) Annales Calvairiennes... p. 702. 
(4) Annales Cal airiennes.. p. 705. 
(5) Annales Calvairiennes... p. 703. 


AU XVIIe SIECLE 241 


permit aux religieux « d'aller dire la sainte messe pour elle dans la 
chapelle de l’infirmerie, où son corps estoit exposé ». 

Ses funérailles eurent lieu le Samedi-Saint, et furent présidées par 
le P. Joseph de Morlaix. Dominant alors sa douleur, il monta en 
chaire et prononça l'éloge funèbre de celle qui lui avait donné le jour, 
vingt-huit ans auparavant. « Dans son avant-propos, nous apprennent 
les Annales Calvairiennes, il dit qu'il avait une grande chose à faire, 
de célébrer en un mesme jour, les obsèques de son Père céleste, qui 
estoit Notre Seigneur au sépulcre, et de sa mère naturelle qui estoit la 
deffunte. Il expliqua excellemment ces deux différentes sépultures, et 
esmeut les larmes de toute l’assemblée, faisant redoubler les cris de 
tout le peuple. (1) 

Le P. Joseph de Dreux avait eu connaissance de ce discours ; aussi, 
voulant rappeler à son pieux auditoire la noble origine de la famille 
de Kerven, il ne trouva rien de mieux que d’en citer un passage : 
« Je ne dois pas, dit-il, fort estimer ce qu'il a méprisé luy-mesme ; je 
ne dois pas faire esclater ce qu'il a caché sous un humble habit 
de religieux : et si vous me demandez sa généalogie, je le ferai parler 
dans l'oraison funèbre, dont il honora les obsèques de Madame sa 
mère. Vous le sçavez, âmes religieuses, que cette vertueuse femme est 
morte dans vostre habit, après avoir fait profession de vostre règle, 
dans vostre maison du Calvaire de Morlaix, dont elle est reconnue 
fondatrice. Le R. P. Joseph fut prié de rendre les derniers devoirs à 
celle qui luy avait donné la vie, et prit pour thème de son discours 
ces paroles de Job : Putredini dixi: pater meus es, soror mea, et 
mater mea vermibus. Et voulant faire la généalogie de la deffunte, il 
dressa pareillement la sienne, en ces termes: Ce cadavre que vous 
voyez a esté produit par un homme aujourd’huy mangé des vers ; cet 
homme estoit fils d’un autre qui n'est plus que pourriture ; le père de 
celui-ci est réduit en cendres, et son ayeul n'est maintenant qu'un peu 
de poussière ; si je remonte plus haut, je rencontre un homme qui 
n’est plus que dans le souvenir, et plus haut je ne puis distinguer du 
néant ceux que l'on dit avoir esté. — Voilà comme il a parlé de ses 
ancestres, c’est pourquoy je ne dois pas en dire davantage. » (2) 

Ce langage pourra étonner, choquer même quelques esprits. Pour 
nous, il est l'indice d'une grande âme, d’un caractère supérieur, 
d’un cœur pénétré du néant des dignités humaines et ne battant 
plus que pour Dieu. Le P. Joseph était vraiment digne d’être 
apôtre : il le fut, et son apostolat reçut, en quelque sorte, une consé- 
cration nouvelle, auprès de la dépouille de Madame de Kerven. 


(A suivre.) Fr. RENÉ de Nantes. 


O. M. C. 
(1) Annales Calyairiennes… p.706. 
(2) Oraison funèbre... p. 6. — Rocco da Cesinale. Storia delle Missiont dei 
Cappuccini…. Il. p. 372 


E. F. — XXV. — 16 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


(Suite.) 


Mais la connaissance intellectuelle s'opère dans un monde 
absolument supérieur, sa loi fondamentale est radicalement le 
contraire de la loi fondamentale de l’image. L'image à son tour 
exprime réellement l'objet, mais d’après les lois propres de la 
représentation saisies et harmoniquement dominées par les lois 
de la vie sensitive. L'objet demeure dans sa réalité physico- 
chimique et obéit aux lois de physico-chimie. 

La connaissance intellectuelle est vraie si elle représente les 
choses telles qu'elles sont. Comment l'esprit peut-il représenter 
la matière? L’étendue est la loi de la matière, la radicale négation 
de toute possibilité d’étendue est la loi de l’esprit. Si l'esprit ne 
représente pas par voie d'extension, peut-il connaître et repré- 
senter les êtres sensibles tels qu'ils sont ? La sensibilité déforme 
déjà les objets et ne nous en donne que les lois d'apparence 
lumineuse ou de force vibratoire, que sera-cedonc del’intelligence? 

Le problème est grave et mérite toute notre attention. 11 faut 
d’abord impossibiliser toute confusion. Représenter n’est pas le 
mot propre, c’est exprimer qu'il faudrait dire. Mais le terme est 
admis par tous et peut être conservé sans difficulté aucune. 
Conservons-le donc et expliquons-nous. 

Représenter n’est pas reproduire; connaître une chose telle 
qu'elle est, n’est pas identifier la réalité avec sa connaissance. 
Représenter c’est fournir une projection d’une chose, ou plutôt 
c’est saisir la projection sensible ou intellectuelle d’un être. S'il 
en était autrement, toute représentation serait impossible et non 
seulement toute représentation, mais encore toute reproduction, 
car une chose, pour être intégralement représentative d’une autre, 
doit lui être identique, et comme rien n’est identique à soi- 


SYNTHESE PHILOSOPHIQUE 243 


même, en-dehors de soi-même, il s’en suit que nulle représenta- 
tion, nulle reproduction par voie d'identité réelle n’est possible. 

La représentation par identité intégrale de réalité étant contra- 
dictoire, 1l nous reste la représentation par identité d'apparence. 
Dans la vision, nous pouvons clairement saisir le phénomène ; 
et la valeur nous en est facilement fournie par la photographie et 
la cinématographie. Dans l'audition, le phénomène est moins 
clair. Le phonographe toutefois, l'écho, nous sont une démons- 
tration irrécusable de la valeur de l'impression auditive. Dans les 
sensations du toucher, la solution est plus obscure parce que rien 
ne peut nous servir de terme d’expérimentation. Cependant 
nous constatons qu’un fer rougi au feu cause, par exemple, chez 
ceux qu'il touche une impression violemment désagréable qu’on 
appelle douleur provoquée par une brûlure. 

Dans tous ces phénomènes, il v a représentation réelle par 
identité d’apparence. Du moins :1l en est ainsi dans Ia vision. 
Dans les autres cas, on peut dire peut-être identité d'effet produit 
car il semble que les vibrations diverses qui affectent l’ouïe, 
le toucher, l’odorat ou le goût aient plutôt l’aptitude de 
produire un effet déterminé, que la proprièté d'être représentés 
par des apparences plus ou moins semblables. 

L'intelligence ne peut pas représenter par identité d'apparence 
puisqu'elle n’a rien de sensible, elle représente par identité 
d'intelligibilité, et c'est en ce sens que la connaissance intellec- 
tuelle est vraiment représentative des choses, telles qu'elles 
sont en elles-mêmes, hors de nous, car c’est ainsi que ces 
choses sont intelligibles. 

Quand je comprends cette proposition : je vois mon christ, je 
saisis l’intelligibilité de cet acte sensible de voir le christ, je vois 
en moi cette idée et dans cette idée beaucoup de ce qu’elle ren- 
ferme. Evidemment, c'est ici un monde tout nouveau, un 
monde tout au-dessus de la matière, mais ce monde est réel, et 
réellement exprime la matière du mode même dont elle est expri- 
mable intelligiblement. 

Quand je vois un tableau, une œuvre d’art quelconque, je ne 
tarde pas à retrouver en moi l’idée qu'a voulu traduire l'artiste, 
et plus je considère le tableau, plus j’analyse mon idée, plus 
claire je la vois et plus nombreuses aussi sont les affections pro- 
duites en mon âme, affections identiques d’une identité de spiri- 
tuelle similitude à celles éprouvées par l’âme de l'artiste. Ici je 
n'ai plus seulement k rapport de l’intelligibilité, j'ai la similitude, 


244 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


car nos deux âmes obéissent aux mêmes lois et nos phénomènes 
sont du même ordre. 

Jes stances de Polyeucte, les imprécations de Camille, la 
“lémence d’Auguste provoquent en moi l’admiration, et cette 
admiration m'est commune avec tous ceux dont l’Ââme est encore 
ouverte aux nobles sentiments. Or cette admiration est précisé- 
ment l'effet visé par le poète. [Il voulait nous saisir, nous 
emporter comme au-dessus de nous et rendre nos âmes un 
instant conscientes de leur ineffable grandeur. 

J'ai compris la pensée du poète, ce qu’en son âme il a lui- 
même compris, et cette vérité que mon âme a perçue, cette 
vérité dont elle a fait sa nourriture vivante s’est épanchée en 
moi, elle a exalté mon énergie d’une façon harmonieuse et ma 
volonté en a aussitôt savouré les splendides tressaillements. J’ai 
admiré, c’est-à-dire, j'ai vu au-dessus de moi une chose qui 
renfermait un bien qui m'élevait. qui m'ennoblissait, parce 
qu'elle demandait un extrait de moi-même, une concentration 
de mon énergie, de ma force de vie, et que, dans le cas, cette 
concentration par suite des circonstances dans lesquelles elle se 
produisait, dénotait en moi un Jjaillissement de force supérieure. 
Je me suis senti moi-même en communion d'efforts et de domi- 
nation de moi avec ce personnage qui simplement exprimait ce 
que je sens en moi de plus noble et de plus grand, alors j'ai 
admiré, j'ai contemplé cet effort vigoureux d’une âme se 
jetant tout entière dans le chemin de la force et de la liberté. J'ai 
tressailli à la vue d’un cœur au-dessus des autres cœurs, au- 
dessus des basses tyrannies, j'ai compris ce qu’il ÿ avait de 
puissant et j'ai senti en moi comme un reflet de cette puissance. 

L’exactitude de cette analyse est confirmée par l'exactitude 
quotidienne de la vie sociale et de la vie sensible. Dans mes 
relations avec les autres hommes j’use à tout instant d’analyse 
psychologique. J’étudie leurs gestes, les mouvements de leurs 
yeux, de leur physionomie; et de la nature même de ces gestes, 
et de ces mouvements je conclus à la présence en leur âme de 
telle ou telle pensée, tel ou tel sentiment. Je sais très bien que le 
fait d’avoir les muscles du visage plus ou moins contractés et dès 
lors la physionomie plus ou moins ombrée n’est pas la tristesse, 
mais Je n’en dis pas moins à mon ami : vous me paraissez tout 
triste, qu'avez-vous donc ? De même la dilatation de ces 
muscles, leur épanouissement etla plus grande luminosité du 
visage m'indiquent la joie de l'âme. Cette joie, cette tristesse 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 245 


dont le jeu physionomique de mon ami dénote la présence, je 
les connais par un retour sur la tristesse ou la joie dont il me 
reste un souvenir conscient. 

Je sens très bien que, dans les instants d’allégresse, je suis 
tout souriant, tout épanoui, et ce sourire je sais qu’il n’est pas la 
joie, mais une traduction de la joie, traduction que je commande 
et que je maitrise à volonté ou du moins grandement. D’autre 
part, je constate que les paroles dont je me sers pour exprimer ce 
je ne sais quoi d’obscurément lumineux que je sens en l’intime 
de mon être et que j'appelle une idée, éveillent chez mon ami 
les mêmes phénomènes intimes. Il me comprend. 

Si je lui parle d’avenir, il produit en lui-même un phénomène 
identiquement semblable au mien, il y a parallélisme profond 
entre son acte vital de connaître et celui que j’exerce en moi- 
même. Tous les deux nous suivons le cours de nos idées, et nous 
nous comprenons, nous nous accompagnons pour ainsi dire, 
dansle déroulement de nons-mêmes. Cette identité de progression 
dans la clarté connaissante ne saurait provenir de la pure action 
de la voix. Chacun de nous, en effet, perçoit le son à sa manière. 
Le son de ma voix n’est pas le son de la voix de mon voisin. Il y 
a entre les deux une différence du tout au tout. L’une sera peut- 
être douce, frêle, l’autre au contraire puissante, criarde. Les 
vibrations sont plus nombreuses, plus étendues chez l’un quechez 
l’autre, l'effet mécanique est donc tout distinct, toutirréductible. 

Représentativement il n'y a donc presque pas de rapport entre 
les deux émissions de voix, et pourtant je saisis avec une par- 
faite clarté la pensée qu’on exprime, je saisis cette pensée avec 
une netteté absolument étrangère au son vocal. 

J'ai d’ailleurs conscience d’un double travail, celui d’audition 
et celui d'intellection. Si les lois de l’intellection étaient iden- 
tiques à celles de l'audition, je ne saurais distinguer l’une de 
l’autre. D'autre part, le phénomène d'intellection demeure en 
moi identique dans son mode de production. J’ai beau obtenir 
la connaissance par le sens du tact, par celui de l’ouïe, de la vue, 
de l’odorat ou du goût, je comprends toujours de la même 
manière. Je ne ne comprends pas la même chose, j'ai conscience 
que les impressions de tel ou tel sens me fournissent des idées 
moins riches, moins profondes, mais J'ai aussi conscience que 
l'acte de comprendre est toujours identique à lui-même. La 
législation qui le règle est d’une sphère à part, je le sens, je le 
vois, mais je ne sais l’exprimer. 


246 SYNTHESE PHILOSOPHIQUE 


De plus, dans la vie sensible, j’observe une chose très extraor- 
dinaire, c’est que rien de mon idée n’est projeté hors de moi. 
Plus je traduis mon idée, plus souvent je l’exprime, plus elle 
devient en moi lumineuse et féconde. Les grands esprits, dit-on 
sont hommes de peu d'idées, c'est tout naturel. Ce qui fait leur 
force de vision ce n’est pas le nombre, mais la force, la lumière, 
la fécondité de leurs principes. Ils remontent dans l'ordre des 
intelligibles aussi haut qu'ils le peuvent, ils s'élèvent aussi profon- 
dément que s'étend la force de leur regard, et de ce sommet 
imperceptible aux autres, sans effort, sans bruit, ils contemplent 
à l'infini, des horizons que les autres ignorent. Celui qui désire 
voir clair, celui qui désire voir loin, doit gravir allègrement la 
montée des principes et du point le plus haut de son ascension 
jetter un regard attentif sur tout ce qui l’entoure. 

Me voici en présence d’un peintre. Il veut faire un tableau où 
il exprimera par le calme et la plénitude d’une forte nature la 
puissance et la grandeur de Dieu. L’idée est très claire, très 
nette, très facile à dire et à comprendre. Comment l'artiste va-t- 
il opérer ? 11 commence par étudier dans la nature un paysage 
qui réalise autant que possible l'idée qu’il veut traduire. Il se 
pénètre de l’harmonie des lignes, de la vigueur et de la netteté de 
synthèse qui se reflète en tout. Puis il prend des corps plus ou 
moins mous qui chacun projettent une lumière distincte. Ces 
corps, ces couleurs, il les étend sur une toile. Longtemps il les 
assemble, les fond, les fusionne en un tout harmonique. 
Bientôt par son habileté, cette toile auparavant terne et sans vie, 
réfléchit une splendide synthèse, toute une multitude de rayons 
lumineux qui produisent sur ma rétine et sur la plaque photo- 
graphique, un effet identique à la vue d’un paysage réel. Si le 
paysage est exactement reproduit, je pourrai prendre la photo- 
graphie du paysage et celle du tableau et les deux clichés 
m'apparaitront identiques. Sans doute cela n'arrive pas, car 
l'homme est trop puissamment dépassé par l’incommensurable 
harmonie du réel, mais la chose est en elle-même possible et l’on 
pourrait rêver d’un artiste qui reproduirait si parfaitement la 
nature que la photographie des deux œuvres n'offrirait pas de 
divergence. 

Que s'est-il donc passé ? Quel rapport entre l’idée plus haut 
énoncée et tous ces actes qu'on appelle coups de pinceau sur une 
toile grossière? Aucun, sinon que l’idée guidait et quele bras dirigé 
par l’idée d’abord, par les sens et les objets ensuite, réalisait hors 


SYNTHÉSE PHILOSOPHIQUE 247 


de l’idée et par des moyens qui lui sont totalement étrangers ce 
que l’idée renfermait dans son sein. Dans le tableau, il n’y a que 
des matières oléagineuses étendues sur une toile et réfléchissant 
diversement les rayons lumineux. Cela je l’appelle un paysage, 
et dans ce paysageje découvre un reflet d’incomparablegrandeur. 
Je comprends en moi-même ce terme de grandeur. Je sens une 
corrélation entre l’état organique de mon corps et l’idée de mon 
âme. Cet état organique est produit d’après des lois identiques 
dans tous les corps plus ou moins éduqués par l’analyse de soi, 
voilà pourquoi l'artiste est compris, voilà pourquoi son œuvre 
est dite belle. 

Ce phénomène mérite une attention profonde, car il nous 
danne la clef du problème de la connaissance. 

A la vue d’une fraction d'horizon que son regard découpe 
dans la projection lumineuse totale que réfléchit l'atmosphère, 
le peintre sent en lui une émotion intense. San organisme plus 
délicat, reçoit une impression forte, ses muscles, ses nerfs, tout 
en lui s’harmonise en vue d’un effet synthétique appelé émotion. 
Tout cela est commandé. Rien de libre, de volontaire. C'est la 
nature agissant sur nous dans la mesure même où nous sommes 
aptes à sentir son action. Cette action identique sur tous, n’est 
pas identiquement vécue par tous, parce que l'organisme est 
plus ou moins délicat, plus où moins apte à recevoir tel ou tel 
genre d'action lumineuse ou vibratoire. L'artiste qui vit cette 
émotion profonde voit son âme saisie par telle ou telle pensée. Il 
sent son être tout entier emporté par un élan subit. Une 
connaissance nouvelle est en lui. Quelque chose d’inexprimable- 
ment lumineux s'offre aux regards de son intelligence, il le 
contemple, l'admire, s’en nourrit, s’en embrase et il veut le 
traduire, il veut en conserver la profonde influence. 11 le fixera 
donc sur un tableau s’il est peintre, il l'organisera dans une série 
de notes musicales s’il est musicien, il l’exprimera par une 
harmonieuse sonorité de termes s’il est littérateur. Les autres 
viendront ensuite admirer à leur tour ce qu’il a lui-même 
compris et vécu. [I] leur fera part de son épanouissement vital en 
présense de telle vision sensible. S'il est vraiment artiste, s'il 
possède vraiment le secret de modeler la nature, de la mettre au 
service parfait de l'impression et de l’idée, son œuvre sera belle 
et nous verrons les hommes ravis s’extasier devant elle. 

Il y a connexion entre un état sensible et la connaissance, 
mais rien de plus. Direz-vous qu'il n’y a pas réalité, qu'il n'y a 


248 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


pas vérité? Pour qu'il n’y eut pas vérité, il faudrait que nul 
homme sincère et apte ne put retrouver/-dans le tableau l’idée 
qu'a voulu traduire le peintre. Mais c’est là chose presque 
impossible, car le moins artiste met toujours dans son œuvre 
quelque reflet de son idée. Les ébauches grossières que, dans les 
cavernes nous ont laissées les hommes des temps dits primitifs, 
nous laissent reconnaître à travers leur imperfection l'empreinte 
de l’être intelligent. Que dis-je, c’est même parce qu'il est intelli- 
gent que l’homme est maladroit, qu'il est malhabile, que ses 
œuvres sont toujours imparfaites et les chefs-d'œuvre chose si 
rare. L’animal ne commet pas de maladresse, il ne manque pas 
ses œuvres, il est parfait en tout, car l’animal ne sait pas ce qu'il 
fait, il ne sait pas pourquoi il le fait, il ne sait pas qu'il le pour- 
rait faire autrement. L'homme, lui, sait ce qu’il fait. Du sein de 
son intelligence il mesure la faiblesse du sensible, il en perçoit 
la grossièreté, cela l’arrête et l’embarrasse, l’homme entreprend 
son œuvre mal affermi, toujours déçu par le manque de rapports 
entre l'idéal conçu par l'esprit et l’œuvre réalisée par les sens, et 
cette déception, cette tristesse le brisent et l’annihilent. Mais, à 
travers ses œuvres les plus sublimes comme à travers les plus 
décevantes, l’homme répand le reflet de l’idée. L'idée est donc 
reconnaissable, elle est vraie, elle est elle-même et le tableau est 
vrai parce qu’il nous conduit à l’idée. 

Tout tableau est vrai dans la mesure même où il traduit l’idée. 
Je ne dis pas qu'il soit jugé vrai par le public, mais il l’est pour 
l'artiste. [1 arrive parfois que des œuvres jugées très vraies, 
profondément belles par tel cénacle ne sont pas goûtées du 
public, ce n’est pas toujours sans motif. La question du beau 
artistique est une question de psychologie et de tradition. 
L'artiste qui par goût du nouveau, du non-connu, cherche à se 
mettre en marge de la vie ordinaire, exprime des sensations 
encore inexplorées et peut-être même au-delà de toute exploration 
pour un autre que lui,est un artiste qui a fait fausse route. Il 
n’a pas voulu tenir compte de l’éducation reçue par ses contem- 
porains, 1} conçoit son œuvre en dehors de la vie ordinaire, en 
dehors de la société où il vit; quoi d'étonnant si la société ne s’y 
reconnaît plus. La société n'est pas faite pour l'artiste, c’est 
l'artiste qui est fait pour elle. Sa mission est précisément d’en 
faire l'éducation, d'en élever les conceptions, les sentiments. 
Mais pour cela il doit prendre contact avec elle, il doit la 
conduire insensiblement au nouveau point de vue, il doit la 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 249 


prendre comme par la main et tout doucement lui faire décou- 
vrir ce qu’elle ne soupçonnait pas, ce qu’elle sentait mais ne 
distinguait pas. Et il est un terme que la société ne dépassera 
jamais. Dans un moment de suréducation, elle pénétrera jusqu’à 
telle limite, mais bientôt elle retombera comme épuisée par son 
effort. La contemplation du beau réalisé la saisira si fortement 
qu’elle en perdra pour un temps tout désir d'avancer, et c’est 
alors la décadence. Dans l’histoire des arts, nous constatons cette 
montée vers une perfection plus grande, aussitôt suivie d’une 
descente profonde. Il semble qu’en ces temps de grandeur, la 
société se dépense jusqu’à l'épuisement et ne laisse à l’avenir que 
l'ombre de sa vigueur. Cela vient de l'instabilité même de 
l’organisme. L'art ne peut produire son effet que dans la mesure 
même où les sens sont saisis. 

Et précisément, à cause de cet ébranlement organique abso- 
lument requis pour qu’une œuvre d’art soit pénétrée par notre 
intelligence, l'artiste ne peut cultiver l’art pour l’art. Il est stric- 
tement tenu de tenir compte de l'émotion sensible produite sur 
les connaisseurs de son œuvre. Si cette émotion sensible, si cet 
ébranlement des organes doit occasionner dans les spectateurs le 
déclanchement des passions, 1l n’est plus légitime. Les passions 
grondent assez dans l’homme et les artistes n’ont pas mission 
d’en exalter les mouvements désordonnés et funestes. 

L'art pour l’art est anti-humain parce qu’il tend à violer les 
lois constitutives de notre être. L'art doit produire en nous un 
effet de pacification, de surélévation, d’ennoblissement de la vie. 
L’art qui ne réalise pas cette fin viole sa raison d’être. Il n’est 
plus qu'un vil instrument de la plus basse déchéance. Toute 
idée ne peut pas être légitimement traduite par les artistes. 
mais celles-là seules qui peuvent élever et ennoblir notre âme. 

Et si les artistes prétendaient ne plus traduire d’idées, mais 
n’exprimer que des faits, alors c’est la mort de tout art. Il n’est 
pas de fait pur, il n’est pas dans la nature un seul être, un seul 
phénomène, un seul acte sensible qui ne soit intelligible, qui ne 
soit idéalement traduisible; concevoir l’art en dehors de l'idée, 
c’est en ruiner les bases, c’est en blasphémer l'existence. L'artiste 
matérialisant n’est qu’un singe dépourvu d’instinct. 

La raison en est d’ailleurs très simple. Dès lors que le bonheur 
ne saurait être hors du vrai, dès lors que l’homme n'est la source 
ni du bonheur ni du vrai, ce n’est pas l'inspiration radicalement 
individualiste qui peut seule trouver ce bonheur et ce vrai. De 


250 SYNTHESE PHIEOSOPHIQUE 


plus, toute passion dégradante, tout plaisir coupable nous ôtent le 
bonheur. Favoriser les passions mauvaises, c’est combattre ouver- 
tement le bonheur des humains; et comme ce bonheur est ce 
vers quoi tend tout notre être, ce pourquoi notre être est fait, 
combattre le bonheur, en empêcher la réalisation, c’est combattre 
radicalement l’être humain dans ce qu'il a de plus intime et de 
plus profond. | 

L'art pour l’art, l'excitation organique pour elle-même et 
pour exclusif témoignage de la virtuosité de l’artisteest un crime 
contre nature, c’est la subversion totale de l’homme, c’est en 
littérature, en poésie, en sculpture, en tout ce que l’on décore 
du nom d'arts libéraux, une prostitution innommable de son 
âme et de sa liberté. 

La théorie de l’art pour l’art n’a de solide que le brillant de La 
formule. La pompe des mots seule fait sa fortune. L'art étant 
pour l’homme, l’art pour l’art c’est l’art sans l’homme, ou l’art 
pour la seule émotion. Or l’émotion organique est régie par les 
droits de l’âme. Ne tenir aucun compte des droits supérieurs de 
notre âme, provoquer n'importe quelle émotion organique, c'est 
évidemment blasphémer l’homme, car c'est ne respecter en lui 
que ce qui le fait l’égal de la bête. Respecter l’homme, c'est res- 
pecter son âme iunmortelle, c'est subordonner la jouissance 
esthétique corporelle aux droits imprescriptibles de la raison et 
de la libre volonté. 

Si, laissant de côté la peinture qui par sa visibilité nous est 
plus claire et plus intelligible, nous prenons la musique, le 
résultat n’est pas différent. Moins nombreux sans doute, incom- 
parablement moins nombreux seront les auditeurs capables de 
saisir la pensée de l'artiste, parce que le son est moins clair, 
moins compréhensible, et, il faut le dire aussi, parce que les 
artistes sant moins humains, plus en marge de la société. Ils 
sont trop eux-mêmes, ils écrivent et composent trop pour 
eux-mêmes. 

Prenez, au contraire, un air de régiment, voyez comme 
aussitôt chacun se sent saisi, Pas n’est besoin d’explication. La 
foule estemportée dès les premières notes, elle se sent enflammée, 
haletante, inconsciemment elle se met au pas et va de l'avant. 
Quelque chose d’inexprimable la pénètre. Chacun des hommes 
qui la composent sent tout à coup en lui germer l’ardeur, 
l'énergie, le déploiement violent de lui-même. C’est un cuivre- 
ment. Cet homme tout-à-l’heure blasé, plein de mépris pour la 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 251 


lutte qu'il appelle une sauvagerie, par pure lâcheté, est tout à 
coup rendu à lui-même. Il est désormais bouillonnant de 
courage. Un ennemi... et aussitôt il deviendrait un intrépide 
guerrier. 11 a compris l'artiste, il a saisi dans l’ébranlement 
organique de l'être, cette idée de l’exaltation de soi par la vio- 
lente agression de l'adversaire. C’est l’idée même de l’artiste 
écrivant la musique. 

L'artiste a étudié en lui-même le retentissement organique de 
cette idée : déploiement de toute ma puissance d’être par la 
suppression de l'obstacle vivant. I] a ensuite essayé de rendre par 
une harmonieuse coordination de sons, ce qu’il a éprouvé en lui- 
même. La musique est vraie parce que, grâce aux vibrations des 
instruments, l'impression organique produite en moi suscite 
dans mon intelligence l’idée même traduite par l'artiste. Et plus 
mon idée aura la netteté, la vigueur, la profondeur de celle de 
l'artuste, plus elle sera vraie. 

Mon idée ne renferme en elle-mème rien de la musique, elle 
est inspirée par la musique, elle est trouvée comme dans la 
musique, mais elle est au-delà de la musique. Mon idée est dans 
ma seule intelligence, elle y est comme y est toute idée, sans 
forme, sans étendue, sans figure. Elle n’égale point la musique, 
elle ne se conforme pas à la musique, elle n’est ni vibration, ni 
ondulation, ni ébranlement, elle est clarté, elle est lumière, elle 
est intelligibilité actuellement comprise, c'est tout. Elle est vraie 
parce qu'elle est, parce que rien en elle-même n’est destructeur 
de soi. Elle est identique à elle-même, elle peut l'être, cela suffit 
pour qu'elle soit vraie. 

Prenons maintenant le fait d'un architecte construisant un 
édifice. Voici par exemple en son cher pays de Bretagne, un 
catholique de vieille roche construisant une chapelle à Marie. 
M. Breton, selon la délicieuse anecdote que dans « La Sainte 
Amitié », nous offre le célèbre Père Marie-Antoine, a promis à 
la Très-Sainte Vierge de lui construire une chapelle dont il sera 
tout à la fois et l'architecte et le maçon. Nul autre que lui n’v 
touchera, c’est donc un exemple parait de l'intégrale traduction 
de l’idée architecturale. 

L'idée n’est pas longue à exprimer : honorer Marie par un 
sanctuaire que lui seul construira. Rien de contradictoire, rien 
d'absurde dans cette idée. Il n’en serait pas de même si M. Breton 
voulait que le blanc par exemple, tout en demeurant blanc devint 
noir, où qu’un carré tout en conservant exactement sa forme et 


252 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


sa disposition carrée eut de ce fait la forme et la disposition 
d'une circonférence. 

Cette idée harmonique en elle-même, M. Breton la développe. 
Honorer Marie par un sanctuaire, c’est, en souvenir de Marie, 
joindre ensemble des pierres et autres matériaux qui par leur 
disposition produisent en moi une impression organique sem- 
blable à celle que j’éprouve lorsque je sens en mon âme la pensée 
de rendre honneur à un supérieur, de proclamer sa grandeur et 
sa mansuétude. (C’est en même temps réaliser un abri où 
pourront s’accomplir les actes publics du culte catholique. En 
quelques secondes, l’intelligence a tout saisi. Maisil fautexprimer, 
il faut traduire au-dehors et réaliser dans la nature physique la 
pensée de l'intelligence. 

Nous voici à la première étape. | 
Tout d’abord l'architecte dresse les plans. Sur une matière 
légère appelée papier, il trace des lignes qu’il coordonne, qu'il 
hamonise, qu’il organiseen vue d’un effet synthétique. I cherche 
les proportions dimensives, les diverses longueurs que doit avoir 
le monument pour qu'il offre aux regards un aspect digne et 
agréable. L'architecte commence par créer une projection lumi- 

neuse, type de celle que doit produire le monument réel. 

Une fois cela fait, une fois obtenue l’image projetée dont le 
monument doit réaliser la source, il passe à la seconde étape. Il 
étudie le terrain, calcule les forces de disjonction qui pourraient 
s'exercer sur le monument et le désagréger, note la résistance du 
so}, établit la profondeur desfondements, l'épaisseur des murs, des 
contreforts... Puis il se met à l’œuvre. Jusqu'ici l’idée était en 
marche, en voie de réalisation, la voilà maintenant qui se 
réalise. 

L'architecte qu'était devenu M. Breton creuse les fonde- 
ments, bâtit les murs, place des pierres sur des pierres, les unit 
avec du ciment, et durant quatorze années exprime en valeur 
étendue l'idée que son âme avait elle-même conçue. 

La chapelle est là dans sa belle stature, elle est là dans sa réa- 
lité matérielle, sa vue me fait penser à Dieu et aussi à la Très- 
Sainte Vierge en l’honneur de qui M. Breton a travaillé. Mon 
idée va rejoindre celle de l'architecte. C’est la pleine réalisation 
de ses désirs les plus ardents. 

Mais cette chapelle qui éveille en moi l’idée qui lui a donné 
l'être, a-t-elle en elle-même, quelque chose de cette idée. Non. 
Toute entière elle n’est que la synthèse des efforts mécaniques 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 253 


produits par l'architecte. Elle n’est que la synthèse des impres- 
sions organiques senties par l’architecte qui l’a construite. C’est 
un nombre prodigieux de mouvements de l’âme et du corps qui 
sont là comme cristallisés dans ces murs. Que de pensées, que 
d’élévations de l’âme vers Dieu, que de joies, qued’efforts, que 
de souffrances, que d'émotions ces quelques murs expriment ! 
Tout cela pour traduire une idée. Et pourtant dans ces murs, 
rien que des pierres sur des pierres, des matériaux unis entr’eux. 
Rien de l’idée dans la chapelle, rien de la chapelle dans l’idée. 
Une connexion sensible produite entre la projection lumineuse 
de la chapelle et mon regard, entre mon impression visuelle 
sentie et la vie de mon âme. C'est tout. C’est tout en moi, c’est 
tout en M. Breton contemplant son œuvre. Il y a sans douteen 
plus chez lui la vision de ce déploiement de sa vie dans la maté- 
rielle traduction de l’idée, mais ni pour lui, ni pour moi, rien 
de l’idée dans la matière, rien de la matière dans l’idée. 

L'idée demeure en elle-même et sa valeur toute entière dépend 
de son intelligibilité en même temps que de la plus ou moins 
profonde concordance de cette intelligibilité avec telle impression 
organique. L'idée ne représente ni par similitude, ni par dissi- 
militude, ni par diversité, elle exprime par parallélisme d’intelli- 
gibilité. Ÿ vouloir trouver autre chose c’est faire fausse route. 
L'idée ne représente rien de la matière, elle traduit dans l’âme 
la clarté produite au contact de l'impression sensible, clarté de 
connaissance intellectuelle, de cognoscibilité, correspondante à 
la clarté d'intellection actuelle qui dans la cause efficiente a pro- 
duit la première impression organique dont l’œuvre matérielle 
n'est que la traduction physique. 

Ce point est capital. Il remet tout en place et nous fait comme 
toucher du doigt la confusion inextricable où se sont engagés 
certains philosophes dans leurs solutions des problèmes du vrai 
et de la connaissance. Oubliant que l’âme est un esprit, ils ont 
voulu mettre en elle comme des espèces qui seraient la représen- 
tation spirituelle des images des sens. Rien de tout cela. 
L'intelligence est acte. La vérité c’est la lumière qui le revêt et le 
dirige. L'idée est acte, acte vu par la conscience, acte compris 
par l'intelligence. Elle est vision spirituelle des choses, mais 
vision demeurant dans l'esprit et en aucune manière ne sortant 
de l'esprit. Si cette vision pouvait se répandre hors de l'esprit, 
elle pourrait être reçue par la matière, elle ne serait pas au-delà 
de la matière, elle demeurerait dans la sphère du matériel, et 


254 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


l'esprit qui la produit ne dépasserait pas lui non plus cette région 
de la matière. Il se passe dans les phénomènes intellectuels ce 
qui se passe dans ceux de l’ouïe ou du toucher. Dans ces sens, 
en effet, 1! ne semble pas qu'il y ait impression par voie de 
similitude d'apparence comme dans la vue, il semble qu'il n'y 
ait que réalité d’impression à la suite de mouvements vibra- 
toires ou contacts réceptifs aptes à être ainsi connus. 
Dans l'intelligence, il y a mise en acte, entrée en exercice 
de la faculté connaissante au contact de l'énergie dépensée dans 
le saisissement vital de l’impression organique. L'intelligence 
semble parler la nouvelle canalisation de son énergie, la nou- 
velle déviation de sa force. 

Evidemment l'explication totale, l’explication épuisante n'est 
pas possible, c’est le mystère qui nous arrête. Mais la question 
est précisément d'établir en quel point il faut le placer et d’après 
quel mode. 

Or il est une chose absolument hors de doute. c'est que 
la tradition philosophique digne de ce beau nom, s'accorde à 
regarder les lois de l'esprit comme absolument en dehors et au- 
delà des lois de la matière; elle s'accorde encore à regarder les 
lois de la représentation sensible vécue comme radicalement 
au-dessous et en dehors des lois de l'esprit, comme totale- 
ment au-delà des lois de la réalité physique de l’objet. Elle 
s'accorde encore à regarder la simple représentation, celle du 
miroir par exemple, comme régie par des lois étrangères à celles 
de l'être représenté. Elle s'accorde enfin, pour constater la réalité 
de la représentation, sa similitude d'apparence avec l’objet repré- 
senté, sa radicale diversité de nature avec ce même objet. 

La loi fondamentale de l’objet matériel représenté, c’est le 
volume ; celle de la représentation pure c’est la surface ; celle de 
la représentation vécue, c’est la surface enveloppée de vie ; 
celle de l’intelligence, la succession dans le temps. 

En d’autres termes, autres sont les lois qui:ont présidé à la for- 
mation d’un bloc de marbre ou l’éclosion d’un lis, autres celles 
qui régissent leur représentation dans le miroir ou tout autre 
surface réfléchissante, autres celles qui régissent cette représen- 
tation consciente en moi, autres enfin celles qui régissent ma 
connaissance intellectuelle de ce bloc ou de ce lis et celle de 
leurs représentations y compris la connaissance intellectuelle de 
mon idée même. 

C'est là un fait que je ne puis pas ne pas constater. Je 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 255 


n’expliquerai jamais le pourquoi, mais je vois qu’il en est ainsi, 
et c'est pour moi une absolue nécessité, un inéluctable devoir 
que de proclamer ce que je vois. La vérité ne dépendant pas 
de moi, mais s'imposant à moi, je dois la saisir telle qu’elle se 
présente et non la déformer. Donc le mystère est tout entier 
dans les divers passages de l'objet, il est dans le passage de la 
réalité concrète à la représentation mécanique, «dans celui de 
cette représentation pure à la représentation sensible vivante, 
de la représentation sentie à l'intellection consciente. Comment 
ces passages se font-ils ? Pourquoi se font-ils ainsi ? Pourquoi 
ne se font-ils pas autrement ? Comment sont-ils rendus pos- 
sibles ?....… Mystère. 

Nul ne pourra jamais l'expliquer, car les « pourquoi » nous 
dépassent. Je vois que le fleuve s'écoule, je constate que les 
corps tendent à descendre non à monter, je dis : la pesanteur est 
cause, mais pourquoi la pesanteur est-elle cause du phénomène ? 
Comment exerce-t-elle son action ? Pourquoi existe-t-elle 9. 
Mystère impénétrable. Celui-là seul le sait qui l’a mise dans 
l'univers. 

Je constate donc que, par sa nature, ma connaissance intellec- 
tuelle est totalement en dehors et au-delà de la connaissance 
sensible, que la connaissance sensible est totalement au-dessus 
et en dehors de la représentation pure, que la représentation 
pure est totalement en dehors de l'objet, que l’objet est totale- 
ment en lui-même et en dehors de toute connaissance et de 
toute représentation. 

D'autre part la représentation pure ne me donne qu'une 
similitude d'apparence, l’objet est inexprimablement plus riche. 
La représentation pure, mécanique du miroir ou de la photo- 
graphie, celle du son, celle du choc, toutes les influences réelles 
qui manifestent hors de l’objet sa présence et sa richesse d’être, 
tout cela ne fait que fractionner l’unité synthétique de cet objet, 
tout cela est à l’objet ce que l'ombre est au corps. La représenta- 
ton n'épuise pas l’objet, ne peut pas épuiser l'objet, car pour 
l'épuiser elle devrait s'identifier à lui. L'objet seul s’épuise lui- 
même, car seul il exprime et renferme son intégrale richesse 
d'être. 

L'idée seule pénètre l’objet et le dépasse. La connaissance 
intégrale des êtres nous étantimpossible, ce fait est plus rare chez 
lhomme, toutefois même avec ce qu’elle a de limites et d’arrêts 
en sa marche, l’idée de l’homme va très loin dans l'expression 


256 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


des choses. Et si nous n’épuisons pas dans sa totalité l’intelligi- 
bilité des êtres, si bien des points nous échappent, certains côtés 
du moins nous sont parfaitement abordables et dans ce cas 
notre connaissance dépasse absolument l’individuelle réalité de 
l’objet. Cela parce que la richesse et la fécondité de l’idée vient 
de son unité. tandis que la richesse et la fécondité des êtres de 
l'univers viennent de leur multiplicité, de leur différentiation de 
parties. 

Prenons ce principe : tout corps plus lourd que l’air, s’il est 
abandonné à lui-même et ne rencontre point d'obstacles, tombe 
à terre. Voilà une idée qui déborde absolument les réalités 
visuelles et les réalités corporelles. Mon idée est absolue, elle 
n’exclue aucun corps et les renferme tous. Et cependant, je n'ai 
vu tomber qu’un nombre très restreint de corps, encore chaque 
corps est-il tombé pour lui-même, sans aucune relation immé- 
diate avec les autres. Il est tombé non parce que les autres 
tombent, mais parce que lui, tel boulet, lancé par tel canon, 
tombe actuellement. Les autres ne tombent pas parce que celui- 
là est tombé, non, ils tombent parce que chacun d’entre eux 
tombe. Autant de coups autant de chutes, autant de faits autant 
de lois réelles. 

Dans le monde physique, il n’y a pas causalité selon le mode 
spirituel, il n’y a que connexion. La connexion est réelle sans 
doute, les lois de sa réelle influence sont intellectuellement 
traduites par ce que nous appelons les lois de la causalité, maïs le 
mode de production est tout externe, tout par contact, tandis 
que la loi intellectuelle est toute interne, toute par progression 
et comme sortie de soi en soi. Dans un raisonnement, la conclu- 
sion est tirée des prémisses comme par éduction immanente, par 
épanchement intime. On met en présence trois termes, deux 
extrêmes et un moyen, on illumine les extrêmes au contact du 
moyen et par cette illumination on découvre l'harmonie des 
extrêmes. La plus-lumière est l’instrument employé pour décou- 
vrir dans l'intelligibilité du moyen l'intelligibilité plus ou moins 
obscure des extrêmes qui étaient en elle. La conclusion sort des 
prémisses comme le papillon de sa chrysalide ou comme de la 
rose s'échappe le parfum. L’épanouissement des prémisses suf- 
fit à nous la donner. 

Dans le monde physique, tout ne procède que par contact et 
détachement de parties. Il y a fractionnement, division, disper- 
sion à travers l'étendue. Une masse d’eau vient frapper des 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 257 


palettes, celles-ci entrent en mouvement et entraînent dans leur 
rotation un axe qui actionne un dynamo. En tout cela, il n’y a 
que développement intime de l'énergie individuelle au contact 
violent d’une masse étrangère. La palette se meut parce que les 
corps environnants n'offrent pas une résistance suffisante, elle 
fuit éperdue le choc de l’eau qui tombe et cette fuite même la 
ramène à tout instant sous le corps qui l’a frappe. Il y a dans la 
nature physique déplacement. 

Toute autre est la loi de l’idée. Au lieu du déplacement, de la 
fuite, nous avons l'assimilation, l'enrichissement dans l’unité. 
Tandis que l’architecte construisant sa chapelle n’a qu’une idée 
très féconde dans sa simplicité, la chapelle comporte réelle- 
ment une multitude prodigieuse de réalités. Chacun des efforts 
musculaires du constructeur, chacun des volumes matériels qui 
la composent font partie d'elle-même, car la chapelle n’est pas 
seulement la synthèse harmonique des matériaux liés les uns aux 
autres par un peu de ciment, elle est encore la synthèse de tous 
les efforts mécaniques exigés pour le transport de ces matériaux, 
de tous les efforts musculaires nécessités par leur adaptation en 
vue du but final. Telle est la réalité physique. 

Cette réalité, mon intelligence la traduit par quelques juge- 
ments, encore est-ce une imperfection. À certaines heures où 
mon esprit plus maître de soi vit plus plénièrement sa vie 
supracorporelle, je vois par une seule intuition, je saisis par un 
seul acte une telle fécondité dans mon idée, un tel déploiement, 
qu’il me faudrait des jours entiers pour que mon organisme put 
en donner la traduction. 

Ce qui dans la nature se succède de telle manière que la réali- 
té seconde ne saurait être sans le contact de la réalité première, 
de telle sorte que le mouvement de la réalité première est comme 
partie intégrante de la réalité seconde en qui le choc le prolonge, 
je l’appelle cause. Ainsi dans le fait de l’eau tombant sur des 
palettes qui transmettront à toute une série de corps les vibra- 
tions éprouvées, il est évident que le choc de l'eau qui tombe 
produit sur la palette qui fait obstacle une impulsion réelle 
transformée aussitôt en une série de mouvements conformes à 
la nature des corps recevant le contact. Cet emmagasinement de: 
force et comme nutrition de la palette, par la chute de l’eau. nous 
l’exprimons par le rapport de causalité, par l’idée de causalité. 

Quand je dis : tout ce qui est plus lourd que l'air et ne ren- 
contre pas d'obstacles tombe, j'épuise le fait de tous les corps 


E. P, — XXV. — 17 


258 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


plus lourds que l’air se transportant au-dessous de cet air. Je 
dépasse totalement la réalité des quelques objets que j'ai vus 
tomber, j'exprime non pas seulement la réalité de la chute de tel 
corps, mais celle de tous les corps existants et de tous les corps 
pouvant exister. Mon idée ne renferme qu’un élément, la réalité 
physique le traduit par une incommensurable multiplicité. 

Cette constatation m'explique la qualité de mes idées. J'ai, en 
effet, en moi-même des idées qu’on appelle générales et d’autres 
qui sont individuelles, parce que je saisis en moi-même et 
l'unité, loi de l’intelligible et la multiplicité, loi du réel physique. 
L'identité de l’intelligibilité nécessite l’unité de l’idée, la multi- 
plicité de sa traduction en volume cause en moi la multiplicité 
des idées. L'idée générale, l’universel n’est que l’idée fondamen- 
tale, l’idée rigoureusement unique qu'il s'agit d'exprimer en 
termes physiques. L’individuel, le singulier intelligible, c'est 
l'actuelle vision par mon intelligence des multiplicités étendues 
qui expriment dans Ja nature matérielle l'idée unique. Comme 
le physique est déférent, que sa loi est la multiplication, la dis- 
persion, il suit que mon idée pour être purement traduite doit 
être physiquement exprimée par une multiplicité. Plus les 
réalités voluminales seront nombreuses, plus la puissance et la 
la fécondité . de l’idée sera manifestée. C'est la loi absolue 
de tout travail artistique ou manuel. Et ce qu’il y a de 
plus remarquable, c'est que plus l’idée est claire, plus elle est 
nette, plus elle est lumineusement perçue, plus sa réalisation est 
sample et à la portée de tous. Moins au contraire elle est claire et 
plus nombreuses sont les réalités employées à la traduire et tour 
à tour rejetées comme non exprimantes. 

L'idée générale exprime l'identité d’intelligibilité d’ane idée 
que la matière ne peut traduire que par la multiplicité. L'unité, 
l'identité d’intelligibilité découverte dans une série de réalités 
physiques exprime l’idée une qui est la source de leur être. 
L'idée singulière traduit uniquement la réalité telle qu’elle est, 
non plus dans son identité de rapports essentiels intelligibles, 
mais dans son identité strictement objective. 

L'universel n’est ni dans l’idée, ni dans la réalité objective, il 
est une loi de l'esprit. Nous universalisons en nous-mêmes 
l'identité d'intelligibilité découverte dans la traduction intellec- 
tuelle de plusieurs êtres. Notre intelligence ne trouve que l’un 
etie multiple. L'identité d'intelligibilité qu’elle découvre dans 
l'actuelle intellection des réalités physiques, voilà ce que l’on a 


SYNTHESE PHILOSOPHIQUE 259 


appelé universel, ce qui réellement n’est pas universel, mais 
seulement typique. Ce que les panthéistes appelèrent universel, 
ce que les autres philosophes ont ainsi appelé par inadvertance, 
n’est qu’un type idéal qu’une réalité multiple traduit. 

Voici un architecte qui fait le plan d’une ville. Ce plan je 
suppose qu’il comporte vingt mille maisons. Croyez-vous que 
l’idée de maison soit plurale dans l'intelligence de l'architecte ? 
Nullement. Il n’a qu’une seule idée. Pour la bien traduire il va 
en multiplier les reproductions physiques. Comme son idée de 
maison renferme utilité et élégance dans son intelligibilité, 
l'architecte, pour réaliser ces concepts, sera obligé de varier l’or- 
ganisation des réalités matérielles construites afin que le nombre 
n’annihile pas l'élégance et que le nombre et l’élégance n’impos- 
sibilisent pas l’utilité. 

Dans son intelligence une idée-type, dans l’image projetée, 
dans la réalité physique une incomparable multiplicité. Si, 
visitant la ville et acquérant en moi-même le concept général de 
maison, je dis : la maison en soi est ce qui est apte à être dans 
plusieurs et à être attribué à plusieurs, je ne suis pas dans le vrai. 
Car le vrai c’est la conformité de la chose avec elle-même, c’est 
l'identité d’intelligibilité actuellement exprimée dans mon intel- 
ligence entre l’idée conçue par moi et l’idée conçue par celui dont 
J'analyse et traduis intellectuellement l’œuvre matérielle. L’archi- 
tecte n'ayant qu'une idée-type, je ne puis pas avoir autre chose. 
Une idée universelle en elle-même est un non-sens; car toute 
réalité, par le fait qu'elle est elle-même, est une, singulière, et 
doit demeurer identique à elle-même, ce qui ne serait pas si 
l’universel pouvait être un seul instant la réelle propriété de 
l'idée. 

(A suivre.) Fr. JULES d’Albi. 

O. M. C. 


TAINE ET LES JACOBINS 


(Fin.) 


Mais c’est surtout autour de l’école que la bataille est engagée 
à l'heure actuelle. « Bien entendu, le radicalisme écarte toute 
prétention à la liberté absolue en pareille matière. Il n’admet 
pas celle des pères de famille de donner ou de ne pas donner 
l'instruction à leurs enfants. » (1) « La question ne se discute 
pas. L'école confessionnelle, c’est l'oppression de la liberté de 
la raison. Permettre qu’on enseigne le dogme et le miraculeux à 
des enfants... c’est les acheminer vers l'ignorance, créatrice de 
misère et de servitude. c'est leur permettre, lorsqu'ils exer- 
ceront leurs droits de citoyens, de nuire aux autres et de 
compromettre peut-être l'avenir de l'existence de la Répu- 
blique » (2). 

Donc, « pour protéger la liberté de conscience à tous les 
degrés, on a interdit l’enseignement aux congrégations des deux 
sexes; on se demande si on peut aller plus loin et étendre cette 
interdiction au clergé » (3) et on ne résiste qu’à peine à la tenta- 
tion, car au fond ce que l'on veut, c’est «l’Etat Educateur, l’Etat 
formant la jeunesse, la France ou plus exactement les insti- 
tuteurs d'aujourd'hui élevant la France de demain. » (4) Alors 
il n’y aurait pas de danger que la France de demain soit une 
France catholique. 

Ce serait plutôtune France socialiste, car « la lutteanticléricale 
actuelle a eu pour résultat d’habituer les esprits à n'’attacher 
qu'une importance minime à la sûreté du droit sans laquelle il 
n'y a pas de liberté » (5) ; quand on a vu l'Etat violer ouverte- 
ment l’engagement solennel qu’il avait pris au sujet du budget 


(1) Buisson. La politique radicale, p. 196. 

(2) Programme du parti radical au congrès de 1907 par M. Debierre, rapporteur. 
(5) Buisson, La politique radicale, p. 196. 

(4) Id., p. 195. 


(5) G. Sorel, Histoire de la révolution dreyfusienne, p. 56. 


TAINE ET LES JACOBINS 261 


des cultes, quand on l’a vu mettre la main sur la caisse de 
retraites ecclésiastiques à laquelle il n'avait jamais donné un 
centime, sur les rentes formellement léguées à l'Eglise par les 
défunts, il est bien permis de se demander pourquoi on n'irait pas 
plus loin dans la voie des attentats contre la propriété. De fait, le 
parti radical reconnaît hautement que de sa part « iln'y ani 
objection absolue, ni opposition irréductible à la socialisation 
des moyens de productions » (1). Ce qu’il « faut restreindre, 
c'est le domaine de la propriété individuelle, remplacer la propri- 
été individuelle par la propriété collective chaque fois que la pro- 
priété individuelle est devenue capitaliste, c’est-à-dire est devenue 
moyen d'exploitation. C’est le socialisme des socialistes, c'est 
aussi celui des radicaux » (2). 

Ainsi, c’est pour empêcher le peuple d’être exploité que radi- 
caux et socialistes vont s’employer de leur mieux à dépouiller les 
patrons; ils intitulent « dépenses de solidarité ce qui, en bon 
français, s'appelle des spoliations, car leur politique ne consiste 
qu’à prendre aux uns pour donner aux autres » (3). [l est vrai 
que « les attentats contre la propriété prennent plus que jamais 
le masque de l’humanité et de la philanthropie » (4). | 

L’Etat radical « trait et tond les riches pour nourrir et vêtir 
les pauvres ». Mais ce n’est pas encore suffisant. « Ce n’est 
pas leur lait et leur laine qu’il nous faut, mais leur chair et leur 
peau ! crient les prolétaires éveillés par le Marxisme au senti- 
ment de classe. Non une part du revenu des capitalistes, mais 
leur revenu tout entier » (5). Et pour leur donner satisfaction, 
on nous prépare l'impôt sur le revenu « qui sera mis à la 
charge d’une minorité payante par une majorité non payante, 
qui, par conséquent, ne sera pas consenti par ceux qui la 
supportent et constituera un impôt illégitime et oppressif au 
premier chef. » (6) Mais qu'importe, puisqu'il servira à « appau- 
vrir les conservateurs, ceux que l’on considère comme les adver- 
saires du régime actuel ». « Le maire ou cet autre personnage 
occulte, le délégué du préfet qui a sûrement existé, qui n’a peut- 
être pas disparu, ne seront-ils pas consultés? Et l’on verra 
dresser dans chaque commune, par on ne sait qui, une liste de 

(1) Buisson, La politique radicale, p. 234. 

(2) Buisson, La politique radicale, p. 232. 

(13) Yves Guyot, Les intérêts économiques et l’œuvre Kocialiste, 

(4) Courcelle-Seneuil, Vers la justice. 


(5) Fournière, La sociocratie, p. 32. 
(6) Kergall, cf. Yves Guyot, Les intérêts écunomiques et l’œuvre socialiste. 


262 TAINE ET LES JACOBINS 


proscrits, de gens taillables à merci. Les châtelains, les bour- 
geois, les curés, tous ceux en qui l’autorité voit des adversaires, 
tous les ennemis de M. le Maire sont sûrs d’y figurer. Celui-ci y 
sera pour telle affaire dans laquelle il a eu raison contre l’Admi- 
nistration ; celui-là comme député de l’opposition;un troisième, 
pour s'être porté candidat contre un candidat du préfet... l’un 
« pour sa maison d'Albe », l’autre pour « ses jardins de Tuscu- 
lum ». Quant aux amis de l’autorité, quant à ceux que la 
consigne venue d'en haut sera de ménager, ils n'auront jamais 
5000 fr. de rente, fussent-ils notoirement millionnaires » (1). 

Où s’arrètera-t-on dans cette voie? Il est difficile de le dire, 
car la politique radicale « ira aussi loin qu’il le faudra, c'est-à- 
dire jusqu'où la logique,qui est ici la justice, l’obligera d’aller… 
Saut dans l'inconnu, disent les modérés. Saut fatal en plein 
collectivisme, prétendent au contraire les socialistes » (2).Les 
radicaux ferment les yeux et vivent au jour le jour, en se disant : 
« La marche nécessaire des choses en décidera » (3). Mais les 
socialistes. eux, se rendent parfaitement compte de ce qu'ils 
font et « entraînent les partis démocratiques dans leur propre 
VOIE ». 

Peut-être certains radicaux voudraient-ils s'arrêter à présent, 
mais ils ne le peuvent qu’en sacrifiant leurs principes, et les 
socialistes sont là pour crier à la réaction, « leur rappeler leurs 
principes et les ramener à leurs méthodes lorsque la crainte du 
socialisme les jette en panique dans les bras des conservateurs. 
L'activité démocratique est stimulée et talonnée par le socialisme 
vers un interventionnisme aigu » (4) qui nous achemine peu à 
peu vers le collectivisme avec lequel l’Etat personnifié par le 
parti règnant sera seul propriétaire en France et prétendra dis- 
poser de nous, corps et âme, sans limitation ni réserve. 


Après avoir envisagé le Jacobinisme moderne sur le terrain 
religieux et économique, nous pouvons examiner quelle est son 
attitude politique, quels sont ses procédés de gouvernement. Là 
encore, nous trouverons bien des points de ressemblance entre 
les Jacobins de Taine et ceux d’aujourd’hui. 


Ïl est encore vrai de nos jours que l'imagination populaire a 


(1) Lescœur,Comment on fraude le fisc. 

(2) Buisson, La politique radicale, p. 5 et 240. 
(3) Id., p. 03. 

(4) Fournière.La sociocratie,p. 83 et Ko. 


TAINE ET LES JACOBINS 203 


besoin de personnes vivantes auxquelles elle puisse imputer ses 
maux et sur lesquelles elle puisse décharger ses ressentiments. 
Et nous voyons, dès l’école, les manuels scolaires répandre la 
calomnie sur l’Eglise toute désignée pour être montrée comme 
cible aux ressentiments populaires. S1 nous prenons les feuille: 
tons des journaux radicaux et socialistes, nous pouvons être sûrs 
que s’il y est question d'un patron, c'est un être avide et jouis- 
seur ; d’un catholique, c’est un hypocrite ou un fabuleux imbé- 
cile ; et si un curé entre en scène, c’est un fourbe auprès duquel 
Basile lui-même passerait pour un modèle de candeur, à moins 
que ce ne soit un épouvantable tortionnaire dans le genre de 
ceux que présente à ses lecteurs le « Catéchisme républicain », 
où l’on peut voir, pas exemple, (1) un infortuné vieillard enchaïi- 
né le long d’un mur, et recevant sur le crâne une série de 
gouttes d’eau qui tombent de la voûte jusqu’à ce que la mort 
s'en suive. Et l’on présente cette « férocité dans l’aberration » 
comme « l’âme vraie, non pas du christianisme, mais du catho- 
licisme romain qui est là toute entière ». 

Comment voulez-vous qu'après cela,lorsque les enfants élevés 
avec de telles idées sont devenus électeurs, ils ne frissonnent pas 
instinctivement et ne se mettent pas aussitôt en défense quand 
un ministre leur montre « s’avançant de toutes parts, les pressant 
déjà de ses avant-postes, une armée internationale recrutée dans 
tous les pays, irrégulière, de tous ordres et de toutes couleurs, se 
vantant d'avoir l'univers pour patrie, Rome pour capitale, la 
France pour campement » (2)? Comment ne croiraient-ils pas 
quand on leur affirme que les dispositions de la loi ‘de 1905 
étaient « des dispositions d’extrême bienveillance,que le gouver- 
ment avait poussé les concessions au delà des limites vraiseni- 
blables et que l’aveuglement du S'-Siège, sa folie d’absolutisme, 
ses appels à la révolte contre la loi, ses défis réitérés à la souve- 
raineté nationale »(3) justifient les mesures violentes prises contre 
l'Eglise ? : 

De même, comment ne pas croire que les patrons sont tous 
des vampires, des exploiteurs sans conscience auxquels la classe 
ouvrière est en droit de demander un compte rigoureux de toutes 
les misères physiques et morales qui pèsent sur elle ; tandis que 
leurs ouvriers sont tous de petits saints ? 


(1) P. 295. 
(2) Leyret, Waldeck-Rousseau et la 3° république, p. 160. 
(3) Buisson, La politique radicale, p. 188. 


204 TAINE ET LES JACOBINS 


Tels sont « les préjugés et les illusions que le parti radical- 
socialiste a laissé croître dans la classe ouvrière à la place de 
ceux d'autrefois et qui y ont poussé ayëc d’autant plus de vigueur 
que le terrain était séculairement entretenu et ensemencé. Il a 
arrosé cette mauvaise herbe non pas:tant par paresse ou par 
démagogie que(soi disant)par une fraternelle pitié envers ceux à 
qui le rêve est d'autant plus précieux que la réalité leur est plus 
dure » (1). Singulière façon de témoigner sa pitié pour les 
déshérités, mais en revanche, excellente manière de les lancer 
violemment contre les adversaires, car la foule, comme les ma- 
jorités « oublie trop aisément que les minorités ontdes droits. Elle 
traite en factieux ceux qui lui résistent, et elle en fera volontiers 
des victimes » (2). En présence de l’émeute, l’autorité publique 
se montre timide : « les magistrats qui ont le droit de requérir 
l'emploi de la troupe n'osent pas se servir de leur pouvoir 
jusqu’au bout et les officiers acceptent d’être injuriés et frappés 
avec une patience qu'on ne connaissait pas jadis..., les préfets, 
redoutant d’être amenés à faire agir la force légale contre la 
violence insurrectionnelle, pèsent sur les patrons pour les forcer 
à céder; la sécurité des usines est maintenant considérée comme 
une faveur dont le préfet peut disposer à son gré... et chaque 
transaction ainsi obtenue devient un encouragement pour les 
propagandistes de la violence » (3). 

L'Eglise ne sera pas mieux traitée ; n’avons-nous pas vu pré- 
senter la condamnation portée par le Saint-Père contre les 
associations cultuelles comme « une tentative évangélique de 
doter notre pays d’une guerre de religion ?.. L'Eglise y perdra 
la plus grande partie des avantages matériels » (4) qu'on avait 
daigné lui concéder, et rien ne nous garantit contre un sursaut 
de violence analogue à celui qui coûta la vie aux otages de 1871. 
Croit-on qu’en pareil cas les autorités radicales s’interposeraient 
en faveur des victimes ? Il est au moins permis de se poser la 
question quand on sait que les événements du 31 octobre, du 23 
janvier et « divers autres incidents » tels, sans doute, que celui 
que nous venons de rappeler, peuvent être « attribués à des 
entraînements de l’ultra-radicalisme » (5). C’est probablement à 


(1) Fournière, La sociocratie p. 214. | 

(2) Rapport de M. Bonnet sur la représentation proportionnelle. 
(3) G. Sorel, Réflextions sur la violence, p. 85. 

(4) Déclaration lue au congrès radical de 1906 par M. Pelletan. 
(5) Buisson, La politique radicale,p. 32. 


TAINE ET LES JACOBINS 265 


quelque entraînement de cegenrequ'ilfautattribuer les incendies 
d’églises de Suresnes et d’Aubervilliers et l’injustifiable agression 
qui récemment coûtait la vie au jeune Debroise. 

D'ailleurs, le Jacobinisme moderne a soigneusement conservé 
à tous ceux qui lui font de l'opposition, catholiques avérés ou 
même simples libéraux,le rôle de conspirateurs que leur avait si 
libéralement donné leJacobinisme d'antan. Toutes les fois que 
lesradicaux ont envie « d’asseoir sur une chambre désemparée 
la dictature de la peur, ils effraient l'opinion publique par la 
menace d’une vaste conspiration » (1). « Aucune personne 
sérieuse ne doute aujourd'hui que le grand complot pour lequel 
Déroulède, Buffet et Lur-Saluces furent condamnés, était une 
invention de la police » (2) et qui a jamais pris une minute au 
sérieux le grand complot de Ms Montagnini, pour lequel cepen- 
dant on avait ramassé jusqu'aux plus insignifiants bouts de 
papier en leur attribuant une importance ridiculement exagérée ? 

N'éanmoins,de tels procédés n’ont pas été inutiles pour faci- 
ter aux radicaux la conquête du pouvoir. Il y en a bien ausst 
quelques autres ; les journaux nous apportent de temps à autre 
des faits tels que ceux qui ont marqué la campagne électorale de 
M. Leroy-Beaulieu ou cette lettre adressée le 20 avril dernier à 
la Préfecture du Finistère par les électeurs de Plobanalec,bruta- 
lement privés de l'exercice de leur droit de vote en-1906 par des 
individus étrangers à la localité; qui nous rappellent prodigieu- 
sement la manière jacobine de « faire les élections » dont Taine 
nous a indiqué le mécanisme. 


Quoi qu’il en soit,les radicaux sont au pouvoir mais pourront- 
ils s’y maintenir ? C’est bien douteux pour quiconque suit la 
marche des événements depuis une trentaine d'années. 

Le parti opportuniste qui formait comme l'aile droite du parti 
Jacobin actuel est arrivé au pouvoir le premier : « il s’est montré 
deplus en plus humble devant ses adversaires radicaux d’autant 
plus insolents, et chaque jour perdant du terrain il est devenu un 
objet de risée par sa courte vue et ses misérables défaillances ». 

Le parti opportuniste une fois supplanté par le parti radical, 
celui-ci, pour accomplir les réformes qui lui tenaient à cœur, dut 
« faire plus qu’accepter, réclamer le concours de tous les répu- 
blicains, de tous les socialistes »,si hardies que puissent paraître 


(1) Leyret, Waldeck-Rousseau et la 3° République, p. 225. 
(2) G. Sorel, Réflexions sur la violence, p. 144. 


266 TAINE ET LES JACOBINS 


leurs théories (1) « et naturellement ces derniers firent payer 
leur concours à ceux qui le sullicitaient de la sorte. 

Le résultat fut une évolution du radicalisme.« Le Temps » le 
lui reprochait en une phrase qui voulait être ironique et qui se 
trouvait être d’une saisissante vérité : On pourrait noter les 
phases de ces transformations d’après les titres de certains can- 
didats et l’on trouverait le processus suivant : radical tout court, 
radical-socialiste, socialiste-radical, sc cialiste tout court » (2). 

Et c'est vrai. Les radicaux-socialistes ont fait « beaucoup de 
législation sociale dans le but d’attacher à leur gouvernement les 
classes pauvres qui leur inspirent une terreur effroyable ». Pour 
persuader aux riches qu'ils devaient subir les charges que 
comportait cette politique sociale, ils ont créé tout exprès la philo- 
sophie de la solidarité « qu’il serait plus exact de nommer la 
philosophie de l’hypocrite lâcheté » (3). 

Mais si ces sacrifices au socialisme ne servent qu'à faire 
passer le pouvoir des mains des radicaux à celles des socialistes 
parlementaires, ceux-ci risquent de se voir à leur tour mis en 
présence du syndicalisme,et « réduits à ruser avec une force qui 
les dépasse, ils sont 4 la merci de toutes les divagations d'anar- 
chisme politique social et moral qui tiraillent le mouvement 
ouvrier en ce moment, et les conquérants de l'Etat sont conquis 
ou neutralisés par ses destructeurs avoués » (4). 

Ce n’est pas le veto du Président de la République qui pourra 
enrayer le mouvement. Depuis qu'on a vu l’usage parfaitement 
légal et rigoureusement constitutionnel, fait par le Maréchal de 
Mac-Mahon, de son droit de dissolution, présenté comme un 
« coup d’ État » (5), l'exercice de ce droit est pratiquement aboli. 

Il semble donc tout à fait possible que nous voyions quelque 
jour l’avènement du syndicalisme qui, non content d’avoir 
supprimé l'exploitation de l’ouvrier par le patron,renversera les 
termes et établira «l'exploitation du patron par l’ouvrier et 
l'assujettissement de celui-ci à celui-là, flétrissant l'anarchie des 
individus mais établissant l’anarchie des syndicats, repoussant 
les monopoles d'Etat mais travaiflant à imposer le monopole de 
chacun des groupes qu'il aura lui-même constitués » (6). 

(1) Buisson, La politique radicale,p. 71. 

(2) Buisson, La politique radicale, p. 72 
13) G. Sorel, Histoire de la révolution Drevfusienne, p. 15. 
(4! Fournière,La sociocratie,p. 56. 


(5) Buisson, La politique radicale, p. 35. 
(6) H. Joly, Revue hebdomadoire du 25 juin 1910. Le public et les syndicats. 


TAINE ET LES JACOBINS 207 


En présence de cette menace d’anarchie,le parti Jacobinaenfin 
rencontré sa frontière du côté de l’extrême-gauche, et s'est résolu 
à faire face à l'ennemi en serrant rigoureusement ses rangs,mais 
il n’a pu le faire qu’en définissant ses principes et en adoptant 
une discipline qui ne contribue pas médiocrement à lui donner 
cette physionomie étrange d’une « religion » qui aurait « pour 
église l’Etat », dans laquelle « toutes les individualités dont se 
compose la société seront assujetties, dans tous les actes de leur 
existence à des règles imposées par l'Etat » (1), « sorte de confes- 
sion antireligieuse ayant sa philosophie, sa liturgie, ses arcanes 
et je ne sais quel caractère ésotérique »(2). De fait, nous trouvons 
sous la plume desécrivains du parti des expressions qui détonnent 
étrangement en face de leurs affirmations d’incrédulité : on nous 
définit le radicalisme, « un parti de foi républicaine » (3), on 
nous parle d'une « discipline servile » à laquelle s’est soumise la 
majorité, d’un « dogme dont elle a accepté les formules oppres- 
sives » (4), il est question de « socialistes orthodoxes qui n’ont pas 
encore dégagé l'esprit de la lettre », de marxistes « de la tradition 
et de la stricte observance et de marxistes réformés » (5), et voici 
même, proh pudor! qu'on nous affirme que « la casuistique, dont 
Pascal s’esttantmoqué, n’était pas plus subtile et plus absurde que 
celle qu'on retrouve dans les polémiques entre ce qu’on nomme 
les écoles socialistes. Escobar aurait eu quelque peine à serecon- 
naître au milieu des distinctions de Jaurès ; la théologie morale 
des socialistes sérieux n’est pas une des moindres bouffonneries 
de notre temps » (6). Et à la page suivante nous lisons les mots 
de « probabilistes, laxistes, tutioristes ». Cette « Anti-Eglise » a 
comme nous l’avons déjà remarqué sa « politique ordinairement 
sournoise, parfois brutale et toujours fanatique en vue de ruiner 
les croyances chrétiennes en France » (7). 

A quel succès est appelée cette politique ? En ce qui concerne 
l'Eglise catholique, la question ne se pose pas : « les portes de 
l'enfer ne prévaudront pas contre elle » ; mais il n’en va pas de 


(1) Courcelle-Seneuil, Vers la justice. 

(2) Goyau, Autour du catholicisme social. 

(3) Ordre du jour du congrès du comité exécutif radical du 6 décembre 1403. 

(4) Buisson, La politique radicale, p. 111. 

(5) Fournière La sociocratie, p. 84 - 88. 

(6) G. Sorel, Réflextion sur la violence,p. 47, Jaurés mis au rang d'Escobar ! Je ne 
sais si l'auteur est réformé ou de la stricte observance ; en tout cas, ce doit être. 
un hérétique. 

. (7) Id. p. 308. 


208 TAINE ET LES JACOBINS 


même de l’Eglise de France en particulier et il vaut la peine 
d'examiner ce qui résultera pour elle de la lutte qui est actuelle- 
ment engagée.Or, divers symptômes permettent de ne pas déses- 
pérer de l'issue de ce confit. 

Déjà les économistes commencent à signaler le danger des lois 
qui troublent la sécurité des entreprises industrielles ou commer- 
ciales et à avertir que « les menaces dirigées contre les capitaux 
ne peuvent avoir d’autre résultat que d’en hâter l'exode et de les 
dérober aux entreprises nationales (1) et que le jour où « le 
capital ne sera plus entre les mains de ses possesseurs qu’un 
moyen de consommation relativement improductif, ce sera le 
moment d'une crise économique et sociale inouïe et sans issue » 
qu'il faut prévoir dès maintenant. Comme les prodrômes de cette 
crise se manifestent sous forme de chômage, la classe ouvrière 
ne se désintéresse peut-être pas autant qu'on pourrait le croire 
de ces observations des économistes. 

La constitution des associations de pères de famille, les discus- 
sions sur les manuels scolaires, la grève scolaire ont éveillé 
l'attention du public sur la question de l’enseignement, et nous 
pouvons remarquer que certains commencent à penser que « les 
générations croissantes ont tout à gagner » au contrôle des 
familles sur l’Ecole; « ce contrôle pourra susciter quelques 
scandales comme celui qui signala l'enseignement du pro- 
fesseur ‘l'halamas..., en revanche il empêchera la formation 
d’une doctrine d’Etat en histoire et en morale. » (2) 

Les conditions scandaleuses dans lesquelles se sont effectuées 
les liquidations des biens des congrégations; le discrédit moral 
répandu sur les liquidateurs, leurs associés, leurs agissements ; 
la dilapidation de ce fameux milliard qui devait servir à payer 
les retraites ouvrières ne laissent pas que d’avoir ouvert les yeux 
à bien des personnes et dissipé quelques préjugés. 

Enfin la séparation, elle-même, n’a peut-être pas assez pro- 
duit les effets qu’en attendaient ses promoteurs. Qui pourrait dire 
les réflexions auxquelles ont donné lieu la confiscation des biens 
légués à l'Eglise que l'État s’est adjugés en supprimant les charges 
du legs, l'expulsion des curés hors de leurs presbytères, surtout 
lorsqu'elle était faite à l'encontre du vœu des populations ? 

Le ridicule dans lequel ont sombré les tentatives de gallicanisme 
schismatique n’a servi qu’à souligner « la forte hiérarchie de l’au- 


(1) Yves Guyot. Les intérêts économiques et l'œuvre socialiste. 
(2) Fournière, La sociocratie. p. 137. 


TAINE ET LES JACOBINS 269 


torité ecclésiastique et su stricte obéissance au Saint Siège » (1); 
la vitalité dont l’Eglise fait preuve en dépit des difficultés 
matérielles au milieu desquelles elle se débat force l'attention 
des plus indifférents et ceux qui n'aiment pas les « poules 
mouillées », les gens qui ont « une mentalité de vaincus » 
finissent par approuver le pape et dire que, « plus tard, les catho- 
liques français (il faut croire qu’on pense qu’il y en aura encore) 
béniront Pie X qui a sauvé l'honneur de leur Eglise » (2). 

Les radicaux et les socialistes «ont pensé contenter le peupleen 
lui jetant tous les matins, comme les Césars d’autrefois le pain 
et les jeux du cirque, des moines et des prêtres ; loin de le satis- 
faire, ils l'ont déçu à la fois dans son besoin de bien-être et dans 
sa soif d’idéal » (3); le peuple désabusé ne va-t-il pas éprouver le 
désir de voir s’il ne pourrait pas trouver ailleurs la satisfaction de 
ce double besoin ? (4) Ne va-t-il pas commencer à se demander 
si « libérer l’individu de toute contrainte extérieure et en même 
temps délivrer sa conscience des motifs de craindre les mysté- 
rieux châtiments de l'au-delà, ce n’est pas déchaîner les appétits 
des fauves et faire de la société une forêt où seuls se repaîtront les 
êtres de force et de ruse » (5). Ce serait le commencement de la 
fin de la domination jacobine dont « les contradictions achèvent 
d'énerver le pouvoir et de ruiner dans les esprits la notion de 
l'autorité publique » (6). 


Si maintenant nous comparons le tableau que nous a tracé 
Taine des Jacobins de la Révolution et l’esquisse que nous avons 
essayé de faire du radicalisme actuel, il semble que nous sommes 
en droit de dire que les « fils de la Révolution » ressemblent 
prodigieusement au portrait de leurs pères; alors pourquoi 
protester si fort contre l’exactitude du portrait lui-même? Serait- 
ce qu’en réalité les fils ne sont que la caricature des pères ? Ou 


(1) Buisson, La politique radicale, p. 200. 

(2) G. Sorel, Réflexions sur la violence, p. 402. 

(5) J. Reinach, Histoire de l'affaire Dreyfus, p. 429. 

(4) Les écrivains du parti gouvernemental commencent à s’en préoccuper. Voir 
Legret, La République et les Politiciens, pp. 271, 274, 333, 355 et notamment 
p. 356 où l’auteur constate que « le pays témoigne pour l'instant un immense 
scepticisme. Etat d'esprit plus grave qu'il ne semble ; un peuple passe vite — le 
nôtre l’a prouvé — de l'indifférence à l’aversion, du désenchantement au désir de 
changement, et ce ne sont pas les aspirations imprécises qui produisent la moindre 
fermentation sociale ». 

(5) Fournière, La sociocratie, p. 2. 

(6) Id., p. 125. 


270 TAINE ET LES JACOBINS 


ne serait-ce pas plutôt que le parti radical entend déjà ses futurs 
héritiers qui commencent à parler tout haut de la successionet que 
ce tableau dans lequel il peut voir l’image de sa fin prochaine 
a le don de l’exaspérer ? Il n'y a, dit-on,que la vérité qui blesse. 

Dans ces circonstances, quelle doit être l’attitude des catho- 
liques ? 

« Ni ombrageux, ni boudeurs, ni perturbateurs, ni frondeurs, 
ni révoltés n1 retardataires » (1) mais sachant que « toutes les 
révolutions qui ont réussi n'étaient que le dernier terme d’une 
longu* série d’efforts accumulés, une explosion finale faisant 
apparaître avec éclat aux yeux du monde ce que la conscience 
publique avait depuis longtemps préparé et mûri » (2), ils 
travailleront à agir sur la conscience publique pour préparer 
non pas une révolution politique, mais la révolution morale à 
laquelle ils aspirent. Et comme «il faut un lendemain à l’insur- 
rection, et qu’il n’y a de lendemain que pour les partis qui 
savent ce qu’ils veulent, qui ont pris la peine de rédiger d'avance 
leurs programmes et leurs plans de réforme, qui sont prêts à 
l'instant même de les appliquer » (3), les catholiques devraient 
profiter de ce qu’ils sont actuellement dans l'opposition et qu'ils 
ne sont pas obligés de mettre immédiatement en pratique leurs 
plans de réforme pour les étudier de très près, les discuter, les 
remanier s'il y a lieu, de manière à être prêts, lorsque sonnera 
l'heure marquée par la Providence, à proposer à leurs conci- 
toyens des projets pratiques et bien établis et non de hâtives et 
défectueuses improvisations. 

C’est en somme la mise à exécution du plan de campagne 
tracé par Pie X : « L'action, voilà ce que réclament les temps 
présents, mais une action qui se porte sans réserve à l'observa.- 
tion intégrale et scrupuleuse des lois divines et des prescriptions 
de l'Eglise, à la profession ouverte et hardie de la religion, à 
l'exercice de la charité sous toutes ses formes, sans nul retour 
sur soi ni sur ses avantages terrestres. D’éclatants exemples de 
ce genre donnés par tant de soldats du Christ auront plus tôt 
fait d'ébranler et d'entraîner les âmes que la multiplicité des 
paroles et la subtilité de la discussion. » 

SERVIAM. 


(11 Goyau, Autour du catholicisme social. 
(2) Buisson, La politique radicale, p. 240 
(3) Buisson, La politique radicale, p. 241. 


ÉLOQUENCE 
ACADÉMIQUE, JUDICIAIRE ET POLITIQUE 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 


Triste dix-huitième siècle! Si Dieu n'est que vraisemblable, 
d'après Voltaire ; si c’est le plaisir, si c’est un de nos sens ; si, dans 
Montesquieu, il lui est interdit d'aborder la politique, lui et sa 
morale ; si, dans Buffon, c’est un despote paresseux, qui, avant de. 
s'endormir, a transmis son pouvoir à Dame Nature, son Vizir ; si 
Rousseau fait pis, et déifie l’homme, en conservant le nom de Dieu ; 
si, pour ces quatre misérables, Dieu n’est qu'un mot, sa Providence 
une chimère, que reste-t-il donc de Dieu ? Une vaine étiquette, une 
vieille loque qui flotte au gré du vent de l'opinion, un drapeau vaincu, 
au moins, et livré, sans honneur, au ridicule. Aussi il nous tarde 
d'aborder un nouveau sujet. Reposons-nous de tant d’hypocrisie litté- 
raire ou philosophique, dans le domaine, jallais dire, sur le gazon 
ratissé de l’éloquence académique. 

Elle se résume, au sens le plus vulgaire, dans Thomas (1). Sans 
doute, Chamfort, auteur trois fois malheureux de la tragédie de Mus- 
tapha et Zéangir, misanthrope par dépit, pensionné par Louis XVI, 
révolutionnaire et républicain par reconnaissance, suicidé (1794) 
pour finir, a fait non sans talent, l'éloge de La Fontaine et de 
Molière ; La Harpe, l'éloge de Fénelon qui jui valut le prix décerné 
par l'Académie Française, en concurrence avec Maury vaincu et navré 
d'avoir l'accessit. Le sec d'Alembert et bien d'autres se sont essayés. 
dans ce genre froid et faux du panégyrique.Mais rien n’égale Thomas, 
auteur de l’Essai sur les éloges et des Éloges, inventeur du Gali- 
Thomas, encore nommé galimatias. Il a loué Diderot. Et Diderot, 
orateur, « ressernble, d'après lui, à ces grands-prêtres antiques qui, 
à la lueur du feu sacré, parlaient au peuple, au pied de la statue de 
leur divinité.» Le même Diderot avait composé un éloge de Richardson: 


(1) 1732-1785. 


272  ÉLOQUENCE ACADÉMIQUE JUDICIAIRE ET POLITIQUE 


avec sa fougue naturelle et désordonnée. Il en fait presque un Dieu. 
Ailleurs Thomas compare Fontenelle à Pline, soit ; mais d’Alem- 
bert à Tacite?... (1) C'est vouloir ne faire qu'un du feu et de 
la glace. 

En revanche, il a jugé Bossuet « long et froid, et vide d'idées dans 
quelques parties de ses discours » (2) Mais Thomas, si sévère pour 
l’Aigle de Meaux, qu'’est-il donc, au sentiment de Maury ? Plus qu'un 
aigle ? Non ! Un littéraire ? Pas tout à fait. Il est oison, bouffi, tendu, 
monotone, sec et métaphysique, sujet à la raideur et à l'enflure, 
naturellement enclin à une élocution boursoufflée, pleine de termes 
techniques et abstraits, surchargée de métaphores outrées ou de mots 
scientifiques ». (3) 

Un mot des Éloges. Couronné cinq fois par l’Académie, Thomas 
écrivit ceux du maréchal de Saxe, de d’Aguesseau, de Duguay- 
Trouin, de Descartes et d’autres, enfin un Éloge de Marc-Aurèle, 
où Commode interrompt l'orateur paien que loue son père, pour 
brandir sa lance et jeter des regards furieux sur l'assemblée. C'est ridi- 
cule. Citons. Citer, c’est juger. Le Panégyriste du défunt s'adtesse au 
nouvel Empereur : 

« Mais toi qui vas succéder à ce grand homme, à fils de Marc-Aurèlel 
à mon fils ! permets ce nom à un vieillard qui t'a vu naître, et qui 
t'a tenu enfant dans ses bras ; songe au fardeau que t'ont imposé les 
dieux ; songe aux devoirs de celui qui commande, aux droits de ceux 
qui obéissent. Destiné à régner, il faut que tu sois ou le plus juste ou 
le plus coupable des hommes : le fils de Marc-Aurèle aura-t-il à choi- 
sir ? Onte dira bientôt que tu es tout-puissant ; on te trompera ; les 
bornes de ton autorité sont dans la loi. On te dira encore que tu es 
grand, que tu es adoré de tes peuples. Écoute : quand Néron eût 
empoisonné son frère, on lui dit qu'il avait sauvé Rome ; quand il eût 
fait égorger sa femme, on loua devant lui sa justice ; quand il eüt 
assassiné sa mère, on baisa sa main parricide, et l’on courut au temple 
remercier les dieux. Ne te laisse pas non plus éblouir par les respects ; 
si tu n'as des vertus, on te rendra des hommages, et l'on te haïra. 
Crois moi, on n'abuse point les peuples ; la justice outragée veille 
dans tous les cœurs ; maitre du monde, tu peux m'ordonner de 
mourir, mais non de t'estimer. O fils de Marc-Aurèle ! pardonne ; je 
parle au nom des dieux, au nom de l'univers qui t'est confié ; je parle 
pour le bonheur des hommes et pour le tien. Non, tu ne seras point 
insensible à une gloire si pure. Je touche au terme de ma vie ; bientôt 
J'irai rejoindre ton père. Si tu dois être juste, puissé-je vivre encore 
assez pour contempler tes vertus ! Si tu devais un jour. 

Arrètons-nous, avec l'orateur, sur cette suspension de la plus belle 

(1) l'en a la marche, souvent la profondeur. « Essai sur les éloges », ch. 36. 


(2) Essai sur les Eloges de Mascaron et de Bussuet, ch, 29. 
(3) Essai sur l’éloquence, ch. 68. Des ouvrages oratoires de Thomas. 


AU XVII° ET AU XVIIIe SIECLE 273 


rhétorique et ne lisons pas, si nous ne voulons rire, la péroraison de 
l'Éloge de Descartes où l’on voit s'avancer la postérité pour essuyer 
les larmes des grands hommes morts après avoir été persécutés. Cette 
postérité qui sèche les larmes des défunts, n'est-ce pas le comble ? 

Un Essai sur les femmes (1), une Pétréide, sorte de poème épique 
dont six chants furent achevés sur douze,où le poète célèbre, en vers, le 
czar Pierre, voilà, avec les Éloges et l'Essai sur les Éloges, tout le 
bagage littéraire de Thomas, le type du génie académique au dix- 
huitième siècle. Il mourut à la peine, en taillant ses alexandrins 
laborieux. Il avait cinquante-trois ans et faisait partie de l’Académie 
Française depuis 1767. 

A côté de Thomas, pour ne pas lui laisser tout l'honneur, nommons 
Maury qui a fait les Panégyriques de S. Augustin, de S. Vincent de 
Paul, de S. Louis, l'Éloge de Fénelon et celui de Charles V. Il est 
curieux de voir comment un prêtre peint les derniers moments d’un roi 
chrétien. Christine de Pisan nous fait pleurer au chevet de Charles V 
mourant. Et le peuple, sous la plume de Maury, compose des anti- 
thèses durant son agonie, au moment où « le trône s'enfonce », où 
«la mort va immoler » ce roi qui « veut être utile » encore, et 
ordonne qu’on ouvre au peuple « les portes de son appartement. 

« O notre père, s'écrie le peuple, goûte le repos dont ta mort nous 
prive ; nous vengerons ta mort en bénissant ta vie... Nos enfants offri- 
ront à ta cendre les vrais honneurs de l’apothéose » (2). 

Citons un passage du Panégyrique de S. Louis : 

« Ce prince monte un vaisseau que les pilotes jugent incapable de 
résister à la longueur du voyage et aux assauts de la tempête, mais 
qu'il espère préserver du naufrage par sa présence ». Ce n'est pas 
déjà si modeste. « Les preux et féaux chevaliers français s’assemblent 
autour de leur roi, le conjurent de passer dans un autre navire, et se 
disputent déjà une place dans le sien. Les prières, les larmes et, encore 
moins les dangers ne peuvent obtenir de lui l'acceptation d'un si tou- 
chant sacrifice. Ce monarque sensible est accoutumé à respecter la 
dignité de l'homme dans tous ses semblables : ses voyages d'outre-mer 
ont fortifié au fond de son cœur ce sentiment de fraternité au milieu 
de ces vastes abîmes, où les hommes sentent qu'en dépit de l'opinion 
ils se trouvent tous égaux dans le danger, puisqu'ils sont tous mortels.» 

L'éloquence s’en va avec la foi, et le sacerdoce donne dans la Rhé- 
torique. 

Combien, au dix-septième siècle, Pellisson, d’Olivet et même Fon- 
tenelle, malgré sa trop grande finesse, ne sont-ils pas supérieurs à ces 
rhéteurs du dix-huitième ? L'un, Pellisson, commence l'histoire de 


(1) La Fontaine, dit-il, « sentait par instinct les grâces dans les femmes, comme il 
les rencontrait par instinct dans ses vers ». Rien de plus faux. La Fontaine portait 
l’art à la perfection. 

(2) 25 août 1772. 

E. F. — XXV. — 18 


274  ÉLOQUENCE ACADÉMIQUE JUDICIAIRE ET POLITIQUE 


l'Académie et la pousse jusqu'en 1652. Il en a fort bien raconté les 
débuts dans un style approprié à la docte Compagnie : 

« Environ l’année 1629, dit-il, quelques particuliers logés en divers 
endroits de Paris, ne trouvant rien de plus incommode dans cette 
grande ville, que d'aller fort souvent se chercher les uns les autres 
sans se trouver, résolurent de se voir un jour de la semaine chez l'un 
d'eux. Ils étaient tous gens de lettres et d'un mérite fort au-dessus du 
commun. M. Godeau, maintenant évêque de Grasse, qui n'était pas 
encore ecclésiatique, M. de Gombaud, M. Chapelain, M. Conrart, 
M. Giry, feu M. Habert, commissaire de l'artillerie, M. l'abbé de 
Cérisy, son frère M. de Cérisy, et M. de Malleville. [ls s'assemblaient 
chez M. Conrart, qui s'était trouvé le plus commodément logé pour 
les recevoir, et au cœur de la ville, d'où tous les autres étaient presque 
également éloignés. Là, ils s’entretenaient familièrement, comme ils 
eussent fait en une visite ordinaire et de toutes sortes de choses, d’af- 
faires, de nouvelles, ide belles lettres. Que si quelqu’un de la Compagnie 
avait fait un ouvrage, comme il arrivait souvent, il le communiquait 
volontiers à tous les autres, qui lui en disaient librement leur avis ; et 
leurs conférences étaient suivies, tantôt d’une promenade, tantôt d’une 
collation qu'ils faisaient ensemble. Ils continuèrent ainsi trois ou 
quatre ans, et comme j'ai oui dire à plusieurs d’entre eux, c'était avec 
un plaisir extrême et un profit incroyable. De sorte que quand ils 
parlent encore aujourd’hui de ce temps-là, et de ce premier âge de 
l’Académie, ils en parlent comme d’un âge d’or, durant lequel avec 
toute l'innocence et toute la liberté des premiers fidèles, sans bruit, et 
sans pompe, et sans autres lois que celles de l'amitié, ils goûtaient 
ensemble tout ce que la société des esprits, et la vie raisonnable, ont 
de plus doux et de plus charmant ». 

D'Olivet (1) continua Pellisson depuis 1652 jusqu'en 1700. Voici 
comment il parle de l'avocat Patru : 

« Pour peu qu'il eût naturellement aimé le faux et le frivole en 
matière d'éloquence, les romans eussent sans doute achevé de le 
gâter : surtout dans un temps où le barreau avait un goût encore plus 
mauvais, s'il se peut, que les romans même. En ce temps-là, pour être 
souverainement éloquent, il fallait qu'un avocat ne dit presque rien 
de sa cause, mais qu'il fit des allusions continuelles aux traits de l’an- 
tiquité les moins connus ; et qu'il eût l’art d’ÿ répandre une nouvelle 
obscurité, en ne faisant de tout son discours qu'un tissu de métaphores. 

Cicéron, que M. Patru se rendit de bonne heure familier, et dont il 
traduisit une des plus belles oraisons, lui fit comprendre qu'il faut 
toujours avoir un but et ne jamais le perdre de vue : qu'il faut y aller 
par le droit chemin, ou, si l'on fait quelque détour, que ce soit pour y 
arriver plus sûrement, et qu'enfin si les pensées ne sont vraies, les 


(1) 1683-1708. 


AU XVIIe ET AU XVIII° SIÈCLE 275 


raisonnements solides, l'élocution pure, les parties du discours bien 
disposées, on n’est pas orateur. Il se forma donc sur Cicéron, et le 
suivit d’assez près en tout, hors en ce qui regarde la force et la véhé- 
mence. Mais outre qu'elle pouvait ne pas convenir à la douceur de son 
caractère, si d’ailleurs nous considérons de combien de vices il eut à 
purger l'éloquence de son siècle, nous lui pardonnerons aisément de 
n'avoir pas eu toutes les vertus » (1). 

Enfin Fontenelle, qui vécut cent ans, mais qui continua jusqu'en 
1757, avec une teinte scientifique, les traditions littéraires de la bonne 
époque, composa l'histoire de l'Académie des sciences, depuis 1666 
jusqu'en 1700. Au moins écrivait-il en français, bien que Desfon- 
taines « l’ait nommé Pantaléon-Phébus ». I] vaut bien qu'on le cite 
une et même deux fois. 

Il fut, depuis 1697, secrétaire perpétuel de l'Académie des scien- 
ces, et voici en quelles circonstances il fut nommé. Nous les connais- 
sons par Mr Grandjean de Fouchy, dans son Éloge académique et 
hyperbolique de Fontenelle (1757) : 

« Il fallait (2), écrit-il, trouver un homme capable de faire disparai- 
tre les dificultés » qui empêchent l'accès du « sanctuaire épineux où 
habitent les Muses des mathématiques et de la physique, dans une 
région lumineuse et agréable ». C’est de la plus pure Rhétorique. 
Le Réteur ajoute : « capable de dissiper une partie des nuages 
qui cachent aux hommes lu vue de leurs mystères, de répandre 
la lumière et l’agrément sur les matières les plus sèches et souvent 
les plus obscures, et qui pût les ramener à la portée du plus grand 
nombre des lecteurs. Les preuves que M. de Fontenelle avait 
données de ses talents en ce genre, dans la Pluralité des mondes, 
déterminèrent le choix du ministre en sa faveur. » Il y répondit bien : 
« On lui doit l'établissement de ces discours que l’Académie consacre 
peut-être moins à la gloire de ceux qu'elle a perdus qu’à exciter 
l'émulation de ceux qui se sentent assez de courage pour entre- 
prendre de les imiter. Tel est, à peu près, le système de l’histoire de 
l'Académie. » 

Fontenelle a encore écrit entre autres choses, les Dialogues des 
morts, des Bergeries (3) et une tragédie d’Aspar sifflée. On prétendit 
que l'aspic dont meurt Cléopâtre, avait tué la pièce. 

Mais il s’agit de l'Académicien. Voici un passage du Discours sur 
la Patience (écrit par Fontenelle) qui a remporté le prix d’éloquence, 


(1) D'Olivet prétend que les fameux vers de Boileau sur Cotin et Cassagne causé- 
rent à celui-ci un tel chagrin qu’il en mourut. A. de l'Académie. Jacques Cassagne. 

(2) Nous devons ces détails à l’ouvrage utile et intéressant de M. Aimé Witz. 
professeur à la Faculté catholique des sciences de Lille, ouvrage qui a pour titre : 
L’éloquence scientifique, choix d’éloges prononcés en séance de l’Académie des 
sciences, etc. 

(3) Endymion. 


276 ÉLOQUENCE ACADÉMIQUE JUDICIAIRE ET POLITIQUE 


par le jugement de l’Académie française, en l'année 168a. On ne peut 
choisir un exemple plus académique : | 

« Tel a été l’art de la bonté de Dieu que dans les punitions mêmes 
que sa colère nous envoie, elle a trouvé moyen de nous y ménager 
une source d’un bonheur infini : recevons avec une soumission sincère 
de si justes punitions, et elles deviendront aussitôt des sujets de 
récompense. Nous n'aurons pas seulement effacé nos crimes, nous 
aurons acquis un droit à la souveraine félicité. » 

Assez pour la patience du lecteur. Celle de Fontenelle, « le plus joli 
pédant du monde », suivant J. B. Rousseau, était plus qu'ordinaire ; 
et son calme, ou mieux son indifférence, ne connaissait pas de bornes : 
« {1 n'avait jamais fait ah ! ah ! pour rire, disait Mme de Tencin, ni 
oh ! oh ! pour admirer ». On prétend même qu'il n'avait jamais couru, 
jamais interrompu personne, jamais pleuré, et surtout jamais aimé. 
Aussi avait-il le loisir d'arranger sa phrase et d'écrire, dans l’un des 
soixante-neuf éloges qu'il composa : « Le marquis de l'Hôpital eut 
cette innocence et cette simplicité de mœurs que l'on conserve ordi- 
nairement quand on a moins de commerce avec les hommes qu'avec 
les livres ; mais il n'avait point cette rudesse et une certaine fierté 
sauvage que donne assez souvent le commerce des livres sans celui 
des hommes. » Quel équilibre harmonieux dans les deux membres si 
bien balancés de cette période académique et antithétique ! Fonte- 
nelle a encore écrit la Pluralité des mondes (1686). Voici un joli 
passage de ce livre plus littéraire que scientifique et, pour sür, très 
académique, avec une forte nuance de recherche littéraire. Fontenelle 
converse avec une marquise et lui dit : 

« De la terre où nous sommes, ce que nous voyvns de plus éloigné, 
c’est le ciel bleu, cette grande voûte où il semble que les Étoiles sont 
attachées comme des clous. On les appelle Fixes, parce qu'elles ne 
paraissent avoir que le mouvement de leur Ciel, qui les emporte avec 
lui d'Orient en Occident. Entre la Terre et cette dernière voüte des 
Cieux, sont suspendus à différentes hauteurs, le Soleil, la Lune et les 
cinq autres ÂAstres qu’on appelle des Planètes, Mercure, Vénus, Mars, 
Jupiter et Saturne. Ces Planètes n'étant point attachées à un même 
Ciel, et ayant des mouvements inégaux, elles se regardent diverse- 
ment, et figurent diversement ensemble, au lieu que les Étoiles fixes 
sont toujours dans la même situation les unes à l'égard des autres ; le 
Chariot, par exemple, que vous voyez qui est formé de ses sept 
Étoiles, à toujours été fait comme il est, et le sera encore longtemps ; 
mais la Lune est tantôt proche du Soleil, tantôt elle en est éloignée, et 
il en va de même des autres Planètes. Voilà comme les choses paru- 
rent à ces anciens Bergers de Chaldée, dont le grand loisir produisit 
les premières observations qui ont été le fondement de l’Astronomie ; 
car l’Astronomie est née dans la Chaldée, comme la Géométrie naquit, 
dit-on, en Égypte, où les inondations du Nil, qui confondaient les 


AU XVIIS ET AU XVIIIe SIÈCLE 277 


bornes des champs, furent cause que chacun voulut inventer des 
mesures exactes pour reconnaître son champ d'avec celui de son 
voisin. Ainsi l’Astronomie est fille de l’Oisiveté, la Géométrie est fille 
de l'Intérêt, et s’il était question de la Poésie, nous trouverions 
apparemment qu'elle est fille de l'Amour. » | 

Le dernier trait est du style précieux, mélé au style académique. fl 
y avait cependant près d’un demi siècle que s'était fermée la chambre 


bleue. 


k 
* * 


Un mot del ‘éloquence judiciaire : 

Elle se résume, au dix-huitième siècle, de La façon la plus grave et 
la plus digne, dans le chancelier d'Aguesseau, mort à quatre-vingt trois 
ans, en 1751, exilé deux fois dans sa terre de Fresne, en 1718 et 1722. 
Law fut d’abord la cause de sa disgrâce, et ensuite l'ignoble favori, le 
ministre Dubois. Mais on dut le rappeler, tant on avait besoin de ses 
conseils. C’est encore un grand homme, dans le sens grave du siècle 
de Louis XIV, quoique fort Janséniste et ouvertement hostile à la 
bulle Unigenitus. 

I] a laissé des Méditations métaphysiques, des Lettres inédites, des 
Mercuriales. Il en est une, célèbre entre toutes les autres, et qu'il 
prononça, à vingt-sept ans, à l’ouverture des audiences du Parlement, 
en 1695, sur l'union de la philosophie et de de nu S'il peint 
l’éloquence de Démosthène, | 

« Quelle est, dit-il, la source de tant de one dont le simple récit 
fait encore, après tant de siècles, l'objet de notre admiration ? | 

Ce ne sont point des armes préparées dans l'école d'un déclama- 
teur. Ces foudres, ces éclairs qui font trembler les rois sur leurs 
trônes, sont formés dans une région supérieure. C’est dans le sein de 
la sagesse qu'il avait puisé cette politique hardie et généreuse, cette 
liberté constante et intrépide, cet amour invincible de la patrie ; c’est. 
dans l’étude de la morale qu'il avait reçu, des mains de la raison 
même, cet empire absolu, cette puissance souveraine sur l'âme de ses 
auditeurs. Il a fallu Platon pour former un Démosthène, afin que le 
plus grand des orateurs fit l'hommage de sa réputation au plus grand 
des philosophes.» Sept épithètes dans une seule phrase-ornée des mains 
de la raison Comparez à Fénelon traitant la même matière,et jugez.(1) 

Après avoir parlé de la décadence d'une éloquence frivole, d’ Agues- 


seau ajoute : 


(1) Lettre à l'Académie. Fénelon dit de Démosthène : 

C'est le bon sens qui parle sans autre ornement que sa force. Ilrend la vérité 
sensible à tout le peuple, il le réveille, il le pique, il lui a montré l'abime ouvert, 
Tout est dit pour le salut commun, aucun mot n’est pour l'orateur. Tout instruit et 
touche ; et rien ne brille, 


278  ÉLOQUENCE ACADÉMIQUE JUDICIAIRE ET POLITIQUE 


« Celui qui aura bien connu la nature de l'esprit humain saura 
trouver un juste milieu entre ces deux extrémités. Instruit dans 
l’art difficile de montrer la vérité aux hommes, il sentira que, même 
pour leur plaire, il n’est point de moyen plus sûr que de les convain- 
cre ; mais, attentif à ménager la superbe délicatesse de l'auditeur, qui 
veut être respecté dans le temps même qu'on l'instruit, la vérité ne 
dédaignera pas d'emprunter dans sa bouche les ornements de la 
parole. » 

C’est une variété de l'éloquence académique. D’Aguesseau est ce qu’on 
appelle un homme disert ; sa parole est élégante, harmonieuse, symé- 
trique et philosophique, monotone, académique; pas de saillies, pas de 
flamme, pas de relief. On dormirait vite sur une de ses Mercuriales. 
Il n'écrivait, du reste, qu'à ses moments perdus, quelques instants 
avant ses repas. Avant d'Aguesseau, parmi bien d'autres, plaidèrent 
Antoine Lemaître, Omer Talon, Patru, Pellison, au dix-septième 
siècle. C'est par l’infidélité d'un domestique que parurent, dit-on, les 
plaidoyers et harangues de M. Lemaître, devenu ermite à Port-Royal, 
et qui y mourut à cinquante ans (1658), après vingt années de solitude 
et d'enseignement. D'autres prétendent qu'il apporta à l'impression 
de ses efforts oratoires un soin minutieux mêlé d’un amour propre 
irritable qui n'était pas le comble de l'humilité. 

De Pellisson, nous connaissons déjà l'éloquence. (1) Voici un 
passage de Patru. Il plaide pour les religieux « de l’ordre de la Sainte 
Trinité... et rédemption des captifs n de Barharie. Ces captifs il les 
peint : 

« Je ne parle point de la pesanteur de leurs fers, ni de ces cavernes 
affreuses où, toutes les nuits, on les enferme comme des bêtes farou- 
ches. Que leur vie ne soit qu’une longue mort, ou qu'une agonie 
continuelle ; qu'éloignés de leurs parents et de leurs amis, de leurs 
femmes et de leurs enfants, ils soient exposés à la fureur d'un brutal, 
d'un implacable bourreau : c'est de quoi fendre le cœur le plus endurci. 
Ce n'est pourtant qu'une petite partie de leur misère! Pensez, 
Messieurs, pensez en quel danger est leur salut dans cette maudite 
terre de tribulation et d’angoisse. Autant d'infidèles, autant d’instru- 
ments du vieux serpent, autant d'ouvriers qui ne travaillent qu'à les 
perdre, qu’à les dérober à Jésus-Christ. On n’épargne ni les promesses 
ni les menaces ; l'espérance de la liberté, la terreur d'un traitement 
inhumain ébranlent la chair et la révoltent contre l'esprit. Au milieu de 
tant d'ennemis, point de secours, point de consolation, point de 
conseil ; ils n'entendent plus ni la voix de l'épouse sainte, ni la voix du 
bon Pasteur; le ciel est d'airain ; il retient tous ses trésors et ses pluies 
et ses rosées. Cependant ne croyez pas que le Prince des ténèbres se 
repose. Il jette le trouble dans leur conscience,dit un Père de l' Église ; il 


(1) Mémoire pour Fouquet. 


OS RS SE méme mn me 


AU XVIIe ET AU XVIII SIÈCLE 259 


irrite, il envenime leurs passions ; il redouble leur chagrin, leur impa- 
tience, leurs craintes. Un Dieu né dans une crèche, un Dieu mourant 
sar la Croix, l'Évangile, tous nos mystères, il les blasphème.il les met, 
autant qu'il peut, en opprobre. Enfin, Messieurs, dans l'obscurité 
d'une nuit si noire, d'une nuit pleine de douleur, pleine d’effroi, ces 
malheureux, vers la terre, sans assistance, sans armes, ont à combat- 
tre encore toutes les puissances de l’abîme. » 

Correct, clair, énergique et poli, profondément chrétien, il est 
parfois entraînant. C'était un Académicien (1640) et un homme 
d'esprit. Îl fit écarter de l’Académie, par une fable, un grand seigneur 
sans autre titre au fauteuil que ses titres de noblesse : « Un ancien 
grec, dit-il, avait une lyre à laquelle se rompit une corde ; au lieu c'en 
ajouter une de boyau, il en voulut une d'argent et la Îyre perdit son 
harmonie. » 

Patru est surtout connu par son désintéressement. Il mourut 
pauvre, en 1681, à soixante-dix-sept ans. 

Parmi tant de noms fameux, au dix-huitième siècle, dans l’élo- 
quence judiciaire, se distinguent de Sacy, Dupaty, Séguier, Élie de 
Beaumont, qui servit plus la haine de Voltaire que la tolérance dans 
les procès de Calas et de Sirvin, Cochin, de Lachalotais (1762), 
auteur du Rapport calomnieux qui perdit les Jésuites, Target qui 
refusa d'assister Louis XVI, Servan, Portalis, Tronson du Coudray. 
Il en est de plus populaires, entre autres Gerbier, de Lally-Tollendal, 
Caron Beaumarchais, Desèze, Tronchet, Malesherbes. 


Gerbier, dans un Procès de Testament, qui déshéritait les héritiers 
naturels pour une bonne œuvre, et où figurait, l'appui du Testateur, le 
nom de Nicole, jadis auteur d'un testament analogue, eut un beau 
mouvement sur les grands écrivains et la reconnaissance que nous 
leur devons : 

« Hommes immortels, dit-il, recevez le tribut de vénération que 
nous vous offrons tous à l’envi, dans cette cause. Les regrets de la 
nation ne cesseront d'honorer votre tombe, mais vous obtenez aujour- 
d'hui un témoignage bien plus touchant de la reconnaissance du genre 
humain. Notre auguste monarque vous fait revivre au milieu de nous; 
il occupe nos plus célèbres artistes à vous ériger des statues ; il les place 
dans le palais des rois, au milieu des plus fameux défenseurs du trône 
et des autels ; et grâce à ce grand caractère qui se grave dans toutes 
les actions de ce jeune prince, nos derniers neveux pourront, à la fois, 
recueillir les fruits de votre génie, et jouir, en quelque sorte, de sa 
présence. 

Conservez, Messieurs (1), tout ce qui nous reste de ces grands 
hommes ; que la fondation de Nicole soit à jamais respectée ! 


(1) Avril 1781. 


280  ÉLOQUENCE ACADÉMIQUE JUDICIAIRE ET POLITIQUE 


Cette péroraison excita l'enthousiasme de tous, sauf d'un magistrat 
grincheux qui s'écria : « À quoi bon tant d'efforts (1) pour une si petite 
cause! «Gerbier brillait par l’action, «une action pleine de grâce et de 
dignité» …, [1 ne faut pas trop le lire ; il est périodique, harmonieux 
et un peu vide ; il brille surtout « dans la réplique ». Il gardait, rap- 
porte Maury,une rare présence d'esprit, au milieu des mouvements de 
l’âme et des élans de l'imagination, » L'Académie lui refusa ses 
palmes. Il mourut en 1788, à soixante-trois ans, et fut, dit-on, trop 
sensible aux Mémoires pleins d’animosité et publiés contre lui par son 
rival, Linguet, rayé du tabieau des avocats, PQuE avoir suborné des 
témoins. 

Le dix-huitième siècle ne présente pas la mème décadence dans 
l’éloquence judiciaire que dans la prédication. La cause de cette espèce 
d'anomalie, c'est que le fond si positif des questions à traiter, le fait 
à expliquer, pressent la conscience et la raison plus étroitement. Et 
puis les causes célèbres, les crimes à sensation, les enlèvements, les 
trahisons occultes, les empoisonnements se multiplient, et donnent 
un plus grand éclat à la parole dramatique des orateurs. L'éloquence 
judiciaire tourne à la tragédie. 

Si l'emphase se fait sentir dans Gerbier lui-même ; le mauvais goût 
brille encore plus, dans cet exorde d’un Mémoire de ‘Lally-Tollendal, 
en faveur de son père, jadis gouverneur des Indes, et victime en 1766, 
d’une intrigue scélérate : 

« Vous surtout (2), fils religieux et soumis qui remplissez avec ardeur 
les devoirs d’un titre si sacré ; vous, pères tendres et sensibles qui 
goûtez avec transport les délices d’un nom si doux, vous plaiderez 
avec moi pour un père opprimé, sans avoir pu se défendre de l’oppres- 
sion, pour un fils malheureux avant même d'avoir pu sentir le 
malheur ». | 

La sensibilité vraie n’a pas cette ridicule emphase. 

Mais ce fils est éloquent, s'il parle des témoins qui ont chargé 
son père : 

« Et quels témoins, Messieurs ? Je suis las de le dire, et vous devez 
l'être de l'entendre (3). Ce qu’il y avait de plus vil et de plus coupable; 
des gens roulés dans la fange et dans le crime ; des gens que mon père 
avait été chargé de châtier, dont il avait puni les uns et dénoncé les 
autres ; des gens qui ne respiraient que la haine et la vengeance, qui 
avaient crié publiquement qu’il fallait que M. de Lally perdit sa tête 


(1) Ut quid, dit-il, perditio ista eloquentia facta est. 

(2) Mémoire au conseil d’État (1774). 

(13) Discours prononcé au Parlement de Dijon (1783). La mémoire du comte de 
Lally Tollendal, décapité en 1766, pour le soi-disant crime de haute trahison. ne fut 
définitivement réhabilitée qu’en 1788 après les efforts réitérés de son fils pendant 
vingt-deux ans. 


AU XVII ET AU XVIIIe SIÈCLE 287 


ou qu'ils perdissent la leur. Pas un qui ne fût convaincu de faux 
témoignage ». 

De Lally n’est pas moins pathétique lorsqu'il se représente comme 
le seul rejeton d'une famille jadis nombreuse et puissante : « Par ce 
que le sang des siens a été presque entièrement épuisé par le fer des 
ennemis, ne peut-il prétendre (lui Lally) à venger celui qui a ne 
ment coulé sous le fer du bourreau ? » f1) 

On connaît les Mémoires de Caron Beaumarchais, Le comte 
la Blache lui réclamait cent cinquante mille francs, qu'il était censé 
devoir à un vieux célibataire, et financier fameux, Patris Duverney. 
Le Comte était légataire du défunt. Citons d'abord un passage où 
Beaumarchais peint le riche mourant sans postérité : 

« Triste destinée (2) des vieillards livrés à leurs collatéraux f 
Terrible maïs juste punition de celui qui, trompant le vœu de la. 
nature et de la société, s’éloigna du mariage et vieillit dans le célibat ! 
Son âme s'altère et se consume ; à mesure qu'il sent l’asservissement 
augmenter, l'esclavage s’appesantir. En vain il voit son avide héritier 
éloigner ses amis, gagner ses valets, ses gens d’affaires, et tout corrom- 
pre autour de lui ! Que lui servirait de s'en plaindre et de l’en punir 
par l'adoption d'un autre? il ne ferait que changer de tyran ! Il 
aperçoit dans tous l’impatience de sa destruction. Lui-même, hélas} 
l'infortuné, n'a plus la faculté d’aimer aucun de ceux qu'il se voit 
forcé d'enrichir ! Enfin dégoûté de tout, il gémit, se tourmente et 
meurt désespéré. Amants du plaisir, amis de la liberté, imprudents 
célibataires, que ces deux noms, La Blache et Duverney vous restent 
dans l'esprit et vous servent de leçon! » 

Beaumarchais est, d'habitude, moins tragique ; son style est vif, 
incisif, familier jusqu’au bouffon. Il est plein de verve ; il raille, il fait 
rire, il entraîne par une force comique, une fermeté de logique irrésis- 
tible. | 

À ce point de vue, rien ne vaut la double confrontation de Beaumar- 
chais et de Madame Gæœzman dans le procès qui porte ce nom. Beau- 
marchais prétendait que Madame Gœzman, dans un premier procès, 
celui du Comte de la Blache dont son mari était Rapporteur, avait 
reçu 115 louis, 100 d'abord, le reste ensuite pour obtenir de son 
mari, une entrevue avec Beaumarchais ; elle n’en avait rendu que 100: 
et en avait gardé 15. Et cependant on accusait Beaumarchais d’avoir 
calomnié sa probité. On le mit en présence de Madame Gœzman. Il la 
peint dans son Mémoire ou défense, « habillant, sans adresse, ses 
contradictions et son ignorance d’un jargon mal appris du Palais, 
s'égarant dans ses fuites, s'embarrassant dans ses réponses, rougissant, 


(1) Mémoire au Conseil d'État. 
(2) Réponse ingénue à la consultation de M. le Comte EPA AIENANUTE Fakoz 
de la Blache. (1976.) 


282  ÉLOQUENCE ACADÉMIQUE JUDICIAIRE ET POLITIQUE 


sentant qu'elle rougit, rougissant encore, et rougissant encore plus de 
dépit de ne pouvoir s'en empêcher. » C'est comique et saisissant. 
Mais cette mise en scène de turpitudes misérables et féminines ne 
saurait intéresser longtemps. 

Mettons à l'infini, au-dessus de Beaumarchais, voire même de toute 
l'éloquence du dix-huitième siècle, la défense de Louis XVI, par 
l'avocat Desèze (1) et qui finit ainsi: 

u Le peuple (2) demandait l’abolition de la servitude : il commença 
par l'abolir lui-même dans ses domaines ; le peuple sollicitait des 
réformes dans la législation criminelle pour l’adoucissement du sort 
des accusés : il fit ces réformes ; le peuple voulait que des milliers de 
Français que la rigueur de nos usages avait privés jusqu'alors des 
droits qui appartiennent aux citoyens, acquissent ces droits ou les 
recouvrassent : il les en fit jouir par des lois ; le peuple voulait la 
liberté : il la lui donna ! Il vint même au-devant de lui par des sacri- 
fices ; et cependant, c'est au nom de ce même peuple qu’on demande 
aujourd’hui... Citoyens, je n’achève pas. Je m'arrête devant l’histoire ; 
songez qu'elle jugera votre jugement, et que le sien sera celui des 
siècles. » 

Nous aurions pu encore, parmi tant d'avocats, esquisser Mirabeau 
qui dépensa en vain un grand talent à se défendre contre sa femme 
qui plaidait pour la séparation, afin de se débarrasser d'un mari 
adultère. 

Avant de finir, nous ne pouvons passer sous silence l'éloquence 
politique. Elle éclate à la Révolution, au sein même de nos malheurs. 
Elle a déjà brillé jadis aux États généraux, jusqu’au long silence de 
a monarchie absolue. Enfin, en 1789, c'est comme la foudre qui sort 
de l’orage. Nous nous contentons de nommer le brillant et pathétique 
Vergniaud, un Girondin, vertueux à la façon de Rousseau, dont la 
lâcheté, mal parée de modération, alla de sacrifice en sacrifice, jusqu’à 
laisser immoler Louis XVI, après un repentir tardif et un éloquent 
discours pour en appeler au peuple. Du reste Vergniaud fut puni 
de la même mort que l'innocente victime (1793). Danton, l'orateur 
de l’Audace, est l'image elle-même de la Terreur dans la laideur 
de son terrible visage et dans le tonnerre de sa parole (3). Il avait 
Æpousé une honnête enfant, Lucile Duplessis, à l'église de S. Sulpice, 
en présence de Robespierre et de quelques autres personnages de 
la même trempe politique. Les exhortations chrétiennes de l'abbé 
Bérardier l'avaient fait pleurer. [Il démentit bientôt son émotion 
dans la sinistre loi des suspects. Desmoulins. mort sans courage sur 


(1) Mort en 1828. 

t2) Malesherbes et Tronchet furent aussi les défenseurs de Louis XVI. 

(3} Si Danton mourut courageusement, c'estque sa jeune femme l'avait dès avant 
son mariage, réconcilié avec Dieu. Sur son passage avant d'arriver à l'échafaud, il 
reçut l'absolution d'un prêtre caché dans la foule. 


AU XVII ET AU XVIIIe SIÈCLE 283 


l'échafaud, le même jour que lui, le 5 avril 1794, fut encore plus 
journaliste qu'orateur. Un misérable bégaiement coupait sans cesse 
son éloquence âpre et mordante. Nous nous arrêterons seulement à 
Maury et à Mirabeau (1). 

L'abbé Maury, né en 1646, qui déchristianisa l’'éloquence sacrée et 
la mit au service de la philosophie naturelle, fit paraître, en revanche, 
la religion à la tribune, à une époque où c'était compromettant. Plus 
tard, il se fit l’homme de l'Empereur Napoléon Ier et occupa l’arche- 
vêché de Paris, malgré le Pape. Comme de Retz, il abdiqua cette 
place usurpée ; il subit une pénitence à Rome et mourut en 1817, à 
l'âge de soixante et onze ans. L’orateur valait mieux que le Prédica- 
teur. « Il avait la tête forte et le front haut, la voix rude et retentis- 
sante, un invincible aplomb, la parole rapide, harmonieuse, abondante 
en saillies, le long trait de l'ironie, une belle mémoire ; la véhémence 
de sa nature se plaisait dans les orages ; il piquait le flanc du lion 
révolutionnaire, pour le faire rugir ; la tempête doublait sa force ; il 
y comptait souvent. L'abbé Maury improvisait presque toujours ; 
sa langue était correcte et littéraire, son éloquence classique, quoique 
un peu déclamatoire : il parlait comme il aurait écrit. Mirabeau qui 
fut si prodigieux à entendre, perd beaucoup à être lu ; on écoutait 
Maury avec ravissement et ses discours imprimés se font admirer 
encore. » 

Ajoutons que sa parole était claire, la suite de ses pensées bien 
ordonnée, même quand il devait monter à la tribune, sans prépara- 
tion, comme il lui arriva de le faire, lors de la spoliation des biens du 
clergé d'Alsace. Pourtant son extrême vivacité d'esprit, et les ripostes 
multipliées qu'il devait faire à ses interrupteurs l’entrainèrent parfois 
très loin de son sujet. 

Où il fut beau surtout, c'est dans son Discours contre la Constitu- 
tion civile du clergé et sur la confusion des pouvoirs : 

« Je dénonce, dit-il, dans ce moment (2), à la nation tout entière, 
cette scandaleuse coalition de tous les pouvoirs que vous prétendez 
exercer ; je vous le dénonce à vous-même comme la violation la plus 
manifeste de vos décrets. S'il est vrai que vous puissiez supprimer de 
plein droit les cures et les évêchés du royaume, et qu'une loi générale 
opère ces extinctions particulières, vous agissez, à la fois, en législa- 
teurs, en pontifes, en juges, et il ne manque plus à votre magistrature 
universelle que le ministère des huissiers. 

Ah ! si l’on disait à cinq cents lieues de Paris qu'il existe dans le 
monde une puissance à laquelle sont dévolues les fonctions de pontifes, 
de législateurs et de juges, ce ne serait pas, sans doute, dans cette 
capitale, ce serait dans le divan de Constantinople ou d'Ispahan que 

(1) Camille Desmoulins rédigeait le journal intitulé : Le vieux Cordelier. 


(2) Discours de l'abbé Maury sur la Constitution civile du clergé (séance du 27 
Novembre 1700). 


284 ÉLOQUENCE ACADÉMIQUE JUDICIAIRE ET POLITIQUE 


l'on croirait devoir en chercher le modèle. C’est dans ces malheu- 
reuses contrées où le sceptre de fer du despotisme tient la raison, la 
justice, la liberté honteusement asservies, que l'on voit d'imbéciles 
sultans s’ériger tour à tour, par le fait, en législateurs ou plutôt en lois 
vivantes, en califes et en cadis; mais ce ne sera pas dans une nation qui 
parle de liberté que les principes constitutifs du despotisme seront 
opposés, avec succès, à une classe entière de citoyens qui réclament la 
protection ordinaire des lois. 

Le dernier des citoyens, retiré dans son humble cabane, ne doit pas 
en être chassé sans un jugement légal. Telle est la forme sacrée des 
voies de droit auxquelles on ne substitue que des voies de fait; et ce. 
sont des voies de fait que vous prenez pour écarter, par la force, des 
titulaires qui n’ont pas encore été jugés. Si l’on supprime aujourd'hui 
un seul évêché, sans suivre les formes reçues dans l'Église, il n'y aura 
pas, dans le Royaume, un seul prélat qu'une nouvelle loi ne puisse 
déposer demain ; et il est de principe qu'une loi ne saurait jamais être 
légitimement dirigée contre un seul individu (x). 

C’est fort, et d’un caractère de logique universelle. La Constitution 
civile du clergé n’en fut pas moins votée. Il y avait plus d’un siècle que 
Bossuet, en 1682, avait d'avance donné raison à l’assemblée contre le 
Pape. En somme on voudrait une éloquence plus ramassée. Voyons 
Mirabeau devenu marchand de drap, pour être député du Tiers. 
Qu'il est faible sur la question de la vente des biens du clergé ! Est-ce 
bien Mirabeau qui parle? « Après avoir prouvé, Messieurs, que la 
nation à lc droit d'établir ou de ne pas établir des corps, que c’est 
encore à elle à décider si ces corps doivent être propriétaires ou ne pas 
l'être, je dis que partout où de pareils corps existent la nation a le 
droit de les détruire comme elle a eu celui de les établir ! » Heureu- 
sement, il y a mieux. En 1580, Necker, afin de combler le déficit 
du trésor, voulut imposer, pour un an, chaque citoyen du quart 
de son revenu. L'assemblée hésite. Mirabeau a déjà parlé trois 
fois ; il remonte à la tribune, à quatre heures du soir; il a réunt- 
toutes ses forces. Vous ne voulez pas vous imposer tous. « Eh bien ! 
dit-il, ironiquement, voici la liste des propriétaires français. 
Choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens. 
Mais choisissez; car ne faut-il pas qu'un petit nombre périsse 
pour sauver la masse du peuple ? Allons, ces deux mille notables 
possèdent de quoi combler le déficit Ramenez l'ordre dans vos 


(1) L'abbé Goulard, curé de Roanne, député du clergé du bailliage de Forez, ne 
fut pas moins courageux ; il est moins connu. Il protesta contre ce système érigé 
(bientôt) en loi qui, sous prétexte d’extirper les abus, attaque la Constitution même 
de l'Église, alors « que l’on intercepte la correspondance nécessaire des membres du 
clergé avec le chef de l’Église universelle ; sans laquelle il n’y a pas d'unité, ce carac- 
tère essentiel et visible de la véritable Église... 11 n'appartient qu'à la puissance 
apostolique de réformer les abus du gouvernement ecclésiastique ». 


AU XVIIe ET AU XVITIS SIÈCLE 285 


finances, la paix et la prospérité dans le royaume. Frappez, immolez 
sans pitié ces tristes victimes, précipitez-les dans l’abîime ; il va se 
refermer. Vous reculez d'horreur... Hommes inconséquents ! hom- 
mes pusillanimes ! Eh ! ne voyez-vous donc pas qu'en décrétant la 
banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévita- 
ble sans la décréter, vous vous souillez d’un acte mille fois plus crimi- 
nel ; car enfin, cet horrible sacrifice ferait du moins disparaitre le 
déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n'aurez pas payé, que vous 
ne devrez plus rien ? Croyez-vous que les milliers, que les millions 
d'hommes qui perdront, en un instant, par l'explosion terrible ou par 
ses contre-coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie et peut- 
être leur unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement 
jouir de votre crime ? Contemplateurs stoiques des maux incalcula- 
bles que cette catastrophe vomira sur la France, impassibles égoïstes 
qui pensez que ces convulsions du désespoir et de la misère passeront 
comme tant d’autres, et d'autant plus rapidement qu'elles seront plus 
violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d'hommes sans pain vous laisse- 
ront tranquillement savourer les mets dont vous n'aurez pas voulu 
diminuer ni le nombre ni la délicatesse ?.. Non, vous périrez ; et, 
dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d'allumer, 
la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables 
jouissances. » 

Il y a une part de déclamation et d'obscurité dans cette éloquence. 
Le faux, c’est que le citoyen Mirabeau mourut d’excès de toutes sortes, 
après avoir épuisé jusqu'au fond les plus « détestables jouissances ». 
Ce n'est pas son cœur qui parle ; c'est sa tête. 

Nous aimons mieux ceci : | 

« Votez donc ce subside entraordinaire, et puisse-t-il être suffisant ! 
Votez-le, parce que si vous avez des doutes sur les moyens, doutes 
vagues et non éclaircis, vous n’en avez pas sur sa nécessité et sur 
notre impuissance à le remplacer, immédiatement du moins. Votez-le, 
parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et 
que nous serons comptables de tout délai. Gardez-vous de demander 
du temps ; le malheur n’en accorde jamais...» 

Ce dernier trait n’est pas clair. Est-ce de la sensibilité ? 

Voici la fin : 

« Aujourd’hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle 
menace de consumer vous, vos propriétés, votre honneur... et vous 
délibérez !... » (1) 

Mirabeau avait alors quarante-deux ans. « Sa laideur semblait 
donner à son débit plus de force et d'énergie ; (2) sont teint olivâtre, 
ses joues profondément gravées de petite vérole, ses yeux enfoncés, ses 

{1) Assemblée nationale 26 sept. 1789, A lire encore le discours de Mirabeau sur 


le droit de paix et de guerre. 
(2) Notice sur la vie et les ouvrages de Mirabeau par Mérilhou. 


280 ÉLOQUENCE ACADÉMIQUE JUDICIAIRE ET POLITIQUE 


formes athlétiques, paraissaient, à la tribune, s’embellir de tout 
l'éclat de son génie. » 

Son caractère était de feu ; sa jeunesse avait été pleine d’orages. 
Coupable de rapt et d'adultère, il avait été décapité, en effigie, à 
Besançon ; il avait attaqué, dans ses libelles, même son père qui l'avait 
fait enfermer au fort de Joux ; à vingt-six ans ; il était criblé de dettes. 
Il voulut, dit-on, arrêter la Révolution, et l'on vendait dans les rues, 
quelque temps avant 6a mort : « La grande trahison du comte 
Mirabeau. » C'était, en dernier lieu, un partisan plus ou moins 
honnête, du roi et de la reine Marie-Antoinette, sans aucun doute, 
un ignorant en matière religieuse, qui voyait dans chaque Évêque 
«un Évêque universel » ; c'était un ennemi de l’Église dont il pros- 
crivait « l'intervention » (1) dans la politique. Sa doctrine était celle 
de Bossuet et des quatre articles. Son discours sur la Constitution 
civile du clergé en fournit la preuve. 11 s'endormit pour toujours du 
sommeil d'Épicure, en 1791, après une vie abrégée par les excès du 
plaisir. Maury le vit à ses derniers moments, l’embrassa, et ne le 
confessa point. 

De la mort de Fontenelle à la mort de Mirabeau, il s'est écoulé un 
peu plus de trente ans. On est passé de l'excès de la civilisation à une 
ère de barbarie renaissante. L'homme « naturel », pour parler comme 
Rousseau, va succéder à l’homme « civilisé ». (2) 

Les terreurs qui agitaient J. Jacques, l'homme « aux mouvements 
convulsits », engendrèrent la Terreur et ses convulsions. Avec la 
Terreur, une éloquence terrible, monstrueuse, emphatique, fera dispa- 
raître bientôt ce qui restait de bon sens, de raison, de bonne foi, de 
généreuse colère dans l’éloquence d'un Barnave, d'un Vergniaud, d'un 
Maury surtout, et d’un Mirabeau ! 

C'est Rousseau qui règne sur la Convention, qui respire sur les 
lèvres et dans les cœurs des régicides ; il est là ; il souffle à Danton, au 
vertueux St-Just, à Robespierre, une sorte de prédicateur glacial, à 
Marat, l'éloquence de la guillotine... Notre salut est dans l’éloquence 
de la Croix ! 

CHARAUX. 


(1) Discours prononcé le 1° octobre 1789. 
(2) Voir, dans l’Émile de Rousseau (1° livre) la différence de l'homme civilisé et 
de l’homme naturel. 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


(31 janvier 1911.) 


BIOGRAPHIES FRANCISCAINES : FRÈRES MINEURS, 
CLARISSES, TERTIAIRES 


1. Nombreuses notices franciscaines dans le Æïirchliches Handlexicox 
édité par le prof. M. Buchberger, t. 1. A.-H. Munich, 1907, in-8° de XVI- 
2072 col. 


2. Deux extraits des mss. du célèbre Papini ont été publiés dans la Riv.df 
Storia, Arte, Archeol. della prov. di Alexandria, t. XVIII (1909). Ils ont 
trait à un certain nombre de Mineurs presque tous antérieurs à 1517. 


3. Vie de la bienheureuse Hortulane, mère de sainte Claire d'Assise. 
Mons (Belgique), 1906, in-8° de 175 pages, avec gravures. C'est la traduction 
de l'écrit du P. Cyr de Pesaro. Absolument sans critique. Cf. Études Fran- 
ciscaines, t. XVI, p. 97. 


4. Le même auteur, L. Roure, qui a écrit dans les Études des PP. Jésuites. 
(20 janvier et 20 avril 1910) deux articles sur la Psychologie de saint Fran- 
çois d'Assise, a publié dans la mème revue (5 août 1910), p. 297-316, de 
bonnes pages sur sainte Claire d'Assise (1194-1253). Dans sa bibliographie, 
le R. P. Roure a omis les lettres de la Sainte, et il ne semble pas connaitre 
l'étude critique placée par le professeur L. Pennacchi en tête de son édition 
de la Legenda attribuée à Celano. 

Leben der heiligen Klara von Assisi von abbé Demore, par le P. Beda 
Schmidt. Ratisbonne, 1905, in-12° de VI11-286 pp. Ce volume forme le 
t. Ï d'une nouvelle série Die Heiligen der Kirche. 

The personnality of St Clare of Assisi, par Home Gordon dans Oxford 
and Cambridge Review de Londres, 1908, no 5,p. 23-43.Pas très important. 


5. £ywot Sw. Antoniego 7 Padwy, par le P. Eusèbe Stateczny. E. St. 
Byton G.-S. Czionkami Katolika, 1909. in-4° de 214 p. Dans l'appendice, 
P- 186-212, l'auteur a étudié les sources de la vie de S. Antoine. — 
Der hl. Antonius von Padua, par le P. Gabriel Meier, O. M., 5° édition, 
Einsiedeln, s. d., in-8o de VI-192 p. La reproduction des toiles de Feuer- 


288 BULLETIN D HISTOIRE FRANCISCAINE 


stein ornent ce volume d’allure populaire. Pourquoi ne s'être pas donné la 
peine de mettre le récit au point ? —— Vida de San Antonio de Padua 
escritta en aleman por el Dr Nicolas Heim. Traducida y arreglada por el 
Padre R. Ruiz Amado, S.J., Barcelona. Subirana, 1907. — S. Antoine de 
Padoue, sa vie et ses miracles, par J. Boucaud. Tours, Mame, s. d., in-12° 
de 143 p. et fig. — Antonius von Padua, par R. Wilk. Breslau, 1907, in-8o 
de VIH1-98 p.43 (Kirchengesch. Abhand.,t. V). — Sermon de San À ntonio 
de Padua, par le P. Julio Zervino, O. M. Cochabamba, 1909. in-16° de 
32 p. — P. Nicolas Dal Gal, O. M. S. Antoine de Padoue, thaumaturge 
franciscain (1195-1251), traduit de l'italien par le P. Théobald Aumasson. 
Rome et Paris, s. d. (1908). in-8° de LV-407 p. C'est la traduction du livre 
annoncé ici même, t. XVII (1907), p. 560-561. L'étude des sources est par- 
ticulièrement bien traitée. — ÆTÏ Santo de los Milagros. San Antonio de 
Padua, par le P. Alb. Tronchi, M. Conventuel. Barcelone, 1907. in-24° de 
331 pages. — Vida compendiosa de San Antonio de Padua, par le P. Pere- 
grin de Mataro. Manresa, 1908, in-320 de 48 pages. — Het leven van den 
H. Antonius van Padua naar oorspronkelijke bronnen bewerkt door Pater 
Jesualdus, capucijn, in-8°, 224 pages (avec 8 gravures hors texte), Helmond, 
1909, typ. van Moorsel en van den Boogaart. C'est pour la majeure partie 
da vie du P. Léopold de Chérancé. — Bibliographie antonienne ou nomen- 
clature des ouvrages, livres, revues, … sur la dévotion à S. Antoine de 
Padoue publiés dans la province de Québec de 1777 à r909, par le P. Hugo- 
lin. Québec, Impr. de l'Évènement, 1910, in-8° de 76 p. Fruit d'un travail 
très minutieux. En tout, 141 articles. Plus d’une centaine ne dépassent point 
l'année 1870. 


6. Note sur le lieu de naissance de Thomas de Celano, dans l’Arch. 
Franc. hist. an. 11 (1909), fasc. IT. p. 514-516, du P. Athanase Masci. 
Notre confrère le P. Edouard d'Alençon a déjà amplement et péremptoire- 
ment prouvé la même thèse à savoir que le B. Thomas est né à Celano au 
diocèse de la Marsica, dans les Abruzzes. 


7. Una Gemma del Terz' Ordine Francescano. S. Elisabetta d'Unghe- 
ria, 1207-1231, par le P. Paolo Sevesi. Genova, 1909, in-8° de 35 p. Pané- 
gyrique précédemment imprimé dans la voce di S. Antonio, an. XIII (1908- 
1009), p. 218-227. — Szent Erzébet irodalma (Bibliographia sanctae Elisa- 
bethae) p. p. E. Barcza. Budapest, 1907. cf. Zentralbl. fur Bibl. wesen, 
1908, t. XXV, p. 420. 

Der Beichtvater der hl. Elisabeth und deutsche Inquisitor Konrad von 
Marburg (+ 1233), par P. Braun. Weimar, 1909, in-8° de 59 p. M. Braun 
étudie l’état civil du célèbre Konrad qui était prêtre séculier ; puis son rôle 
comme prédicateur et inquisiteur. Espérons que ce bon livre sera poursuivi 
au-delà de l’année 1226, jusqu'en 1233, date de l'assassinat de Konrad. — 
Zum Ehegüterrecht der heiligen Elisabeth, par E. Heymann dans Zeitschrift 
des Vereins für Thüringische Geschichte und À ltertumskunde d’léna, 1909. 
nouv. sér.,t. XIX, p. 1-22. 

Dans la revue hongroise S7azadok (Les Siècles), an. 1908, fasc. de novem- 
bre, on a inséré un compte-rendu élogieux du livre de A. Laban, consacré 
aux légendes de sainte Flisabeth dans la littérature hongroise. — Vida de 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 289 


Santa Isabel, Renia de Hongria, Patrona de la venerable orden Tercera del 
serafico Padre San Francisco de Asis, par le P. Peregrin de Mataro. Man- 
resa, 1907, in-32 de 32 p. — Cf. Etudes Franc., t. XXI (1909), p. 446. 


8. P. Guy Daval. Le bienheureux Bonencontre, disciple de saint François, 
et le couvent des Cordeliers de Châteauroux. Bourges, Tardy-Pigelèt, 1908, 
in-12 de 92 p. et gravures. On nc sait pas grand chose sur le compagnon de 
saint François qui fut le fondateur du couvent de Châteauroux. Heureuse- 
ment le R. P. Daval a étudié très au long le Nécrologe ou Obituaire des Cor- 
deliers de Châteauroux, et il en extrait des notes agréables à lire, sur le 
Bienheureux lui-même, et sur la vie du couvent jusqu'à la Révolution. 

Toutefois à quoi bon inventer, ou affirmer tel détail qui n’est point authen- 
tique ? Le P. Bonencontre vit-il le Pape en 1223 ? Honorius 111 pensa-t-il à 
lui en écrivant la bulle de novembre 1223 ? On sourit un peu en voyant cette 
hypothèse sous la plume du bon Père. 

Le bienheureux Bonencontre, disciple de Saint François d'Assise dans Le 
Pèlerin, n° 1636 du 10 mai 1908, p. 21-24, d’après les documents pour la 
cause de béatification, de l’archevêché de Bourges. Le corps de ce bienheu- 
reux est aujourd’hui dans l’église Saint-Martial à Châteauroux. 


9. Alejandro de A lès fundador de la Escolastica, par le P. Lucio M. Mu- 
ñiez dans la Revista de Estudios Franciscanos, janvier 1909, p. 22-28. Cf. 
Revue des Etudes Juives, 1889, t. XIX p. 224. Art. de Guttmann et François 
Picavet dans Etudes de critique et d'histoire, æ série, publiées par les mem- 
bres de la sect. d'hist. relig. à l'occ. de son dixième anniversaire. Paris, 
189%, p. 209-230. Ces travaux cherchent à assigner à Alexandre de Halès, la 
vraie place qui lui revient de droit. — Die Lehre von der Gratia gratis data 
xach Alexander Halesius, par K. Heim. Halle, 1907, in-8° de 116 p. 


10. La Pairia di frate Elia. Contributo algi studi francescani, par le cha- 
noine G. Garzi. Cortona, E. Alari, 1908, in-8 de 27 p. Cette patrie, c’est tou- 
jours Cortone. L'auteur avait publié son travail tout d’abord dans un journal 
de Cortone l'Etruria. cf. Et. Franc.,t. XVII, p. 559. 


11. Die Psychologie Bonaventuras nach den Quellen dargestellt, par 
Ed. Lutz. Munster, 1909, in-8 de VIII - 220 p. (t. VI, fasc. 4-5, der Bei. 
träge zur Geschichte der Phil. des Mittelalters). L'auteur donne, d'après 
S. B., la notion et la définition de l’âme avec ses différentes fonctions ; puis 
les facultés de l'âme et le champ de leur activité. 

S. Bonaventure, dévoué à la tradition, a tenté de faire une synthèse entre 
la philosophie du premier moyen-âge, c’est-à-dire entre le platonisme de 
S. Augustin et l’aristotélisme qui, sortant des philosophes arabes, entre dans 
le monde chrétien et devient prédominant avec le génie de S. Thomas. Cf. 
Rev. hist. eccl. de Louvain, 15 Juillet 1910, p. 589. 

La féte de St Bonaventure à St-Malo du Bois dans la Vendée hist. et tra- 
ditionaliste, sept.-oct. 1909. 

S. Bonaventure (1221-1274), par le P. Thaddeus, O. M. London. Cath. 
Truth Soc. 1908, in-12° de 24 pages. 

Le Père Bonav. Kruitwagen nous décrit dans trois articles (De F'ijd, 


EF: — XX. — 19 


200 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


26-28 août et 2 septembre 1909) ce que S. Bonaventure a été pour la science 
et ce qu'il a fait pour l'Ordre séraphique, dont il a été le « deuxième Fonda- 
teur ». 

Du P. Léonard Lemmens voici un excellent livre, Der hl. Bonaventura 
und Kirchenlehrer aus dem Franziskanerorden (1221-1274). Kempten et 
Munich. Kosel, 1909, in-12 de VIil-286 pages. Gravures. C'est spéciale- 
ment sur l'étude critique parue au tome X des Opera omnia, éd. Quaracchi, 
que s'appuie l'auteur. Le P. Lemmens adopte l'opinion d’après laquelle 
Bonaventure entra dans l'ordre à Paris en 1243 (et non en Italie en 1238), 
et s’il admet que le même étudia sous Alexandre de Halès (+ 1245), il ne 
croit pas qu’alors Bonaventure était déjà religieux. — Cf. Arch. fr. hist., 
an. 111 (1910), p. 344-348, art. du P. Oliger. . 


12. Dante e S. Margherita da Cortona, par Jules Salvadori, dans la 
Nuova Antologia de Rome (vol. 205), fasc. 817, 1906, p. 22-32. Dante 
aurait connu la pénitente séraphique. Étude purement littéraire. — De H. 
Margarita van Cortona. Een beeld van boete en liefde, par le P. Pacôme 
Thieman. Cuyk-sur-Meuse, (1906), in-8° de XVI - 17 - 286 pages. Bonne 
biographie. 


13. Jofre de Foxa (.… 1267-1295 ...), par Eduardo Gonzalez Hurtebise. 
Barcelone. Albès, 1910, in-4 de 16 pages. Jofre (Gaufridus, Geoffroy) de 
Foxà est le plus ancien écrivain en langue catalane. Élevé chez les Frères- 
Mineurs, il y fit profession, mais passa aux bénédictins en 1275. 

L'appendice de cet opuscule contient quatorze pièces justificatives allant 
de 1269 à 1288. La première (21 janvier 1269) cst une confirmation de la 
vente faite par Arnauld de Foxà son frère, à l’archidiacre de Ampurias, con- 
firmation donnée de consilio consensu et voluntate fratris Gullermi de 
Fraumir Gardiani Fratrum Minorum domus Monsonis. 

Jofre de Foxà est l'auteur des Regles de trobar, exécutées sur l’ordre de 
Don Jaime d'Aragon, roi de Sicile. 

Cf. Don Luis Nicolau y D’olwer Notes sobre les Regles de trobar de Jofre 
de Foixaà y sobie les poesies qui li han attribuit, art. publié dans la revue 
Estudis universitaris catalans, t. 1, p. 234 et suiv. — On trouvera auss; 
dans la Romania de P. Meyer, aux t. 11, VI, 1X et X, plusieurs notes sur 
Jaufre de Foxa. 


14. Nos vieux Maîtres : Pierre de Maricourt, le Picard, et son influenee 
sur Roger Bacon, par François Picavet, dans la Revue internationale de 
l'enseignement, vol. LIV, n° 10, 15 octobre 1907, p. 289-315. On sait que 
dans ses livres, Roger Bacon parle à maintes reprises d’un certain Maitre 
Pierre. M. Picavet, en cet article, cherche à l'identifier et propose de voir en 
lui, avec quelque probabilité, Pierre Pérégrin de Maricourt. Émile Charles 
avait déjà proposé cette idée. M. Picavet la développe ; mais il ne l’'embrasse 
pas entièrement. En attendant plus de lumière sur ce problème, dit-1l, « nous 
devons affirmer que Roger Bacon a subi l'influence de deux maîtres éminents 
qui l'ont initié l’un à la recherche scientifique, l’autre à la connaissance des 
langues, à la critique et à l’exégèse sacrée. » 

« Nous devons affirmer .. » assure M. Picavet. Pourquoi affirmer puis- 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 291 


qu'il n'est pas sûr que Maître Pierre et Pierre de Maricourt fassent réelle- 
ment deux personnages, pas plus qu'il n’est certain qu'on puisse les identifier ? 
Ayons donc le courage de ne donner à nos hypothèses que la simple valeur 
de probabilité qu’elles possèdent. Si M. Picavet le faisait toujours, il n'écri- 
rait pas des phrases comme celles qui sont en tête de son bon article, et il ne 
croirait pas que la rupture est complète entre les théologiens et les purs 
savants ou historiens ; les premiers ne détestent pas plus que les seconds, les 
progrès de la critique historique et de la découverte vraiment scientifique. 
Quant au maître de Roger Bacon, il deviendra peut-être moins énigma- 
tique si M. Picavet veut bien ouvrir le volume magistral du R. P. Hilarin de 
Lucerne, Histoire des Etudes Franc., p. 284. C'est probablement lui le 
Maitre Pierre qui devint évêque en Écosse, après avoir succédé à Grossetête 
dans la maîtrise de l’école des Mineurs d'Oxford. Il a nom Pierre de Ramsey, 
Cf. Eccleston dans les À nal. francis., 1. 238 et dans l'édition Little, p. 61. 


15. Roger Bacon, 1214-1292, par J. Delamare dans la Revue du Midi, 
15 février 1908. Sans grande valeur historique. Exemple : « Après avoir 
pris le grade de docteur en théologie, on dit qu’il (Roger Bacon) retourna en 
Angleterre et entra dans l'ordre des Frères-Mineurs, certains prétendent 
dans l'ordre des Cordeliers n (p. 68). Plus loin (p. 74) on nous parle de 
Jérôme d’Esculo ! général de l'Ordre en 1278. « On raconte, finit par dire 
l’auteur (p. 80) que les Frères-Mineurs, fixèrent les manuscrits de leurs con- 
frères avec de longs clous sur des planches où ils les laissèrent pourrir. » 
M. Delamare n'a sûrement jamais vu de manuscrit enchaîné et ne sait pas 
ce que c'est. 


16. Dans la Revue pratique d'apologétique de Paris, n° du 1°7 mars 1909, 
p. 851-852, on a inséré une courte note, bien innocente, sur l'emprisonne- 
ment de Roger Bacon. On cite à ce propos l'article récent du Dictionnaire 
de Théologie catholique ; mais on ne renvoie point à la Revue des Questions 
historiques où la question a jadis été traitée ex professo (année 1891, t. 5o, 
P. 119-142), par M. Feret. Cf. À nal. francis. (Chron. XXIV Gen.), t. III, 
p. 460. Deux fois, Roger Bacon fut emprisonné, dit-on. L'un de ces deux 
« emprisonnements » est un mensonge historique, et l’autre ne fut pas ce 
que l'on croit. Cf. Wadding. Ann. Min., ad an. 1278, n° XX VII : « Ipsum 
auctorem mancipavit » [Hieronymus ab Asculo]. 


17. Dans l'Arch. fr. hist., an. 111 (1910), p. 3-22 et 183-213, notre colla- 
borateur, le P. Théophile Witzel a étudié la méthode d'exégèse biblique de 
Roger Bacon. En tête, l’auteur donne quelques pages relatives à la vie et 
aux écrits de R. Bacon. 


18. Les idées mystico-politiques d'un Franciscain spirituel. Etude sur 
l’'Arbor vitae d'Ubertin de Casale, par le P. Frédégand Callaey, O. M. C. 
Extr. de la Revue d'hist. ecclés., XI, nos 3 et 4. Louvain, 1910, in-8o de 59 p. 
L'auteur étudie d’abord les sources du livre : les écrits de Joachim de Flore, 
le Sacrum commercium S. Fr. cum dom. Paupertate, Saint Bonaventure et 
plus particulièrement son Lignum vitae, les Rotuli de Fr. Léon (remarque 
très importante), la seconde Légende de Celano, les mss. de Pierre de Jean 


292 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


Olivi, après naturellement les Pères et la Bible et particulièrement l’Apoca- 
lypse. 

Les idées d’U. de C. sont connues. Il crie à la décadence, décadence dans 
l'Ordre Franciscain qui oublie la pauvreté, décadence dans l'Église qui s'en- 
richit et qui supporte l’infamie du Grand Refus. 

L'À rbor vitae est en lui-même un mélange d'erreurs, de vérités, de cons- 
tatations historiques et d'exagérations passionnées. 11 fut écrit en la seule 
année 1305, à l’Alverne, Il n'eut pas une influence très appréciable en dehors 
du XIVe siècle. Dante le connut et s’en servit. 

Ubertin de Casal, ce fanatique de la pauvreté, quitta l'Ordre pour entrer 
chez les bénédictins. 

Tel est en quelques lignes le résumé de l'excellente brochure du P. Frédé- 
gand. C’est avant tout une étude des sources, un exposé des idées de l'A rbor 
vitae, non point un Jugement de ces idées (1). L'auteur a obtenu le 1er décem- 
bre 1910 à Louvain le titre de docteur en histoire avec la mention Summa 
cum laude. 

11 signale plusieurs mss. de l’Arbor vitae : Utrecht, 309, 310 et 348 — 
Assise, 328 — Subiaco, 43 et 303 — Florence, Laurent. Plut. XXVI, 18 — 
Pérouse, 52 (trad. italienne). L'ouvrage fut très rapidement composé entre 
le 9 mars et le 28 septembre de l’année 1305. 

Sur la vie et les œuvres d'Ubertin de Casale, par le P. Frédégand Callaey : 
dans l'A nnuaire de l'Université de Louvain. Séminaire historique. Rapport 
sur les travau.x ... 1908-1909. Louvain, 1910, p. 453-462. — Theses quas 
cum disserlatione cui titulus : L'Idéalisme franciscain spirituel au XIVe siè- 
cle. Étude sur Ubertin de Casale … pro gradu doctoris scientiarum ethica- 
rum et historicarum in Universitate catholica in oppido Lovaniensi …. 
publice propugnabit P. Fredegandus Callaey, ex Antverpia presbyter ord. 
ff. min. capucinorum provinciae belgicae … die : mensis decembris, hora 
2, anno MCM [X]}. Lovanii, Van Linthout, in-8 de 8 p. n. ch. 

Histoire franciscaine. Ubertin de Casal et les Spirituels, par Ernest Mal- 
didier dans la Revue Augustinienne du 15 octobre 1910, p. 462-468. C'est 
une étude écrite d'après le livre de notre confrère le P. René de Nantes. 
(Hist. des Spirituels cf. Etudes franc., t. XX1II, p. 104.) Je me demande si 
E. Maldidier a toujours vu ce qu'il cite. Je suis un peu rêveur en lisant sa 
note (1) de la page 468: «.… P. Henri de Grèzes, O. M.C. Le Sacré-Cœur de 
Jésus dans les Etudes Franciscaines, 1890, p. 105. » Sic! 


18 bis. Au moment où nous corrigeons ces épreuves, la revue a reçu le 28e 
fascicule du Recueil de travaux publiés par les membres des conférences 
d'hist. et de philologie de l'Université de Louvain : L'Idéalisme franciscain 
spirituel au XIVe siècle. Etude sur Ubertin de Casale par le P. Frédégand 
Callaey ; Louvain, 1911, in-8 de XXVII1-280 p. Un compte rendu détaillé de 
ce beau et définitif volume paraîtra bientôt. 


19. Les bienheureux Barthole et Vivaldo, Tertiaires de saint François 
(vers l'an 1300), dans le Pèlerin, n° 1694 du 20 juin 1909. 


San Vivaldo, eremita del Ter; Ordine Francescano. Ricordi agiografici, 


(1) U y a parfois des phrases d'un style trop relâché v. g. p. 53 : coupe-choux ! 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 293 


con novena e triduo in fine, par le P. Faustin Ghilardi, O. M., Florence. 
Barbèra, 1908, in-24 de 206 p. — Novena e Triduo a S. Vivalco con cenni 
storici sul suo culto, par le mème. Florence, 1908, in-24 de 47 p. — Ricordo 
di S. Vivaldo, par le même. Florence, 1908, in-24° de 69 p. Tous ces écrits 
sont d’allure populaire. Le même avait déjà donné en 1895, la Monogra- 
fa del San Vivaldo in Toscana. Florence. Ariani, in-8° de XV-170 p. 


20. Bienheureux Gauthier de Bruges, Franciscain, évéque de Poitiers, 
1225-1307, dans les Saints du Pélerin, n° 1732. D'après les Acta SS. et les 
Annales Minorum. Cf. Et. Fr.,t. XVII (1907), p. 685. Son culte n'est pas 
encore reconnu en cour de Rome. — Cf. Jehan Pictave, Poitiers, ses monu- 
ments, son histoire. Poitiers, 1009, in-12 de 298 p. 


21. Ockam, père du modernisme. Sous ce titre dans La Bonne Parole, 
{no du 10 avril et suivants), notre confrère le R. P. Jules d’Albi, O. M. C., a 
relevé assez vivement une note parue sous la signature du R. P. Lucien 
Roure dans les Études (5 février 1908), d’après laquelle Guillaume Ockam 
serait le père du nominalisme moderne. Il est de fait que si Guillaume 
Ockam a mérité un blâme justifié pour sa conduite contre le Pape Jean XXII 
et Louis de Bavière, ses écrits philosophiques et théologiques lui assignent 
une des premières places dans le monde des penseurs orthodoxes. I] fut un 
adversaire fougueux de Scot, après avoir été son disciple (Wadding. Scrip- 
tores, 1650, p. 155) : voilà certes un détail qu'on oublie quand on range le 
maitre et l'élève dans la même catégorie. — Cf. Études Franc., t. XXI, 
p. 335. 


22. S. Jean Discalcéat. Recteur puis Frère mineur. Un document inédit 
du XIVe siecle, p. p. le P. Paolini, O. M. Rome. 1910, de XXXVI - 38 p. 
C'est la traduction d’une autre brochure : Pro causa confirmationis cultus 
immemorabilis B. Joannis Discalceati, 0. f. m., (1278-1349), ad. S. R. C. 
proxime tractanda documentum saec. XIV, ed. Fr. M. Paolini. Quaracchi, 
1910, 1n-16 de XVI-48 p. Extrait des Acta ord. min., 1910, p. 12-28. 
Le B. Jean Discalcéat mourut à Quimper. Le texte publié se trouve dans le 
ms. 8974-8975 de la Bibl. roy. à Bruxelles. 


13. Jean de Rochetaillée (Rupescissa) né en 1312, est mentionné par 
Wadding dans ses Scriptores nrd. min. 1659, p. 225-226. Dans le troisième 
cahier des Preussische lahrbilcher, t. CXIX (1905), M. Rosenkranz étudiant 
les prophéties relatives à l’attente impériale vers la fin du moyÿen-âge men- 
uonne en France vers 1350 ce Jean de Rupescissa qui annonça un antechrist 
Louis de Sicile. Cf. Christophe, Notice historique sur le cardinal Jean de R. 
Lyon, 1854, in-8° de 24 p. 

Notes pour servir a l’histoire de l'église de L3-on, Jean de Rochetaillée, 
par J. Beyssac. Lyon, Rev, 1907, in-8o de 59 p. — Notes pour servir à l’his- 
toire de l'église de Lyon. La mansion de Rochetaillée, par le mème. Lyon, 
Rey, 1907, in-8o de 222 p. et pl. — Rochetaillée en 1.yonnais. Notes et docu- 
ments, par le même. Lyon, Rey, 1907, in-&o de 276 p. et pl. — Bibl. munic., 
Tours, ms. 520. 

Dans le livre de Pierre Piobb, L'année occultiste et psychique. Première 


294 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


année (1907), Paris, 1908, in-12 p. 164, le baron du Roure du Paulin a 
inséré une étude sur la vie et les prophéties du fr. Jean de « Roquetaille », 
mort en 1344 et né en 1312 au bourg de Yolet, près d’Aurillac en Auvergne. 
Intéressant travail de très seconde main, d'après quelques dictionnaires de 
biographies locales (Moréri, Durif, Aigueperse, Ranblac, etc.) Cf. Wadding, 
Annales Min,, t. IV, no 15. 


24. Un ascète de sang royal. Philippe de Majorque, par J. M. Vidal 
dans la Revue des quest. historiques d'octobre 1910, p. 361-403. Étude très 
intéressante et neuve qui nous montre une fois de plus quel foyer intense 
de franciscanisme était vers 1300 la cour de Naples. M. Vidal étudie la 
jeunesse et l’état ecclésiastique (1288-1317) de Philippe de Majorque, sa 
carrière politique, et son rôle dans l’histoire des Spirituels. Philippe de 
Majorque fonda une congrégation de Tertiaires schismatiques. 

La note de M. Vidal (p. 397, note 3) relative aux Béguins est excellente : 
il distingue avec soin les Spirituels ou Zélotes du premier Ordre, les Béghards 
ou Béguins du Libre Esprit (ces deux dernières sortes étant schismatiques) 
et enfin les Béguins et Béguines approuvés par l'Église. 


25. Della ritrattazione di fra Michele da Cesena e del falso Miserere 
edito sotto il suo nome nella Raccolta Muratoriana, par À. Carlini dans 
l’Archivio Muratoriano de 1903, n° 5, p. 233-273. 

L'auteur prouve que la soi-disant rétractation de Michel de Césène 
(+ 1343) est inauthentique. On ne peut donc s'appuyer sur elle pour croire à 
la pénitence finale du religieux révolté. C’est dans le t. HI p. I, p. 513-527 
de la première édition de la Rac. Mur. que cette paraphrase du Miserere 
avait été insérée. Cf. Arch. franc. hist., 1909, p. 657. et Et. Fr.,t. XXI, 
p. 335. — Li alcuni manoscritti Malatestiani attributi a fr. Michele da 
Cesena, par Armando Carlini. Cesena, G. Vignuzzi, 1907, in-8° de 33 p. — 
Fra Michela da Cesena e la sua eresia, par le même dans La Romagna, 
t. IV, fasc. 12. 


26. Deutsche Mystiker des XIV Jahrh. I. Hermann von Fritslar, Nico- 
laus von Strassburg, David von Augsburg qum erstenmal hrsg. unveränd. 
Auflage, Anastatischer Neudruck der Ausg. von 1845, par Z. Pfeiffer. 
Gôttingen, 1907, in-&° de XLVIII-612 p. — Drei deutsche Minoritenpre- 
diger aus dem 13 und 14 Jahrhundert, par A. Franz. Fribourg en R. Herder, 
1907, in-8° de XVI-160 p. — Die Predigten des Franziskaners Berthold 
von Regensburg. Mit unverändertem Texte in jetziger Schriftsprache hrsg. 
mit einem Vorwort von À. Stoiz, 4° édition, par F. Gôbel. Ratisbonne, 
Manz. 1906, in-8° de XXI V-587 p. 


27. Ein Beitrag zur Berthold-Schwart;-Frage dans le Didzesanarchiy 
von Schwaben, an. 214 (1906), p. 139-141. Il y eut entre 1350 et 1415 à Geis- 
lingen, deux personnages portant le même nom que le Fr. Berthold Schwartz 
que l’on regarde communément comme l'inventeur de la poudre. 


28. M. Guido Salvatori dans un appendice de son livre Sulla vita giova- 
nile di Dante, Saggio, (Roma, 1907, in-4° de 276 p.), étudie les rapports de 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 295 


Dante avec les Frères-Mineurs. — Dante, essai sur sa vie, d'après l'œuvre 
et les documents, par Pierre Gauthiez. Paris, Laurens, 1908, in-8o de 343 p. 
et pl. Cet ouvrage fort bien écrit, n’apporte absolument rien de neuf au sujet. 


29. Una Pagina Dantesca. Notizie inedite sul conte Frate Guido da 
Montefeltro (c. 1222-1298), par le P. Jérôme Golubovich. Quaracchi, 1910, 
in-8° de 19 p. Extr. de l’Arck. franc. hist. Les notes inédites sont tirées du 
f. lat. 5006 de la bibl. nat. Paris. Elles sont très précieuses pour l’histoire de 
celui dont a écrit Dante en son Enfer (XX VII, 67) : Z' fui uom d'arme, e poi 
fu: cordigliero. 

Le même sujet a été repris avec infiniment de bonheur dans nos Études 
Franciscaines par M. Henri Matrod (t. XXIV, p. 366-386). 


30. On a célébré chez les Fr. Min. Conventuels de Foligno, du 6 au 
9 février 1909, le centenaire de la mort de la B. Angèle de Foligno décédée 
le 4 janvier 1309. A cette occasion le curé de S. Francesco, le P. L. Fratini, 
a fait réimprimer la Vita della beata Angela da Foligno de L. Jacobilli. 
(Foligno, 1909. in-16° de 46 p.) extraite des Vita des SS,. et BB. dell'Umbria 
(Foligno, EE (1647), P p. 17-28). Le chanoine C. Bordoni a également fait 
imprimer une vie Magistra Theologorum Angela da Foligno. FOUBAG, 
1909, in-8° de 98 p. 

Rappelons que de nombreuses pages ont été consacrées à cette Hnbéu: 
reuse dans la Miscellanea francescana de Mgr Faloci Pulignani. Cf. Miscell. 
franc. vol. XI (1909). fasc. 1, p. 32. On doit notamment à Mgr Faloci, un 
Saggio bibliografico sulla vita e sugli opuscoli della B. Angela, Foligno, 
(1889), in-16 de 64 p. 


31. Le Livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de 
Foligno, traduit par Ernest Hello. Quatrième édition avec avertissement de 
Georges Goyau. Paris, A. Tralin, 1910, in-12 de 336 p. Les Visiones de 
cette grande mystique ont paru en 1643 dans les Acta Sanctorum ; elles 
furent rééditées en 1714 à Foligno, avec plus de correction. Voici, d'Ernest 
Hello, une version française comme pouvait l'écrire Ernest Hello, c'est-à- 
dire avec une certaine liberté. Nous osons espérer que Mgr Faloci nous 
donnera, de la célèbre extatique franciscaine, une édition pure et définitive. 
— Cf. Annales franc., février 1911. p. 421-428. 


32. Au sujet de François de Cardaillac, M. le chanoine Ed. Albe a écrit 
dans le Bulletin trimestriel de la société des Études littéraires … du Lot, 
t. 33, 3e fasc. de 1908, p. 164-178, un article sur Les comptes d'un collecteur 
pontifical dans le diocèse de Cahors et l'exercice du droit de dépouille, 1404- 
1405. Les pages 165 à 174 sont consacrées à François de Cardaillac évêque 
de Cahors en 1388, mort en 1404. 

Les Frères-Mineurs de Cahors refusèrent au Pape les livres de l'évêque, 
asserentes dictos libros esse dicti conventus. 

C'est d’après les Arch. Vat. Collectorie, 91, que M. Albe a écrit ces pages 
utiles. 


33. Les Saints de Bretagne. Le bienheureux Charles de Blois, duc de 


290 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


Bretagne (1319-1364), par M. l’abbé FI. de la Villerabel. Rennes, Bahon- 
Rault, s. d. (1910), in-16 de 65 p. Ce saint tertiaire est connu pour ses 
malheurs. Par son mariage en 1337, à Rennes, avec Jeanne de Penthièvre, 
événement auquel se rattache le souvenir de Bertrand du Guesclin, Charles 
de Blois se trouvait en très bonne position pour hériter de son oncle le duc 
Jean 111. Mais à la mort de ce dernier, le frère du défunt, Jean de Montfort, 
se posa en compétiteur au nom du droit français. L'esprit en Bretagne était 
très hésitant sur le parti à prendre et l’arrêt de Conflans (7 septembre 1341) 
favorable à Charles de Blois, n’empêcha point la guerre. Elle éclata et mit 
aux prises la France et l'Angleterre. Charles saisi par ses rivaux, dut passer 
huit longues années à la Tour de Londres. Il devait revenir en Bretagne pour 
mourir à Auray. Sur l'ordre de son vainqueur, il fut inhumé chez les Corde- 
liers de Guingamp. Le procès de canonisation se fit en 1371 chez les Corde- 
liers d'Angers. La cause a été reprise en 1892, et par décret du 14 décembre 
1904, Charles de Blois a été inscrit au catalogue des bienheureux. 

Un libraire de St-Brieuc prépare l'édition du procès de canonisation 
de 1371. 

Le bienheureux Charles de Blois, par M. l'Abbé FI. de La Villerabel. 
Rennes, Bahon-Rault, 1910, in-12 de 20 p. 
. Le bienheureux. Charles de Blois. Discours prononcé dans la cathédrale 
de Blois, le 19 octobre 1905, par Mgr Touchet. Paris, Lethielleux, 1906, 
in-16 de 29 p. 

Bue an den Eurus Charles Bleiz, duk a Vreiz, gant Div-Na-Dor (Hervé 
Le Moal). Sant-Brieq, ti-moulerez Sant-Guillerm. 1910, in-8° de 68 p. (Vie 
du B. Charles de Blois, en breton.) 


34. La B. Angelina [de Marciano) e le terziarie francescane in Firenze 
dans la Misc. franc. an. XIL, fasc. 111, juin-juillet 1910, p. 80-85, une biblio- 
graphie et plusieurs notes relatives à cette bienheureuse née à Montegiore 
en 1377 et morte à Foligno en 1435. 


35. Lettre de Mgr de Bourdeille, évéque de Soissons, 1767 dans le Bull. 
Soc. hist, arch. Périgord, t. XXXVI (1909), p. 69-71. À propos d’un procès- 
verbal des miracles du cardinal de Bourdeille que l’on pensait à béatifier. Cf. 
le livre du Dr Pouan. Et. Fr.,t. VIII, p. 314. 


36. Victoriae mirabilis divinitus de Turcis habitae duce vener. beato 
Joanne de Capistrano series descripta per Fr.Joannem de Tagliacotio illius 
socium et comitem atque beato Jacobo de Marchia directa. Ex cod. primum 
integre edita. Quaracchi, 1906, in-12 de VIII - 128 p. p. par le P. Léonard 
Lemmens, O. M. A d'abord paru dans les A nal. ord. min. en 1906. Cette let- 
tre a été traduite en hongrois pur le P. Boniface Kramer. Koloszvar, 1407, 
in-8° de 68 p. 

. Profili Capestrani S. Giovanni da Capestrano e suoi seguacti, par le P. 
Athanase Masci. Loreto Aprutino, 1Q06, in-8° de 55 p. 

Sr. Ivan Kapistran pod Biogradom napisad O. Placido... (par le P. PI. 
Belavic). Vukoravini, 1907. (S. Jean de Capistran à Belgrade.) 

Epistolae quaedam ineditae S. Joannis a Capistrano, par le P. Serafico 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 297 


Gaddoni, O. M., dans l'Arch. fr. hist. de Quaracchi, an. IV, fasc. 1, p. 115- 
121. Ces lettres sont au nombre de quatre. 

Le P. Ferdinand Delorme publie dans l'Arch. fr. hist. an. 1V (1911), 
p. 178-179, une lettre en vers latins de Donato da Cittadella à S. Jean de 
Capistran. 

Le P. Bihl propose (Arch. fr. hist. an. 111 (1910), p. 778-781) le nom de 
Ghez pour le nom de famille de S. Jean de Capistran d'après un des mss- 
(XVe siècle) décrits par U. de Bartholomaeis dans le Bullettino dell'Istituto. 
storico italiano, 1889, p. 75-173. Avec justesse, 1l rejette l’opinion de l’ori- 
gine française du Saint. 

Notizie e documenti intorno alla vita di S. Giovanni da Capistrano, par. 
R. Cessi dans le Bollettino della societa di Storia patria À. L. Antinors 
negli Abruzzi, t. XX (1908, p. 41-62.) Très intéressant pour le séjour du 
Saint à Padoue. D'après des documents extraits des archives et des biblio- 
thèques de Padoue. Quand étudiera-t-on la correspondance inédite du Saint ? 
Cf. Anal. boll., t. XXI1I, p. 407. (1) 


37. Nel V centenario della festa del Nome di Gesu e della Predicazione 
di S. Bernardino da Siena in Camaione, Memoria Storica, par M. Carlo. 
Papini. Firenze, Barbèra, 1910, in-16 de 100 p. S. Bernardin de S. prêcha 
à Camaiore en 1410. 


38. Compendio della vita di S. Giacomo della Marca, par le P. Gaëtano 
Rocco da Napoli. Napoli, lovene, 1909, in-16 de 175 p. Le livre du P. G. 
Rocco est un ouvrage populaire et parle surtout de la dévotion du Saint à 
Naples. 


39. Storia del Culto prestato ab immemorabili al B. Bernardino Caimi 
da Milano de Frati Minori fondatore del Sacro Monte di Varallo. Docu- 
menti editi e enediti, par le P. Paolo Maria Sevesi. Novara, 1909, in-8 de 
104 p. L'auteur donne p. 94-08, une table utile des dates chronologiques de 
la vie de ce bienheureux du XVe siècle. Cf. Études Franc., 1. XX, p. 83. 


40. Il beato Michele da Carcano, par le P. Paolo Sevesi dans l’Arch. 
franc. hist. an LIL (1910), p. 448-463 et 633-663 et an. IV (1911), p. 24-49. 
Ce personnage qu'il faut identifier avec Michel de Milan, entra dans l'Ordre 
vers 1440 Chez les observants de la province de Milan. On perd la trace du 
bienheureux, sans savoir la date exacte de sa mort. Cette étude est « à suivre ». 


41. {1 B. Baldassare Ravaschier: dei frati Minori ed il suo culto, par le 
P. Bernardino da Carasco, O. M. Genova, Capurro, 1908, in-16 de 102 p. 
Le B. naquit en 1410 à Chiavari et mourut le 17 octobre 1492 à Binasco. 
(Pavia), après avoir été provincial de Gènes. -- Causa della diocesi di Pavia 
0 dell'Ordine dei Frati Minori. Articoli che il P. Francesco M. Paolini … 
presenta alla Rma Curia di Pavia … nel processo di … Baldassare Ravas- 
chier: da Chiavari, o. m. Roma, 1908, 1n-16 de 17 p. 


(1) La première édition du S. Jean de Cap. de Léon de Kerval, (Cf. £t. Fr... 
t. XX, p. 735 ett. XXI, p. 85) a été traduite en italien par le P. Giacomo da Castel- 
madana. Rome, 1887, in-12 de 294 p. 


298 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


42. On trouvera de nombreuses indications sur Antonio de Bitonto (cf. 
Wadding. Script. 1650, p. 30), dans un article de E. Selvaggi inséré à 


da revue Apulia, an. 1, fasc. 1, p. 75 à l'occasion d'un ms. du British 
Museum. 


43. Du même auteur, dans la même Apulia, id. p. 78-87, une notice sur 
Robert Caracciolo de Lecce à propos d’un ms. de ce franciscain, ms. de 1470 
au British Museum. Cf. Wadding. Script. 1650, p. 306. 

Fra Roberto Caracciolo, par le Dr Vinc. De Fabrizio. Lecce, 1909, in-8° 
de 84 p. Extr. de la Rivista Storica Salentina, an. IV. Né en 1425, reçu 
chez les Conventuels, puis chez les Observants et de nouveau chez les Con- 
ventuels en 1452, et finalement évèque de Lecce et puis d’Aquino, Robert 
Caracciolo est surtout connu comme prédicateur. 11 mourut le 6 mai 1495. 
L'auteur n'a consulté ni Wadding, ni Sbaralea, ni surtout la Chronica Fr. 
Min. Obs. de Bernard d'Aquilée. Cf. Études Fr.. IX. 532. 


44. Il beato Bernardino da Feltre. Trad. italienne. d'après la quatrième 
édition française de Eug. Flornoy. Rome, Desclée, 1908, in-16 de 200 p. 

M. D. Vargha a publié un article sur le B. Bernardin de Feltre, premier 
apôtre des associations de crédit, dans Katkolikas Szemle de septembre 1908. 

Il b. Bernardine da Feltre e la fondazione del Monte di pietà in Pavia, 
par R. Maiocchi dans la Rivista di scienge storiche de Pavie, an. 1907. 
tom. |, p. 95-102. 


45. Vie de Sainte Catherine de Bologne, par Jean Évangéliste Duver de 
l'Oratoire de S. Philippe de Néri. Rennes, Simon, (1905), in-8° de XVI - 
475 p- et pl. S. Catherine Vigri naquit en 1413 et mourut en 1463. L'auteur 
s'est servi des écrits ascétiques de la Sainte,des mémoires de Sœur Illuminée 
Bembi qui a vécu longtemps avec elle et de la vie écrite au commencement 
du XVIe siècle par le P. Denis Paleotti, dont une traduction française fut 
publiée par N. Soulfour à Paris chez G. de la Noue en 1507 et dédiée aux 
Saintes-Claires de ce mème Paris. Bon et édifiant. Cf. Acta Sanctorum, 
mars, tom. Î1, p. 34 et Wadding. Scriptores, 1650, p. 88. 

Dans une recension de la Vie de Sainte Catherine de Bologne par l'abbé 
Duver, le P. Van Ortroy (Anal. boll., 1909, fasc. 11, p. 239) signale les 
Mémoires encore inédits de la sœur « Iiluminata Bembi que l'on garde au 
monastère du Corpus Domini de Bologne. Sœur Illuminata vécut de longues 
années dans l'intimité de Catherine ; elle écrivit ses souvenirs de témoin 
oculaire très peu de temps après la mort de sa supérieure. » 


46. Zum Leben des Franziskaners Heinrich Harp, par le P. Patr. 
Schlager dans le Katholik, 3e série, tom. XXXII (1905]}, p. 46-48. — Cf. Wad- 
ding, Script, 1050, p. 164-165 et Servais Dirks. Hist. litt. observ.. p. 7. 
Harphius est mort en 1477, gardien à Malines. 


47. Le P. Bughetti, O. M. a étudié l’année et le jour de la mort du B. 
Marc Fantuzzi de Bologne, quatrième vicaire général de l'observance :ita- 
dienne, dans l'Archk. Franc. hist. de 1909, p. 537-548 et s'arrête à l'année 
1479 suivant l'opinion commune. 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 299 


48. Sainte Colette en Franche-Comté et en Bourgogne. Poème inédit 
publié à l'occasion du cing centième anniversaire de l'entrée de sainte 
Colette à Besançon et de la fondation de son premier monastère, 14 mars 
1410-14 mars 1910. Besançon, Jacquin, 1910, in-8e de 32 p. Ce poème a 
été composé en 1888 par Paul Guichard. En tête se trouvent deux pages 
d'introduction du chanoine E. de Vregille. 

Réformatrice d'Ordre, Sainte Colette, par Albert Guittard, feuilleton du 
journal La Croix, du 23 mars 1910, d’après la brochure de M. de Vre- 
gille (1). 

Jeanne d'Arc et Colette de Corbie, par Arthur Loth dans l'Univers du 
3 février 1910. L'auteur note avec raison que l'entrevue entre les deux per- 
sonnages est un fait tout à fait probable. Vincent Ferrier, Jean de Capistran 
venaient de contrées fort lointaines pour s'entretenir avec la bienheureuse 
clarisse, fort célèbre en son temps. Jeanne d'Arc, au moment du siège de La 
Charité-sur-Loire, se trouvait tout près de sainte Colette. Comment n'aurait- 
elle pas cédé à l'élan général ! | 

Sainte Colette et son culte dans l'Eglise. Extrait de la Semaine Religieuse 
de Besançon du 8 janvier 1910. Besançon, Jacquin, in-8° de 8 p. En tête, la 
traduction du décret de la S. C. des Rites, étendant l'office de la Sainte aux 
diocèses de France et de Belgique et aux colonies de ces deux puissances, 
décret du 25 avril 1909, publié dans les Acta Apost. Sedis du 20 décembre 
suivant, par M. le ch. E. de Vregille. 

Le 16 janvier 1910, le Supplément de l'Eclair Comtotis (7° année, n° 2043) 
a publié un charmant article Histoire franc-comtoise. La Sainte de Besançon. 

Marguerite d'York et les Pauvres Claires de Gand. Notice sur un 
manuscrit enluminé de la vie de sainte Colette, par Paul Bergmans. Gand, 
Siffer, 1910, in-8 de 16 p. Huit gravures. Extrait du Bulletin de la Société 
d'hist. et d'arch. de Gand, 1910, n° 6. Cette description du fameux ms. des 
Clarisses de Gand est très détaillée et semble parfaitement exacte. Ceux qui 
ont vu ce ms. se réjouiront Jde posséder ce beau travail de M. Bergmans. Et 
ils se réjouiront surtout de savoir que ces miniatures et d'autres, toutes du 
XVe siècle, seront publiées cette année même 1g11, s'il plait à Dieu, par 
l’auteur de ces présentes lignes. 


49. Jacques de Bourbon, roi de Sicile, frère-mineur cordelier à Besançon 
{1370-1438), par Arthur Huart, ancien avocat général, docteur en droit. 
Couvin, Maison Saint-Roch (Belgique), 1909, in-8° de 136 p. C'est le tirage à 
part des très remarquables articles parus ici même. A la fin, l’auteur a ajouté 
un triple appendice relatif à la fondation du couvent des Clarisses de Vevey. 
{avec le texte de la bulle Nimis iniqua d'Alexandre IV, du 27 juillet 1255 : 
VI Kal. aug. pont. nost. anno secundo) donnée à Anagni, à la guérison d'une 
dominicaine lépreuse par sainte Colette, et à la comtesse de Valentinois 
Guillermette de Gruyère, clarisse à Vevey. 

Dans la Rivista araldica, août 1907, p. 455-461, notre collaborateur P. A. 
Pidoux a écrit les Souvenirs en Franche-Comté de la conversion et de la 
sainte mort de Jacques II de Bourbon, roy de Naples. 


(1) Sainte Colette, vierge et réformatrice de l'Ordre de Sainte Claire, par M. le 
chaneine de Vregille, 2° éd. Besançon, 1907. in-24 de 48 p. Gravures. 


300 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


Dans l'Univers du 3 mars 1910, M. Arthur Loth a inséré un feuilleton 
intitulé Un disciple royal de sainte Colette, à propos du livre de M. Huart. 


50. Comte de Dienne. La légende dorée du Carladez. La bienheureuse 
Bonne d'Armagnac 1434-1462. Aurillac, Impr. E. Blancharel, 1910, in-8° 
de 56 p., planche et tableau généalogique. Le travail du comte Édouard de 
Dienne 9 d'abord été inséré dans une revue de la Haute-Auvergne. Nous 
avons sous les yeux le tirage à part augmenté d’une déclaration de l’auteur 
et d’une petite feuille manuscrite d’errata, et enfin de l'imprimatur de 
l'évêque de St-Flour. 

Il faut nous montrer très reconnaissant au savant auteur de cette brochure. 
Bonne d'Armagnac n'a pas une histoire très précise. Elle était fille d’Éléonore 
de Bourbon et de Bernard VIII d'Armagnac. Elle naquit sans doute en 1434. 
Elle eut une sœur plus jeune, Catherine, qui se fit clarisse à Amiens. Cette 
Catherine est l’une de celles que l’on nomme toujours à Amiens « les prin- 
cesses ». Bonne se fit clarisse à Lézignan (Aude) vers 1454 et elle mourut le 
3 janvier 1462. Son corps considéré comme une relique fut « ruiné par les 
hérétiques » en 1565. On espère faire reconnaître à Rome le culte qui lui est 
rendu. On possède un buste-reliquaire de la B. Bonne, dans l'église de Lézi- 
gnan. De ce monument en bois noirci, on ne nous indique point l’époque. 
Un livre d’Heures orné de sept miniatures, passe pour avoir été à l'usage 
de la B. Bonne ; on en possède une utile description ; malheureusement le 
volume lui-même est égaré on ne sait où. 

On se rappelle que les clarisses de Lézignan furent fondées par sainte Colette 
avant 1431. Dès le XVe siècle elles essaimèrent elles-mêmes en Espagne à 
Gandie, et ce monastère donna naissance à de multiples fondations dans la 
péninsule. 


51. Z codici cartacet Messinesi e Perugino sulla leggenda della fran- 
cescana suor Eustochia da Messina, par Casagrandi, dans l'A rchivio storico 
per la Sicilia orientale, an. IV (1907), p. 262-275. Note sur un ms. du XVe 
siècle et relatif à cette Sainte. Il est publié dans l'Archk. stor. Messinese de 
1903 et 1904, p. 52-117 et 3 à 106. 


52. La cessione di Ferrara fatta da Sisio IV alla Republica di Venezia 
(1482), par Edouard Piva dans le Nuovo Archivio Veneto, an. VII, t. XIV, 
p. 11, p. 396-426. 

Dans l'Arch. fr. hist., an. IV (1911), p. 170-181, Alf. Monaci signale plu- 
sieurs autographes du même pape dans plusieurs mss. du Vatican. Une 
planche reproduit une page du Vat. lat. So1. 


53. Nell'Umbria verde. Un fiore serafico. Notizie storiche su la Beata 
Cecilia Coppoli monaca clarissa (1443-1500), par le P. Ciro da Pesaro. 
Roma, 1908, in-16 de XII - 148 p. et 12 gravures. — Cf. M. Faloci. Notizie 
della Beata Cecilia Coppoli di Perugiæ monaca clarissa. Perugia. 1803, 
in-16 de 16 p. Certains font naître cette bienheureuse en 1425. Sa vie a été 
aussi écrite en 1882 par Anast. Rotelli. 


54. La B* Louise de Savoie, fille du B. Amédée 1X, naquit en 1462,épousa 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 301 


Hugues de Chalon en 1479, devint veuve en juillet 1490, se fit clarisse colet- 
une à Orbe, où elle mourut le 24 juillet 1503. Son cuite a été reconnu en 
1839 et elle est honorée le 1er octobre. Sa vie a été écrite en 1507 par une de 
ses compagnes, Catherine de Saulx, et publiée à Turin en 1843 par Solar de 
la Marguerite, et en 1860, à Genève par A. M. Jeanneret. Le premier livre 
français qui a popularisé son nom est celui de l’abbé F. Jeunet et de M. J. H. 
Thorin édité en 1876 à Paris, puis en 1884 à Dijon. 

Voici présentement un charmant volume du marquis Costa de Beaure- 
gard, de l’Académie française : Amours de Sainte, Mm< Loyse de Savoie. 
Récit du XVe siècle (troisième édition). Paris, Plon, 1907, in-8 de [IV] - 
281 p. Avec une gravure (3 f. 50). 

Il serait superflu de louer ce beau livre et de dire qu’il est bien écrit. 
L'auteur y a ajouté un charme nouveau en introduisant en son langage des 
tournures et des expressions archaïques. 

L'historien est généralement exact ; il a rejeté toutes ses notes à la fin de 
son volume. 

Les reliques et les souvenirs de la bienheureuse Louise de Savoie,dame de 
Nozeroy en Franche-Comté et clarisse du monastère d'Orbe, par le Cheva- 
lier Pierré-André Pidoux. Rome, collège héraldique, 1905, in-8° de 14 p. 
Extr. de la Revue du collège héraldique de Rome, décembre 1905. Le corps 
de la bienheureuse a été porté en 1840 de Nozeroy à Turin. 


55. Le bienheureux Paul Justinien, fondateur des Ermites de saint 
Romuald (1476-1529), fut un très grand protecteur de la réforme des Capu- 
cins à ses débuts. Le Pélerin, n° 1720 du 19 décembre 1909. 


56. Note sur quelques lettres de Sixte V inconnues de ses historiens, dans 
l’'Archivum Franc. hist., an. 1908, p. 469 et 470. Par le P. O. Oliger, O .M. 

L'arte della Concia che Sisto V voleva introdurre in Montalto par Franc. 
Pistoiesi dans Arte e Storia de Florence, juillet 1910, p. 208-210. 


57. L'inventario di Bartolomeo della Rovere vescovo di Ferrara, par 
Lod. Frati. Ferrara, Zuffi, in-8° de 20 p. Cf. Giornale stor. e letter. della 
Liguria, an. IX, p. 226-227. Il s’agit du Minorite qui devint patriarche de 
Jérusalem en 1480. 


58. Important livre que nous devons au moins signaler : Étude critique 
sur la vie de Colomb avant ses découvertes. Les Origines de sa famille ; les 
deux Colombo, ses prétendus parents, la vraie date de sa naissance [1451], 
les études et les premières campagnes qu'il aurait faites, son arrivée en 
Portugal et le combat naval de 1476, son voyage au nord, son établissement 
en Portugal, son mariage, sa famille portugaise, par Henry Vignaud. 
Paris, 1905, in-8° de 544 et XVI p. Ce livre démolit plus d'une légende. — 
F. Young, Christopher Columbus und the New World of his discovery.Lon- 
dres, Richards, 1906, 2 vol. in-8° de 346 et 410 p. — L'ancienne et la nou- 
velle campagne pour la canonisation de Christophe Colomb, par H. Vignaud. 
Paris, 1909, gd in-8o de 32 p. Extr. du Journal de la Soc. des À méricanistes 
de Paris, 1909. 


302 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


59. L'Anjou historique, mars-avril 1909, p. 472-474, a reproduit une 
petite note de L'Union artist. et litt. du Maine de janvier 1893 sur Olivier 
Maillard et le vin d'A njou. 


vo. Le P. Honoré Niquet a écrit la Vie du P. Gabriel Maria (Paris, 
1655). Le P. Othon de Pavie a repris ce sujet : le bienheureux Gabriel 
Maria 1460-1532. Rodez, Carrère, 1907, in-16 de 39 p. et grav. Cf. Études 
Franc., tom. VI (1901), p. 393. 


61. Vita e culto del B. Giovanni Righi da Fabriano sacerdote dei minori, 
par le P. Ciro da Pesaro. Roma, 1904, in-8° de XII - 186 p. Né vers 1469 et 
mort en 1539, ce frère-mineur appartenait à la province des observants des 
Marches. 


62. Rabelais à Fontenay--le-Comte et le prétendu acte de 1519, par Henri 
Clouzot. Extr. de la Revue des Études Rabelaisiennes, 5e année, 4€ fasci- 
cule. Étude relative à un prétendu acte d'achat fait par les Cordeliers de 
Fontenay et au bas duquel Rabelais, cordelier, aurait apposé sa signature. 
— François Rabelais, par A. Tillev. Londres, Lippincott, 1907, in-8° de 
388 p. 


03. Panègyrique de la B. Marguerite de Lorraine, Duchesse d'Alençon 
prononcé en l'église Notre-Dame d'Alençon le Dimanche 14 février 1909, 
par M. le chanoine L.-V. Dumaine. Alençon, 1900, in-8° de 39 p. Avec por- 
trait. Le très savant orateur étudie et présente successivement la princesse, 
la mère, la chrétienne et la moniale. 

Une cause sagienne, La Bienheureuse Marguerite de Lorraine, duchesse 
d'Alençon, clarisse, dans la Semaine catholique du dioc. de Sées, 23 juillet 
1909, p. 482. 

L'Indépendant de l'Orne a consacré plusieurs de ses colonnes à la même 
clarisse, nos 714, 715, 716, en janvier 1909, par Ambroise de Loré (vicomte 
du Motey). 

Cause du diocèse de Séez ou de l'Ordre des Frères-Mineurs. Articles pour 
la confirmation du culte immémorial rendu à la bienheureuse Marguerite 
de Lorraine, duchesse d'Alençon (1463-1521), religieuse professe du deu- 
xième Ordre de Saint François, que le postulateur général de l'Ordre des 
Frères-Mineurs, P. François-Marie Paolini présente au tribunal ecclésias- 
tique de Séez pour faire la preuve du dit culte immémorial soit par l'auto- 
rité des documents historiques, soit par la déposition des témoins. Rome, 
imprimerie pontificale de l’Institut Pie IX, 1908, in-12 de 60 p. Avec une 
gravure. Ces articles sont au nombre de 95. Une erreur obstinée d'impri- 
merie a fait dire que la vie anonyme de 1658 était du Père Pierre du Rameax. 
C'est Hameau qu'il faut dire. 

Dans l'Annuaire du Conseil héraldique de France de 1909, le vicomte de 
Motey a publié une lettre de Marguerite de Lorraine, duchesse d'Alençon, 
datée du jour des morts 1515 et adressée à la veuve de Raoul de Mallard, 
gouverneur d'Essai. 


64. Le P. Patrice Schlager fixe, d’après le nécrologe des Observants de le 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 303 


province de Strasbourg, la mort de Nicolas Glassberger à l'année 1508. 
Archivum franc. hist. 1909. p. 673. 


65. La fuga di Bernardino Ochino secondo i documenti dell'Archivio 
Gonzaga di Mantova, par Ed. Solmi. dans le Bullettino Senese di storia 
patria, an. XV (1908), fasc. 1. p. 23-98. — Documenti del R. Archivio di 
Stato in Siena sull'eresia in questa città durante il secolo X VI, par P. Picco. 
lomini dans le même Bulleun an. XVII (1910), p. 3-35. Nous avons déjà 
parlé de ce célèbre capucin apostat au tome XVIII (1907), p. 736. Nous 
savons qu'on prépare en ce moment un travail sur les origines de la réforme: 
chez les « Zoccolants » de Venise, travail appuyé sur des documents très. 
suggestifs avec des documents inédits sur Bernardin Ochin. 


66. Le Marquis d’Alcedo vient de publier Le Cardinal de Quiñones et la 
Sainte Ligue. Ouvrage accompagné de trois gravures et de deux tac-similé. 
Avec préface par le comte de la Viñaza, membre de l’Académie espagnole. 
Bayonne. A. Foltzer. 1910, in-8° de IX-339. L’appendice contient une cin-- 
quantaine de documents inédits spécialement tirés des archives de Simancas. 

Quiñones naquit en 1485 à Léon ; il était fils de Diego Hernandez de 
Quiñones, premier comte de Luna. Il se fit observant et reçut le nom de frère 
François des Anges. En cette qualité, il organise avec son confrère Jean 
Glapion, l'envoi de prêtres au Mexique nouvellement découvert. Il est élu 
général en 1523 (et non 1522). Clément VII l’honore de toute sa confiance, 
et cette faveur lui vaut d’être mêlé aux débats terribles entre Charles Quint 
et la Papauté. Quiñones est à Rome et avec le Souverain Pontife au 
château Sainte-Ange lors du sac de Rome. On peut croire qu'il contribua 
puissamment à relever le pouvoir temporel de Clément VII comme plus tard 
un autre grand fils de saint François Sixte-Quint, restaura la capitale de la 
chrétienté et en fit la reine des villes au point de vue des arts. 

C'est à Quiñones qu'on devait aussi le bréviaire romain récité de 1535. 
jusqu'à la réforme de saint Pie V. 

Au milieu des honneurs et des charges,et malgré son origine aristocratique, 
Quiñones vécut toujours comme un pauvre. Il mourut le 27 octobre 1540. 
Le Titien a peint son portrait; cette toile de maître appartient au duc de 
Plasencia. 

Le livre du M. d’Alcedo n'est évidemment pas une biographie complète de 
Quiñones. C'est presque uniquement le rôle politique du personnage qui est 
exposé. A ce titre l'ouvrage mérite des éloges (quoiqu'il contienne pourtant 
beaucoup trop de fautes d'impression). 


67. Les résidences d'été des archiducs À lbert et Isabelle par la Cte=* M. de 
Villermont dans la Revue générale de Bruxelles, novembre :910. C'est un 
chapitre du livre qui est en train de s'imprimer. 


67 bis. La Vénérable Marie Laurence Longo (1463-1542), par C. de L. 
dans les Saints du Pélerin, n° 1783. D'après les actes du procès de béatifica- 
tion. Cf. P. Édouard d’Alençon, La vén. Lor. Longo. Rome, 1896. 


68. Le n° du 19 décembre 1908 du Tablet de Londres appelle l'attention 


304 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


sur le P. François de Ste Claire à propos d'un trait de M. À Lang dans la 
Cath. Truth. Soc. au sujet des 39 articles de la Réforme anglicane. Cf. 
Etudes Franc. tome XX (1908), p. 653. 


69. Sur frère Paolo Mussini ©. M. C., l'attention a été attirée par un 
article de La Verna an. VII fasc. d'oct. 1909, et par le Corriere d'Italia 
an. IV. n° 303, art. d'Albert Cappelletti. Des fresques de cet artiste se trou- 
vent à Ascoli Piceno et représentent la vie de S. Séraphin de Monte-Granaro 
mort en 1604. 


70. Bienheureux Benoît d'Urbino capucin 1560-1625 dans les Saints du 
Pélerin, n° 1738 d'après la Vita p. p. le P. Eusebio da Monte Santo, Rome, 
Aureli. 1867. Le bienheureux est mort en 1625. 


71. Le bienheureux Humble de Bisignano convers des Mineurs Réformés 
(1582-1637), dans les Saints du Pêlerin, n° 1736. Il a été béatifié le 27 mars 
1881. Sa fête se célèbre le 5 décembre. Cf. Antonio Maria de Vicenza, 
réformé Vita del B. Umile da Bisignano — Analecta juris Pontificit, vol. 
XX et XXI. 


‘72. Fra Fulgentio Manfredi par G. Mercati dans la Miscell. di storiæ 
æccles. (Rome) an. V (1907), n° 4. L'’observant Manfredi était de Venise. Un 
de ses opuscules a été à l’Index. | 


73. Father Walter Colman, O. F. M. (1570-1645), par le P. Thaddeus. 
London, Cath. Truth Soc., 1906, 1in-12 de 16 p. Cf. du même auteur Fran- : 
.ciscans in England, p. 52, 106 et 216. Le P. Colman, récollet, est l’auteur 
d'une Danse macabre ou Death Duel. 


74. De Nederlandsche minderbroeder Joannes Neyen als onderhandelaar 
met de Staten-Generaal (1607-1609). Cette étude du Père Ferrier Companus, 
O. F. M. (De Katoliek, t. 135 [1909], p. 257-282), nous dit clairement com- 
bien le Père Neyen, ce diplomate trop oublié, comme ambassadeur des 
Archiducs Albert et Isabelle, a contribué à la paix entre les Pays-Bas du 
Nord et du Sud. 


75. Paschalis Bay lon. Ein Heiligenbild aus Spaniens goldenem Jakr- 
hundert, par le P. Autbert Grôteken, O. M. Einsiedeln, Benziger, 1909, 
in-12 de 188 p. et 82 gravures. Le mérite de l’auteur est de s'être par-dessus 
tout appuyé sur les actes des procès de béatification et canonisation. — The 
Saint of the Eucharist, St Paschal Baylon, par O. Staniforth. Londres, 
Washbourne, 1908. Cf. The Month, 1908, t. CXII, p. 331. — Le Patron 
des Congrès et des œuvres Eucharistiques. Saint Pascal Baylon, francis- 
cain. Sa vie, son patronage, son culte, par le P. Marie Mansuy. Montréal, 
1910, in-16 de VIII - 175 p. Publié à l'occasion du Congrès eucharistique 
de Montréal. 


76. Très intéressante biographie du P. Archange de Leslie, le capucin 
écossais, par R. F. O ‘Connor, dans The American catholic Quarterly 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 305 


Review, janvier 1908, n° 129, vol. XXXIII, p. 29-57, sous ce titre À Scotch 
Apostle. La vie de ce fameux prédicateur a déjà été écrite par Rinuccini à 
Florence, en 1645 — à Madrid, en 1659, par le P. Basile de Teruel — par 
le P. François Beccault, à Paris, en 1664 — à Lisbonne, en 1664, par le P. 
Cristobal Almeida, O. S. A. — à Madrid, en 1737, par le P. Francisco de 
Ajofrin, archiviste de la province des deux Castilles — par le P. Richard, à 
Tournai vers 1892. Nous ne signalons pas le ridicule travail de Cunnin- 
ghame Graham, de Londres, en 1896. 

M. Colon Leslie a écrit aussi Historical Records of the family of Leslie, 
ouvrage en plusieurs volumes. 

Le P. Archange de Leslie était fils de James Leslie, de Petérstone,. Aber- 
deenshire, et de Jane Wodd qui se remaria à John Leslie. ]1 se convertit au 
catholicisme. 11 fut élève au collège écossais à Rome en 1608. Il mourut en 
1637 en Écosse, dans la plus grande pauvreté. Cf. Bern. a Bon. Bibl. fr. 
min. Cap. 1747, p. 28. — Dict. of nat. biogr., v. Leslie Georges, vol. 
XXXIII, p. 90. — Bellesheim. Hist. ofthe Cath. Church in Scotland, t. 11, 
p. 77. — Leslie, op. cit. tom. IT, p. 415. — Scots Magazine. tom. LXIV, 
p- 189. — Stothbert Catholic Mission in Scotland, p. 573. — Chamber 
Dict. of eminent Scotsmen, 1835. 

L'article de R. F. O "Connor a suscité dans The Month d'août 1908, 
P. 154-174, une vive critique de la part du P. Thurston, À Bogus Biogra- 
phy, critique qui n’est d’ailleurs qu’une reprise de l'étude de L. G. Law 
dans The Scottish Review, tom. XVIII, juillet et octobre 1891, p. 77-110 
Il est certain que plus d'une difficulté se rencontre dans le récit attribué à 
Rinuccini et qui fut publié dès 1644. La maison de Monymusk dont on 
aftribue la propriété à la famille du P. Archange n’auraît jamais appartenu 
aux Leslie. Cf. âussi Gordon Scofi chronicon, p. 573. | 

Un des traits piquants de l'affaire, c'est que la vie sous le nom de Rinuc- 
cini, et attaquée aujourd’hui par le jésuite Thurston, serait d’après le colonel, 
Leslie, l'œuvre en réalité d'un autre Père de la Compagnie, le P. André 
Leslie. 

11 faut distinguer soigneusement le P. Archange Leslie, du P. Archange 
Forbes, tous les deux écossais. C'est le second et non le premier qu'intéres- 
sent les deux lettres des arch. mun. d'Anvers indiquées dans les Études 
Franc., 1. XV, p. 465. Le seul Père Archange Forbes tenait aux Stuart par 
sa mère (CF. Bern. Bol. Bibl. fr. min. cap. 1747. p. 31. 


77. Bernardo Strozzi detto il cappuccino dans IT Citadino de Gènes du 
10 février 1909. Publication de deux lettres inédites de ce capucin né à Gênes 
en 1581, mort en 1644. D'après les Archives d'État de Gênes. | 


78. La stella d'oro della nobile famiglia Torre di Lucca, par le P. Fer- 
dinand de Montignoso, O. M. C, Lucca, Baroni, 19c8, in-12 de 85 p. C'est 


la vie du P. Jean-François Torre de Lucques qui vécut de 1592 à 1645. 


(A suivre.) | P. Usarp d'Alençon. 


MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 
AU XVIIe SIÈCLE (Suite) 


S V 


Productions de l'Ecole Scotiste durant la période qui suit 
l'édition de Wadding de 1640 à r700. 


La période qui précéda la grande édition du Père Wadding 
ne fut pas sans gloire pour l'Ecole de Duns Scot. Comme nous 
l'avons déjà dit, la doctrine du Docteur Subtil était publiquement 
enseignée dans toutes les grandes Universités. A côté des chaires 
de St Thomas se dressaient partout les chaïires de Duns Scot ; 
libre à chacun de suivre l’un ou l’autre des deux grands maîtres 
de la Scolastique. 

Au Concile de l'rente, l’École Scotiste s'était couverte de 
gloire dans la personne de ses principaux représentants. On sait 
que le P. Corneille Musso, Franciscain, évêque de Bitonto, exerça 
une influence prépondérante dans ces solennelles assises. Dans 
son histoire du Concile, Le cardinal Pallavicini dit de lui : « L'é- 
vêque de Bitonto avait été des premiers qui fussent venus, moins 
pour assister au Concile déjà tout formé, que pour le former, 
quand il ne l'était pas encore ; c’était lui qui ensuite, sur ce théi- 
tre de la chrétienté, avait comme levé la toileen prononçantsolen- 
nellement le discours d'ouverture, et depuis, toujours employé 
dans les délibérations les plus importantes, il n’était pas un 
membre ordinaire : c'était le bras droit de ce corps, etc. » (1) Ce 


(1) Histoire du Concile de Trente, tom. JF, liv. &, col. 330. 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 307 


qu'on sait moins, c’est que celui qui mérita d’être appelé le bras 
droit du Concile était un fervent de Scot, et que parmi une mut 
titude d'ouvrages, il nous a laissé un commentaire sur le premier 
livre des sentences de son Maître. (1) 

A côté du Père Musso on voyait le célèbre André Véga (2), 
Alphonse de Castro (3), Michel de Medina (4), et cent autres 


théologiens franciscains nourris des plus pures doctrines du Doc- 
teur Subtil. 


Durant les années qui précédèrent la grande édition, outre les 
collaborateurs de Wadding, l’Ecole Scotiste compte un bon 
nombre de représentants de grande valeur, tels que Antoine de 
Cordoue, Joseph Anglès, François Herrera, Jean de Rada, Jean 
de Ovando, François de Souza, Philippe Faber, Théodore 
Smising etc... Tous ces écrivains scolastiques sont des exposi- 
teurs fidèles de la pensée du Docteur Subtil. Mais après les 
fameuses ordonnances du Chapitre de Tolède et l'édition de 1639, 
le mouvement scotiste devint plus général et plus fécond en ré- 
sultats. Quelle fut la part d'influence qu'’eut l’œuvre des profes- 
seurs du collège St-Isidore ? Il ne nous est pas possible de le 
préciser ici. Mais il est certain que durant la période qui suivit, 
l'Ecole Scotiste atteignit son apogée avec les œuvres d’un Pon- 


(1) Bibliot. a Joan a S. Ant., tom. 1. — « Cornelius Mussus, vir incomparabili 
ingenii facilitate praeditus, omnibus tam divinis quam humanis disciplinis excellens, 
vitæ ac morum probitate illustris, ita fuit ab ipsa natura ad exercendas eloquentiæ 
vires progenitus, ut a prima statim pueritia, hoc est, a 12 ætatis annis, publicum sa- 
crarum declamationum munus agressus sit tanta omnium Italiæ UÜrbium admira- 
tione, applausu et audiendi desiderio, ut ad pueri conciones, veluti ad insueta mira- 
culorum spectacula, innumerabilis populorum fieretconcursus.» Parlant des sermons 
qu’il prononça devant le Souverain Pontife Paul I11, sur le symbole des Apôtres, le 
dominicain Sixte de Sienne dit : « Conciones istæ Etrusca lingua editæ, Gregorii ma- 
gni, Basilii magni, Chrysostomi et cæterorum Græciæ Patrum sermonibus, propter 
doctrinæ ac facundiæ majestatem comparandæ. (Ibid.) 

(2) Le Père Pétau, S. J., dit en parlant du Père Vega et de Dominique Soto : «At 
præ cæteris duoilli producendi sunt, qui omnium doctrina et auctoritate, ex privato- 
rum ordine, principes fuisse perhibentur ac magnum, ad decidendam controversiam 
quæ de justificatione tunc est commota, momentum attulisse etc. » 

(3) Nicolas Antonio dit d’Alphonse de Castro : « Alphonsus de Castro Zamorensis 
inter Minores Salmanticæ domus vitam religiosam professus, statim se ad theologi- 
cæ doctrinæ veræ, totiusque eruditionis studia composuit eX animo et successu, ut 
præstantissimorum sui temporis theologorum laudem ac meritum adæquaverit (Bi- 
blioth. hisp., tom. 11H.) 

(4) Eisengreinius ne craint pas de comparer le P. Michel de Medina aux plus fe- 
meux théologiens : « Eruditissimum et antiquis christianiæ Ecclesiæ theologorum 
choriphæis comparandum, ac novum quemdam theologiæ herculem. » (Catalogo 
testium veritatis ex Nicol. Ant.) 


368 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


cius, d’un Mastrius, d’un Macedo, d’un Brancatus, d’un Sannig, 
d’un Merinero, d'un Frassen, etc. 

Le mouvement s’étendit du coup au monde entier. Dans tou- 
tes les provinces de l'Ordre, on se livra à l’étude des œuvres de 
Scot avec un élan extraordinaire et irrésistible. Les ouvrages sco- 
tistes se multiplièrent avec une rapidité incroyable. On vit paraî- 
tre à des dates très rapprochées une multitude de commentaires 
selon la pensée du Docteur Subtil. Tandis que les uns se bor- 
naient à un ou plusieurs traités, d’autres nous donnaient des 
œuvres complètes de philosophie et dethéologie. De l’année 1640 
à l’année 1700 on a imprimé plus de 120 volumes in-folio, et 
plus encore de volumes in-4 strictement scotistes, dans lesquels 
la doctrine du Docteur Subtil est exposée et défendue avec beau- 
coup de finesse, de solidité et de profondeur. Nous disons stric- 
tement scotistes, car si nous devions y ajouter les ouvrages de 
philosophie et de théologie qui sont largement enrichis des 
doctrines du Maître franciscain, ces chiffres devraient être consi- 
dérablement augmentés. Nous devons en outre faire remarquer 
que plusieurs de ces ouvrages ont eu durant cette même période 
quatre, six, huit et jusqu’à dix ou douze éditions. Tout ceci laisse 
supposer que les doctrines scotistes avaient de nombreux parti- 
sans. Mais pour qu’on ne puisse pas nous taxer d’exagération, 
nous allons donner, par ordre de nationalité, les noms des 
auteurs scotistes avec l’'énumération des ouvrages qu’ils ont 
composés selon la pensée du Docteur Subtil. (1) 


* 
* + 


En Espagne, le couvent de St-François de Salamanque, rendu 
si célèbre les années précédentes par les immortels chefs-d'œuvre 
des Castro, des Vega, des Herrero, des Rada, des Sousa, des 
Ovando, ne semble plus donner de productions scolastiques du- 
rant cette période. Par contre, le célèbre collège de St-Pierre et 
St-Paul fondé par le cardinal Ximénès, et le grand couvent de 


(1) La liste soit des auteurs soit de leurs œuvres est très incomplète ; mais nos 
amis nous pressent de faire paraitre ces quelques notes et de les opposer aux affir- 
mations mensongères qui ne tendent à rien moins qu'à nier le mérite du Docteur 
Subtil et l'influence de son Ecole. Dans ces derniers temps on a multiplié ces men- 
songes historiques avec une incroyable audace, soit dans les manuels de philosophie 
et de théologie, soit dans les manuels d'histoire ecclésiastique, soit dans les revues et 
autres ouvrages de toute sorte. La liste en est trop longue, pour que nous puissions 
l'insérer ici. 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 309 


San Diego à Alcala, continuent de donner des fruits exquis. Les 
scotistes, qui ont illustré ce collège, sont les Pères Jean Mérinero, 
François Félix, Christophe Delgadillo, François del Castillo 
Velasco, Pierre d'Urbina, Jean Munoz, Michel de Villaverde, 
François Diaz, Jean Sendin Calderon et Jean Bernique. Le col- 
lège de St-Diego, fondé à Sarragosseau commencementdu XVIIe 
siècle, rivalise avec celui d’Alcala, et ses théologiens, les Pères 
Hyacinthe Hernandez de la Torre, Jean Perez Lopez, Antoine 
Lopez, Antoine Castel, Thomas Frances de Urrutigoyti et 
Jérôme de Lorte nous fournissent des travaux scotistes de très 
grande valeur. Aux scotistes d’Alcala et de Sarragosse viennent 
s'ajouter de différentes provinces les Pères Blaise de Benjumea, 
Thomas Llamazares, Bonaventure de Salinas, Thomas de 
St-Joseph, Pierre de Ste-Catherine, Didace de St-François et 
Antoine de Ste-Marie. Qu'il nous suffise de donner la liste de 
leurs travaux respectifs. 

Le Père Jean Merinero, d’abord professeur de philosophie et 
lecteur jubilaire de théologie à Alcala, puis successivement gar- 
dien du grand couvent de Madrid, Provincial de Castille, Géné- 
ral de tout l’Ordre des Frères Mineurs, enfin évêque de Vallado- 
id (1), publia à Madrid en 1659, à l'imprimerie royale, chez 
Mathieu Fernandez, cinq volumes in-4 de philosophie avec ce 
titre : « Cours complet de philosophie selon la pensée du Docteur 
Subtil Jean Duns Scot, divisé en cinq volumes, comprenant les 
deux logiques d’Aristote, les huit livres de la physique, les deux 
livres de la génération et de la corruption et les trois livres de 
l’âme.» (2) Le Père Mérinero étant mort en 1663, un de ses amis 
fit paraître à Madrid, en 1663, ses œuvres théologiques en deux 
volumes in-folio. Le premier comprend quatre traités, à savoir : 
de la science de Dieu, de la volonté de Dieu, de la prédestination, 
de la Trinité ; le second comprend également quatre traités : de 
la béatitude, des actes humains, de la bonté et de la malice, du 
péché actuel. Le Père Mérinero laissa en outre deux volumes in-4 
prêts à être imprimés. [ls restèrent manuscrits à la bibliothèque 
d’Alcala. L’un traite de l’Incarnation et l’autre de la grâce. Dès 
l’année 1652, le Père Mérinero avait publié à Valladolid un 


(1) Le Père Mérinero mérita d'être surnominé le saint évèque. 

(2) La logique avait déjà paru à Alcala chez Jean de Villodas et Orduana en 1629 
en 1 volumein-4. — C'est un des cours de philosophie les plus importants qu'on ait 
publiés en Espagne soit par l’abondance des matières, soit par la pureté et la clarté 
du style, soit par la facilité de la méthode, soit par la solidité et la profondeur de la 
doctrine. 


310 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


volume in-4 sur la définibilité du dogme de l’Immaculée-Con- 
ception. (1) 

Le Père François Félix, lecteur émérite de théologie à Alcala, 
deux fois Gardien du grand couvent de San Diego dans cette 
même ville, et Définiteur de la Province de Castille, écrivit cinq 
volumes in-4 de théologie scotiste. (2) Les deux premiers paru- 
rent à Alcala en 1642 et 1645 avec ce titre : « Tentatives de Com- 
plute ». Le premier tome comprend les matières suivantes : de la 
fin dernière de l’homme, de la béatitude, des actes humains, de 
la bonté etla malice des actes humains, de la conscience,.des habi- 
tudes et des vertus. Le second tome est divisé en deux parties : 
la première partie comprend les traités suivants : de la vision de 
Dieu, du péché actuel, du péché originel, du péché habituel ; la 
seconde partie comprend les traités de la grâce, de la justification 
et du mérite. (3) En 1646 parut à Alcala chez Marie Fernandez, 
un troisième volume du même auteur intitulé : « Principe de 
Complute ». Il comprend les traités suivants : de la science et de 
la volonté de Dieu, de la prédestination et de la réprobation, de 
la Trinité. En outre le Père François Félix laissa inédits le traité 
des anges et le traité de l’incarnation. Ce dernier fut édité à 
Paris chez Jacques Quesnel en un volume in-4 par les soins du 
Père Egide Nuble, disciple de l’auteur. (4) 

Le Père François Félix étant mort avant d’avoir achevé son 
œuvre, (5) le Père Christophe Delgadillo fut chargé par la Pro- 
vince de la compléter. Entré dans l'Ordre à l’âge de 16 ans, 
d’abord élève, puis professeur de théologie à Alcala, il mérita le 
titre de Lecteur jubilaire. I] fut successivement Gardien du couvent 


{1) On le voit, l'œuvre du P. Merinero est considérable et embrasse presque tous 
les problèmes de la philosophie et de la théologie. Il mérite d'être compté parmi les 
meilleurs scolastiques espagnols. 

(2) Les candidats au doctorat en théologie, qui se présentaient a l'Université d'Al- 
cala, étaient obligés de défendre en huit actes publics toute la théologie scolastique et 
une grande partie de la morale et de l'Ecriture Sainte. Le choix des opinions était 
laissé à la liberté des candidats. Dans le but de démontrer que la doctrine de Scot 
était communément défendue à l'Université, quoique son nom fut souvent passé sous 
silence, le P. François Félix entreprit de traiter toute la théologie d'apres le Docteur 
Subtil, en suivant l’ordre et la méthode de ceux qui prenaient les grades en théolo- 
gie. Beaucoup de théologiens d'Alcala s’appropriaient les doctrines du Docteur Sub- 
til, sans signaler la provenance de ce riche trésor. L'œuvre du P. François Félix et 
Delyadillo fut une protestation éloquente et sans réplique contre cet injuste plagiat. 
(Voir la préface du traité des anges par le P. Delgadillo.) 

(3) Bibliot, hisp. a Nicol. Ant., tom. III. 

(4) Biblioth. Franc. a J.a St Ant., tom. I. 

(3; Il ne traite que les matières répondant aux deux preiniers actes. 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 311 


de San Diego à Alcala, Gardien du grand couvent de Madrid, 
Définiteur et Custode de la Province de Castille et Visiteur de la 
Province de St-Jacques. Le roi Philippe IV lui ayant offert l’é- 
vêché de Tuy en Galice, il le refusa avec de grands sentiments 
d’humilité. I] mourut à Madrid en odeur de sainteté, l’an 1671. 
Plusieurs grands d’Espagne, suivis d’un immense concours de 
peuple assistèrent à ses funérailles. (1) Le Père Delgadillo publia à 
Alcala en 1652 chez Marie Fernandez, le second « Principe de 
Complute » ou traité sur les Anges en un volume in-4. L'année 
suivante il publia chez la même deux traités, celui de l'incarna- 
tion et de l’adoration en un volume in-4. En 1654, 1l publia chez 
la même le traité des sacrements en général, et les traités du bap- 
tême, de la confirmation, de l’ordre et de l’extrême-onction,en un 
volume in-4. En 1658, il publia chez la même le traité de la péni- 
tence, étudiée comme vertu et comme sacrement en un volume 
in-4. En 1660, il publia à Alcala le traité du sacrement de l’eucha- 
ristie en un volume in-4. Les trois premiers volumes du Père 
François Félix unis aux cinq volumes du Père Delgadillo for- 
ment un cours de théologie de très grande valeur. (2) Le Père 
Delgadillo était très versé dans la théologie mystique. 11 composa 
plusieurs ouvrages dé piété, entr'autres un traité sur la commu- 
nion fréquente, publié à Madrid à l'imprimerie royale en 1665 
en un volume in-4. La troisième édition parut en castillan. 1] pu- 
blia aussi un traité du silence et autres préceptes de la règle de 
Ste Claire. La seconde édition parut en 1662 à l'imprimerie de 
l'Université d'Alcala en un volume in-4. (3) 

Le Père François del Castillo Velasco, Lecteur émérite de 
théologie au couvent d'Alcala, Custode de la Province de Castille, 
etc., écrivit un grand commentaire sur le troisième livre des 
sentences de Scot en deux volumes in folio. Le premier traite de 
l’incarnation du Verbe et de la préservation de la Vierge Marie 
du péché originel. Le second traite des trois vertus théologales : 
la foi, l'espérance et la charité. Les deux volumes parurent à 
Anvers chez Beller en 1641. (4) 


(1) Chron. seraf., tom. VI, lib. ILE, cap. XXXII1. 

(2) Lorsque Delgadillo commença à publier ses œuvres en 1652, il avait déjà passé 
22 ans à l'Université d’Alcala, comme il le dit dans son traité des Anges. Il étæit 
consulté comme un oracle dans les questions les plus difficiles (Chron. seraf., tom. 
VI etc.) 

(3) Biblioth. franc. a Joan, a St Ant., tom. I. 

14) Nous n'avons pas vu cet ouvrage, mais à en juger par les nombreuses citations 
qu'en font certains théologiens scotistes, il doit avoir une très grande valeur. 


372 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


Le Père Pierre d’Urbina, théologien d’Alcala, successivement 
Provincial de Castille, Commissaire général de la famille Cis- 
montaine, évêque de Valence et enfin. de Séville, laissa inédits 
quatre volumes de théologie selon la pensée de Scot. Le 
premier traite de la foi, le second de la 'béatitude, le troisième 
de la pénitence et le quatrième de la vision. fls étaient conservés 
à la bibliothèque du couvent. de la régulière observance à 
Madrid. (1) | | 

Le Père Michel Villaverde, Lecteur jubilaire de théologie à 
Alcala et Gardien du collège St-Pierre et St-Paul, publia à Alcala, 
en 1658, chez Marie Fernandez un cours de philosophie selon 
la pensée du Docteur Subtilen trois volumes in-4. De plus il laissa 
inédit un cours de théologie en six volumes in-4. Le manuscrit 
était conservé à la bibliothèque du collège St-Pierre et St-Paul. 

Le Père Jean Sendin Calderon, Lecteur de théologie à Alcala 
et Provincial de Castille, mort en 1676, laissa inédits sept traités 
de théologie, à savoir : Apologie de la doctrine de Scot, des 
prédicats quidditatifs de Dieu, de la sainteté divine et des vertus 
morales en Dieu, du libre arbitre et de la science moyenne, de 
la grâce actuelle, questions quodlibétiques sur le mystère de 
l’incarnation, de la foi divine actuelle. Ces sept traités furent 
publiés en 1699 à Alcala chez François Garcia par le Père Jean 
Bernique en un volume in folio. (2) En 1633 le Père Sendinavait 
publié à Madrid à l'imprimerie royale, un traité sur l’Immaculée- 
Conception en un volume in -folio. De plus il avait composé une 


. (1) Dès l'année 1628 le P. Pierre d'Urbina avait publié à Madrid chez la veuve de 
Louis Sanchez én un volume in folio, une apologie pour la défense des doctrines de 
. St Bonaventure et du vénérable Docteur Subtil. Le titre en espaynol est celui-ci : 
« Memorial en defensa de las doctrinas del Doctor San Buenaventura y Escoto, 
sobre el juramento que la Universidad de Salamanca hizo de leer tan solamente la 
doctrina de San Agustin v Santo Tomas ». On sait qu'en 1627 on avait voulu con- 
traindre tous les candidats aux grades de théologie à jurer d'enseigner et défendre la 
doctrine de St Augustin et de St Thomas. Les Franciscains et un grand nombre d'au- 
tres théologiens protestèrent énergiquement, L'acte de Salamanque fut cassé par le 
Conseil suprême en 16:28 et la doctrine du Docteur Subti: continua d'être enseignée 
comme par le passé. Nous regrettons que le P. Gonet dans son Clypeus thomisticus 
ait cru pouvoir relater l’acte de Salamanque, sans en faire connaitre la suite, laissant 
entendre par là qu'à partir de 1627 on n'enseisnait plus à l'Université que la doctrine 
-de St Augustin et de St Thomas. Nous devons encore remarquer que le P. Gonet 
tronque le texte du fameux serment de Salamanque. (Voir Annal. de Wad.) 

(2) Le P. Jean Bernique, fidèle disciple du père Sendin. premier lecteur de théo- 
logie de San Diego à Alcala, examinateur synodal du diocèse de Tolède et qualificateur 
de l’Inquisition, écrivit un traité de théologie sur la science divine, publié en 1703 à 
Alcala chez François Garcia en un volume in-4. Cet ouvrage, que nous avons entre 
les mains. est d'une grande valeur. 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 313 


apologie des livres de Marie d’Agréda, qui fut souvent imprimée 
avec les œuvres de la Vénérable. Il laissa en outre un volume 
inédit sur l’incarnation en un volume 1n-4 (1). 

Le Père François Diaz, Lecteur jubilaire de théologie, Provin- 
cial de Castille, publia à Alcala un ouvrage intitulé: « Théorèmes 
théologiques du premier livre des sentences du Docteur Subtil. 
N parut chez Marie Fernandez en 1662 en un volume in-4. 

Le Père Antoine de Sainte-Marie. née à Valtanas dans le dio- 
cèse de Palencia, entra chez les Frères Mineurs déchaussés de 
la Province de St-Paul, au couvent du Calvaire de Salamanque. 
De là il passa aux Philippines comme professeur de théologie. 
Puis il se rendit en Chine pour travailler à la conversion des 
infidèles. (2) 11 publia une apologie de la doctrine du Docteur 
Subtil en un volume in-folio. (3) Il laissa aussi des discours 
théologiques. Il y traite de la vision de l’Essence divine qu’eut 
ici-bas la Bienheureuse Vierge Marie. (4) 

Le Père Jean Munoz, Lecteur émérite de la Province de Cas- 
tille et plusieurs fois Gardien, publia en 1649 à Sarragosse, à 
l'imprimerie de l'hôpital de Notre-Dame de la Grâce, en un volume 
in-4, un ouvrage intitulé : « Disceptationes etargumentaComplu- 
tensium circa varias sacræ Theologiæ doctrinas. Cet ouvrage 
contient seizedissertations, à savoir : de la Trinité, de la science 
de Dieu, de la volonté divine et dela prédestination, de la science 
des Anges et de la Béatitude, des actes humains, des péchés, de 
la bonté et de la malice, de la grâce, de la foi, de l’Espérance 
et la charité, de l’incarnation, des sacrements en général, du 


(1) Le P. Gabriel de St-Joseph, de l'Ordre des Carmes, dit dans un ouvrage sur 
l'Eucharistie : « Plures etiam consului, qui in partem affirmativam inclinarunt, et 
præcipue R. P. F. Joannem Sendin seraphicæ familiæ Provincialis, theologusque 
insignis, qui hac Universitate per plures annos thenlogiam professus est magno om- 
niun Doctorum plausu ». Et postea « Erat enim qualificator ex primariis et ideo fre- 
quenter de rebus theologicis consulebatur. » (Statera Eucharistica) Sa biographie a 
été écrite par le P. Eusébe Gonzalés ; tom. VI, chonic. Ordinis, lib. IF, cap. XXXIII. 

(2) Le P. Antoine de Sainte-Marie a écrit une multitude d'ouvrages pour la con- 
‘version des Chinois entr'autres : de ritibus Sinensium, en un vol. in-folio, traduit 
en français par le séminaire des missions en 1701; un catéchisme en langue et 
caractères chinois édité à Canton en 1600 ; de congruentis legis divinæ ac sectis Doc- 
torum Sinensium; commentarios super philosophiam Ethicam Confuta Sinarum 
Magistri ; de sectis sinensium Philosophorum ; de sectis popularibus, idolis ac 
templis ; de modo evangelisandi regnum Dei in Sinoco imperio, apologia pro do- 
minicanis et franciscanis Missionariis in Sinarum imperio, etc., (Joan a S.T.bis.Il.) 

(5) « Hanc ad Goanos nostræ fidei vindices misit anno 1644 in folio » (H). 

(4) De vpere isto testimonium perhibet ut oculatus testis R. P. F. Bartholomæus. 
de Latoma in suo libro inscripto : Perfecta religiosa. lib. I, cap. 27, num 3011 (Ibid.) 


314 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


‘baptême, de l’eucharistie, de la pénitence, du mariage. Il laissa 
en outre inédit un cours de philosophie. 

Le Père Hyacinthe Hernandez de la Torre, Lecteur de théolo- 
logie deux fois jubilaire, examinateur synodal du diocèse de 
Sarragosse, Ministre Provincial de la Province d'Aragon, Com- 
missaire général de toute la famille Cismontaine, publia à Sarra- 
gosse un cours complet de philosophie selon la pensée du 
Docteur Subtil en quatre volumes in-4. Il parut chez Pascase 
Bueno en 1663, 1664 et 1665. Il écrivit en outre un commentaire 
sur le premier et le second livre des sentences selon la pensée du 
Docteur Subtil. Il parut en 1685 et 1689 en dix volumes in-8, 
chez Paschase Bueno. Il en fit faire une autre édition chez le 
même en deux volumes in-folio en 1688. Le premier tome com- 
prend cinq traités, à savoir : De l’Essence et des Attributs divins, 
de la Trinité, de la science de Dieu, de la prédestination, de la 
volonté de Dieu. Le second tome comprend trois traités : de la 
création, des anges, des démons. 

Le Père Jérôme de Lorte et Escartin, Lecteur émérite, Défi- 
niteur de la Province d'Aragon, Censeur de l’Inquisition, Exami- 
nateur synodal du diocèse de Sarragosse, publia un ouvrage 
intitulé : « Mappa subtilis, seu speculum scoticum. » Il parut à 
Sarragosse en 1693 chez Jacques Magalon en un volumein-4. En 
1694, il publia à Sarragosse, chez les héritiers de Didace Dormer, 
un second ouvrage : « Mappula Scotica et Augustiana, Subtilis et 
Mariani Doctoris conclusiones ex scripto Oxoniensi decerptas, divi 
Augustini primi Ecclesiæ Doctoris aureissententiis cohærescens. » 

Le Père Thomas Frances de Urrutigoyti, né à Sarragosse, 
Lecteur jubilaire, Ministre Provincial d'Aragon et secrétaire gé- 
néral, écrivit un ouvrage : « Certamen scolasticum, expositivum 
argumentum pro Deipara, continens quæ de instanti conceptio- 
nis possunt controverti stylo scolastico et positiva specula- 
tione. » [Il fut édité à Lyon en 1660 par Philippe Borde, Laurent 
Armand et Claude Rigaut, en un volume in-folio. I publia trois 
autres volumes in-folio sur la Sainte Vierge, en suivant la même 
méthode. Le premier parut à Barcelone en 1670 chez Raphaël 
Figuano ; le second et le troisième parurent à Lyon en 1673 et 
1635 chez Claude Bourgeat. En 1682 il publia à Toulouse des 
« Consultationes in re morali » en un volume in-folio. II mourut 
en 1682 laissant inédit ses ouvrages : Pro divinæ voluntatis 
decretis et scientiæ conditionatæ stabilimine, non dissonæ ad 
mentem S. Bonaventuræ et Subtili Doctoris. 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 315 


Le Père Jean Perez Lopez, Lecteur jubilaire, écrivain public 
de philosophie, de théologie scolastique, dogmatique et exposi- 
tive, Définiteur, Custode et Ministre Provincial de Navarre, Pro- 
cureur Général de tout l'Ordre en Cour romaine, Consulteur de 
l’Archevêque métropolitain d'Aragon, prédicateur apostolique 
auprès d’Innocent 111 et Père perpétuel de tout l'Ordre des Frè- 
res Mineurs, publia une philosophie scotiste intitulée : « Scotus 
philosophicus. » Cet ouvrage parut en 1687 à Barcelone chez 
Antoine Ferrer en deux volumes in-folio. En 1690 il publia, chez 
Martin Gelabert, des commentaires sur le premier et le troi- 
sième livre des sentences en deux volumes in-folio. En 1690, il 
fit paraître à Sarragosse chez Didace de Larumbe en un volume 
in-8 un ouvrage intitulé : « Singulare certamen de pretioso san- 
guine Christi. » Il publia chez le même un mémoire en faveur 
de la Cité Mystique de Dieu de la V. Marie d'Agréda. En 1701, 
il publiaà Gérone chez Jérôme Palo, une apologie de ses propres 
écrits : « Statera theologica. » En 1683, il avait en outre fait 
paraître à Sarragosse chez Thomas Gaspar, en un volume in-8, 
une vie du vénérable Docteur Subtil. 

Le Père Antoine Perez, né Camarillas, dans le diocèse de 
Teruel, Lecteur de théologie deux fois jubilaire, Provincial d'A: 
ragon, Visiteur et Père de la Province de St-Jacques, Censeur de 
l’Inquisition, Examinateur Synodal de l’Archevêché de Sarra- 
gosse, publia des commentaires sur le premier livre des senten- 
ces, d’après le Docteur Subtil. Ils parurent en 1700 à Sarragosse, 
chez Gaspar Thomas Martinez, et en 1702 chez Didace de 
Larumbeen deux volumesin-folio. Ilpubliaencore chez le même, 
en un volume in-4, un ouvrage : « Astrea theologica, stateras et 
dipondia R. P. F. Joannis Perez Lopez, convocans ad crisim. » 

Le Père Antoine Castel, né à Calatayud dans le diocèse de 
Taragone, Lecteur de théologie deux fois jubilaire, Docteur en 
théologie de l’Université de Sarragosse, Ministre Provincial 
d'Aragon, publia : « Athenæum minoriticum novum et vetus 
scholarum : subtilis,seraphicæ et nominalium, nonnullas exam- 
biens quæstiones. » Il parut en 1697 à Sarragosse, chez Gascon, 
en un volume in-4. (1) Le Père Castel publia en outre de 1698 à 


(1) Cet ouvrage est divisé en trois parties. Dans la première, l'auteur expose et dé- 
tend un certain nombre de thèsès scotistes ; dans la seconde, il expose et défend plu- 
sieurs thèses bonaventuristes ; et dans la troisième, il expose et défend quelques 
thèses de Guillaume d'Occam. C'est un ouvrage précieux pour les trois grands Doc- 
teurs franciscains. L'auteur se montre admirateur enthousiaste du Docteur Subtil. 


316 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


1703 un commentaire sur les quatre livres des sentences de Pierre 
Lombard en cinq volumes in-4. Le premier parut à Sarragosse 
chez Dominique Gascon en 1698, le second, le troisième et le 
quatrième chez Didace Larumbe en 1702, 1703 et 1700; le cin- 
quième chez Dominique Gascon en 1701. (1) 

Le Père Blaise de Benjumea, Lecteur jubilaire, Censeur de 
l'Inquisition, Ministre Provincial d’Andalousie, Père de sa Pro- 
vince et de tout l'Ordre et Définiteur Général, publia à Leiden, en 
Hollande, ses œuvres théologiques. Elles comprennent les traités 
de la charité, de la grâce, de la science, des lois et les questions 
choisies quodlibétiques, selon la pensée du Docteur Subtil. Elles 
parurent en 167% chez Thomas Lopez de Haro, dans le format 
in-folio. Il publia encore chez le même, dans le format in-4, ses 
commentaires sur les huit livres de physique, selon la pensée du 
Docteur Subtil. 

Le Père Thomas Llamazares, Lecteur deux fois jubilaire, Cus- 
tode et Père de la Province de la Conception, publia à Lyon en 
1670, chez Antoine Huguetan, format in-4, un cours de philoso- 
phie, d’après la pensée de Duns Scot. En 1670, il fit paraître chez 
le même éditeur, format in-folio : « Questions théologiques, sco- 
lastiques, dogmatiques et morales selon la pensée du Docteur 
Subtil ». 

Le Père Thomas de St-Joseph, Professeur de théologie, Pro- 
vincial de la Province de St-Joseph des Déchaussés, et le Père 
Pierre de Ste-Catherine, Définiteur de la même Province, publiè- 
rent à Madrid un cours complet de philosophie, selon la pensée 
du Docteur Subtil, en trois volumesin-4.Le premier volume parut 
chez Luc Antoine de Bedmar en 1692 ; le second chez Didace 


Il écrit au commencement de l’ouvrage : « Si vis pingere Scotum, sophiam pinge, 
si sophiam,Scotum pinge.Qui scit Scotum, scit totum,cum totum scibile scierit.Quem 
nihil cœleste latet ; datum est ipsi nosse interpretari Augustinum ; dignus tanto ma- 
gitro discipulus ; quem vincere non speraverat, æquare studuit, tantus inter ambo- 
rum doctrinam nexus, ut nihil inter utrumque distet, praeter ætatem. Viæ Scoti, 
viæ pulchræ, viæ rectæ, sed raræ. Tritam semitam ignoravit hæc aquilina acies ; 
Lacteam in astris reperit viam, in signo Virginis Immaculata. Doctor adeo subtilis, 
non facile patet properanti : in eo moræ pretium est. Ingenii solertia nulli secun- 
dus ; sententiarum gravitate inferior nemini. Tribunal fidei promulgat, quidquid 
Scotus dixit, inoffenso pede legendum. Ab hoc facem prælucentem sumimus. Tali 
duce et luce primordia nostra libamus. » 

(:) Le P. Castel termina le cours de philosophie, laissé inachevé par le P. Hya- 
cinthe Hernandez de la Torre, comme il le dit lui-même dans la préface de l'« Athé- 
née. » Le P. Hyacinthe avait à peine commencé le traité de l'âme quand la mort vint 
le surprendre. 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 317 


Martinez Abad en 1693, et le troisième chez Antoine Gonzales 
de los Reyes en 1693. A Venise on en fit trois autres éditions. 
Celle de 1997 parut en trois volumes in-8 chez Paul Belleoni. 

Le Père Diego de St-François, né à Castroverde, dans le dio- 
cèse de Léon, Provincial de la Province de St Paul des Déchaus- 
sés, mort en 1655, laissa un volume inédit de matières théolo- 
giques sur le premier et le troisième livre des sentences, selon la 
pensée de Scot. 

Le Père Bonaventure de Salinas et Corduba, Lecteur jubilaire 
de la Province de Lima, Censeur du St Office, Vicaire Général 
des Provinces des Indes, laissa inédit un cours complet de philo- 
sophie prêt à être livré à l’impression, selon le témoignage du P. 
Wadding et du P. Sannig. 


(A suivre.) Fr. DOMINIQUE de Caylus, 
Lecteur de Théologie, 
Membre du Collège des Docteurs de Philosophie 
de l’Université Pontificale de Burgos. 


UN LIVRE 
SUR LE P. PROCOPE DE TEMPLIN 


L'année 1907, la Faculté des lettres de l'Université de Fribourg en 
Suisse mettait au concours un prix de 500 francs en faveur d'un 
travail sur le P. Procope de Templin (Brandebourg) et la poésie 
mariale en Allemagne pendant le XVIIe siècle. Le sujet était nou- 
veau et intéressant. Le P. Vitus Gadient, capucin de la Province 
suisse, fut du nombre des concurrents. Il se mit à l’œuvre avec ardeur. 
Ne s’agissait-il pas pour lui de tirer de l’oubli un confrère qui avait 
été un apôtre et dont l'œuvre ne doit pas périr ? Mais le jeune savant 
s'aperçut bientôt que le travail proposé était, pour le moins, aussi 
difficile qu'intéressant. Tout restait à faire. Il suffisait de jeter un 
coup d'œil sur ce qui a été écrit jusqu’à présent sur l'œuvre et la vie 
de Procope pour comprendre que c'est là une forêt vierge où la 
hache de la critique littéraire et historique n’a fait encore aucune 
éclaircie. Procope était mort au commencement de l'hiver de l’année 
1680. Les détails que l’on peut glaner sur sa personne jusqu'au seuil 
du XIXe siècle, tiennent dans deux petites pages. En 1806, Clément 
Brentano publia dans son recueil « Wunderhorn » treize poésies de 
Procope, accompagnées d'une notice biographique. Gœæthe loua ces 
pièces et dès lors le nom du poète capucin fait son entrée dans l’his- 
toire de la littérature allemande, non pas qu'il ait la place qui lui 
revient, mais enfin son nom s’y trouve. Îl faut aller jusqu'en 1877 
pour rencontrer un article consacré tout entier à notre poète. Nous le 
trouvons dans la revue de Gœærres, les « Historisch - Politische 
Blätter » sous la signature de Georges Westermayer ; ce travail qui 
est loin d’être parfait, a pourtant de sérieux mérites ; dans ses grandes 
lignes, la caractéristique du poîte et du prédicateur est juste. Moins 
favorable à Procope est le jugement que porte K. A. Beck dans son 
« Histoire des chants d'église ». Ces deux articles inaugurent une ère 
nouvelle : ils sont un commencement d'examen scientifique de 
l'œuvre du capucin allemand. Le P. Augustin Ilg, dans son livre 


SUR LE P. PROCOPE DE TEMPLIN 319 


« l'Esprit de saint François d'Assise », parle de l’œuvre poétique de 
son confrère dans une vingtaine de pages ; il l’appelle « le chantre de 
Mariahilf » ; mais il ne vise qu'à l'édification du lecteur. Le P. 
Peregrino da Forli a publié dans les « Annali dell’ Ordine dei Fratri 
Minori Cappuccini (Milan 1884, vol. 111, p. 304 ss.) un article sur 
Procope, malheureusement sans aucune indication de source. 

Un petit volume d'extraits des sermons de notre auteur sur la Ste 
Vierge édité par le P. Angelicus Eberl, O. P.en 1887, eut deux 
éditions. 

Plus près de nous encore, un autre capucin, le P. Gaudentius 
Koch écrit un article intitulé « Portrait de poète », dans la revue 
allemande « Les voix poétiques du temps présent », XIV, 1900, p. 
177-182. C'est une esquisse enthousiaste écrite con amore, renfer- 
mant des extraits des œuvres poétiques, mais sans prétention scienti- 
fique aucune. 

Nagl et Zeidler (Histoire de la littérature autrichienne) citent notre 
auteur à plusieurs reprises et l’apprécient de façon très flatteuse. Enfin 
K. Bode (Palæstra, LXXVI, Berlin 1909) a écrit cinq pages qui sont 
sans contredit ce qu'on peut lire de mieux jusqu'à présent sur 
Procope de Templin. 

Voilà toute la fiftérature sur le sujet qu'il fallait traiter. On. 
avouera que c'est peu de chose, pour ne pas dire rien. On comprend 
dès lors que le P. Vitus ait pu dire, quoique trop modestement, que 
son travail n’a pas d'autre but que de fournir une introduction aux 
futures études littéraires et historiques sur Procope. 

Pour mener son œuvre à bien, le P. Vitus prit le bâton de pélerin 
et se mit en route à la recherche des documents, des œuvres et des. 
traces de son confrère ; il parcourut l'Autriche, visitant les villes que 
le bon religieux avait évangélisées, les couvents qu'il avait habités, les 
bibliothèques qui pouvaient renfermer ses œuvres. Chargé d'une 
riche moisson de renseignements, il rentra en Suisse et après deux 
années d'efforts acharnés, le 15 juillet 1900 il livrait à la Faculté des 
lettres de l’Université de Fribourg le fruit de ses veilles et de ses 
patientes recherches. Le travail, très remarqué par le jury, fut 
couronné ; la même année encore, le P. Gadient présentait à l'Uni- 
versité son ouvrage comme thèse de doctorat et il obtenait la plus 
haute distinction, la note summa cum laude. 

Le P. Procope de Femplin et la poesie mariale en Allemagne au 
X VIIe siècle est maintenant en cours de publication chez le libraire 
Habbel, à Ratisbonne ; l'ouvrage comprendra trois volumes édités 
avec le plus grand soin ; j'ai en main trois cahiers d'épreuves : ils 
font honneur à l'auteur et à l'éditeur. 

Les deux premiers volumes renferment la vie de Pocope, une 
appréciation sur son œuvre de prédicateur et de poète. Dans une 
dernière partie l’auteur, après avoir tracé un tableau de la poésie 


520 UN LIVRE 


mariale en Allemagne au XVIIe siècle, détermine la place qui revient 
à Procope comme poète. Le troisième volume est un recueil de 
poésies mariales. Le P. Vitus les a soigneusement choisies dans l'œu- 
vre très considérable du capucin de Templin et annotées. 

Nous sommes donc ici en présence d'un travail de grande enver- 
gure et de haute valeur ; voilà pourquoi je tenais à le signaler dès 
maintenant aux lecteurs des Ætudes franciscaines ; au fur et à 
mesure de l'apparition de ces volumes, j'en dirai un mot dans cette 
revue ; avec l’auteur, je considèrerai la vie de Procope, le Prédicateur 
et le Chantre de Marie. 


[1 
+ ss 


De retour de son pèlerinage au pays de François-Joseph, le P. 
Vitus fut prié de donner une conférence aux membres de l’Alle- 
mannia, société d'Etudiants Suisses de l’Université de Fribourg. Il 
leur rac=nta son voyage d’études en Autriche. Le texte de cette 
conférence a paru in extenso dans les Monat-Rosen de l'année 1910 
p. 537 ss. ; 636 ss., 689 ss. sous le titre : Eine Scholaren-Fahrt 
durch Oesterreich. Si j'en parle ici, c'est que ce travail est comme la 
préface du livre sur Procope ; il lui doit l'existence et lui reste inti- 
mement lié. | | 

Le conférencier nous mène à sa suite à Feldkirch, à travers le 
Tyrol, à Innsbruck, Salzbourg, Passau, Linz sur le Danube, Vienne 
et Prague. 

Ce travail mérite notre attention, d'abord parce qu'il est une 
preuve vivante de la conscience scrupuleuse que l’auteur a apportée 
dans la recherche des documents intéressant sa thèse ; ensuite, consi- 
déré comme relation de voyage, c'est un modèle du genre. Des criti- 
ques éminents s'accordent à lui reconnaitre des qualités de premier 
ordre : finesse d'observation, fraicheur dans les impressions, origina- 
lité et naturel dans la forme et l’expression. Pour moi je constate sur- 
tout que le P. Gadient sent la nature, les spectacles qu’il voit; il saisit 
tout de suite le phénomène par une vision intense et exacte ; puis ce 
phénomène est associé rapidement à d'autres phénomènes de même 
ordre qui élargissent l’image tout en la fixant. « Je suis bien fort, 
disait justement Théophile Gauthier, je vois les choses extérieures. » 
Notre auteur ne s’en tient pas là, 1l perçoit du même coup les harmo- 
nies des choses avec l'âme, son rapport à l'esprit, au cœur plus 
encore ; il va plus loin, il a l'impression de Dieu présent, agissant, 
refiété dans son œuvre, qui le prouve, le raconte, le laisse transpa- 
raître à demi. (1) 

Voici, pour illustrer ce que j'avance, quelques croquis que je 


(1) Voir, sur ces qualités de l'artiste, Longhaye. Dix-neuvième siècle, 1, p. 90. 


SUR LE P. PROCOPE DE TEMPLIN 321 


detache çà et là de la Scholarenfahrt : « À Feldkirch un superbe gars 
monte dans le même wagon que moi ; le chapeau richement orné de 
fleurs et de rubans proclame bien haut que nous avons affaire à une 
recrue : ses bagages formaient deux catégories : une prosaïque et une 
poétique ; à la première appartenait une petite valise à main ; à la 
deuxième une guitare : heureuse combinaison de l’utile et de l'agréa- 
ble. » Voici une scène de sécularisation sous Joseph II, « Que fit-on 
de tant de livres rares enlevés aux bibliothèques des couvents ? Un 
certain nombre parvinrent dans les bibliothèques de l'Etat, mais 
cmbien échouèrent chez les chiffonniers, ou bien furent directement 
vendus aux antiquaires par les commissaires de la sécularisation ! 
Les ouvrages d’ascèse — parmi lesquels furent comptés les livres de 
cantiques — par principe furent traités comme de la maculature. 
Voyez-vous ces chars lourdement chargés emportant des couvents ces 
trésors amassés avec tant de soin ; quand le char ne peut plus 
avancer, tant le chemin est mauvais, on Jette sans pitié et sans scru- 
pule les volumes dans les ornières, on entasse ces cantiques pleins 
d'amour et le cocher brandit son sceptre en mesure, le fouet claque 
et le char grinçant et gémissant fournit la mélodie qui convient au 
texte enfoui sous les roues. C’est la chanson de la sécularisation ! » 
Le P. Gadient visite St-Etienne dans la capitale de l'Autriche. 
« Le dernier quart d’heure de mon séjour à Vienne, je le passai dans 
le dôme de St-Etienne. Lentement je pénétrai dans le dôme par le 
côté droit. Une obscurité profonde remplissait les parvis sacrés. Des 
lampes qui brülaient à certains intervalles ne faisaient que mieux 
ressortir l'absence de lumière. Çà et là un adorateur, une pauvre 
femme, un invalide, une dame en deuil. L’œil perce les ténèbres. Ici 
on voit pendu au mur un tableau aux couleurs fortement tranchées, 
mais non c’est une fenêtre, un vitrail. Des colonnades s’élancent dans 
un vague embrassement vers la voûte obscure. Impossible d’avoir une 
impression générale, une vue d'ensemble; c'était trop sombre. Je me 
croyais transporté dans une profonde forêt allemande. Cette impres- 
sion me hantait comme si j'avais découvert moi-même et pour la 
première fois cette comparaison de la forêt et des arceaux de la cathé- 
drale. Dans la solitude de cette forêt qu'est le dôme, on se sent, on 
devient solitaire... Peu à peu l'obscurité mystérieuse commença à 
m'environner, comme l’étroite cellule enferme le moine. Bientôt 
chaque pensée, même la plus petite, je la voyais, pour ainsi dire ; je 
percevais chaque sentiment ; il n'était ni noyé par la lumière, ni 
écrasé par la richesse du temple. Puis une seule pensée, un seul senti- 
ment s'éleva en moi : Sursum corda. Le cœur monte lentement, 
silencieusement le long des colonnes sans fin, dans l'infini. Qui est là- 
haut ? Son nom f dites-le moi. — « Je suis Celui qui suis », telle est 
la réponse que renvoie l'obscurité insondable. Et la nuit commence à 
s'animer ; Je vois une échelle mystérieuse qui relie au sol la voûte 


E. > — XXV — 21 


322 UN LIVRE 


noire , des anges montent et descendent ; ils montent portant les 
demandes, les louanges, les prières des mortels ; ils descendent char- 
gés des grâces du Très-Haut. — Les anges ne se montrent plus, 
l'échelle sainte à disparu ; c’est de nouveau devenu sombre. » 

Voici, pour finir, une comparaison entre lestyle renaissance et le style 
gothique que Huysmans n'aurait pas dédaignée. « Le style renais- 
sance est un prince-évêque qui, revêtu de ses plus beaux ornements, 
étincelant de pierres précieuses, avec la mitre et la crosse, la croix et 
l'anneau, élève la voix, loue le nom du Seigneur et s'écrie : Gloire à 
Dieu au plus haut des cieux. 

» Le style gothique est le moine solitaire qui ne quitte pas sa 
cellule ; il lit dans Ekkchard ou dans Suso, dans St Thomas ou St 
Bonaventure ; c'est le mystique qui a mille pensées et un seul senti- 
ment, qui ne pense qu’en images — et elles sont innombrables — et 
ne sent qu’en prière, toujours la même ; c'est le solitaire qui parle 
toujours avec Dieu, jamais avec les hommes, qui aime les prières et 
l'obscurité et cependant soupire sans répit après le soleil, c'est le 
moine pour qui la mortification est devenue une joie, qui ne peut 
séparer le signe de l’opprobre du symbole de la joie : car joie et 
opprobre trouvent leur expression dans cet ornement mi-croix, mi- 
fleur, qui s'appelle le fleuron. » 

‘ Ces extraits, si pâles dans une traduction, suffiront pourtant pour 
montrer que le P. Vitus a sur sa palette des couleurs que maint 
artiste peut lui envier. Îl a su voir les pays qu'il a parcourus ; poète, 
il a su peindre ce qu'il a vu. Nous verrons prochainement qu'il a su 
aussi, avec non moins d'art et de vérité, lire dans l’âme et dans 
l'œuvre du P. Procope de Templin. 


P. CHRISTOPHE FAVRE, Docteur ès lettres. 
O. M. C., Prov. Helveticae. 


VERS L'UNITÉ 
DE LA PRONONCIATION LATINE 


On nc saurait trop louer le livre que vient de publier M. Camille 
Couillault sur la « Réforme de la prononciation latine ».(r) 

En vue surtout de l'unité liturgique, l’auteur traite le probläme 
d’une prononciation correcte et internationale ; après avoir clairement 
démontré ce que fut la prononciation antique, il prouve la nécessité 
comme l'opportunité d’une réforme et donne sur le choix de cette 
réforme les vues les plus judicieuses. En tout, quatre chapitres aussi 
faciles à lire que remplis d'érudition, aussi précis que complets. 

Dans une préface dont tous les mots portent, le Révérendissime 
Dom Pothier salue comme une « bonne fortune » cet ouvrage « où 
la question est traitée avec autant de science et de conscience que 
d'opportunité, avec autant d’ampleur dans l'exposé théorique que de 
sagesse et de résignation en face de difficultés pratiques très réelles, 
mais non pas de tout point insurmontables. » 

Son Éminence le Cardinal Secrétaire d'État, Mgr Merry del Val, 
écrivant à l’auteur au nom du Saint-Père, n'a pas cru mieux faire que 
de citer ces éloges de celui qu'il appelle « un juge des plus compé- 
tents » ; mais la lettre officielle en retranche un mot : résignation, et 
cette suppression doit être relevée comme une indication très impor- 
tante. | 


M. Couillault rêve pour le latin la prononciation classique cicé- 
ronienne, comme « seule correcte » ; il donne de ce choix des raisons 
très documentées, mais il reconnait que ce rève n'est pas immédiate- 
ment réalisable ; un autre est plus urgent, l’unité de prononciation, 
complément et soutien de l'unité liturgique. A l'unité l’auteur 
sacrifie donc la correction idéale, et il se résigne (comme savant bien 


(1) La Réforme de la Prononciation Latine, par Camille Couillault ; ouvrage 
honoré d’une lettre de S. E. le Cardinal Merry del Val et d’une préface du Révé- 
rendissime Dom Joseph Pothier, abbé de Saint-Wandrille, 1 vol.in-16 : 2 fr. 50 
Bloud place St-Sulpice, Paris (VI®). 


324 VERS L'UNITÉ DE LA PRONONCIATION LATINE 


entendu) à la prononciation italienne qu'il considère comme la 
solution transitoire la plus rapprochante. 

Le Cardinal, excluant de la phrase laudative la résignation susdite 
et y laissant en évidence la sagesse de la conclusion pratique, a nette- 
ment manifesté l'option pontificale et justifié la base d'unité que 
l'auteur reconnait seule utilisable. 

Le choix de l'autorité suprème fut-il notre unique motif, il suffirait 
pour que nous adoptions sans hésiter la prononciation italienne. Notre 
hésitation serait aussi peu sage que fut naguëre irrévérencieux le sou- 
rire d’un critique devant cette manière filiale de réaliser sur un point 
l'unité voulue par le Christ. (1) 

Mais sans parler des résultats victorieux que l’obéissante déférence 
peut assurer, nous trouvons qu’en l'espèce elle garantit une solution 
moyenne scientifique, capable de satisfaire les savants résignés comme 
de faire taire les esprits dédaigneux. 

Tout en affirmant l'impossibilité d'établir une moyenne mathéma- 
tique et d'arriver par elle à l’unité, M. Couillault reconnaît qu'une 
prononciation de ce genre constitue, quoique factice, un procédé légi- 
time d'éducation linguistique. Or nous avons appliqué ce procédé 
légitime au tableau synoptique des quatre prononciations types : 
donné par M. Couillault antique, italienne, allemande et française. 
Cette moyenne aboutit simplement à la prononciation italienne 
pour la grande majorité des cas, c’est-à-dire : 
1° Pour les six voyelles : a, e, i,0, u, y. 

20 Pour les six diphtongues : æ, æ, ei, au, en, in. 

30 Pour les trois digrammes : ph, ch, sh. 

4° Pour les seize consonnes : b,p,k,q,d,t,f,j,l,r,m,n,s, x, 
h, ». 

Que reste-t-il ? 

Trois consonnes seulement, c, g, 7, pour lesquelles la moyenne ne 
donne pas l'italien. 

De ces trois consonnes, les deux dernières, g et 7, n’offrent guère de 
difficulté pratique que pour les allemands qui prononcent g toujours 
dur tandis que les français le prononcent 7, son rapproché de dj 
devant les sons E, I. Quant au groupe GN, les italiens seuls le 
prononcent doux ; en supposant que la prononciation officielle de 
l'Église s'en tienne là, ce ne sont pas les français qui s'en plaindront 
puisqu'ils ont ce son avec son graphisme dans leur langue : agneau, 
cigogne. — La lettre Z, donne tçé à l'allemand, dz7 à l'italienne, 7 à 
l'antique et à la française : la différence des deux phonismes adoucis 


est d'autant plus insignifiante que l'usage en est rare. — C reste la let- 
tre compliquée, on peut dire la seule, et elle nous donne quatre pro- 
nonciations différentes : Antiq. : Kikéro. — Ital. : Thitchéro. — 


(:) Voir Annales de philosophie chrétienne, janvier 1911, p. 415. 


VERS L'UNITÉ DE LA PRONONCIATION LATINE 325 


Allem. : TSsitséro. — Fr. : Cicéro. L’adoucissement du son k en fch 
s’est fait en vertu d'une loi phonétique générale qui se rencontre dans 
beaucoup de parlers nationaux ; c'est un fait trop connu pour que 
nous y insistions : mais {ch n’est qu’un intermédiaire, une phase 
transitoire d’une évolution fatalement appelée à suivre sa gradation. 
C'est ainsi qu’en France après avoir dit Tchitchéro vers le VIIe siècle, 
on passa vers le XIIe à Tsitséro qui longtemps avant fut déjà, m'assure- 
t-on, la prononciation de St Augustin : les allemands et les espa- 
gnols n'ont pas poussé plus loin l’adoucissement progressif. En sorte 
que tchitché représenterait une moyenne scientifique et fsifsé une 
moyenne internationale. 

Mais il faut remarquer que même au milieu de régions employant 
l’adoucissement extrême comme en France, on a parfois conservé 
l'usage du son chuintant pour le phonisme # : c’est ainsi que dans 
certains patois du centre on dit échétchun pour quelqu'un. 

On le voit, la prononciation italienne est encore pour cette lettre c 
une moyenne préférable qui se rapproche le plus de ce que les puristes 
considèrent comme l'idéal. 

Que conclure de tout cela, sinon que la prononciation italienne est 
acceptable pour tous sans trop de sacrifices et que si les savants la pro- 
clament supérieure à toutes les autres, on ne doit pas s'étonner de ce 
«qu'un grand nombre de tentatives de réformes s’en sont inspirées » (1) 
tandis que « bien peu nombreux sont ceux qui ont adopté la pure 
diction classique. » (2) 

Que celle-ci succède un jour à la diction romaine, c'est une chose 
possible ; toutefois, si elle se réalise, elle ne se fera que graduellement 
par une évolution que l'autorité respecterait, mais dont il est impossi- 
ble de prévoir et par conséquent de vouloir orienter la marche. 

Aussi M. Couillault fut-il loué d'y renoncer pratiquement et d'avoir 
préconisé la solution qui s'impose, « celle qui satisfait à la fois aux 
exigences de la science et aux nécessités de l’heure présente ». (p. 152) 

La plus haute nécessité que servira la prononciation uniforme du 
latin, c’est, pour l’auteur et pour tous ses lecteurs, celle de l'unité litur- 
gique ; ce but splendide, longtemps cherché, sera bientôt glorieusement 
atteint lorsqu'on aura donné le dernier effort auquel est liée la question 
du chant grégorien : l'unité d'une prononciation correcte. De même 
que l’accentuation influence la formation de la mélodie et en facilite 
l'exécution, ainsi la prononciation romaine des voyelles et des con- 
sonnes rendrait plus juste l'interprétation du chant fixé par l'Église. 
L'auteur le démontre d'une façon frappante dans un chapitre d'un 
puissant intérêt où des exemples bien choisis viennent compléter ce 
qu'il dit sur la valeur artistique d’une bonne prononciation et où il 


(1) C. Couillauilt, op. cit., p. 146. 
(2) C. Couillault, op. cit., p. 140. 


326 VERS L'UNITÉ DE LA PRONONCIATION LATINE 


montre l'œuvre grandiose poursuivie par l'école bénédictine. Le mèé- 
me chapitre fait aussi ressortir les avantages de l'uniformité de la 
diction latine dans les rapports internationaux des enfants de l’Église : 
Conciles, Conclaves, Congrès de tous genres, visites au Père commun, 
que d'occasions où la langue propre de l’Église, le latin, s'impose au 
clergé, maïs en nécessitant une prononciation unique ! L'auteur le 
prouve par les nombreux faits où de semblables réunions furent con- 
trariées sinon stérilisées par la divergence des dictions nationales ! 

Quel avantage pour les membres du clergé catholique, s'ils pouvaient 
échanger leurs idées dans la langue qu’ils ont tous apprise ! Et com- 
bien l'apprendraient mieux, s’ils pouvaient espérer pouvoir mieux s'en 
servir. Le seul moven et le grand stimulant n'est-ce pas l'uniformité 
de prononciation ? 

Cette uniformité réalisée amènerait-elle pour le latin, la possibilité 
de devenir l'idiome auxiliaire universel, grâce à des simplifications et 
des néologismes ? A cette question légèrement touchée par l'auteur, 
il fut répondu l'an dernier négativement dans les Études francis- 
caines (1). 

Nous avons alors protesté contre une pareille mutilation du latin, 
et nous pouvons ajouter que si elle est indigne du purisme classique, 
elle ne serait pas moins, dans l'usage pratique, une menace de con- 
fusion et de corruption pour la langue moins raffinée du clergé. A la 
science moderne qui a besoin d’une précision plus complète, aux inté- 
ressés de tout domaine qui réclament une facilité plus grande, l'usage 
d’une langue artificielle est indiqué : le clergé le comprend du reste si 
on en croit la sympathie progressive conquise par la langue interna- 
tionale Ido (2) dans les revues ecclésiastiques. 

Mais il comprendra aussi de plus en plus, grâce à de convincantes 
plaidoiries comme celles de M. Couillault, combien la prononciation 
correcte et une de l'idiome canonique peut favoriser l'étude et le bon 
usage du latin, et achever l’œuvre admirable commencée dans l'Église 
par l'unité de rite et l’unité de chant. 

F. ODON de Ribemont. 


(1) Nes d'avril et mai 1910 : La langue auxiliaire et l'Église. Les deux articles 
ont été réunis en une brochure qu'on peut demander gratuitement à l’auteur. Maison 
Saint-Roch, Couvin. Belgique. 

(2) Esperanto réformé par une commission internationale de savants. 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


HISTOIRE 


Saint Filibert, fondateur et abbé de Juinièges et de Noirmoutier. — 
Sa vie, son temps, sa survivance, son culte. — Étude d'histoire monastique 
au VIle siècle. Ouvrage orné d'une carte spéciale et de nombreuses gravures 
dans le texte et hors texte, par M. l'abbé L. Jaup, Curé-doyen de Noirmou- 
tier ; 560 pp. — Prix 6 fr., in-8°, Gabalda et Cie, Paris. 

« Votre titre n’a rien de trop — écrit à l’auteur l'évêque de Luçon — 
vous l'avez rempli tout entier : c'est bien l’histoire du VIle siècle, avec ses 
Rois, ses Seigneurs, ses Évêques, ses Moines qui se déroule ! M. Jaud le dit 
lui-même dans la Préface « les documents directs sur S. Filibert se conden- 
sent dans un nombre de pages relativement restreint ». (XI) Mais l’auteur a 
tenu à encadrer ces pages et à les situer dans cet intéressant milieu 
mérovingien où elles ont été vécues. Les travaux des historiens qui ont écrit 
sur l'époque ont été largement mis à contribution : Montalembert, les 
Moines d'Occident ; Dom Pitra, Vie de saint Léger ; Dom Couturier, Vie de 
sainte Batsilde ; Dom Besse, saint Wandrille, les Moines de l’Ancienne 
France, le Moine bénédictin, etc.. C'est dans ces ouvrages que l’auteur a 
puisé pour peindre ces traits généraux de la vie monastique qui s'appliquent 
très certainement à saint Filibert, mais sont communs à tous les saints 
religieux de l'époque. Du reste les temps mérovingiens forment dans l'histoire 
ecclésiastique, une épopée pleine de mouvement, de vie et de grandeur. 
C'est le temps où la nation franque peu à peu s'empreigne des enseignements 
de la Foi Catholique et s'initie aux lettres et aux sciences. En effet, les 
missionnaires, grecs et romains, avaient, des l'origine, fondé d'immortelles 
églises dans les « cités » gallo-romaines ; plus tard, saint Martin de Tours 
avait propagé l'Évangile dans les campagnes et posé la base des paroisses 
rurales, mais bien des superstitions, bien des restes d'idolâtrie et d’habitudes 
païennes subsistèrent encore et pour des siècles ! Puis, du jour où le roi 
Clovis fut régénéré surnaturellement dans les eaux baptismales, il ne s’ensuivit 
pas que le peuple franc eut, du même coup, abdiqué toute sa barbarie. Au 
Vile siècle seulement, on voit les vocations épiscopales et religieuses se 
dessiner parmi les Francs, jusque-là le clergé pastoral et monastique se 
recrutait exclusivement parmi les vieilles chrétientés gallo-romaines. Saint 
Filibert vécut précisément en ce Vile siècle. Il eut donc sa part, et une part 
très remarquable, dans l’apostolat que les Religieux de saint Benoit exercè- 
rent sur leurs contemporains. Toute maison religieuse était alors non 
seulement un asile pour l’innocence ct un refuge pour le repentir, mais encore 


328 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


pour l’Église un centre d'apostolat. Apostolat par le bon exemple, sans doute, 
dont le parfum répandait au loin la renommée du Christ, mais apostolat aussi 
par le ministère de la parole, et par les œuvres de charité ! Les moines 
prêchaient. Quittant pour un temps leur monastère, ils s'en allaient en 
mission, puis rentraient dans la solitude reprendre contact avec la vie de 
prière. 

Saint Filibert, nous dit son biographe, était un excellent prédicateur, 
« savant, éloquent, toujours prêt à faire entendre la parole de Dieu : in 
praedicatione paratus » (page 192). Les monastères exerçaient encore 
l'apostolat par les œuvres de charité. Une des œuvres les plus en honneur à 
l'abbaye de Jumièges fut le rachat des captifs. Saint Filibert équipait même 
des bateaux à cette fin, les chargeait de marchandises et « envoyait ses moines 
sur les côtes de la Grande-Bretagne, pour échanger les captifs contre les 
produits de son abbaye » (page 200). Et les heureux esclaves libérés 
recevaient le baptême, un certain nombre même embrassèrent la vie 
religieuse. 

Aux vertus du moine, au zèle de l’apôtre, S. Filibert eut désiré joindre la 
palme du martyre. Au moins, montrat-il un courage intrépide pour oser 
reprocher à Ebroïn sa conduite impie, comme plus tard saint Antoine de 
Padoue au tyran Ezzelino. Le terrible maire du Palais lui offrit alors des 
présents, mais le saint abbé, outré, refuse et le traite d'apostat, indigne de 
rester en communion avec les chrétiens. C’est bien encore un des mérites des 
religieux catholiques d’avoir su tenir haut et ferme, dans les combats contre 
la barbarie, l’étendard de la justice et du droit. 

M. Jaud a travaillé dix ans à composer son ouvrage (page 544). Bienheureux 
le prêtre qui, au milieu des soins du ministère pastoral, trouve encore le 
loisir de s'appliquer à l'étude, bienheureux le prêtre qui sait faire tourner au 
profit et à l'édification de ses paroissiens le fruit de ses labeurs ! 

F-. GRÉGOIRF. 


Die Zeit der Hochscholastik. Thomas von Aquin, von Jos. Ant. 
EnDres. Mit 64 Abbildungen. Mainz. Kircheim. 1910. gd in-8 de IV- 
107 p. (Dans la collection Weltgeschichie in Karakterbildern, éditée par Fr. 
Kampers, Seb. Merkle et Martin Spahn). 

Ce fascicule entre dans une collection destinée à vulgariser l’histoire des 
personnages illustres de l'humanité. On y a fait entrer le Christ, Homère, 
Cyrus, Mahomet, François d'Assise, le prince Eugène de Savoie, Napoléon, 
R. Wagner, etc. Le présent Thomas von Aquin (1225-1274) est dû à M. 
Joseph-Antoine Endres, professeur agrégé au Lyceum de Ratisbonne. En 
sept chapitres, l’auteur étudie la jeunesse et l'éducation du docteur domini- 
Cain, son enseignement à Paris, ses relations, avec la Papauté et les écoles 
dominicaines d'Italie, sa place dans la scholastique. Ces pages sont précédées 
d’un court aperçu sur l'état intellectuel du monde latin au début du XIIIe 
siècle. Les gravures sont bien choisies et bien exécutées (je note gr. 28 saint 
Louis roi, statuette du musée de Cluny — gr. 27 saint Bonaventure de Fra 
Angelico — gr. 44 saint Bonaventure de B. Gozzoli — gr. 45 le tombeau de 
Matthieu d'Aquasparta à l'Ara Cœli). J'aurais eu plaisir à y retrouver le 
saint Thomas du couronnement de la Vierge de Fra Angelico. 

P. Usacn d’Alençon. 


À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 329 


Le Mont Saint-Michel. Histoire de l’abbaye et de la ville. Étude 
archéologique et architecturale des monuments, par Paul Gour. — In-40. 
tome !. 378 p. et 225 gravures et 13 planches hors texte : tome II. 375 p. et 
245 gr. et 25 pl. Lib. Colin, Paris. 

Nombreux sont les auteurs qui ont traité l’histoire du Mont Saint-Michel, 
Parmi les franciscains voici Arthur Dumonstier dans sa Neustria pia; Rouen. 
1663, François Feu-Ardent dans son Histoire de la fondation... du Mont S. 
Michel (Coutances 1604), Hélyot dans son Hist. des Ordres monast. 

M. Paul Gout développa son étude d'une manière tout à fait remarquable. 
Voici la topographie (le Mont, Tombelaine), l’histoire (Saint-Aubert, la collé- 
giale, les normands, les bénédictins, les abbés, les temps modernes) la vie 
monastique, les pèlerinages, l'Ordre de Saint-Michel, les prisons. Puis vient 
l’architecture de l’abbaye et des remparts, les restaurations faites et à faire. 

Qui ne conclura avec l’auteur au maintien et à la conservation intelligente 
et intégrale de ce superbe monument ? C’est un centre de culture rationnelle 
de l’art français au moyen âge, et l’un des plus utiles développements de l’art 
moderne. P. Usazo. 


La Mission du Canada avant Mgr de Laval (1615-1659) par 
l'abbé A. GossELiN. — Extrait de la Revue Catholique de Normandie. In-8° 
de 176 pp. 1909. Imprimerie de l'Eure. Evreux. 

L'auteur est, à cause de ses travaux antérieurs et de sa situation, plus parti- 
culièrement compétent dans le sujet qu'il traite. Il s'appuie avant tout sur 
deux ouvrages bien connus : Le Premier établissement de la foi dans la 
Nouvelle-France par le P. Chrétien Leclerc, missionnaire récollet, Paris, 
1691, 2 vol. et l'Histoire du Canada par le P. Gabriel Sagard Théodat, aussi 
récollet, Paris. Sonnius, 1636 (réédité par Tross à Paris en 1865). Les quatre 
premiers missionnaires quittèrent Paris en 1615 c'étaient les PP. Denys 
Jamay, Dolbeau, Joseph Le Caron et le F. Pacifique Duplessis (cf. Hyacin- 
the Lefebvre. Hist. chron. des Récollets, ch. XXII, p. 126). La première 
pierre du couvent du Québec fut posée le 3 juin 1620. Sur la demande des 
récollets, les jésuites vinrent à leur secours en 1625, en compagnie du P. 
Joseph de la Roche Daillon, de la maison des comtes du Lude, récollet. 
Malgré cette collaboration, les récollets abandonnèrent la partie en 1629 et 
plus tard les jésuites témoigneront leur reconnaissance à leurs devanciers et 
introducteurs d’une façon bien étrange, 

Richelieu mit les capucins en Acadie en 1632. Cf. Rameau Une colonie 
féodale et Moreau. Hist. de l’Acadie française. 

P. UsaLp d'Alençon. 


La Constitution Corse de J.-J. Rousseau. Thèse pour le doctorat. 
par Ange MorerTri. — In-80 de 191 p., 1910, Larose, Paris. 

Cette thèse a été présentée à la faculté de droit de l'Université d’Aix- 
Marseille. L'auteur étudie cette constitution écrite par le rêveur genévois, 
constitution qui resta inachevée et qui n'entra jamais dans la pratique. La 
Corse, cette nation petite mais glorieuse, était alors sous la conduite du 
grand Pascal Paoli. Sujette de Gènes, elle devait passer à la France sous 
Louis XV. 

La forme du gouvernement. l'organisation du pouvoir, les destructions 


330 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


sociales, la division administrative du sol, le caractère national, l'agricul- 
ture, l’industrie, le commerce, le luxe, les sciences et les arts, la monnaie, 
la population, les impôts, les domaines, tout est passé en revue par un uto- 
piste qui ne mit jamais les pieds en Corse ! On a discuté la question de 
savoir si J.-J. Rousseau était démocrate. On lit ceci dans le Contrat social 
t, 111. ch. IV: « S'il y avait un peuple de Dieux il se gouvernerait démocra- 
tiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ». 

P. Una. 


Pascal, sa vie religieuse et son apologie du christianisme, par H. 
PerirorT, professeur de théologie à l'école biblique de Jérusalem. — In-8&, 
427 p. Prix : 6fr., Beauchesne, Paris. | 

Le titre de l’ouvrage en indique la division. La première partie nous offre 
le tableau, fort bien esquissé, des diverses phases de la vie religieuse de 
Pascal. L'auteur est un théologien ; il connait les auteurs ascétiques et mysti- 
ques : à chaque page :1l cite sainte Thérèse. Aussi c'est un vrai plaisir de le 
voir appliquer avec à propos ces notions de vie chrétienne familière aux gens 
d'église, . mais si étrangères aujourd'hui aux littérateurs et aux penseurs 
séculiers, M. Petitot a lu la vie des saints catholiques : ce n'est pas lui qui, à 
propos d'une fervente méditation de Pascal, s'écrierait avec l’enthousiasme de 
M. Barrès : « Nul doute qu'ici, avec Pascal, nous ne soyons montés sur le 
sommet de l'extase.. Une telle page, cette vision lyrique, cette vision divine, 
cette vision par excellence... etc. » (page 68). 

Pascal était chrétien ; rien d'étonnant donc s’il appartient aux seuls vrais 
chrétiens de parler avec aisance et maitrise de la vie intérieure de l'illustre 
écrivain. 

La seconde partie, de beaucoup la plus longue, est une étude sur l'apolo- 
gétique de Pascal. Nous nous permettrons de faire remarquer que, dans cette 
partie doctrinale, l’auteur, cà et là, n’a pas apporté, ce nous semble, la 
même précision. Lorsque l’auteur écrit en note, p. 128 « qu'il est un peu 
plus difficile que la plupart ne le pensent, de prouver l'existence de Dieu 
métaphysiquement », il veut dire sans doute qu'il n'est pas donné au premier 
venu de mettre en forme la démonstration scientifique de l’existence de Dieu, 
pas plus du reste que de toute autre vérité, soit. Pour preuve de la difficulté, 
l’auteur cite deux noms, M. Le Roy «un philosophe de profession » et 
Descartes un « grand philosophe », comme n'ayant pas exactement saisi les 
vrais arguments de la démonstration. Comment un moderniste tel que M. Le 
Roy, un penseur illusionné comme Descartes, peuvent-ils représenter, dans 
cette affaire, les « écrivains catholiques » ct les « apologistes » ? Sans doute 
l’auteur était distrait quand il a rédigé cette note. Il nous dit, en effet, p. 238 
« s’il est une vérité que la nature nous indique clairement, c'est l'existence 
de Dieu, et c'est sans doute en regardant autour de soi et non en soi que 
l’homme a d’abord trouvé son Créateur ». C'est bien ce que nous pensons 
(cf. S. Paul, ad Rom.. [. 19-20). De nouveau p. 256 l'auteur, affirme avec 
le P. Garrigou-Lagrange, que « par un raisonnement très simple, le sens 
commun s'élève à Dieu. La raison philosophique donne seulement à ce rai- 
sonnement une formule plus précise ». Et nous voilà d'accord. 

Que M Petitot se rassure ; personne, aujourd’hui, ne doute des progrès 
accomplir dans les questions biblique par les recherches historiques. Mais 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 331 


pourquoi reprocher à Pascal d'avoir considéré la Bible « comme un livre 
tombé cu ciel » ? (page 296) Si Dieu est l’auteur des Livres Saints, en quoi 
Pascal, dans sa vénération pour la Bible, est-il en désaccord avec la tradition 
catholique ? M. Petitot dit encore, mais ne prouve pas « que ce qui man- 
quait avant tout à Pascal c'était une conception juste de l'inspiration ». 
Pascal n’a pas eu l'intention, que je sache, de construire une théorie théolo- 
gique du dogme de l'inspiration. Fort bien, mais il n’est pas prouvé, d’un 
autre côté, que la notion traditionnelle qu'il en avait reçue fut erronnée, 
injuste, fausse. Enfin, on ne voit pas du tout que les lacunes de son exégèse, 
— par exemple dans les questions connexes avec les histoires profanes, — 
proviennent précisément d’une erreur fondamentale touchant la nature ou la 
vérité de l'inspiration. Pascal, semble-t-1l, qui, dit l’auteur (page 296) « est 
tout excusé de n'avoir pas connu le code de Hammourabi et des dynasties 
‘égyptiennes » croyait sur ce point comme croyait tout le XVIIe siècle. Bos- 
suet et ses contemporains nous ont-ils en cela transmis la tradition telle qu'ils 
l'avaient reçue, ou l'auraient-ils falsitiée ? 

Nous ne saurions mieux terminer, pour le faire sur un éloge, qu'en citant 
les dernières lignes de la conclusion : (p. 344) « L'apologiste actuel qui, ad- 
mirant la méthode de Pascal, veut l’appliquer aux besoins de son temps, 
doit continuer ce que Pascal avait commencé et ce qu'il ne put achever, il 
doit étudier la Bible, les prophèties, l'histoire de l'Église, et s’efforcer surtout 
de consolider les preuves objectives que la critique rationaliste tente en vain 
d'ébranler ». Fr. GRÉGOIRE, 


Andegaviana, 10: série, par Fr. UzuREAU. — In-8 de 542 pages. 1911. 
Paris, Picard. 

La déportation des Religieuses angevines. Leur séjour à Lorient 1794- 
1795, par le mème. (Extrait du Prétre, 28 janvier 1909.) Arras (1909), in-8 
de 15 p.— Le Chapitre de la cathédrale d'Angers(r8o2-1910), par le même. 
Angers, 1910, in-8 de 37 p. Extr. des Mem. soc. nat. agric. Sciences et arts 
d'Angers (1910). — Un prétre français pendant l'émigration, M. de la Cor- 
bière, chanoine d'Angers, par le mème. Arras (1909), in-8 de 144 p. Extr. 
de la Revue de Lille. 

Nous avons fait plus d’une fois l'éloge des publications de M. l'abbé Fran- 
çois Üzureau, T. O. (août 1904, juin 1905, novembre 1906, octobre 1907, 
mai 1908 et août 1910). La 10€ série des Andegaviana est comme les précé- 
dentes un tirage à part de l'A nou historique, et tout (ou à peu près) est con- 
sacré au XVIille et au XIXe siècle. Il y a dans ce volume, comme dans les 
précédents, une foule de renseignements très utiles pour l'histoire de l'Anjou. 

La brochure consacrée à Lucien-François de la Corbière de St Tray est 
digne d’une mention plus spéciale. Cet abbé, natif d'Avranches (né le 7 Jan- 
vier 1754, mort à Luçon en décembre 1825) a écrit une Relation de mes 
voyages en Angleterre, les Pays-Bas, la Hollande et l'Allemagne, ou 
délassement de mon long et pénible exil. Le ms. est conservé aux archives 
dép. de Maine et Loire et c'est ce ms. que publie M. Uzureau. Je l'ai trouvé, 
ce journal, rempli de détails fort curieux. L'abbé était à l’armée des émigrés 
en 1795 lorsque le prince de Condé proclama Monsieur roi de France, sous 
le nom de Louis XVIII. 11 v a malheureusement quelques négligences 
d'impression (v. gr. p. 43, 74. 101). P. Usa. d'Alençon. 


332 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


Notices Biographiques sur les prêtres originaires de Tourcoing, par 
l'abbé CouLon. — Gd in-8, 191 pp., Beyaert, Courtrai. 

Infatigable chercheur, l'abbé Coulon nous donne son 2o%e travail d'histoire 
locale, — et non certes le moins instructif. 

Faut-il regretter qu'il ait totalement omis de citer ses sources ! Elles 
eussent sans doute pris trop de place. A noter parmi ces 354 prètres natifs de 
Tourcoing, 129 religieux dont 17 récollets et 16 capucins. THéo. 


Les Trappistes en Chine, par M. À. LiMaAGNE. — Vol. in-8 de 83 p. 
orné de nombreuses gravures hors texte. 2 fr. oo. de Gigord, Paris. 

À mesure que le gouvernement français expulse les meilleurs de ses sujets 
— à savoir les religieux — ceux-ci s’en vont porter sur la terre étrangère les 
bienfaits de la civilisation chrétienne. Ainsi firent les Trappistes. [es moines 
de Sept Fons ne pouvant plus vivre de leur vie sur le sol natal, ils essai- 
mèrent vers les lointains rivages. L'histoire de la fondation de la Trappe de 
Yang-Kia-Pinn en Chine ne manque point d'intérêt. Quelles fatigues et 
quelles peines ne durent pas endurer ces pauvres moines pour défricher ce 
terrain inculte, pour récolter des légumes là où l’on ne voyait auparavant que 
ronces et rochers ! Les pages les plus émouvantes sont assurément le « Jour- 
nal » du R. P. Maur. Commencé le 4 mai 1900 et terminé le 4 janvier de 
l’année suivante, il fait vivre au jour le jour toutes les péripéties et les. 
angoisses du long siège soutenu par les Trappistes contre les Boxers et dont 
grâce à l'intervention de S. Joseph, les Pères sortirent heureusement. 

M. Limagne a émaillé son récit de quelques traits de mœurs chinoises, ce 
qui donne à son travail une note piquante. 

BrrNarb de S. François, T. a. 


VARIA 


La Vocation au sacerdoce, par P. J. Hurraun, maitre en sacrée 
théologie. 1 vol.in-12 de 455 pages. Prix: 4 fr. — Librairie Victor Lecoffre, 
J. Gabalda et Cie, 90, rue Bonaparte, Paris. 

Au moment de mettre sous presse nous recevons ce travail admirablement 
pensé et documenté, digne d'un Maître en Sacrée Théologie. Nous nous 
contentons de l’annoncer, nous réservant d'en donner un compte-rendu dans 
l’un de nos prochains fascicules. 


Le Problème du mal, par le P. de Boxnior S. J. 3me édition avec une 
introduction par X. Moisant. XL1-368 pp ; 1911. Téqui, Paris. 

Parmi les maux dont souffrent nos contemporains, il faut ranger l'influence 
des fausses maximes de philosophie et les erreurs théologiques. Tout le 
monde aujourd’hui se plait à dogmatiser sur les questions les plus difficiles, 
et généralement, cette soi-disant philosophie blasphème et maudit lourdement 
et sottement. C'est donc faire œuvre opportune que de répandre les vérités 
bienfaisantes comme celles contenues dans les ouvrages du P. de Bonniot. 
On lit ce philosophe avec plaisir, car 1} converse agréablement et même très 
joyeusement. C’est le bon sens et la raison du chrétien qui répond au 
négateur et confond l'ironiste. Dans une introduction d'un style beaucoup 
plus abstrait que l'ouvrage, M. X. Moisant définit avec exactitude les termes. 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 333 


de la question posée. Sans nier le mystère qui enveloppe pour l'esprit 
humain un si redoutable problème, il montre fort bien comment les adora- 
teurs du Dieu très bon et de la Providence ont, entre les mains, les armes 
nécessaires et suffisantes pour démolir l'objection, si arrogante soit-elle. 

FR. GRÉGOIRE. 


Les Conférences de Notre-Dame de Paris. Carême 1911. — 
Abonnements : Franco : les six fascicules de chaque Dimanche et la Retraite 
Pascale....2.00, Étranger (U. P.)....2,25 P. Lethielleux, 10, rue Cassette, 
Paris. 

Dans sa prochaine station quadragésimale de Notre-Dame de Paris, le 
Chanoine JANVIER, poursuivant sa magistrale Exposition de la morale catho- 
lique, traitera de la Foi, et étudiera successivement : 

Première Conférence : L'objet de la Foi. — Deuxième Conférence : Du 
caractère raisonnable de la Foi. — Trosième Conférençe : Des raisons de 
croire au fait de la Révélation divine. — Quatrième Conférence : Rapports 
des formules dogmatiques avec l'objet de la Foi. — Cinquième Conférence : 
Stabilité et progrès de la Foi. — Sixième Conférence : Le docteur infaillible 
de la Foi. 

RETRAITE PASCALE : Première Instruction. Lundi saint: Nature de l'acte 
de foi. — Deuxième Instruction. Mardi saint : Nécessité pour l’homme de 
faire des actes intérieurs de foi. — Troisième Instruction. Mercredi saint : 
Qualité de l'acte intérieur de Foi. — Quatrième Instruction. Jeudi saint : De 
l'obligation de confesser sa foi. — Cinquième Instruction. Vendredi saint : 
Des faits qui confirment notre foi dans le mystère de la Passion. — Dimanche 
de Päques: {locution à la Communion générale des hommes : Des vérités 
que nous devons croire dans l’Eucharistie. 


Plans d'instructions pour le Diocèse de Nevers, 2° édit. in-12 
450 pp. 3 fr. 50. — Téqui, Paris. 

Nous sommes en retard pour annoncer cet ouvrage. On nous excusera 
quand on saura que chacun des exemplaires que nous nous sommes procurés 
nous ont toujours été enlevés par tous les prêtres qui en prenaient connais- 
sance. Voilà, nous disaient-ils, ce que nous cherchions depuis longtemps. Et 
le volume disparaissait, force nous était de nous en procurer un autre qui 
bientôt prenait la même route. C’est une preuve que les « Plans d’Instruc- 
tions » comblent un vide. Ils sont appelés à devenir le vade-mecum de tout 
prêtre, de tout curé. On y trouvera matière pour cinq années de prédications 
dominicales. Les quatre premières années comportent chacune 36 plans, 
sur le dogme, la morale, la grâce, les sacrements, la liturgie et les principales 
fètes : Pâques, Ascension, Pentecôte, Fête-Dieu, Assomption, etc. 

Les plans d'instructions pour la cinquième année fournissent le commen- 
taire des évangiles du dimanche. 

À la suite de chaque plan, se trouvent les références des auteurs à consulter. 
Auteurs très répandus que l'on trouve dans la plupart des bibliothèques sacer- 
dotales ,mais dont leurs possesseurs ne savent pas toujours suffisamment tirer 
profit. Les plans d'instructions les aideront et leur donneront la facilité de 
mettre en usage des matériaux précieux dont ils ignoraient peut-être la 
valeur. Fr. GABRIEL. 


334 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


Graduale sacro sanctae Romanae Ecclesiae, De tempore et de 
Sanctis ; SS. D. N. Pii X Pontificis Maximi jussu restitutum et editum, cui 
accedunt Missae propriae Ordinis Minorum S. Francisci Capuccinorum cura 
Rmi P. Pacifico a Sejano Fratrum Minorum Sancti Francisci Capuccinorum 
Ministri generalis. — Ad exemplar editionis typicae. - Typis societatis 
S. Joannis Evang. Desclée et socii, 1910. Tornaci, Romae. 

La musique, nous dit l’Ecclésiastique, (7,20) réjouit le cœur de l’homme. 
Il n’est donc pas étonnant que, de tout temps, l’Église catholique se soit 
appliquée à provoquer à la joie le cœur de ses enfants par les mélodies d'une 
musique tout angélique. « C'est pour éclairer le sens des paroles, disait 
Léon XI11 (Bref « Nos quidem » du 17 mars 1901, adressé à Dom Delatte, 
abbé de Solesmes), que les mélodies grégoriennes ont été composées avec 
une habileté et un goût parfaits. Pourvu qu’on les exécute avec art, elles ont 
le pouvoir, doux et grave à la fois, de s’insinuer facilement dans l'âme des 
auditeurs et d'y exciter des mouvements pieux et des pensées salutaires. » 
(Le Pape Léon XIII, par Mgr de T'serclaes, tome 111, page 450.) 

Le Pape Pie X est le Pontife des résolutions viriles et des actes décidés. 11 
était à peine monté sur le trône de Saint Pierre que, plein de zèle pour la 
gloire de la Maison de Dieu, il décrétait par le Motu proprio du 22 novembre 
1903, la restauration intégrale du chant grégorien. Par ce seul acte, a écrit 
M. Camille Bellaigue, le nouveau pape prenait rang parmi les grands pon- 
tifes qui ont illustré l’Église. Désormais les polémiques d'école, si vivaces 
entre musicologues, sous Pie 1X et Léon XIII, n'ont plus qu'un intérèt 
purement historique, L'Église Romaine a fait sienne l’œuvre des Bénédictins, 
d'accord en cela du reste avec les conclusions de la science, les règles de 
l'art et les aspirations de la piété. 

Avec l'autorisation du Rme Père Pacifique de Sejano, Ministre général des 
Frères-Mineurs Capucins, les Messes propres de l'Ordre viennent d’être édi- 
tées à Tournai. On connait la perfection typographique des ouvrages de la 
Société Saint-Jean l'Évangéliste. Annoncer cette édition, c'est donc, d’un 
même coup, la recommander. 

Puisse ce livre graduel contribuer, pour sa part, à la restauration de la 
Musique sacrée, et de mainte église on pourra dire comme il est rapporté des 
monastères de Saint-Patrice : (Histoire de la Bienheureuse Madeleine- 
Sophie Barat, par Mgr Baunard, tome 11, page 385) les chants étaient si 
beaux que les anges se penchaient sur le bord du ciel pour les écouter. 

: Fr. GRÉGOIRE. 


Notes d’un Curé de Campagne. par M. l'abbé Joseph BLanc. — 
230 p. Édition de l’« Action catholique », 5, rue Bayard, Paris. 

C'est le journal d'un prêtre catholique, plein de zèle et d’entrain, auquel 
son évêque a confié une paroisse rurale dans les années qui ont suivi la 
séparation. Le milieu est très anticlérical. Le digne curé entreprend une 
vraie conquête avec l'esprit apostolique, inventif et jamais Jlassé d’un mission- 
naire en pays non-chrétien. « Je voudrais, en effet, dit l’avant-propos, que 
ces pages fussent une leçon d'énergie pour les jeunes prêtres des campagnes, 
et c’est pourquoi jen’ai rien caché des heures de découragement qu'il a subies, 
afin de montrer qu’on ne doit jamais désespérer. » Fr. GRÉGOIRK. 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 335 


Jeanne d’Arc et 1a monarchie, par M. l'abbé Via. — In-8o orné de 
19 illustrations hors texte. — Casterman, Paris. 

«Le Christ est vrai roi de France, et le roi est son lieutenant. » Telles sont 
les deux thèses parallèles qui sedéroulent à travers les 580 pages de ce volume 
avec — au centre et dans une belle lumière — la suave figure de Jeanne d'Arc. 

« Le Christ est roi de France. » Pour le prouver, l’auteur n'a qu’à nous 
rappeler les origines de notre histoire, la victoire de Tolbiac, le baptême de 
Clovis, cette première page de nos annales qu'ont chantée nos orateurs aussi 
bien que nos poètes et sur laquelle se taisent les « manuels primaires » de 
nos écoles officielles. Ces derniers ont leurs raisons : ils ont peur du divin ! 
Et le divin éclate dans toutes es circonstances du grand acte dont la nuit de 
Noël de l'an 496 fut témoin. Après avoir établi l'authenticité des paroles et 
du testament de saint Rémi, M. Vial cite les clauses du pacte bilatéral conclu 
à cette heure solennelle entre le Roi des cieux et le chef de la nation franque. 
« Apprends, mon fils, dit le pontife, que le royaume de France est prédestiné 
d'en-haut à la défense de l’Église romaine, la seule véritable Église du Christ. 
Ce royaume sera grand entre tous : victorieux et prospère, tant qu'il. sera 
fidèle à la foi romaine ; rudement châtié toutes les fois qu'il s’en écartera. » 
L'auteur, passant en revue les différentes époques de notre histoire, nous y 
montre, documents en mains et faits à l’appui, l'éclatante vérification de 
cette mission providentielle et de la prophétie initiale. La Pucelle d'Orléans 
marque l’apogée de l'intervention divine dans nos annales. 

Mais la Révolution a tout nié, tout brisé ; actuellement, la Séparation 
officielle d'avec Rome jette la fille ainée de l’Église sur le chemin de l'apos- 
tasie : crime qu'il faut réparer à tout prix ; car toute nation qui ne remplit 
plus la mission qui lui a été assignée par le Créateur, est fatalement 
condamnée à périr. Renouveler le pacte sacré de l'an 496, voilà la question 
vitale, la question urgente du moment ; mais par quel moyen ÿ parvenir t 
Par le retour aux traditions et le rappel de la dynastie capétienne, répond 
M. Vial. Nous n'irons pas si loin. À notre avis les bénédictions du ciel sont 
attachées à la clause essentielle du contrat primitif, la fidélité à la foi romaine, 
et non aux formes contingentes du régime politique, royauté, empire ou 
république. Notre avenir est donc entre nos mains ; la Providence inter- 
viendra à son heure. « Il n’y a qu’à ouvrir l’histoire, disons-nous avec 
Joseph de Maistre, pour voir que le châtiment envoyé à la France, quand 
elle est coupaoie contre Dieu ou l’Église. sort de toutes les règles ordinaires, 
et que la protection accordée à la France en sort aussi. Les deux prodiges 
réunis se multiplient l’un par l’autre et présentent un des spectacles les plus 
étonnants que l'œil ait jamais contemplés (Considérations sur la France). 

En somme, cet ouvrage renferme une savante interprétation de notre 
histoire ; et ceux-là mèmes qui ne partagent ni la foi ni les espérances 
politiques de l’auteur, seront obligés de rendre justice à son talent non moins 
qu'à l'accent de conviction qui l'anime. P. LéoPor.Db de Chérancé. 


Les Artistes Lyonnais par Alphonse GERMAIN, — 1 vol, de luxe, 
200 illustrations, 35 fr,, Henri Lardanchet, Lyon. 

Nous n'avons plus à apprendre à nos lecteurs ce que sont les travaux de 
M. Alphonse Germain. Son nouvel ouvrage, résultat de longues études et 
observations, initie à l’art des peintres, sculpteurs et graveurs Lyonnais les 


336 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


plus foncièrement régionaux, Ce ne sont certes pas les moins dignes d’atten- 
tion, bien au contraire ; et d'ailleurs, plus d’un est illustre. 

L'histoire conserva les noms de Berjon, l’étonnant interprète des fleurs, de 
Chimard, l'admirable sculpteur que distingua Napoléon Ier, de Grobon, l'un 
des princes du portrait, de Guichard, habile décorateur d'églises, de Bavier, 
l’incomparable naturiste qui triomphe aujourd’hui au Louvre, de Janmot, 
l'un des plus religieux et des plus délicats de nos idéalistes, de Dufraine, 
autre grand interprète chrétien, de Carrand, le rèveur, de Vernay, magicien 
de la palette, de Borel, le mystique, de Girin, le charmeur, de Guiguet, le 
magistral intimiste, l’évocateur de l'âme enfantine. Il est très instructif et non 
moins agréable de connaitre les œuvres de telles personnalités et aussi celles 
de leurs contemporains moins remarquablement doués, 

Dans sa conclusion, M. Alphonse Germain recommande aux artistes pro- 
vinciaux, de rester dans leurs terroirs, ce qui parait sévère, pour sauvegarder 
leur personnalité, et il préconise la rénovation des foyers d’art régionaux 
dans l'intérêt même de notre patrie. Sur ce point, nous sommes tout-à-fait 
d'accord, la vitalité de l’école lyonnaise montre bien qu'il y a quelque chose 
à faire, au moins dans certains départements. Le livre de M. Germain, docu- 
menté avec tout le soin désirable et d'une clarté parfaite comme ses 
« Clouet » et ses « Néerlandais en Bourgogne », a de plus le mérite, assez peu 
commun à présent dans les travaux de ce genre, d'être écrit sans nul pédan- 
tisme, Enfin il est présenté avec un goût irréprochable par la maison Lar- 
danchet, et son abondante illustration, où dominent les pièces inédites et les 
œuvres peu connues, n’ajoute pas peu à sa valeur documentaire. 

Quelques pages de ce beau volume ont déjà paru dans notre livraison 
de mai 1910. M. 


Avec la permission des Supérieurs. Gabriel Jouitteau, Gérant. 


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TAMINES. — IMP, DUCULOT-ROULIN. 


SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST. TOUJOURS! 


UN MOT SUR LES DEUX AUTRES 
EVANGILES SYNOPTIQUES 


On me demande pourquoi j'ai choisi saint Matthieu pour 
montrer que les synoptiques à l’égal de saint Jean, proclament 
la divinité de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Quelqu'un a donné 
à entendre que je n’y aurais point réussi, si au lieu de saint 
Matthieu, j'avais étudié saint Marc, et il m'en donne cette raison: 
Taine n’a pu voir en saint Marc cette divinité. Or une si grande 
intelligence, un esprit à la fois si laborieux, si consciencieux, si 
soumis à la vérité connue, n'aurait pas manqué de la voir si elle 
y avait été. 

Ï] faut répondre à tout cela. 

J'ai choisi de préférence saint Matthieu, tout simplement par- 
ceque je l'avais étudié davantage et je croyais le connaître mieux. 
Il y a quelque cinquante cinq ans, je m’appliquais pendant mes 
vacances de séminariste à l’apprendre par cœur. Je crois même 
que j'avais résolu de mettre tout le Nouveau Testament dans ma 
mémoire pour mieux réussir à l'avoir dans le cœur. En ce 
temps lointain, le morbus exegeticus était inconnu en France, 
quoique endémique en Allemagne. Nous n’ignorions pas plus 
qu'aujourd'hui le grec et l’histoire maïs nous avions plus de foi, 
plus de respect pour la Parole de Dieu ; nous étions moins am- 
bitieux de la comprendre d’une manière tudesque que de nous 
en servir chrétiennement. J’ai encore, après un si long temps, 
dans l'oreille la prière par laquelle se terminait tous les jours la 
lecture de quelques versets de l'Évangile lus à l'examen de cons- 
cience. La voici, elle pourrait être utile à plus d’un aujourd'hui. 

« Mon Dieu, je crois et j'adore toutes les vérités que je viens 
de lire. Accordez-moi la grâce de les professer et d’en faire un 


FE. F._ = XXV. = 22 


338 UN MOT SUR LES DEUX AUTRES 


saint usage. » À l’heure présente, je suis persuadé que notre « Je 
crois et j'adore » valait un peu olus pour la formation chrétienne 
et sacerdotale que le «je l’étudie et j'examine » d'aujourd'hui. Mais 
passons. 

Outre cette raison qu’on peut trouver personnelle du choix de 
saint Matthieu, j'en avais quelques autres que je vais dire. 

Parmi les synoptiques, saint Matthieu est le seul qui ait été 
apôtre, c'est-à-dire qui, pendant les trois ans de la vie publique 
de Notre-Seigneur, ait vécu en sa compagnie, le suivant partout, 
recueillant ses paroles, impressionné directement par les faits, 
les miracles, les attitudes, les gestes du divin Maître. Tandis 
que saint Marc et saint Luc ne peuvent nous transmettre que 
l'impression qu’ils reçoivent des témoins oculaires, saint 
Matthieu comme saint Jean sont témoins oculaires eux-mêmes et 
leurs écrits nous donnent ce qu'ils ont directement reçu. L'au- 
torité des quatre Évangélistes est égale pour notre foi! Mais il 
est permis de sentir à d’autres points de vue quelque différence 
entre ceux qui ont vu ce qu'ils racontent et ceux qui le racontent, 
aussi exactement sans doute, mais sur la foi d'autrui. Pour me 
servir d’une expression moderne que je n'aime pas : les premiers 
nous feront mieux vivre avec eux ce qu’ils ont vécu eux-mêmes. 

Ce fait à priori, fait prévoir de plus étroites ressemblances 
entre la manière dont les deux Apôtres Evangélistes présentent 
Notre-Seigneur Jésus-Christ à la foi, à l’adoration, à l’amour de 
leurs lecteurs. Même en ne racontant pas les mêmes faits, on les 
sent pénétrés de la même pensée, animés de la même volonté. 

Cette présomption deviendra une certitude, à mesure qu'on les 
étudiera davantage en eux-mêmes et qu'on les comparera aux 
deux autres Évangélistes. 

Saint Matthieu et saint Jean, pour des raisons très différentes, 
et en des circonstances opposées, ont voulu l'un et l’autre mettre 
en lumière la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. L'un 
contre les hérétiques qui déjà infestaient l Église ; l’autre, pour 
briser enfin l’obstination des juifs et les conquérir à la foi. Il 
n'est donc que très juste de nous attendre à ce que saint Jean 
ne nous montre guère que les faits qui font resplendir d'évidence 
Ja divinité de son Maître bien-aimé, et que saint Matthieu, en 
rappelant les faits dont ses auditeurs et lecteurs ont été eux-mé- 
mes témoins directs ou indirects, en dispose la narration de ma- 
nière à les pénétrer de la vérité dont il veut les convaincre, sans 
les heurter par une lumière d’abord trop éblouissante mais gra- 


ÉVANGILES SYNOPTIQUES 339 


duée d’une manière toujours croissante jusqu'à les obliger de 
deviner, de comprendre, de désirer cette vérité avant qu'il la ma- 
nifeste dans tout son éblouissant éclat. 

Or, tel ne fut pas le but des deux autres synoptiques. Saint Luc 
nous dit lui-même qu'il ne s’est proposé que d'exposer dans 
leur ordre et avec une entière exactitude les événements de la vie 
de Notre-Seigneur dont était déjà instruit le chrétien fervent à 
qui il destinait son travail. Saint Marc de son côté, selon la tra- 
dition, n’a écrit pour les romains également chrétiens, qu’un 
abrégé de ce qu'ils avaient entendu de la bouche de saint Pierre; 
par conséquent, il n’a eu d’autre but que de leur fournir le moyen 
de se rappeler exactement ce qui leur avait été enseigné, et tout 
ce qui leur avait été enseigné. Ni l’un ni l'autre donc n'ont eu 
pour but direct d'établir ou de défendre la divinité de Jésus- 
Christ. D'où des différences nécessaires entre leur manière et 
celle des deux Apôtres, de présenter les faits évangéliques. Cela 
aussi devait me porter à choisir de préférence saint Matthieu. 

Mais comme les faits rapportés par les trois synoptiques sont 
les mêmes, le résultat total sera aussi le même et la divinité de 
Notre-Seigneur manisfestée avec tant d'évidence par saint 
Matthieu, apparaîtra nécessairement aussi évidente en saint Marc 
et en saint Luc. Il faudra peut-être un peu plus de travail, que 
saint Matthieu nous a épargné par la disposition de son récit. 

Ajoutez encore que saint Matthieu qui écrivit le premier selon 
la tradition catholique, est en même temps le plus complet. C'est 
chez lui surtout que se trouvent apportées en beaucoup plus 
grand nombre, les paroles du Sauveur. Le nombre des versets 
qui, en saint Matthieu, ne contiennent que des paroles de Notre- 
Seigneur Jésus-Christ, estaussi considérable quecelui de l’Évan- 
gile entier de saint Marc. 

Il me semble que mon choix est suffisamment justifié. Quant 
au malheur qu’à eu Taine de ne pas voir la divinité de Notre- 
Seigneur Jésus-Christ dans l'Évangile de saint Marc, le seul qu'il 
ait daigné lire, sachant très bien que l’Église lui en offrait quatre 
également acceptés et autorisés par elle, quant à ce malheur, 
dis-je, la faute doit-elle retomber sur saint Marc ? n'est-elle pas 
le fait du seul Taine ? Voilà ce qu’il faut examiner. 

Qu'on lui attribue toutes les facultés qu'il avait réellement et 
même un peu plus, j'y consens et j'ajoute : qu'est-ce que cela 
fait ? Parmi les juifs et les grecs qui pensaient et disaient que 
Jésus-Christ crucifié était un scandale, plusieurs étaient aussi 


340 UN MOT SUR LES DEUX AUTRES 


intelligents, aussi studieux, aussi instruits, aussi soumis à la vé- 
rité connue que Taine. Cependant, en face non pas de l'Évangile 
écrit de saint Marc, mais en face de saint Paul vivant et prêchant 
avec un succès que nul ni avant ni après n'a connu, la divinité 
de Jésus-Christ, ils continuaient à ne voir que scandale et folie 
dans le mystère de l’amour de Dieu pour les hommes. Mais dès 
que ces mêmes juifs et ces mêmes grecs avaient reçu la grâce de 
la foi, Jésus-Christ crucifié devenait pour eux le miracle de la 
sagesse divine et de la puissance de Dieu. Avant leur vocation, 
ils n'avaient pas le sens du Christ; ils l’avaient après. Avant 
leur vocation ils ne pénétraient pas la révélation divine; ils la 
goûtaient après. | 

Taine en est resté avant la vocation, avant le sens du Christ, 
il n'avait pas ce qu'il lui fallait indispensablement pour percevoir 
le Christ, sa divinité, et en général la doctrine révélée. Voilà tout 
le mystère. Quand est-ce que nos contemporaines consentiront à 
comprendre qu'entre l’homme quia la foi, et celui qui ne l’a pas 
il existe une différence spécifique, que le chrétien a un sens qui 
manque à l’homme naturel si intelligent et appliqué qu'il puisse 
être, que ce sens est le sens de Dieu, le sens des choses de Dieu, 
et que quiconque ne l’a pas ne perçoit ni Dieu ni les choses de 
Dieu. 

Vous remarquerez que je suis courtois, et que puisqu'il s’agit 
de Taine, je n’ai pas employé le terme cru d’animal dont se sert 
saint Paul. J'ai mis naturel. 

Mais qui a fait que Taine, pourtant baptisé, n'avait pas le 
sens de Dieu et des choses de Dieu, si ce n’est Taine lui-même ? 
Vous le trouvez très consciencieux, très disposé à soumettre son 
intelligence à la vérité connue. Moi, je le trouve très prompt à 
prendre des feux-follets pour des soleils, trop prompt à publier 
que ces feux-follets sont des soleils; je le trouve souvent pas- 
sionné, toujours en adoration devant sa propre intelligence et 
elle seule, sa propre infaillibilité et elle seule. Est-ce qu'il n'était 
pas un peu jeune et un peu étourdi, quand il soumit son intelli- 
gence à cette absurdité, que le vice et la vertu sont des produits 
comme le sucre et le vitriol? Est-ce que ce n’était pas quelque 
chose qui ressemblait à l’étourderie, à l’inconscience, à l’irréflexion 
et surtout à la folie de l'orgueil de croire que cette contre-vérité 
était la vérité même parce qu'il croyait la voir vérité, encore qu'il 
sut bien que la tradition de l’Église et celle de l’humanité 
n'avaient jamais cessé de la regarder comme une erreur tellement 


ÉVANGILES SYNOPTIQUES 341 


grave, que l’une et l’autre déclarent impossible toute société 
d’où serait bannie l’idée même de la responsabilité de chacun. 
Malgré toute tradition, toute législation, toute pratique sociale, 
Taine ne craignit pas de faire connaître au public la contre- 
vérité à laquelle il soumettait son intelligence ? Ou il comprenait, 
la publiant, que cette contre-vérité autorisait tous les crimes, ou 
ilne lacomprenait pas. Jugez de sa valeur morale dans un cas et 
de la portée de son intelligence dans l’autre. 

Des choses comme celle-là arrivent aux adorateurs de leur 
propre intelligence, de leur propre et exclusive infaillibilité, ce 
qui n'empêche pas l'esprit contemporain représenté par le journal 
des Débats, de les admirer encore plus, si c'est possible, qu'ils 
ne s’admirent eux-mêmes. 

Taine était bien vieux quand il se fit protestant pour mourir. 
On dit qu'il avait voulu éviter d’imiter Renan en mourant athée 
et d’avoir comme lui des funérailles aux frais du public. Cela 
montre peut-être que si Renan était plus vain, Taine avait plus 
d’orgueil. Cela montre surtout qu'il continua jusqu’à la fin à 
protester contre toute autorité, contre toute tradition, à ne croire 
qu’à lui-même et à demeurer individualiste et révolutionnaire 
jusqu'à la fin, après avoir aussi bien que qui que ce soit vu que 
la révolution et ses faux dogmes mènent la France à la mort, la 
France qu'il voulait pourtant aimer de tout son cœur. 

Mais au fait, ce n'était pas seulement malheur où il vivait 
d'être privé du sens du Christ, qui ne lui permettait pas de voir 
la divinité de Jésus-Christ dans l'Évangile de saint Marc, sa phi- 
losophie l’en empèchait au moins autant. Cette philosophie a-t- 
elle consisté, même l’espace d’un quart d’heure, à voir Dieu 
comme un être infiniment parfait, distinct de la création, infini- 
ment séparé d’elle et parfaitement libre ? Et si ce n’était point là 
sa philosophie, s’il était au contraire matérialiste au commence- 
ment, panthéiste à la fin, quelle possibilité qu'il vit, en saint Marc, 
ce qui est absolument impossible au gré de cette philosophie. 

Pauvre Taine, pauvre grand esprit vide et vain ! Ses riches 
facultés et sa puissance de travail me font penser à l’hélice d’un 
de ces immenses paquebots d’à présent, actionnées par une force 
ou deux forces indépendantes de quarante mille chevaux, ou 
plus. Supposez cette hélice puissante actionnée par cette force 
énorme, tournant, tournant toujours, tournant éperduement, 
mais tournant dans le vide au lieu de tourner dans l’eau. C’est 
l'image du génie de T'aine, du résultat de son labeur. 


342 UN MOT SUR LES DEUX AUTRES 


Lorsqu'il lut saint Marc, j'imagine qu’il ne se contenta pas de 
n'y pas voir ce qu'y voient tous les chrétiens, il dut même y voir 
la négation formelle de ce que nous y voyons et je crois savoir à 
quels endroits. 

Saint Marc débute par l'affirmation de la divine filiation ou de 
la divinité de Jésus-Christ. Première preuve qu'il y croyait et 
que saint Pierre la prêchait ; immédiatement après vient le témoi- 
gnage de saint Jean-Baptiste et celui de Dieu même au moment 
du baptême de Jésus-Christ, seconde preuve. Celle-ci est dans 
saint Matthieu mais non pas la première. 

Îlest vrai, sauf ces deux preuves, saint Marc ne dit rien de ce 
qui est contenu dans les sept premiers chapitres de saint Matthieu. 
Nous n'aurons donc pas les prophéties rapportées par le premier 
synoptique ni la preuve qui résulte du sermon sur la montagne. 

Mais après, toutes les mêmes démonstrations de la divinité de 
Jésus-Christ, de sa volonté d'imposer cette foi au monde, nous 
les retrouvons dans saint Marc, quelquefois d’une manière très 
abrégée. Celle qui résulte des miracles y est plutôt fortifiée, com- 
me nous le verrons plus tard. Celle qui résulte du fait de conférer 
aux Apôtres le pouvoir qu'il exercait lui-même sur le démon et 
la nature y est également, quoique saint Marc réduise à un ou 
deux versets tout le chapitre correspondant de saint Matthieu. 
Césarée de Philippe et le Thabor, les prophéties relatives à la 
Résurrection,la dernière semaine avec les luttes qui l’occupèrent 
et le discours eschathologique, la Passion et la Résurrection en- 
fin, obligeraient à écrire exactement les mêmes choses que nous 
avons dû écrire en étudiant saint Matthieu. La fin cependant 
diffère un peu mais pour nous fournir des preuves convain- 
quantes qui ne sont pas dans le premier synoptique. Avant 
PAscension, Notre-Seigneur renouvelle en quelque sorte à ses 
Apôtres,avec le devoir d’évangéliser le monde entier, le pouvoir 
qu'il leur avait autrefois conféré sur la nature et sur le démon. 
Ensuite, il accomplit sa divine et glorieuse Ascension. Enfin, les 
Apôtres nous sont montrés remplissant avec succès l’ordre de 
Jésus-Christ et confirmant par des miracles sans nombre la foi 
qu'ils prêchent. Domino cooperante et sermonem confirmante, 
sequentibus signis. (XVI. 20). 

Cette fin n'étant pas de saint Matthieu mais se trouvant dans 
saint Marc, marque la distance qui sépare la rédaction de l’Apô- 
tre de celle du disciple de saint Pierre. Le premier écrit avant 
d'accomplir les merveilles qui accompagnèrent son apostolat 


ÉVANGILES SYNOPTIQUES 343 


et de connaître celles qui furent opérées par ses frères. Le 
second, au contraire, avait vu les Apôtres et surtout saint Pierre 
à l'œuvre. Le premier, qui avait entendu les promesses, écrivait 
avant de les voir réalisées, le second les voyait et proclamait réa- 
lisées, quoiqu'il ne les eut pas entendues, La promesse, l'Ascen- 
sion, la foi des Apôtres, les miracles qui accompagnent leur 
apostolat et qui seuls en expliquent le succès forment non pas 
une preuve, mais un faisceau divinement lumineux de preuves, 
qui est particulier à saint Marc. L’affirmation par Jésus-Christ 
de sa propre divinité, sa volonté qu’elle soit prêchée partout, 
la démonstration de cette divinité par l’Ascension après la 
Résurrection, les reproches que leur incrédulité a mérités 
et attirés aux Apôtres, ensuite leur foi, leur obéissance qui 
va jusqu’à la mort, ordinairement la mort la plus cruelle; leur 
prédication et le succès de cette prédication, qu'’expliquent et 
confirment leurs miracles, quoi de plus beau, de plus grand, de 
plus complet au point de vue qui nous occupe ? Mais quel mys- 
tère effrayant, qu’un homme puisse être très intelligent, qu’il 
ait sérieusement étudié tout cela et qu’il n’y ait rien vu, rien vu 
qui établit pour lui que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, Dieu 
lui-même ! Qui stat videat ne cadat..…. 

Taine dut être beaucoup plus frappé de ce qui en saint Marc 
est attaqué par les rationalistes en sens contraire de notre thèse. 
Par exemple, il est dit quelque part que Notre-Seigneur ne put 
pas faire de miracles à Nazareth. Ne put pas, quel mot, appli- 
qué à Dieu ! Dieu est nécessairement tout puissant, si donc à un 
certain moment il ne peut pas faire des miracles, il n’est pas 
Dieu. Voilà qui s'impose à des hommes très intelligents et dé- 
pourvus du sens du Christ. Il fut sans doute si content qu’il ne 
prit pas garde à ce qui suit immédiatement, exceptés un petit 
nombre, etc. (VI-5). Ce mot lui aurait fait comprendre qu'il 
pouvait en faire puisqu'il en faisait. Et alors, continuant ses 
réflexions il aurait peut-être découvert que Jésus-Christ deman- 
dait la foi à quiconque implorait un miracle de lui. Nous avons 
montré ailleurs (1) que la foi qu'il exigeait, qu'il faisait naître 
ou croître au besoin avant de faire des miracles, est et ne peut 
être que la foi en sa propre divinité. Or aucun autre Evangé- 
liste ne fait autant que saint Marc ressortir à quel point les habi- 
tants de Nazareth étaient éloignés de croire cette vérité. 


(1) Divinité de N.-S. J.-C. dans l'Évangile selon saint Matth. ch. VI. 


344 UN MOT SUR LES DEUX AUTRES 


Plus que les autres Évangélistes encore, saint Marc marque 
que l'incrédulité de Nazareth était partagée par les proches parents 
de notre divin Maître, sa Mère exceptée ainsi sans doute, que 
ceux de ses Apôtres qui étaient de ses proches. Cette incrédulité 
cependant, n’excluait pas de leur part une certaine affection na- 
turelle entre parents; ils durent pendant la première et heureuse 
période de l’apostolat du Seigneur, se parer quelque peu de sa 
gloire. L'Évangile ne le dit pas ; mais c’est si naturel : dum eris 
Jelix, multos numerabis amicos. Selon la règle signalée par le 
poète latin, lorsque les temps furent devenus orageux, ils ne 
l’abandonnèrent pas entièrement mais l’excusèrent de leur mieux, 
prétendant qu'il ne fallait point attacher d'importance à ce qu'il 
pouvait dire ou faire, car il était, disaient-ils, hors de sens. Il 
est vrai que cette manière de l'accuser qui l'outrageait, n'avait 
aucun succès auprès des pharisiens ses ennemis, qui le décla- 
raient en réponse, possédé de Béelzébuth. C'est ce que tout 
Chrétien verra dans la chapitre ITT de saint Marc. Mais sans doute 
un homme sans esprit de Dieu, malgré sonintelligence et la clarté 
du contexte unie aux sentiments les plus naturels et les plus 
généreux du pauvre cœur humain, verra dans ces mots qui seuls 
le frapperont : in furorem versus est, la négation la plus com- 
plète de la divinité de Jésus-Christ, faite par qui avait le plus 
d'autorité pour la faire. 

L'incrédulité des parents du Seigneur est aussi signalée par 
saint Jean, mais dans une autre circonstance. 

Jl ne paraît pas nécessaire de parler du passage où Notre- 
Seigneur répond que : quiconque fait la volonté de Dieu est sa 
mère et ses frères. Saint Matthieu racontant le même événement 
dit : la volonté de mon Pèreet non la volonté de Dieu. C'est que 
dans la bouche de Jésus-Christ, sous la plume des Évangélistes 
et dans l'oreille des auditeurs, ces deux termes : Dieu et mon 
Père, sont synonymes. 

Un mot pour terminer au sujet de l'affirmation de Notre- 
Seigneur en saint Marc que le Père seul connaît le jour et 
l'heure de la fin du monde, que les Anges et le Fils même igno- 
rent. La réponse est facile. Dans les synoptiques, Jésus-Christ 
donne ordinairement à Dieu le nom de Père, mon Père, mon 
Père qui est dans les cieux. Que signifie ce nom et qui désigne- 
t-11? Ordinairement, pour ne pas dire toujours, ce sont les trois 
personnes divines. L’humanité de Jésus-Christ est leur œuvre 
commune quoique seule, la seconde personne l'ait assumée ou 


ÉVANGILES SYNOPTIQUES 345 


s'en soit revêtue. En dehors de la formule du baptème, je ne 
vois qu’un seul endroit où cette affirmation puisse être discutée 
avec quelque apparence, c'est l’endroit de saint Matthieu où 
Notre-Seigneur affirme que seul le Père connaît le Fils. En 
dehors de cet endroit, on n’a qu’à réfléchir pour voir que dans 
tous les autres cas Notre-Seigneur, parlant comme homme, 
désigne les trois personnes divines, toute la divinité si l'on peut 
s'exprimer ainsi, par le nom de Père, ainsi que nous le faisons 
nous-mêmes en le priant sous ce même nom. Quand il dit 
à sa Mère: « Ne saviez-vous pas qu'il faut que je sois occupé 
aux choses qui sont de mon Père », 1l parle comme homme 
et se déclare cependant aussi comme tel, Fils de Dieu ; or il ne 
peut s'occuper que des choses de Dieu extérieures à Dieu même, 
ad extra, selon la manière de parler des théologiens, qui sont 
toutes communes aux trois personnes divines ; donc très claire- 
ment, son Père dont il parleest la Très Sainte Trinité. C’est de 
la même manière qu'il faut entendre les mots de Père et de Fils 
dans le passage qui nous occupe. Jésus-Christ comme homme, 
ne savait pas le jour et l'heure du jugement que dans sa nature 
divine il avait déterminée avec le Père et le Saint-Esprit. L’opi- 
nion que j émets ici n’est pasle sentiment commun des théolo- 
giens. Elle ne me parait pas cependant moins acceptable en elle- 
même que le fait que personne ne peut contester, de l'existence 
simultanée en Notre-Seigneur de l’abandon à Dieu et de l'union 
hypostatique. II y a bien des mystères qui ne se résoudront 
entièrement pour nous qu'au ciel. 

Si Taine avait consulté quelque théologien, il est probable 
que ce passage non plus n'aurait pas été pour lui une pierre 
d’achoppement. Mais croyait-il avoir besoin de consulter quel- 
qu'un, ou pensa-t-il jamais qu’il y eut quelque chose que son: 
intelligence ne fut en état de pénétrer infailliblement du premier 
regard? 

Saint Luc raconte avec plus de détails les faits si propres à 
forcertoute intelligence à se prosterner en l’adorant comme son 
Seigneur et son Dieu, aux pieds de Notre-Seigneur Jésus- 
Christ. Maisce n'est pas dans son Evangile : c'est au commence- 
ment des Actes des Apôtres, pour l’Ascension du Seigneur et ça 
et là dans les douze premiers chapitres, pour le récit des miracles. 
qui s’accomplissaient dans l Église naissante. 

Le commencement de son Évangile est, lui, rempli des plus 
belles etdes plus fortes affirmations ouchant la divinité de Jésus- 


346 UN MOT SUR LES DEUX AUTRES 


Christ, qui ne se trouvent, au moins sous cette forme, que dans 
son livre. Ah! l’on comprend à merveille que les deux premiers 
chapitres de saint Luc déplaisent tant à la critique rationaliste. 
Que faire cependant ? Saint Luc est pour tout le reste de son 
livre, le seul dont ils ne peuvent arriver à méconnaître la valeur 
historique. Pourquoi ce qu’ils appellent l'Évangile de l'enfance, 
serait-il suspect ? On n’en peut fournir aucune raison qui ait la 
plus lointaine apparence. [a seule réelle pour eux, mais ils se 
gardent de la dire, est que la divinité de Notre-Seigneur y est 
établie avec une évidence invincible, et que le nombre et la qua- 
lité des témoins ajoute encore beaucoup à la force des témoi- 
gnages. 

Quels sont en effet ces témoins ? C’est d'abord Zacharie en 
qui nous entendons, semble-t-il, tous les anciens prophètes. Son 
fils sera le prophète du Très-Haut et marchera devant la face 
du Seigneur pour lui préparer les voies ; c’est ensuite l’Archange 
Gabriel qui répète ce mot, le Très-Haut, et remplace celui 
de Seigneur par celui de Dieu. Puis Elisabeth qui exalte en 
Marie la mère de son Seigneur et Marie elle-même qui accepte 
cette louange inouïe dans le chant extatique de son amour, de 
sa reconnaissance, de son humilité. Enfin, après les paroles non 
moins claires pour nous du saint vieillard Siméon, c’est Notre- 
Seigneur Jésus-Christ lui-même, qui dans le temple, en pré- 
sence des docteurs que la sagesse de ses réponses et de ses 
questions a remplis d’admiration, répond à la plainte de sa 
Mère par l'affirmation de sa divine filiation, de sa divinité. Oui 
on comprend que tout cela déplaise à ceux qui ont eu le triste 
courage d'affirmer que la divinité de Notre-Seigneur Jésus- 
Christ n'est pas dans les synoptiques. Mais personne ne les obli- 
geait à fermer obstinément les veux afin de ne pas voir la vérité. 

Après cela, tout ce qui a été dit au sujet de l'Évangile de saint 
Matthieu, doit l'être également de l’œuvre de saint Luc ; tout, 
excepté le célèbre passage : « Personne ne connaît le F ils si 
ce n’est le Père », passage qui appartient exclusivement au pre- 
mier Évangéliste, qui avait pu, lui, l'entendre de ses oreilles. 
Ajoutons encore cette autre différence : le sermon sur la Mon- 
tagne qui fait corps en saint Matthieu,se retrouve tout entier mais 
en plusieurs tronçons en saint Luc, ce qui rend moins saisissante 
la preuve de la divinité de Jésus-Christ, qui est si frappante 
dans le premier Évangile. 

Mais encore une fois. tout le reste s'y trouve, depuis le témoi- 


ÉVANGILES SYNOPTIQUES 3.47 


gnage de saint Jean et du Saint-Esprit, jusqu’à celui que le Sau- 
veur en se ressuscitant se rend à lui-même. Les faits si conclu- 
ants de Césarée et du Thabor,les prophéties relatives à la Résur- 
rection, les affirmations de la Grande Semaine, sont exactement 
en saint Luc comme en saint Matthieu. | 

A la fin, saint Luc a de plus un témoignage de la Résurrection 
qui ne se trouve que chez lui, le fait des disciples d’'Emmaüs. 

On peut voir qu’il est facile à tout le monde de faire sur les 
deux autres synoptiques un travail semblable à celui que j'ai fait 
sur saint Matthieu, et aussi convaincant. 

FR. EXUPÈRE 
O. M. C. 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


(Fin.) 


Il n'y a pas plus d'idées universelles qu’il n’y a de réalités 
universelles. C’est un contre-sens psychologique et un non-sens 
physique. Il y a lidée-type, exprimant l’unité d’intelligibilité 
que la matière traduira par la multiplicité physique, multiplicité 
que mon intelligence connaîtra et grâce à laquelle je retrouverai 
l’idée type dans la réelle aptitude d’identique intelligibilité de 
chacun des singuliers que j'exprimerai intellectuellement. L’ar- 
chitecte n’a qu’une idée-type de maison, idée dont il approfondit 
la richesse et dont il manifeste la fécondité par la multiple 
adaptation des réalités matérielles. 

C’est le déterminisme de la nature qui est la loi de la forma- 
tion de l’idée-type, qui est la loi de l’universalisation par l’intel- 
ligence de tout intelligible identiquement. Par le fait même de 
la nécessité qui régit les êtres de l’univers, par le fait même de 
la constance des lois qui régissent le monde physique, l'esprit 
connaît clairement qu'il ne peut se tromper dans son attribution 
de l’intelligibilité d'un être à tous les êtres qui offriront une 
expression intellectuelle semblable, car l’idée ne pouvant être 
contradictoire en elle-même sans être par le fait impossible, 
toute idée est identique à elle-même, et dès lors ne peut être 
comprise vraiment que telle qu’elle est compréhensible, c'est-à- 
dire par identité d’intelligibilité. Cette identité d’intelligibilité ne 
serait pas une réelle identité si elle comportait universalité là 
où il y a singularité parfaite et radicale. Car toute idée est elle- 
même et ne peut pas, tout en étant elle-même, être une autre 
qu'elle-même. Cette idée de maison que je comprends aujour- 
d’hui par une intellection identique à celle d’hier et de demain, 
n'est rien de celle d’hier, rien de celle de demain. C'est par un 
acte réellement singulier de mon intelligence que je l’exprime 


SYNTHESE PHILOSOPHIQUE 349 


aujourd’hui, c’est par un acte réellement singulier que je l’expri- 
mais hier, que je l’exprimerai demain, rien de mon acte 
d'aujourd'hui n’est dans l’acted’hier, n’est dans l’acte de demain; 
je ne puis donc, sans le fausser, comprendre cet acte autrement 
qu'il n’est, c’est-à-dire autrement que seul en lui-même, dans 
l'isolement radical et la non-communication absolue soit avec 
celui d'hier soit avec celui de demain. Tout cet acte, tout ce qu'il 
renferme n'appartient qu’à lui. L'exercice actuel de mon intel- 
ligence, n’est qu'en lui et ne saurait être hors de lui, l'actuelle 
clarté de son contenu n'est qu’en lui et ne saurait être hors de 
lui, l'actuelle expression de la saisie de cette clarté, du parler de 
cette clarté n’est qu'en lui et ne saurait être hors de lui. Et 
pourtant en lui je trouve par voie de pure similitude spirituelle, 
une clarté que je trouvais hier, que je trouverai demain. Cette 
similitude n'est pas celle d’hier, n’est pas celle de demain. mais 
obéissant aux mêmes lois que celle d’hier et de demain je suis 
en droit de la déclarer identiquement apte à être réellement et 
vraiment exprimée telle que je l’expime. 

Tout cela nous est d’ailleurs confirmé par l'expérience, d'une 
manière frappante. Voici un chef-d'œuvre. L’Angelus de Millet 
ou leSaint François de Murillo. Ce tableau, des milliers d’artistes 
le copieront, le reproduiront. Acceptez que nul ne signe le 
tableau, que j'ignore le tableau primitif et que tous soient exposés 
dans une galerie. Parcourant ces diverses œuvres, je formerai en 
moi-même comme une représentation-type de ces tableaux qui 
ne sera pas exactement conforme au primitif, mais qui s’en 
rapprochera. Mon imaze, ma représentation sera-t-elle univer- 
selle ? Non. Sera-t-elle générale ? Non. Le tableau de Murillo 
est-1luniversel ? Non. Et pourtant ne le trouve-t-on pas dans tous 
les autres, n'attribue-t-on pas à tous les autres ce qu'il contient 
en lui? Non. Ce sont les autres qui dépendent de lui, et lui ne 
dépend d'aucun. Et rien de lui n’est dans les autres, rien des 
autres n'est en lui. Il est le type des autres, il n’est rien d’eux. 
Chacun des mille tableaux qui le reproduisent n'a rien de lui. 
La synthèse lumineuse provenant de la réflexion de la lumière 
par la couleur étendue sur la toile est mille fois diverse comme 
sont mille fois divers les espaces occupés, les toiles exposées. Il 
y a identité de similitude apparente, identité d'intelligibilité entre 
tous ces tableaux et le tableau-type. C’est tout et c’est assez. 
C’est fixe, c’est non-muable, parce que c'est réalisé d’après des 
lois identiques et désormais hors de mutation, puisque c'est du 


350 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


passé. Cela suffit pour fonder l’universalité de temps, la cons- 
tance de temps, universalité qui est plutôt fixité. 

Tout ce qui est dans la nature est à l'individu premier ce que 
sont les copies de Millet ou de Murillo au tableau primitif; ils 
obéissent aux mêmes lois, voilà pourquoi sous les diversités 
réelles nous retrouvons le type de similitude. Mais nulle part 
l’universel, le général. S'il n'en était pas ainsi, il faudrait que 
l’idée fut quelque part dans la matière, répandue dans tous les 
êtres de même espèce, ce qui est une absurdité. De même faudrait- 
il qu’elle füt dans chacune des idées de cette même espèce, ce qui 
n'est pas moins absurde. Chaque idée est en nous perçue par un 
acte distinct, un acte complet en soi et disparaissant à l'instant. 
À chaque instant nous devons faire un actc nouveau pour com- 
prendre et reproduire l’idée. La maison que l'intelligence de 
l'architecte exprime en elle-même dans l’idée, n’est rien de l'idée 
d'hier ou d’avant-hier. Tout est nouveau. Tout est divers. Ce 
qui demeure identique, ce que l'intelligence reconnaît identi- 
quement, c’est l’unique aptitude d’intelligibilité qui constitue le 
type. Car mon idée de tout-à-l’heure n’est pas celle de l’instant 
actuel. Ma mémoire conserve dans le trésor de ses réserves 
l’intelligibilité que j'ai successivement constatée dans les diverses 
idées. À tout instant, par un acte rarement conscient, je compare 
l’idée actuelle avec l’intelligibilité fixe et une que je possède déjà. 
Ce que l’idée actuelle a d’identiquement intelligible avec l’intel- 
ligibilité remémorée, je l'attribue au type; ce qui est en dehors 
de cette identité, je l’attribue à l’idée actuelle, c'est-à-dire je le 
déclare tiré non du type en lui-même, mais de la multiplicité 
physique. C’est là ce que je fais à tout instant. Une observation 
vraiment sincère et indépendante de toute préconception, de 
tout a priori aboutit à ce résultat. : 

Le terme universel est impropre — et rigoureusement consi- 
déré en lui-même faux. — L'unité dans la multiplicité, l'unité 
d’intellection traduite par la multiplicité de relation, voilà le type 
et les individus. Il n’est pas possible de trouver autre chose sans 
aboutir au panthéisme ou au plus radical scepticisme. 

Ce monde, en effet, qui nous entoure est contingent. À tout 
instant il s'écoule et s’efface. La loi d'identité exige .que le même 
demeure toujours le même. L’écoulantne peut êtreque l’écoulant. 
Mais l'être qui s'écoule est à tout instant saisi par le néant qui 
l'absorbe, et à tout instant il échappe à ce néant pour se préci- 
piter dans celui qui le guette. L’être créé est à tout instant dans 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 351 


le devenir, c'est-à-dire en fuite continue d’un passé que 
chaque instant voit disparaître, vers un avenir qui n’est pas. 
encore. En vertu de la loi d'identité, cet être ne saurait tirer de 
lui-même cette force de progression qui le maintient en lui- 
même et lui permet de se soutenir sur les ruines d’un passé qui 
s'écroule et au-dessus d’un avenir qui n’est pas. — Car la loi 
d’identiré veut que l'être soit toujours le même... Or le monde 
à tout instant n'est plus lui-même, puisqu’à tout instant il 
progresse et change. Changer c’est précisément ne plus être iden- 
tique. Le monde de lui-même n’est pas identique à lui-même, 
c'est donc qu'il n’est pas sa raison d’être, c’est qu’il ne se suffit 
pas à lui-même, qu'il ne tire pas de lui-même la faible actualité. 
dont il jouit. Si le monde ne se doit pas à lui-même l’être dont il 
jouit, il le doit à un autre que lui, lequel à son tour ne devra 
qu’à soi-même son être et son identité. Cet autre, c’est Dieu. 

Dieu, c'est l'identité radicale, l'identité absolue. Nous disons. 
que Dieu est l’Étre infini, l'Étre qui déborde toute limite, l’Étre 
qui jouit de toute perfection, | Être qui épand si pleinement en 
lui-même son ineffable jaillissement de vie, que depuis l'instant 
toujours actuel où il est, jusqu'à l'instant toujours actuel où il 
sera, Si nous pouvons ainsi nous exprimer, il s’épanouit en lui- 
même et maintient toujours identique cet épanouissement 
vital qui est Lui-même. 

L'identité telle est la loi de Dieu. Il est le même, toujours Il 
a été ce qu’il est, toujours il demeurera ce qu'il est. Il sera 
toujours identique à lui-même, parce que c'est de lui-même 
qu'il tient tout ce qu'il est, non pas en ce sens qu'il se soit 
donné à lui-même l'Étre qu'il possède, ce qui serait une absur- 
dité; mais en ce sens qu’il ne doit rien de ce qu’il est à un 
autre que lui, dans ce sens que toujours depuis toujours il est. 
Avant que le monde fût, il est. Avant que l’homme fût il est. 
Depuis que l’homme vit, il est. Quand l’homme ne sera plus, 
il est. Toute l'éternité, il est. Il est, identique à lui-même, 
d’une identité plénière, d’une identité débordante, incommen- 
surable. Tout en lui est lui-même, tout en lui n’exprime que 
lui-même ; rien ne peut exprimer autre nee que lui. Il est et 
en dehors de lui rien n'est. 

De toute éternité le néant seul était hors de lui-même, non 
pas d’une entité réelle, car le néant c’est précisément l'absence de 
tout être. Nous, voulons seulement dire que de toute éternité 
Dieu était. L'Étre était en lui seul, et hors de lui, l’Être 


352 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


n’était pas. Un jour il a comme quitté son ineffable solitude. 
Ainsi qu'en se jouant il a jeté hors de lui ces masses qui nous 
écrasent, il a produit l'univers immense, le monde pour nous 
incommensurable. Et tout cela il l'a fait sans sortir de lui- 
même ; il l’a fait et n’a pas un seul instant en lui-même perdu 
quoi que ce soit de son identité. Toutes ces expressions par 
lesquelles nous essayons d'exprimer à la façon humaine, l'œuvre 
divine, sont inexactes. Dieu est demeuré en lui-même, se 
contemplant lui-même, et le monde a été hors de l’Étre divin, 
mais non hors de son pouvoir et de son atteinte. 

Si un seul instant un être quelconque pouvait avair la moin- 
dre réalité en dehors de tout pouvoir et de toute influence de 
Dieu, cet être serait infini, et Dieu ne serait plus. Car tout 
jouissement d’être doit venir de l’Infini Jouissant de l’Etre. Si 
l’Identique plénier, si l’Être intégralement un pouvait un seul 
instant admettre hors de lui quelque chose qui ne reçût de lui 
tout ce qui le fait être, cet identique plénier ne serait plus tel. 
I] manquerait en effet de ce qui le dépasse, de l'actualité si 
minime qu'elle puisse être dont jouit celui qui le dépasse. Il y 
aurait hors de son Être quelque chose qui arrête sa plénitude. Et 
comme la loi de l'actualité, la loi de la vie, c’est l’épanouisse- 
ment, c’est l'expansion de soi et la jouissance intégrale de cette 
expansion la plus plénière possible, l’Identique plénier n'aurait 
pas tout l'Étre, il n'aurait pas la totale expansion de vie, il 
devrait sortir de lui-même pour se l'assimiler, et cette réelle 
sortie de lui-même serait sa destruction, car elle serait la ruine 
de sa plénière identité. 

Ainsi donc rien, en dehors de Dieu qui ne reçoive de son 
infini pouvoir la conservation de l'être dont il jouit. Tout vit au 
sein de son ineffable influence, et hors d’elle rien n'existe et ne 
peut exister. Et tandis qu’au dehors de son Etre le monde des 
finis s'écoule dans le rayonnement de sa toute puissance, Dieu 
demeure en lui-même, et c’est par l’inexprimable concentration 
de sa vie en lui-même qu'il produit et conserve hors de lui, 
ces êtres qui ne sortent pas lui et qui pourtant reçoivent de lui 
tout ce qu'ils sont, tout ce qu'à chaque instant ils conservent et 
acquièrent : tout comme en quelque sorte l'édifice construit par 
l'architecte conserve hors de son intelligence et pourtant par 
l'influence de son activité, cet être qu'il a reçu d'elle. C’est à 
l'idée de l'architecte que le palais doit d’être ce qu'il est, c’est à 
elle qu’il doit de pouvoir résister de nombreuses années aux 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 353 


chocs des éléments, c'est comme Île rayonnement de la vie de 
l'architecte qui donne et conserve l'édifice et pourtant rien de 
l'édifice n'est la pensée ou la volonté de l'architecte. Cette 
comparaison est très imparfaite sans doute, mais en un point 
aussi prodigieusement obscur que celui de l'influence de la vie 
divine hors d'elle-même, elle peut nous aider à comprendre 
quelque chose de cet abime où notre âme se perd. 

Dieu est intelligence et vouloir. En lui nous découvrons 
l'identité plénière entre la vie, la parfaite connaissance de la 
vie et la plénière jouissance de cette même vie. S'il en était 
autrement, Dieu ne serait pas la plénière identité. Si l’acte de 
connaissance n’épuisait pas l'Étre divin, cet acte serait imparfait, 
il serait inexprimant, inépu:sant, et Dieu s’excéderait lui-même, 
il aurait en lui-même une barrière, une limite, un mystère. 
Dieu perdrait toute félicité, il perdrait toute joie. Tourmenté 
qu’il serait par la plènitude infinie de son épanchement, par 
la plénitude infinie de son aspiration à la connaissance impos- 
sible de son éternelle réalité, il serait plongé dans une angoisse 
d'autant plus insondablement terrible que la splendeur même 
de ce qu'il connaîtrait de lui-même lui rendrait plus amère 
l'impossibilité d'épuiser son mystère. L’Infini inconnu de lui- 
même est le plus effroyable abîime de douleur qu'on puisse 
concevoir, c’est aussi l'impossibilité la plus effroyable qui puisse 
frapper l'homme en marche vers le vrai. 

L’Infini doit être pleinement identique à lui-même, il doit 
n'être que lui-même. Pour cela, sa connaissance doit le péné- 
trer tel qu'il est ; elle doit traduire son absolue plénitude d'Être 
et de vouloir, son inexprimable épanouissement de vie; et la 
connaissance ne serait pas telle si elle n’épuisait insondablement 
l’infinie substantialité du connu. Mais cela n’est possible que si 
cette connaissance est substantielle, si elle reproduit en quelque 
sorte l’Être même qu'elle doit exprimer. La connaissance de 
Dieu par Dieu est substantielle. L'idée divine, c'est la substance 
même de Dieu exprimée, parlée par Dieu. L'idée ajoute à 
l'acte premier une relation ineffable qui, en tant que telle, 
n’est pas la possession première de la substance divine, et 
pourtant est la possession seconde de cette même substance. 

Les catholiques instruits par la divine révélation appellent 
Père la possession première de l’Étre divin et Verbe la posses- 
sion seconde. Le Père parla sa nature et le verbe l’exprime. 
Le Père engendre le Verbe, le Verbe est engendré par le Père. 


E. F. — XXV. — 23 


354 SYNTHESE PHILOSOPHIQUE 


Le Père n'est pas le Verbe, le Verbe n’est pas le Père, le Père 
possède toute la nature divine etest vraiment et absolument 
Dieu ; le Verbe possède lui aussi intégralement, absolument 
toute la nature divine, il est lui aussi réellement Dieu. C'est là 
sans doute un abîme de profondeur, c'est l’abime des abîmes, mais 
notre raison qui d'elle-même ne l’aurait pas découvert comprend 
qu'il faut aboutir là et que ce mystère dans son insondable obs- 
curité est encore ce qu’elle trouve de plus clair dans l'étude 
de Dieu. 

Pareillement, Dieu qui se connaît doit aussi s'aimer, et 
l'amour qu'il se porte, pour être digne, doit être épuisant. 
Dieu ne saurait être épuisé qu’à la condition de voir sa substance 
tout entière saisie telle qu'elle est dans son incommensurable 
profondeur de vie, dans son immuable identité. Dieu s'aimant, 
c'est Dieu se possédant par un acte qui n'est pas celui de Dieu 
engendrant ni de Dieu s'exprimant. C'est la possession tror 
sième de Dieu par lui-même. C'est l'amour substantiel, 
l'amour possédant et puissant ou le Saint-Esprit qui tout en 
étant Dieu comme le sont le Père et le Fils, n’est pourtant ni le 
le Père, ni le Fils. Encore une fois c’est là l'infini de la profon- 
deur, le vertige de la vision excédée, l’écrasement de l'intelli- 
gence comme épuisée par les flots de lumière qui l'environnent 
et l’affolent, mais c’est la réalité même. 

Dieu se connaît tel qu'il est. Il pénètre adéquatement 
l'abime de sa nature. De son infini regard il saisit dans ce 
qu'elle a de plus intime la richesse débordante de son être. IL 
voit dans sa plénière identité, dans son inexprimable unité, 
comme un océan d’épanchements et de communications. L’'Etre 
divin apparaît alors à la divine intelligence non seulement 
comme l'infinie suffisance de pouvoir et de vie, mais encore 
comme l’inépuisable source de la communication et de l’imita- 
bilité. Dieu qui, de toute éternité, jouit de la plénitude de l'être 
est aussi de toute éternité comme débordant de pouvoir. Il 
n’est pas seulement l’Être, il est encore la source de tout ce qui 
peut recevoir comme une ombre de l’Étre. Cette ineffable iden- 
tité qui est lui-même, cette inénarrable unité de sa substance, 
Dieu peut la manifester, il peut l’exprimer par une non moins 
ineffable multiplicité de projections hors de lui. C’est ce que 
l'intelligence divine conçoit en pénétant pleinement le mystère 
de Dieu, et ce concevant, les possibles sont conçus. Tout ce qui 
peut être hors de Dieu, tout ce qui hors de lui peut en quelque 


SYNTHÈÉSE PHILOSOPHIQUE 355 


manière exprimer son inépuisable fécondité est conçu, est 
exprimé par l'intelligence divine. 

L'unité est la Joi intime de Dieu, car en Dieu, tout est et 
stantialité, tout est plénitude, tout est identité. La multiplicité 
est la loi de l'extérieur à Dieu ; car en-dehors de Dieu, rien n'est 
à soi sa raison d’être, rien ne tient de soi son être,rien ne vient de 
soi et ne retourne à soi, tout vient de Dieu, tout exprime Dieu, 
tout manifeste Dieu, tout est pour Dieu, tout conduit à Dieu. Et 
parce que tout ce qui est hors de Dieu est multiple et ne peut 
être que multiple, tout est incomplet, imparfait. Mais au fond de 
tout créé se retrouve la loi fondamentale à Dieu, la loi de la 
plénitude, la loi du progrès. Tout hors de Dieu doit s’achemi- 
ner vers le plus-être, tout hors de Dieu doit,;de par la nature 
même de Dieu, tendre au débordement de soi,. et tout, même 
dans son accroissement et l'éclatement de soi par la faiblesse de 
sa nature, a pour régime l'identité. Identité, pertection, telles 
sont les deux lois de Dieu. Identité, progrès telles sont les deux 
lois des imitants Dieu, tels sont les deux attributs les plus fon- 
damentaux que dans la contemplation, et l'expression de lui- 
même, Dieu dévoile dans les'pouvant-imiter sa nature infinie. 

Et ces êtres que l'intelligence divine conçoit en exprimant 
Dieu, la divine Volonté librement en décrète la réalisation. 
Tout ce qui est dans l’idée est nécessaire. Les natures que les 
idées expriment, les types qu’elles disent ne pouvaient pas ne 
pas être conçus; une fois conçus, ils ne pouvaient ne pas 
l'être tels qu ls sont conçus, car,l'intelligence ne fait qu'’ex- 
primer ce qui est. C’est son rôle absolu. Rien, absolument rien 
ne peut être ajouté ou retranché. Si l'intelligence divine pouvait 
exprimer de la divine substance des choses qu’elle ne renferme 
pas, si elle pouvait exprimer moins qu’elle ne renferme, ce serait 
ou parce que la nature divine serait imparfaite ou parce que l’in- 
telligence serait trop faible ou faussée. Ou la substance de Dieu 
serait moins riche que l'intelligence, ou l'intelligence ne serait pas 
capable de traduire adéquatement la divine substance, et ce serait 
alors en Dieu la destruction de la plénière identité, ce serait 
l’anéantissement, si Dieu pouvait ne pas être totalementlui-même, 

L'intelligence divine conçoit les possibles tels qu'ils sont, et 
dans le nombre même de leur possibilité. La volonté peut ne 
réaliser que ceux que librement elle voudra. Il n’y a plus i ici de 
nécessité, c'est le domaine de l’absolue libéralité. Dieu qui se doit 
de se concevoir en lui-même tel qu’il est réellement, ne se doit 


356 SYNTHÉSE PHILOSOPHIQUE 


pas du tout de se manifester hors de lui, tel qu'il le peut. Il n’a 
aucun besoin de ce qui n’est pas lui, c’est ce qui n'est pas lui, 
ce qui hors de lui ne vit à tout instant que du soutien de sa 
toute-puissance qui a besoin de lui; c’est la créature qui a 
besoin de Dieu, mais Dieu n’a que besoin de lui-même. II 
trouve en son infinie richesse d’être, en sa plénitude vivante, 
son infinie béatitude. Aucune contingence en Dieu, aucune 
progression, aucun développement ; dès lors aucun besoin qui 
s'impose, aucun devoir envers un autre que lui-même. 

Si donc la divine Volonté choisit librement, parmi l’inson- 
dable multiplicité des possibles, tel nombre et tel agencement 
que par l'acte créateur elle projette hors d'elle et hors de sa 
nature, c'est uniquement parce qu'elle le veut ainsi, et qu’elle 
veut communiquer quelques reflets de sa béatitude à d’autres 
qu'elle-même. C'est là un acte de pure libéralité, de pure 
généralité. La créature n’a qu’à crier Amen, elle n’a qu'à 
s'abimer dans son néant et de toute la profondeur de sa misère 
faire monter vers celui qui lui a donné l'être l’hymne de l’ado- 
ration et du remerciement. Toute créature est tenue de faire 
monter vers Dieu cette hymne de la reconnaissance, et celle-là 
blasphème son néant qui se redressant sur ses ruines refuse à son 
libérateur le tribut de la louange et de l'amour. Tout dans la 
nature célèbre son auteur, tout proclame la grandeur et la bonté 
de Dieu. Tout germe, fleurit et meurt, tout obéit aux lois du 
monde. Mais si les cieux racontent la gloire du Très-Haut, si du 
fond d: leursretraites les poissons de la mer célèbrent sa louange, 
si le vent qui mugit fait monter jusqu'à son trône le sublime 
concert de sa puissante voix, ce n'est là qu'une préparation, un 
bézayement des êtres. L’adoration puissante, l’adoration splen- 
dide, c’est du cœur de l’homme qu'elle va s’élancer jusqu'au 
trône de l'Éternel. Par son intelligence, l'homme s'élève jusqu’à 
Dieu, il pénètre ce monde qui l'entoure, il en mesure, incomplè- 
tement sans doute, mais réellement, les harmonies profondes, les 
incomparables somptuosités, la brillante misère; il voit combien 
cette splendeur des choses est trompeuse et alors il comprend le 
mystère de vie qui préside à tout ce qui l'entoure. Alors il com- 
prend l'Eternel et son cœur est ravi. 

L'histoire nous montre dans le développement des peuples, 
Y'acte d’adoration continu et profond. Il est malheureux païfois, 
imparfait, grossier, portant à faux, mais il est réel. 

Et parmi ces adorateurs splendides du Très-Haut que l'his- 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 357 


toire nous montre, je vois dominant tous les hommes de toute 
la splendeur de sa divinité, Jésus, le Fils de Dieu fait homme, je 
le vois rayonnant d'amour et de beauté, chef-d'œuvre de la nature, 
chef-d'œuvre de la grâce, honneur de Dieu, gloire du monde, je 
le vois chantant le cantique éternel. J'entends sa voix magnifique 
dans les Saints Evangiles, j'en perçois les échos dans les écrits des 
Saints Pères et des Docteurs Scolastiques, et ravi je me prosterne 
à mon tour et m'écrie avec Pierre ! Oui vous ètes le Christ, vrai 
Fils du Dieu vivant, vous êtes la gloire de l'humanité, la joie des 
anges et des hommes, le libérateur des intelligences, le restau- 
rateur des pauvres cœurs blessés. Vous êtes la Lumière et 
la Vie. 

D'autres déjà étaient venus. La brillante Grèce nous avait 
donné les sept sages, elle nous avait donné Socrate, le sublime 
Platon, le profond Aristote ; Rome nous avait donné Cicéron et 
Sénèque; un paganisme christianisé nous a donné Kant, Fichte, 
Comte et quelques autres; mais que sont-ils auprès de vous ? 
Quelle intelligence ont-ils sincèrement éclairée ? Quelle blessure 
ont-ils guérie ? Aucune. L’amertume et la désillusion ont seules 
indiqué leur passage. L'intelligence humaine s'est trouvée 
apauvrie, elle a perdu le peu de confiance qu’elle avait un 
instant conçu pour ses faibles lumières. 

Mais vous, Ô Jésus, à mon Dieu, vous splendeur de la 
lumière éternelle, philosophie du Père, vérité qui luit dans 
les ténèbres, depuis déjà vingt siècles vous répandez sur le monde 
les flots impétueux de la doctrine et de l'amour. Parler du monde 
sans vous nommer, Vous par qui tout a été fait, vous sans qui 
rien Je ce que le monde contient n’a été, vous roi et pontife 
de la création toute entière, parce que roi et pontife des anges 
et des hommes, — les princes de la création — c’est un crime 
que je ne commettrai pas. Aussi longtemps que la vie m'empor- 
tera dans le flot de sa course, aussi longtemps que j'aurai une 
intelligence pour comprendre et un cœur pour aimer, soutenu de 
votre divine grâce, je parlerai de vous ô le Roi de la science et 
de la Sainteté. Que m'importent le silence ou l’injure des autres! 
C'est parce que les philosophes vous oublient, c'est parce que 
plusieurs vous blasphèment que je me plais à parler de vous; 
et c’est vous qui êtes la clef de la science, le livre de l’immor- 
talité. À vous donc, à mon Jésus, l'amour, la gloire et la 
puissance; à vous la domination, la majesté ; à vous l’adora- 
tion profonde car vous êtes mon Dieu, et parvous mon hommage 


358 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


parvient au Père et au Très-Saint-Esprit avec qui vous vivez et 
règnez dans l’Eternelle Béatitude. 

Reconnaître sa vraie nature, proclamer la grandeur de Celui 
à qui tout doit son être, tel est le rôle grandiose de la faible intel- 
ligence humaine. La philosophie n’est pas autre chose que le 
cantique de la raison humaine à la gloire et l’honneur du Très- 
Haut. Connaître les raisons des choses, proclamer l’origine, la 
constitution et la finalité des êtres, dire le producteur du monde, 
essayer de retrouver l'exemplaire qu’en sa pensée le divin archi- 
tecte contemplait au jour de la création, n'est-ce pas philosopher ? 
Ah ! il l’avait bien compris cet homme étonnant dont nous 
parle Platon. Condamné par des juges iniques à boire la ciguë, 
Socrate se réjouit, il salue avec reconnaissnnce l'heure de la 
lumière. Trop longtempsil a senti pesersur son âme le manteau de 
son corps, trop longtemps la puissante vision de son intelligence 
a été obscurcie par le voile des sens. Désormais, ilva contempler 
face à face la splendeur des idées. 11 va trouver en l’'Être Souve- 
rain toute lumière et toute quiétude. Sans doute il ne sait trop 
s'expliquer, il fléchit dans sa démonstration, mais son être tout 
entier dans un élan de sublime grandeur proclame plus haut 
que ses raisonnements imparfaits la vérité de sa croyance. Et 
Socrate était laïque, Socrate était païen. Il ne se croyait pas 
tenu par là de maudire son être, 1l ne se croyait pas esclave de la 
laideur. Aussi parfaitement que les ténèbres dont il était enve- 
loppé le lui rendaient facile, il proclamait la vérité. A-t-il fait 
tout ce. qu'il a pu ? A-t-il dit ce qu'il a su ? A-t-il été au bout de 
sa sincérité? Celui-là seul le sait qui scrute toutes choses et 
dont le jugement porte toujours l’empreinte de la plus sévère 
justice unie à la plus ineffable bonté. 

Quant à nous, nous savons que ce monde est l’expression de 
Dieu, nous savons que ces exemplaires éternels dont l'âme de 
Socrate et celle de Platon disiraient si profondément l'intuition 
directe, nous pouvons dès ce monde les contempler dans la nuit 
de la science en attendant le plein jour de la lumière de gloire. 
Cette intelligibilité des choses que dansla science nous cherchons 
à organiser, à classer est comme un reflet de cette intelligibilité 
merveilleuse que dans son expression de Dicu. l'intelligence 
divine se parle à elle-même. A l'occasion des êtres de la nature, 
notre âme déroule et forme en elle-même la chaîne des intelligi- 
bilités. Elle voit dans sa clarté propre, dans le courant de vie 
que modifie soudain l'actuelle mise en jeu des organes du corps, 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 359 


comme un être nouveau, comme une nouvelle habitation des 
sphères de l'esprit. Elle parle de sa vision, et l’idée est conçue, 
l'idée estexprimée, l’intelligible a pris corps, il va bientôt recevoir 
un nom et s’extérioriser afin de mieux durer. Car tant que nous 
serons viateurs, quelque puissante que soit notre faculté de com- 
prendre, nous ne pouvons pas complètement nous séparer du 
corps. Nous pouvons sans doute dansle fond même de notreesprit 
concevoir les idées, contempler dans la spirituelle conception des 
Choses, l’harmonieuse identité des types, l’inexprimable profon- 
deur de leur clarté sereine, mais nous avons besoin de l’appui du 
corps. Îl faut qu'au moins le mot vienne donner à notre âme le 
secours desa sonorité. Il nous faut porter sensiblement nos idées, 
si nous ne pouvons les voir, les adorer, les savourer ou les toucher. 
Admirable concordance des choses ! Tandis que l’âme ne peut 
dérouler en elle-même le flot de sa compréhension si la mise en 
jeu du sèns ne vient l’aiguillonner, elle ne peut reconnaître 
le chemin parcouru que dans la mesure même où le sens a 
recueilli l’écho dé ses efforts. L’âme travaille en elle-même, elle 
comprend en elle-même, elle s'exprime à elle-même et en elle- 
même l’intelligibilité des choses, et pourtant elle ne peut diriger 
les flots de vie qui s'épanchent de son jaillissement d’être qu’en 
associant le corps à ses travaux. Il faut qu’à tout instant l’orga- 
nisme recoive de l’âme qu'il exite comme un reflet de sa beauté 
intime, il faut qu’à tout instant se manifeste dans le corps quel- 
que chose de la nouvelle fraîcheur de l'âme. Car, c'est une 
incomparable beauté pour l’âme quela présence d'une idée. Ainsi 
qu’un oranger couvert de ses fruits d’or, l'âmerevêtue de la science 
offre aux yeux de l'esprit un spectacle sublime. Tout en elle est 
parfum, tout est fécondité, épanouissement. Elle est comme un 
rejaillissement ineffable de lumière éclatante, une projection 
d'éblouissante splendeur. Il faut, pour comprendre ces choses, 
descendre au plus profond de soi, et là, dans l’enivrement de la 
quiétude, dans le mystérieux élan du silence et de la contempla- 
tion savourer avec délice ce que nul mot ne peut traduire. 
Identité, progrès, fixité, continuel changement ! C’est alors 
que l'homme pénètre le mystère de ces lois fondamentales de 
toute créature; c'est alors que dans l’écoulement universel 
l’homme retrouve la permanence universelle. Identité d’intelli- 
gibilité radicale, progrès de manifestation continue; fixité de 
l'essentiel, continuel changement de sa vitale expansion. Ces 
deux lois régissent tout être comme elles régissent toute science. 


360 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


Dieu dans l'infini développement de son acte possède avec 
plénitude l'identité de l’Étre. Les créés, expression pleine de 
richesse et d’évanescence, traduisent cette immutabilité de la 
nature divine par la réalisation progressive de leur être identique. 
C'est le seul mode expressif dont fut capable le multiple. 

L'Un possède par le fait même de son ineffable solitude la 
totale extension de lui-même. 11 ne peut pas ne pas la posséder 
dès le premier instant de son être, de toute éternité. 

Le Multiple, cette ombre lumineuse de l’Un, rayonne autour 
de lui et cherche à l’approcher. De toute la profondeur de sa 
déficience il se tourne vers l'Un et lui emprunte de quoi ne pas 
paraître trop indigne de lui. Les créés, parce qu'ils reçoivent à 
tout instant de Dieu ce qu'ils sont et ce qu'ils deviennent, parce 
qu'à tout instant ils perdent ce qu'ils acquièrent, et acquièrent 
ce qu'ils vont perdre, se meuvent dans le sens de la croissance et 
du développement. Ils ne peuvent avoir la plénitude d’eux- 
mêmes, car c'est là chose impossible au créé. Il y a en effet, au 
fond de toute créature une aspiration infinie à l’être, une aspira- 
ration infinie à la plénitude de l’être. La créature qui aurait la 
plénitude d'elle-même, aurait la jouissance actuelle de cette pléni- 
tude infinie de vie après laquelle elle soupire de toute la pro- 
fondeur d’elle-même ; elle ne serait plusunecréature, elle ne serait 
plus une unité du Multiple, elle serait Dieu, elle serait l’Un. 

À cause de cette radicale impossibilité d'assouvir leur faim 
d'un être tous les jours plus intense, les créés ne tardent pas à 
atteindre les frontières de l’acte. Il arrive un moment où sous la 
poussée de son aspiration À l’être, la créature fait comme éclater 
son acte, c'est l'heure de la chôûte, l'heure de la disparition. 
Jusque-là elle avait avancé, jusque-là elle avait vu son acte 
s'approfondir, s’intensiñier, s'épandre autour de lui. Désormais 
c'est fini, les ressorts intimes sont brisés, encore quelques jours, 
encore quelques heures et un nouveau créé prendra la place du 
précédent et viendra lui aussi dans la série du Multiple exprimer 
quelque chose de l’infinie richesse de l’Un. 

Tout créé forme une courbe. Parti d’un point à peine percep- 
üble, il va s'élargissant jusqu’à l'heure trop tôt venue de l’épui- 
sement des forces. Mais sous cette progression de l'être se cache 
l'identité du type. À tout instant de sa marche, à tout instant de 
sa réalité, l'être demeure identique à lui-même. Est-ce à dire que 
ses composants sont identiquement présents ? Est-ce à dire que 
mon corps, dont les molécules succèdent aux molécules, demeure 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 36: 


toujours identique, à lui-même ? Non. Les êtres matériels en 
tant que matériels, en tant que composés de molécules maté- 
riellesen continuelle successionles unes aveclesautres, ne demeu- 
rent pas identiques quant à l'identique possession des identiques 
molécules. Les vivants à tout instant subissent des pertes qu'ils 
réparent à tout instant grâce à la nutrition. Mon corps qui tous 
les deux ans au moins, si non plus souvent encore, change tota- 
lement et ne conserve aucune de ses molécules primitives ne 
peut être réellement identique à lui-même quant à l'identique 
présence en lui de ses parties constituantes. Mais ce qui en lui 
est identique, c’est la synthèse de projection lumineuse, c’est 
l'unité de direction vitale, c'est la législation qui régit en lui la 
complexité des parties et de leurs phénomènes. 

Il est certain qu’il est en mon corps une réelle harmonie des 
forces et des particules produisant tel effet synthétique déterminé. 
Cette harmonie est réellement exprimable par une intelligibilité 
unique, une intelligibilité qui se conservera identique sous 
toutes les transformations. Cette réelle habitude des créés à être 
ainsi exprimés intellectuellement suffit à légitimer nos connais- 
sances et leur certitude. Qu'est-ce en effet que la certitude sinon 
J'impossibilité d’errer. Cette impossibilité de se tromper, de 
faire fausse route et dire non ce que la chose est, mais ce qu’elle 
n'est pas, on la fonde sur l’évidence, sur cette clarté fusionnée de 
l'objet et de la faculté qui emporte l’adhésion de l'esprit. Mais 
pourquoi cela ? Sur quoi se fonde cette clarté ? Qu'est-ce qui la 
produit ? D'où rayonne-t-elle ? De l'identité du type. C'est parce 
que je trouve le type identique à lui-même, c'est parce que je 
trouve dans l'être matériel une uniformité de direction trans- 
formée, que par cette unité je retrouve l'identité d’intelligibilité, 
que je reconnais l'être, que je suis obligé de le reconnaître, que 
je ne puis pas ne pas le reconnaître, et qu'il ne peut pas se faire 
que cette intelligibilité ne soit pas elle-même. 

Dans les êtres de la nature sensible, il y a aptitude réelle à 
être ainsi exprimés intelligiblement, cette aptitude réelle est toute 
entière basée sur ce fait que la nature sensible est l’expression 
d’un intelligible qui lui a donné l'être. l'andis que la vérité de nos. 
connaissances s’est en nous originée des choses, tandis que ce n’est 
pas nous qui sommes la mesure du vrai de nos idées, les choses 
qui sont la mesure de cette vérité que nous parlons vitalement 
en notre intelligence ne sont pas la source et la mesure de leur 
vérité propre. C’est l’idée divine qui est la source et la mesure 


‘362 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


du vrai que sont les êtres, et l'aptitude qu'ont réellement les 
êtres à être intelligiblement exprimés, n’est que le reflet conservé 
en eux de cette idée divine qu’ils manifestent hors de Dieu. 

Cela nous fait comprendre comment l'identité du type se 
conserve dans le continuel changement des êtres. L’écoulement, 
la perte et l’acquisition continue de tout soi-même est la loi fon- 
damentale de toute réalité sensible; mais cet écoulement n'est 
pas sans direction, et l'unité de direction c'est l’idée divine qui 
la fournit. L'identité du type c’est dans l’être le reflet de l'exem- 
plaire divin; c’est ce reflet qui est la source et la mesure du type 
que nous formons en notre intelligence, et c’est à ce reflet que 
nous devons la permanence de l’intelligibilité des choses, c’est- 
à-dire l'identité, la fixité d’intelligibilité. 

Comme les lois intellectuelles sont en nous ce qu’elles sont en 
Dieu, nous avons réellement la science et la vraie science; nous 
avons la certitude, et nous ne tirons pas de nous-mêmes cette 
science et cette certitude touchant les êtres sensibles. C’est bien 
l'objet qui occasionne en nous la connaissance, et notre connais- 
sance n'est vraie que dans la mesure où elle exprime l’objet selon 
qu'il est réellement exprimable. Notre science est réellement 
l'étude de Dieu, car dans les manifestations sensibles de sa 
fécondité, ce sont les idées mêmes qu'il exprime en lui-même 
que nous retrouvons. Cela ne veut pourtant pas dire que Dieu 
ne comprend que de la manière même dont nous comprenons, 
qu'il ne comprend pas autrement que nous; non, en Dieu pas 
de raisonnements, pas de progressions, pas de clarté plus grande 
et plus intense, pas de marche en avant, un acte éternel, un 
acte infini, un acte plénier et unique dans lequel tout est vu, 
tout est exprimé. Nous voulons dire seulement que l'esprit se 
rapproche éminemment de Dieu et que, quelque imparfaits que 
soient ses procédés, la législation mème de son intelligibilité 
n'est pas en lui autre qu’en Dieu. Dieu ne comprend pas l’« un » 
autre chose que nous. L'unité n’est pas pour lui autrement intel- 
ligible que pour nous. Sans doute, l'intelligence que Dieu 
possède de l'unité est infiniment pénétrante, infiniment plus 
riche, infiniment plus féconde ; Dieu qui est la source de l'unité, 
qui en est la mesure, pénètre infiniment son intelligibilité, et 
tout ce que nous pouvons connaître n'est à côté que ténèbres et 
ignorance; toutefois même avec cette infinie disproportion, 
lintelligibilité que nous avons de l’unité ne diffère pas de celle 
que Dieu comprend, elle est infiniment moindre, c’est vrai, 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 363 


mais dans la plénière intelligibilité de l’unité est réellement 
contenue cette ombre que nous pouvons saisir. 

C'est parce que cette intelligibilité des choses que nos idées 
expriment bien qu'éminemment excédée, est cependant identi- 
quement contenue dans les idées divines, que notre science est 
comme une participation à la science de Dieu ; non pas une 
participation par communauté de possession, car l'intelligibilité 
des choses que dans la science notre esprit organise n’est rien de 
celle que Dieu se parle, mais elle est par identité de similitude, 
de parallélisme, de réfléchissement, l'intelligibilité radicale que 
Dieu exprime dans son Éternité. Notre science n'est donc 
qu'une participation par similitude, comme par réfraction de la 
science de Dieu. Rien de Dieu en nous, rien de nous en Dieu. 
Mais en Dieu l'intelligibilité connue de nous-mêmes, le libre 
décret de notre création; en nous, l'obéissance au décret libre de 
Dieu par la venue à l'être, la découverte et l'expression par voie 
de similitude parallèle des idées que les êtres traduisent. 

Häâtons-nous de le dire, cette science n’est possible en nous 
que parce que notre âme ne tire que d'elle-même sa propre 
connaissance. Ce n'est pas par le moyen du corps que l'esprit 
arrive à se connaître, ce n’est pas par le moyen du corps quenotre 
conscience parvient à s’éveiller, non, car le rôle du corps est 
précisément d’entraver la clarté de l'esprit. Pour sentir le corps, 
l'âme se doit d’abord sentir. elle-même. Que dans l'évolution 
même de l'être, que dans la progression même de notre indi- 
vidu, l'âme mette longtemps à prendre d'elle-même une précise 
conscience, c'est un fait qui ne saurait être mis en question, mais 
que ce soit au corps que l’âme doive la claire conscience de son. 
être et de ses phénomènes, c'estceque nous de saurions admettre. 
L'âme, en effet, dépendrait alors dans son intime même du corps 
qu'elle organise, c'est le sens qui pénétrerait le sanctuaire de la 
conscience, et l’esprit ne pourrait désormais opérer qu’en admet- 
tant en Jui le corps qui lui est étranger. L'âme, non seulement 
ne doit pas au corps de se connaître clairement, mais elle lui doit 
de ne se connaître qu'obscurément, elle lui doit de passer de nom- 
breuses années à se dégager de ses liens, de son étreinte, de ses 
continuels embarras. L'âme laissée à elle-même posséderait dès le 
premier instant de son être une claire connaissance d'elle-même, 
une parfaite et plénière conscience de son être et de ses facultés, 
elle entrerait aussitôt en relation directe avee le monde des. 
esprits, tandis que dans son état d'union, préciséinent à cause 


364 SYNTHESE PHILOSOPHIQUE 


du corps qui l’arrète, elle ne peut se dégager que par degrés. 

Nousaccordons volontiers que les premières volontés s'arrêtent 
au seuil de la conscience de l'âme, mais la première impression 
connue par l’âme, par la conscience intellectuelle, n'est connue 
que parce que l'âme vient de la révéler à elle-même, parce que 
la conscience intellectuelle vient de se mettre en jeu et de se dire : 
Je suis. Je suis, tel est le premier bégayement de l’âme et c’est 
après avoir dit: Je suis un esprit, que J’âme prononce : j'ai un 
corps. Îl ne peut pas en être autrement ; ou l'esprit est pénétré 
par la matière et alors il n’est plus. 

Et parce que l'âme est un esprit, parce que la sphère de son 
être est au-delà du corps, l'âme découvre en elle-même une 
législation que jamais la matière ne pourrait lui permettre de 
soupçonner. Elle se voit durer sous la succession des phéno- 
mènes, elle a la claire et absolue conscience de la permanence, de 
l'identité du moi, elle a la claire conscience de la réelle influence 
de son actvité dans la production de l’idée, dans la production 
du comprendre, du vouloir, de l’agir par le moyen du corps, de 
marcher quand elle veut, de se reposer quand elle veut, d’écrire 
et de parler quand elle veut. Elle exprime par l’idée d'être ce 
fait de ne pas être le néant, elle exprime par l’idée d’être en soi et 
par soi ce fait de ne pas adhérer à un autre comme un habit à. 
celui qu'il revêt, elle exprime par l’idée de n'être pas en soi, 
d'être chez un autre, dans un autre ce fait de ne pas demeurer en 
soi-même et d’avoir besoin d’un autre pour être, comme sa 
pensée par exemple ou son vouloir a besoin d'elle-même pour 
être et aussitôt disparaître; elle exprime par l’idée d’être cause ce 
fait d’influer réellement dans l’apparition à l’être d’une chose 
qui auparavant n'était pas. L'intelligence découvre en elle- 
même toutes ces lois fondamentales de notre connaissance, 
toutes ces lois fondamentales de notre action, et ces lois lui 
servent de point d’appui pour construire la science. 

Car l'esprit fait la science en lui-même et en lui seul. La 
connaissance est immanente, elle est demeurant en l'âme, ne 
sortant pas de l’âme, originée de l’âme. La connaissance intel- 
lectuelle dépassant la matière, ne pouvant en aucune façon être 
produite par la matière, ne pouvant pas non plus être reçue par 
la matière, doit nécessairement ne pas sortir de l’âme qui la 
produit. Mais de cela il ne suit nullement que l'esprit qui fait la 
science, qui l’organise, qui la parle, qui la développe et l’appro- 
fondit,la tire de son propre fonds. Non, l'esprit ne produit pas de 


SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 365 


lui-même, il ne fait pas la science comme la volonté fait le 
vouloir, l'esprit ne fait que parler sa vision. L'âme se voit et 
s'exprime par la conscience, elle se voit, non telle qu’elle se veut 
être mais telle qu’elle est. L’âme ne s’est pas donnée à elle-même 
son être, elle ne se doit donc pas à elle-même ses facultés et son 
opération. L'intelligence ne fait qu’exprimer, que traduire intel- 
lectuellement les lois de l’être et de l'opération de l’âme, lois qui 
nécessairement sont ce qu'elles sont, lois sur lesquelles l’intelli- 
gence ne peut rien, sur lesquelles elle ne pourra jamais rien, lois 
qui s'imposent à elle au point que cela seul est vrai qui leur est 
conforme et que cela est faux qui ne les traduit pas. La connais- 
sance intellectuelle est immanente, mais d'une immanence d’ex- 
pression par similitude, d’une immanence par réfléchissement et 
non d'une immanence de production libre. 

La loi de l'intelligence, son plus intime caractère, c'est la 
nécessité, c’est la fixité, c’est limitation active. L'intelligence est 
activité comme l'âme est activité, comme la volonté est activité, 
mais tandis que l’âme est activité créée, activité toute entière 
reçue, faite telle qu'elle est, tandis que la volonté est activité 
libre, activité disposant toutes choses d’après les lumières reçues, 
mais selon sa seule maîtrise, l'intelligence est activité n’exprimant 
que la vie,le compris, selon le mode même du vu et du compris, 
d’après la nature même du vu et du compris ; aucun pouvoir de 
l'intelligence sur la lumière ou les ténèbres, aucun pouvoir sur 
l'être ou le néant, aucun pouvoir sur ce vase ou sur ce bloc de 
marbre. Elle doit tout parler, tout traduire, tout exprimer tel 
que c’est et dans lemodemême où c'est. La volonté au contraire 
a pouvoir sur une foule d'êtres, ce vase qui est en mes mains je 
puis par le moyen du corps le détruire ou le rendre plus beau; ce 
bloc de marbre je puis l’utiliser, en faire une statue, ou bien tout 
autre chose, c’est la volonté qui dispose, qui utilise, qui modifie 
par le moyen des sens quand il s’agit d’une réalité sensible, dans 
l'âme même quand il ne s’agit que de l’âme. La différence est 
radicale. L'intelligence a beau produire etorganiser en elle-même 
la science du monde et de Dieu, elle n’a aucun pouvoir sur le 
vrai qu'elle exprime. La science est donc telle, non pas parce que 
l'intelligence l’organise ainsi, mais c’est parce que la vérité est 
telle en elle-même que dans la science l'intelligence l’organise. 

Si donc l'intelligence exprimant l'âme et ses opérations 
découvre en elle les notions de substance, d’accident, de cause, 
d'effet, d'esprit, etc., c’est que ces notions y sont réellement. Si 


366 SYNTHÈSE PHILOSOPHIQUE 


l'intelligence applique ces notions au monde de la nature, c'est 
que la nature est réellement ainsi intelligible. Si enfin l’intelli- 
gence transporte ces notions dans l'Étre même de Dieu c'est que 
la nature divine est réellement apte à être ainsi comprise par 
elle. Car il est un point qu’il nous faut bien déterminer, c’est 
que l’âme applique à Dieu les notions d’être, de substance, de 
cause, d'unité, de bonté, de Providence, par voie de transcen- 
dance, d’'éminence excédante. Dieu n’est pas seulement l'être, il 
est le super-être, la super-substance, le super-un, la super-bonté, 
la super-providence. Toutes nos idées d’être, de substance. 
expriment réellement et univoquement ce qui est en Dieu, car 
Dieu réellement n'est pas l’être, sans être quelque chose qui ne 
soit hors du néant, mais Dieu excède infiniment cette notion qu'i 
réalise. Toutes nos idées des attributs divins expriment Dieu, 
mais d’une expression infiniment excédée par la réalité. 

Ces mêmes notions, l'intelligence les trouve dans l’âme comme 
l'expression propre, comme la réalité propre. Elle les attribue à 
la nature sensible par analogie de permanence directive, par 
univocité d'évolution dirigée. Le monde sensible évolue, change 
à tout instant, tout ce qui est en lui ne saurait être qu'instabilité. 
Le monde sensible est extranéité continue, chaque partie est 
bors de chaque partie. L'intelligence exprime par ses idées 
l'unité typique dont les évolutions de la matière traduisent la 
fécondité. Cette science est réelle, mais les lois de la matière 
n'étant pas les lois de l'esprit, rien d'étonnant si la matière 
traduisant les lois de l'esprit les traduit selon sa propre nature. 

Trois ordres d'expression de la science comme trois ordres 
de réalités. 

L'expression éminemment excédée ayant pour objet Dieu. 

L'expression propre ayant pour objet le spirituel créé. 

L'expression transcendante, métaphysique, supra-sensible 
ayant pour objet le corporel. 

Dans la première, l'intelligence est infiniment dépassée per 
son objet: dans la seconde elle exprime adéquatement son 
objet; dans la troisième, elle dépasse son objet aussi profon- 
dément que le spirituel dépasse le matériel, que l'esprit excède 
la matière ; en toute certitude dans la mesure même où sont 
observées les lois intangibles de la compréhension. 


Fr. JULES d’Albi. 
O0. M. CC. 


SÉPARATION ET DISTINCTION 


L'Ami du Clergé avait jugé à propos d'insérer dans ses. 
colonnes, au numéro du 27 février dernier (pages 171, 172), la 
critique anonyme que voici : 


« M. Vacant ayant écrit, dans ses Études comparées sur la philoso- 
phie de saint Thomas d'Aquin et de Scot, p. 14, que « la conception 
de saint Thomas trace nettement les limites qui séparent le monde de 
Ja nature du monde de la grâce, tandis que celle de Duns Scot tend à 
les confondre » Le P. Michel Ange (un des preneurs d'assaut des 
Études fr.) (1) reprend (Études fr. avril 1910): 


« Nous ne sachions pas que le monde, soit matériel, soit spirituel, ait été créé 
sur le modèle d’un casier de lingerie à compartiments absolument définis. 
D'après saint Paul, c’est Jésus-Christ le réconciliateur, qui en a été le proto- 
type : sans les confondre, il fond inséparablement en lui-même l'Ancien et le 
Nouveau Testament dans son Église et, dans chacun des membres de celle-ci, 
le vieil homme de la nature avec l'homme nouveau de la grâce, Macedo a 
pu écrire : « Solere divum Thomam amare divisiones, Scotus contra unio- 
nes diligere. » — A notre humble avis, on vient de lire un des plus beaux 
éloges qui aient été décernés à Duns Scot. Allez aussi fixer le point mathé- 
matique où finit l'épiderme de la main et où commence celui de l’avant-bras! 
La précision est certes une excellente chose mais à sa place. 


« Très bien. Resterait à fixer la « place » où l'on entend que la 
« précision » soit de mise. Resterait à « préciser » ce que l'on entend 


(3) La prise d'assaut n'existe que dans la pensée de la Revue Duns Scot. Les 
Études Franciscaines restent ouvertes à tous les écrivains de notre Ordre qui 
veulent bien collaborer avec nous sur les choses franciscaines, que ceux-ci soient 
Scotistes ou Bonaventuristes, nous n'avons pas à marquer nos préférences. Celles- 
ci vont à tous ceux qui travaillent quelles que soient leurs opinions philosophiques, 
car on entend bien qu'il ne s’agit ici que d’opinions admises dans l'Église et sur les- 
quelles chacun garde toute sa liberté, Nous ne comprenons vraiment pas le mouve-- 


368 RÉPONSE 


par les « unions » chez Scot et surtout chez ses disciples; pourquoi 
aussi l’on a l'air de jeter un discrédit sur les « divisions » de saint 
Thomas. — « Quand on ne distingue pas, Monsieur, on confond », 
répondait fièrement Msr d’Hulst à un interrupteur du Palais Bourbon. 
Il y a des « unions » qui risquent fort de tourner à la confusion. Il 
est certain que saint Thomas n'a jamais eu l'idée de prendre, comme 
terme de comparaison pour signifier l’union entre le monde de la 
nature et le monde de la grâce, l'union qui existe entre l’épiderme de 
la main et l'épiderme de l’avant-bras. Jamais non plus l’idée de com- 
parer la « fusion » des deux Testaments à la fusion du vieil homme 
de la nature avec l’homme nouveau de la grâce, comme si l'Ancien 
Testament n'était pas déjà du monde de la grâce. Jamais encore 
l'idée de parler casiers à lingerie en sujets aussi grands. Voilà de ces 
“ imprécisions » auxquelles n'habitue pas la pratique de saint 
Thomas, ni non plus, pensons-nous, la pratique de Scot. Les 
« unions » de Scot n'ont rien de commun avec ce que ses disciples 
modernes qualifient ainsi et ce n’est pas la première fois que les 
Scotistes font tort à Scot, de même que les Augustiniens de jadis ont 
fait tort à saint Augustin, de même que les démocrates d'aujourd'hui 
font tort à la démocratie et que plus d’un Thomiste même n'a pas été 
sans faire tort à saint Thomas. » 


En réponse à ces lignes, « l’Ami du Clergé » a reçu du 
Père Michel-Ange, la lettre dont le texte suit. Nous gardons 
la bonne espérance que cette Revue se fera, ainsi que nous- 
même, un plaisir, plus encore qu'un devoir, de la porter à la 
connaissance de ses nombreux lecteurs. 


Monsieur le Directeur, 


D'après ce que vous me faites l'honneur de publier à mon oc- 
casion dans « L’Ami du Clergé » (23 février 1911, pp. 171, 


ment de mauvaise humeur quand ce n'est pas le silence affecté de certaines Revues, 
d’ailleurs très bonnes. dès qu'elles se trouvent en face d'une opinion dfférente de 
ta leur. 11 semble qu’un peu plus de largeur d'esprit ne nuïiraït pas. Il ne suffit pas 
d'ignorer un mouvement pour l'anéantir et c'est un mauvais procédé de discussion 
que de nier à priori la valeur des arguments proposés. Durant près de sept siècles 
l'École franciscaine a tenu sa place dans l'enseignement ecclésiastique. Notre Revue 
manquerait son but si elle ne recevait pas les travaux qui ont pour but de faire 
connaitre les enseignements de ces écoles. Nous sommes heureux de saisir cette 
occasion pour remercier nos dévoués collaborateurs des travaux consciencieux qu ils 
publient chez nous. Ils sont Scotistes nous le savons. Que les Bonaventuristes se 
présentent et nous les accueillerons avec bonheur comme par le passé. 


N. D. [. D. 


A « L'AMI DU CLERGÉ 369 


71 2), je crois répondre à votre attente et même à votre désir en 
« précisant » certains points qui, dites-vous, « resteraient à 
fixer » après ma note des « Études Franciscaines ». 

Vous souhaitez voir « fixer la « place » où l'on entend que la 
« précision » soit de m'se ». Jamais, c'est vrai, je n'ai eu la pré- 
tention de le faire ; il me suffisait, pensais-je, pour les besoins de 
la note, de savoir que, dans la question de la délimitation nette 
de la nature et de la grâce, l’absolue précision n'eût pas été à sa 
place. Il y a, pour vous, intérêt, je vois, à ajouter à cette certi- 
tude la connaissance exacte de tous les cas où, au contraire, la 
netteté de la délimitation serait de mise. Eh bien ! libre à vous de 
les chercher, je ne m’y oppose en aucune façon ; souffrez seule- 
ment que je vous laisse travailler sans moi. Telle serait la 
réponse, si vous aviez affaire à un « preneur d'assaut ». 

Ce que l'on entend par les « unions » chez Scot, je vous le 
dirai volontiers, d’après ce Macedo cité dans ma note, que vous 
n'avez pas eu, Je le conçois, le temps de consulter. Ce passage est 
à la page 337 du deuxième tome : 


Vnum autem non inepte, obseruo. Solere Diuum Thomam amare 
diuisiones, Scotus contra vniones diligere. Apparet discurrendo. S. 
Thomas Angelos vult omnino specie discretos. Scotus specie vnitos : 
numero tantum differentes. S. Thomas distinguit potentias realiter ab 
anima (de hac enim ago distinctione) Scotus minime. S. Thomas, 
ponit in homine cum concipitur tres animas distinctas vegetatiuam 
sensitiuam, rationalem. Scotus vnam solam rationalem : reapse 
vaam, sed virtute multiplicem. Ita in iustificatione, D. Thomas indu- 
cit duas formas distinctas : alteram gratiam, alteram charitatem. 
Scotus vnam charitatem constituit vnionis auidus. [taque in eius 
profunda doctrina vniones inuenies : quo se illa gemmeam prodit. 
Hoc ab eo fonte profectum, quod vnus maxime secum est Scotus, ac 
hœrens sibi; nusquam a se discordem ac dissentientem deprehenderis. 
Scotum consulat qui amat vnitatem doctrinæ. (Collationes doctrinæ 
S. Thomæ et Scoti in secundo Sententiarum, Patavij, 1673, Collat. 7, 
Differ. 2, Iudicium). 


Voilà un peu ce que chez Scot et surtout chez ses disciples on 
a toujours entendu par « unions » et par « divisions » de S. 
Thomas. Désireriez-vous encore plus de « précision » Ÿ 

« Pourquoi aussi l'on a l'air de jeter un d'scrédit sur les. 
« divisions » de S. Thomas ? » — Pourquoi ? Oh ! c’est bien 
simple ! Vous vous honorez trop, Monsieur, de prendre place 


E. F. — XXV. — 24 


370 RÉPONSE 


au rang des chauds thomistes pour ne point pratiquer les « divi- 
sions » à la façon de S. Thomas. Il est d’ailleurs facile de s’en 
convaincre. C’est d’après ce principe que vous avez su donner 
ma note en la « divisant » d'avec le texte qu’elle commente, de 
telle façon que vos lecteurs n’ont pu savoir de quoi il tournait ; 
c'est en vertu de cette même loi qu’au lieu de citer intégralement 
ma note, vous avez eu soin de la « diviser » d’avec l'indication 
de la page de Macedo à laquelle tout s’expliquait. Plusieurs de 
vos lecteurs doivent posséder Macedo ; je cherche même à me 
persuader que vous faites à ce puissant interprète de Scot l’hon- 
neur de votre considération, comine je m'’honore à très bon 
droit de la compagnie assidue des meilleurs interprètes et com- 
mentateurs de S. Thomas. Et votre « division » était — com- 
ment ne pas le voir ? — de nature à aider prodigieusement vos 
lecteurs, et vous avec eux, dans ce travail de recherche des meil- 
leurs renseignements ! De semblables « divisions », inspirées 
sans doute par S. Thomas, puisque vous le suivez en tout, n’ont 
aucunement besoin que j'aie l'air de jeter un discrédit sur elles; 
elles ne se discréditent que trop d’elles-mèêmes. 

Monseigneur d'Hulst « répondaït fièrement » à un interrup- 
teur du Pala's-Bourbon : « Quand on ne distingue pas, Mon- 
sieur, on confond ». — Il avait ses raisons, lui, sans doute, 
pour être fier dans la circonstance. C’est précisément sa réponse 
que, sans ombre de fierté aucune, vous pouvez le croire, je vous 
adresse à vous-même : Vous n'avez, hélas ! su distinguer qu'in- 
suffisamment la séparation de Vacant qui me déplaîit d'avec la 
distinction que je n'ai pas conscience d'avoir nommée une seule 
fois : de là, ce vrai mèli-mêlo de ces deux choses si distinctes 
pourtant; puis, c’est à moi que vous prêtez l'intention ou le tort 
de confondre. Aller jusqu’à me prendre pour vous-même, c'est, 
de votre part, une gracieuseté dont je ne saurais me montrer ni 
assez flatté ni assez reconnaissant; ce n'en est pas moins le résul- 
tat d’une confusion. Et voilà comment c’est surtout bien près 
de chez vous qu’ «il y a des « unions » qui risquent fort de tour- 
ner à la confusion ». 

« Îl est certain que saint Thomas n'a jamais eu l'idée de 
prendre comme terme de compara'son pour signifier l'union 
entre le monde de la nature et le monde de la grâce, l'un'on qui 
existe entre l'épiderme de la main et l'épiderme de l'avant-bras ». 
Je le sais et je suis de l’avis de saint Thomas. Et si vous n'aviez 
pas, vous, opéré la « division » entre mon texte que vous ne 


A « L'AMI DU CLERGÉ » 371 


citez pas (1) et ma note que vous rapportez, tous vos lecteurs au- 
raient compris comment cette comparaison explique que l’œuvre 
de Dieu est tout entière faite sans solution de continuité, ét non 
pas seulement le point particulier auquel vous vous bornez. 
C’est une image, comme l’est la pierre d’attente dont je parle au 
texte : celle-ci n'appartient pas au mur de droite, ni au mur de 
gauche ; elle tient à tout l’édifice et qui veut la « diviser » s’ex- 
pose fort à tout jeter par terre. 

« Jamais l’idée non plus de comparer la « fusion » des deux 
Testaments à la fus:on du vieil homme de la nature avec l'homme 
nouveau de la grâce, comme si l'Ancien Testament n'était pas 
déja du monde de la grâce ». Si ce que vous avancez est bien 
exact, je le regrette pour le grand saint Thomas, car, précisément 
parce que l'Ancien Testament était déjà du monde de la grâce, 
Ja comparaison est on ne peut plus légitime. Permettez-moi, 
pourtant, de supposer, jusqu’à preuve du contraire, que ce n'est 
pas saint Thomas qui vous a appris à « diviser » l’homme de la 
grâce d'avec l’homme de la nature au point de tomber sous 
l’anathème fulminé par le concile de Trente contre ceux qui 
admettent, même avant le péché originel, l’homme constitué à 
l'état de pure nature. (Sess. 5, can. 1). 

« Jamais encore l’idée de parler de casier de lingerie en sujets 
aussi grands ». Vous avez été choqué, Monsieur, par l’image du 
casier de lingerie, et ceci prouve la sensibilité, l'impressionnabi- 
lité de votre excellent naturel : de tout mon cœur je vous en féli- 
citerais, si je croyais qu’il y eût lieu. Je m'étonne, tout de même, 
qu’un homme habitué à « la pratique de saint Thomas » n'ait 
pas été surtout frappé par l’idée des compartiments absolument 
définis si conformes à ses désirs de « précision » et de «divisions». 
Puisque vous aimez tant les compartiments absolument définis 
qui donnent à chaque créature une place à part fixe et bien pré- 
cise, vous devriez aimer l’image qui rend cette idée. Et s’il y a, 
en cela, quelque chose d’indigne de « sujets aussi grands », la 
faute en est, non pas à l’image, mais à la conception qui entraîne 


(1) Voici le texte : « Rien n’oblige à se représenter Dieu comme un mauvais archi- 
tecte, incapable d'avoir conçu d'avance le plan de son édifice. La construction se 
fera par assises, sans doute, puisque c’est dans l’ordre de tout ce qui n'est pas infi- 
pi ; mais les pierres d'attente seront dés l’abord ménagées, chacune à sa vraie place, 
pour lier les diverses parties de la construction à mesure qu’elle s'élèvera. En créant 
l'âme humaine destinée par nature à une vie surnaturelle, Dieu a disposé en elle des: 
aptitudes naturelles à cette vie surnaturelle. » 


372 RÉPONSE 


l'image. Or, une telle conception — tenez-le pour bien sûr — 
ne fut Jamais Ja mienne. 

« Voila de ces « imprécis'ons » auxquelles n’habitue pas la pra- 
tique de saint Thomas, ni non plus, pensons-nous, la pratique de 
Scot ». — Même le casier de lingerie, une « imprécision », selon 
vous ! Mais où faudra-t-il donc aller, Monsieur, pour satisfaire 
votre passion de « précision » et de « divisions » ? La pratique 
de saint Thomas ne vous a pas habitué à voir de ces sortes d’im- 
précisions ? Précisons donc, en nous aidant de saint Thomas et 
lisons, à la suite de l’article 3 de la question 65 de la première 
partie (Somme Théologique), la réponse ad 1" : 


In productione rerum est aliquis ordo, non quidem ut una creatura 
creetur ab alia, hoc enim impossibile est, sed ità quod ex divina 
sapientia dirersi gradus in creaturis constiluantur. 


Voilà ce que « la pratique de saint Thomas » pourrait habi- 
tuer à concevoir. 

Mais elle n’habituerait jamais à concevoir le Saint comme un 
homme capable de prendre un mot pour un autre ; non : il sait 
bien, n'est ce pas ? ce qu'il veut dire et il sait comment exprimer 
sa pensée. Diversité donc, signifie, chez lui, diversité et rien que 
diversité. Ce mot « diversité » n'équivaut pas, à ses yeux, à 
d'fférence, ni à dissemblance, ni à d'stance, ni à disproportion, ni 
à inégal'té, ni à disparité, ni à variété, ni à altérité, ni à d'stinc- 
t'on, ni à séparation ; il reste avec son sens propre de « diver- 
sité » qui, étant adversatif, implique un rapport de contrariété, 
d'opposition, un défaut d'accord : ce mot, pour saint Thomas, 
signifie une différence essentielle fondée sur ce que, tout être 
étant, à son sens, matière et forme et rien que cela, chaque créa- 
ture individuelle se sépare absolument de toute autre créature 
individuelle par sa matière qui est la sienne à l'exclusion de tout 
autre individu et par sa forme qui est également la sienne à l’ex- 
clusion de tout autre individu. Il ne peut donc y avoir rien de 
commun entre cet individu et les autres enfants du Père céleste, 
créateur de toutes choses. J’emprunte ici, d’ailleurs, le texte à 
saint Thomas, dans son Commentaire sur Boëce : 


Sicut partes generis sunt materia et forma : ita individui sunt hæc 
materia et hæc forma. Unde sicut diversitatem in genere vel specie 
facit diversitas materiæ vel formæ absolute, ita diversitatem in numero 
facit hæc forma et hæc materia. (Quœæs. 4, art. 2). 


A « L’AMI DU CLERGÉ » 373 


Et, pour vous prouver combien « l’imprécision » scotiste 
peut, ici encore, tourner à la confusion, je vous soumets cette 
simple considération de synonymie empruntée à l'Exposition 
de Scot sur la Métaphysique d’Aristote : 


Differentia in aliquo conveniunt et in aliquo differunt, diversa vero, 
quæ proprie et primo sunt diversa, se tatis differunt. (Lib. À, Sum. 
2,C. 1, n° 35). 


Ou, si vous aimez mieux, avec un peu plus de développe- 
ments : 


Diversa proprie dicuntur quæ ut sic non respiciunt aliquam conve- 
nientiam, sed solum dicuntur diversa ut non conveniunt : et ex hoc 
sequitur quod illa qux in nullo simpliciter conveniunt, sunt proprie 
diversa, ut sunt ultimæ differentiæ. (Jbid. Lib. V, Sum. 2, n° 76). 

Fort de cette « imprécision », Scot employait le moins pos- 
sible ce mot diversa, en parlant des choses faisant partie de 
l'œuvre de Dieu créé et réalisé ; 1à, il aimait mieux voir une 
simple distinction réelle qui lui semblait suffire pour qu'on ne 
prit pas ind'stinctement une chose pour une autre chose; quant 
au mot diversa, il le réservait et, lui laissant toute sa significa- 
tion propre, il en qualifiait de préférence les concepts logiques, 
œuvre tout humaine dans laquelle l’analvse s'impose, très rigou- 
reuse méme, de toute nécessité. Voilà à quel point Scot osa 
nous former à |’ « imprécision ». 

Pour me borner à un exemple, la division lue, il n’y a qu’un 
instant, au Commenta're de Boëce, se retrouve, chez lui, mais 
exprimée bien différemment ; Scot écrira : 


Duplex est rerum distinctio, materialis et formalis, matcrialis indi- 
viduorum, formalis specierum cet materialis est propter formalem. 
(Quæstiones subtilissimæ super Libros Metaphysicorum Aristotelis. 
Lib. XIT, quæs. 28). 


Si l’on veut parler des objets réels, des choses existantes, tra- 
duirais-je volontiers, qu'il s'agisse d'individus ou qu'il soit 
question d'espèces, la diversité proprement dite n'existe pas, il 
n’y a que distinction ; mais, dans l’un comme dens l’autre cas, 
Ja distinction tient à l'essence. 

Oh ! je sais bien que, dans la Somme T'héologique (1'° Part. 


374 RÉPONSE 


quæs. 47, art. 2), saint Thomas utilise la même définition dans 
un sens qui ne ressemble guère à ce que je viens d'écrire; je sais 
même qu'avec une « précision » qui semble tenir d’un tour de 
force, il en tire une conséquence qui ne sera jamais assez admi- 
rée des amis de la division. Il en conclut que, dans les choses 
incorruptibles (les anges, les corps célestes, par exemple), il ne 
peut jamais y avoir qu’un individu par espèce. De ce chef- 
d'œuvre de vue d'ensemble, Gilles de Rome (ou l’auteur quel 
qu'il soit du Correctorium Corruptorü librorum S. Thomæ 
Aquinatis) concluait, à la stupéfaction des habitants présumés de 
Saturne ou de Jupiter, qu'il ne pouvait pas y avoir plusieurs 
lunes, une seule ayant épuisé la matière créée par Dieu pour 
être enlunée ! | 

A l'article 1 de la même question, Saint Thomas avait fait 
sienne cette magnifique conception de saint Denis suivant 
laquelle, comme il n’y a pas d’être créé qui soit, à lui seul, en 
état de représenter adéquatement la divine bonté, Dieu opérant 
une sorte de répartition de rôles, a multiplié ces créatures afin 
que chacune exprimant à sa façon et selon qu'elle le peut, 
quelque particularité, quelque aspect de cette bonté, l'ensemble 
de l’univers la représentât plus suffisamment que ne l’eût fait 
une seule créature. Mais il conclura, lui : Deus produxit multas 
et diversas. Chez Scot, la conclusion du même argument est 
celle-ci : 


Res ad invicem sunt distinctæ per voluntatem primi, ut ejus boni- 
tas in diversis manifestetur (loc. cilaf.). 


Avec lui, les manifestations seules du Créateur sont diverses ; 
les créatures, les réalités, les choses, distinctes ! 

Toujours bien d'accord avec lui-même, saint Thomas explique 
mieux encore le fond de sa pensée dans la Somme contre les 
Gent'ls où (L'b. 3, cap. 97), donnant le même argument, il 
« précise » cette comparaison : 


Ut quod perfecte ab uno aliquo repræsentari non potest, per diver- 
sa diversimode perfectiori modo repræsentaretur, nam et homo quum 
mentis conceptum uno vocali verbo videt sufficienter exprimi non 
posse, verba diversimode multiplicat ad exprimendam per diversa suæ 
mentis conceptionem. 


Si la comparaison qu'on vient de lire rend bien la pensée du 


A # L’AMI DU CLERGÉ » 375 


saint Docteur, comment croire que l'impuissance ne vient pas 
non point du côté de l'incapacité évidente de la créature, mais 
de la part de Dieu ? L’homme qui ne sait pas trouver le terme 
pour exprimer sa pensée d’un seul mot, se met à bredouiller, 
il multiplie les paroles et finit par faire connaître, dans sa géné- 
ralité et par à peu près, le sens de ce qu’il tenait à dire. 

Ainsi aurait fait Dieu ! 

Vaille que vaille, il réalisa successivement et, à mesure qu’il 
s'aperçut de l’imperfection des précédentes, il multiplia des 
expressions de moins en moins infidèles de sa Bonté. La der- 
nière « imprécision » due à cette « impuissance » aurait été Notre- 
Seigneur Jésus-Christ : A ce premier-né de toute créature par 
lequel il a fait les siècles, Dieu n'aurait jamais songé si, la chute 
d'Adam et d’Eve lui ouvrant enfin les yeux, le Créateur n'eut 
constaté combien il avait mal réussi à exprimer sa Bonté ! 

Et vous voudriez m'obliger à entendre avec cette « précision » 
les premiers versets de l’Épitre aux Hébreux ? 

Oscrons-nous comparer à cela l’« imprécision » scotiste qui 
fait voir, dès le commencement de la créature, dès avant la cons- 
titution du monde, la première pensée, le premier amour de 
Dieu allant à Jésus-Christ, premier dans l'intention, dernier 
selon l’exécution, évoqué, figuré, préparé, attiré par toutes les 
créatures qui, toujours bien distinctes et jamais diverses, 
aident même à concevoir l'union des Personnes divines abso- 
lument distinctes et aussi inséparables qu'elles se révèlent 
distinctes ! Dès le commencement, la création est bonne. 

Grâce à cette « imprécision »,je conçois qu’on puisse, jusqu’à 
un certain point, appliquer au monde plus grand de la création 
matérielle, la loi du monde en miniature des âmes faites à 
l’image de Dieu : Sint unum sicut et nos unum sumus ! L'har- 
monie apparaît comme la souveraine loi de l’œuvre de Dieu et 
la surnaturelle charité exerce déjà un commencement d’empire 
au sein de la nature matérielle admise, elle aussi, à vivre sous la 
loi de grâce. L'Eucharistie révèlera combien est vraie sa sublime 
surexaltation ! Educas panem de terra. 

Aussi la sainte Église ne se contente pas d'inviter simplement 
la création entière, fout ce qui est sous le ciel, à une louange 
générale en reconnaissance des bienfaits naturels de Dieu ; elle 
cherche à associer tout le créé aux joies de la naissance de 
l'Enfant-Dieu avec qui la grâce a fait une nouvelle et si tou- 


376 | RÉPONSE 


chante apparition sur notre terre, c'est toute créature qu'elle 
veut relever jusqu’à cette grâce, jusqu’à ce salut : 


Hunc astra, tellus, æquora, 
Hunc omne quod cælo subest 
Salutis auctorem novæ 
Novo salutat cantico ; 


Et, aux jours des grandes douleurs, en lui faisant part du 
deuil qui la frappe, c’est encore à toute créature qu’elle rappelle 
qu'aucun être n'a été étranger aux ineffables bienfaits de la 


Rédemption : 


Terra, pontus, astra, mundus 
Quo lavantur flumine. 


Voilà jusqu'où pourraient, hélas ! nous entraîner certaines 
« imprécisions » de Scot ! 

Mais saint Thomas préfère une diversité et une diversité de 
degrés entre les créatures : diversi gradus. Il construit l'édifice 
du monde par assises superposées, s'appuyant les unes sur les 
autres, mais sans ligature aucune et, à l'ordre hiérarchique et 
aux influences près, indépendantes les unes des autres : l’une est 
ici, l’autre se trouve à ; mais c’est tout ! Si l’une est au-dessus 
de l’autre, c'est que la nature de la première est plus élevée, plus 
digne que celle de la seconde ; qu'elle a le privilège d’exercer sur 
celle-ci des influences sans jamais en pouvoir recevoir, ces in- 
fluences descendant de degré en degré et ne pouvant se relever 
pour remonter jusqu’à leur origine.Le 124° chapitre du Compen- 
dium Theologiæ Ad Fratrem Reginaldum socium suum caris- 
simum a pour titre : Quod Deus per superiores creaturas regit 
inferiores et là, on peut lire : 


Superiores igitur creaturæ comparantur ad inferiores in ordine 
divinæ providentiæ sicut agens ad patiens.. Utrumque ïigitur Deus 
creaturæ communicat, et quod bona sit, et quod una aliam ad bonum 
inducat. Sic igitur per quasdam creaturas, alias ad bonum inducit. 


Il admet donc la situation privilégiée des unes relativement 
aux autres, sans autre preuve ni raison parce que, apparemment, 
les preuves et les raisons auront été fournies ailleurs, par exem- 


A « L'AMI DU CLERGÉ » 377 


ple au chapitre de la Somme contre les Gentils cité précédemment 
et, s'expliquant par la comparaison suivante : 


Quod participat ab aliquo agente similitudinem formæ, ct actionis, 
perfectius est eo quod participat similitudinem formæ, et non actio- 
nis, sicut luna perfectius recipit lumen a sole, quæ non solum fit 
lucida, sed etiam illuminat, quam corpora opaca, quæ illuminantur 
tantum et non illuminant. 


il conclut : 
Deus igitur per creaturas superiores inferiores gubernat. 


Il fallait pourtant, cela admis, se tirer d’une objection du 
genre de celle que voici : La lampe qui m’éclaire, le soir, quand 
je travaille vaut, à ce compte, beaucoup plus que moi qui en 
suis éclairé et ne l’éclaire point. La difficulté était d’autant plus 
réelle que, dans le système de saint Thomas, l’intellizence qui 
fait à peu près tout l’homme, est sans doute reconnue active, 
mais à sa façon. Comme elle ne renferme aucune forme déter- 
minée en elle-même, 1l faut qu'elle se comporte vis-à-vis de la 
donnée sensible qu'elle reçoit comme une puissance pure et sans 
détermination aucune. 


Species intelligibilis se habet ad intellectum ut quo intelligit intel- 
lectus (ra 7w. quæs. 85, art. 2). — Intellectum in actu est intellectus 
in actu in quantum similitudo rei intellectæ est forma intellectus, 
sicut similitudo rei sensibilis est forma sensus in actu. (/bid. ad rw). 


L'intelhgence ne peut, dans ces conditions, qu’agir sur ce 
qu'elle reçoit, c’est-à-dire sur la donnée sensible, mais sans rien 
lui ajouter ; elle en tire seulement ce que cette donnée contient 
implicitement. Toute connaissance positive est donc renfermée 
dans ce que l'imagination est capable de se représenter ; or, l’ima- 
gination dépend évidemment du sens et, par suite, de l’objet 
matériel exerçant, non plus comme avec Scot, le simple rôle de 
moteur chargé de mettre en branle la faculté intellective qui 
après continuera son action propre. Îl est, ici, actualisant et, par 
suite, déterminant et spécifiant les puissances qui, séparées par 
une distinction réelle demeurent néanmoins, sans lui, purement 
virtuelles, ce système admettant l'identification absolue du prin- 
cipe actif et du principe spécifique. Quand vous aurez ajouté à 


cette première « précision » que, dans ce mécanisme, l'intelli- 
/ 


378 RÉPONSE 


gence transmet à la volonté l’action, le mouvement qu'elle vient 
de recevoir de la donnée sensible : Jntellectus comparatur ad 
voluntatem ut movens (1° 1®, quæs. 83, art. 4, ad 3"), vous 
€prouverez la tentation de vous demander ce que sont devenues 
et la liberté humaine et la prérogative qui constituait en l’homme 
une noblesse supérieure à celle du reste de la création matérielle, 
la supériorité relative des créatures devant se mesurer — saint 
Thomas le disait il n’y a qu’un instant — à leur degré respectif 
de participation au caractère actif de la divinité. À s’en tenir à 
ce principe, l’homme serait la moins digne de toutes les créa- 
tures matérielles puisqu'il dépend de tout, sur toute la ligne, dans 
son action, c’est-à-dire dans sa participation à l’activité divine. 
C’est une des moindres misères de ce régime de « séparation » 
entre l’activité et la passivité, sous le beau prétexte que l’action 
et l’opération ont toujours pour principe la forme, c'est-à-dire 
l'essence et qu'une seule et même essence ne peut pas être en 
même temps action et inertie, activité et passivité, acte et puis- 
sance : Modus operationis consequitur formam, quæ est opera- 
tionis principium, est-il dit à tout propos. De là, cetre concep- 
tion du monde organisé à la façon d’une cascade dont les eaux 
descendent toujours d'étage en étage, sans jamais remonter au 
lieu d'où elles sont issues. Rigans montes de superioribus suis, 
a-t-on dit fort souvent et avec beaucoup de raison pour dépein- 
dre saint Thomas; il y manquera toujours, pour que la concep- 
tion du monde créé soit complètement rendue, cet autre mot 
des Saintes Écritures : Ad locum, unde exeunt flumina, rever- 
tuntur ut iterum fluant. Ce ne sont pas, dans la conception 
thomiste de la constitution du monde, des casiers à lingerie, 
puisque l’image vous déplaît ; ce seront, si vous l’aimez mieux, 
les degrés d’un escalier s'appuyant les uns sur les autres, ceux 
d’en-haut pesant et ceux d’en-bas portant ; ce seront encore les 
tiroirs superposés d’un superbe meuble avec, si l’on veut, au- 
dessus, une artistique statu® de la Sainte-Vierge, un riche cruci- 
fix expressif au point d’arracher des larmes à l’impie le plus 
forcené : ces objets de piété ont été placés là par la bonne âme 
propriétaire de l’ensemble, tandis que l’ouvrier qui le construisit 
gaspille en plaisirs l'argent acquis en le fabriquant; et ainsi, 
pas plus l’inconduite de l’ouvrier que la piété de la propriétaire 
n'y ont, bien entendu, rien à voir avec l’ébénisterie elle-même, 
non plus, d’ailleurs, que les objets pieux qui la surmontent. 
Pour se faire une idée plus exacte de la précision du régime 


A « L'AMI DU CLERGÉ n 379 


de séparation installé de par saint Thomas, dans le monde créé, 
il suffit de méditer le deuxième article de cette même 65° ques- 
tion de la première partie. On y lit : 


In partibus universis unaquæque creatura est propter suum pro- 
prium actum et perfectionem, secundo autem creaturæ ignobiliores 
sunt propter nobiliores, sicut creaturæ quæ sunt infra hominem, sunt 
propter hominem, singulæ autem creaturæ sunt propter perfectionem 
totius universi, ulterius autem totum universum cum suis partibus 
ordinatur in Deum, in quantum in eis per quandam imitationem 
divina bonitas repræsentatur ad gloriam Dei. 


Voyez-vous ces quatre rapports, admirables, je n’en discon- 
viens pas, mais divergents, s'élançant du cœur de chaque créa- 
ture et ayant pour termes respectifs successivement le sujet créé 
lui-même; les créatures plus nobles ; l’ensemble de l'univers ; 
enfin, tout à fait après tout le reste, l’Auteur de toutes choses ? 
Quatre splendides rayons s’échappant du centre et se perdant, à 
l'infini, vers une circonférence qui ne se rencontre nulle part ! 

Lisez maintenant dans Scot : 


Deus est causa finalis omnium, et hoc non aliter nisi sicut propter 
quem amatæ sunt res. Deus enim omnia producit propter seipsum, et 
est finis immediatus omnium, ut propter se et a se, non ad se, ut ad 
fmem immediatum (Oxon. 4 Dist. 49, quæs. 8, n° 6, ad 4”). 


Dieu est la fin immédiate de toutes choses qui, produites par 
lui seul à l'être, n'ont été faites qu'à cause de lui; mais il n'est 
pas vrai qu'il soit la fin immédiate de tout dans ce sens que tout 
doive revenir immédiatement à lui. Non ! Dieu a fait chaque 
créature pour qu'elle le fasse connaître, pour qu'elle le fasse 
aimer, pour qu’elle le fasse servir par d’autres créatures; au jour 
de la moisson, mais alors seulement, ayant rempli ce rôle de 
récepteur, de producteur, d’accumulateur, de transmetteur de 
connaissance, de charité, d'activité divines, ces ouvrières auront 
le droit de retourner à leur Maître, cause finale de tout, pour 
lui présenter, dans l’enivrement de l’allégresse, leurs mains 
chargées de mille précieuses gerbes. 

Ici tout, étant fait à cause de Dieu seul, doit, avant tout, 
retourner à Dieu : aussi chaque créature part-elle directement de 
Dieu et revient-elle à lui, mais par voie indirecte, en se laissant 
utiliser par les autres êtres créés dont aucun n’a le droit de 


380 RÉPONSE 


dire : cette créature est à moi; elle a été faite pour moi! Toutes 
sont, avant tout, pour Dieu. Au lieu du mouvement rectiligne et 
divergent de tout à l’heure qui rappelait les éparpillements d’une 
fusée au milieu de la nuit, nous avons un mouvement circulaire 
partant de Dieu et aboutissant à lui après sa course : voilà une 
autre « imprécision » de Scot. J’en connais pourtant, des spé- 
cialistes de première valeur, de réels savants qui n'hésitent pas 
à affirmer que, n'eût-il pas un seul autre titre que celui-là, 
Scot mériterait de porter le nom de père et de créateur de la 
physique moderne, de la médecine, de l'astronomie, de la 
mécanique. 

C'est en présence de ce même principe du retour à Dieu que 
Scot se place quand il cherche à évaluer la grandeur relative des 
créatures. L'article 4 dela 8° question de son De Rerum Principio 
offre un admirable premier plan au tableau tracé quelques lignes 
plus haut par saint Thomas. 


Omnes partes mundi habent necessario mutuam determinationem 
et inclinationem ad alias, ut verum sit dicere, quod nihil sit de inte- 
gritate universi, quod non inclinetur ad aliud, aut sicut activum 
illius, aut sicut passivum, quæ duo ad se mutuo inclinantur. Quamvis 
autem determinata sint agentia respectu determinatarum potentiarum, 
et quanto creaturæ sunt altiores, tanto habent aspectus ad causas 
altiores : hoc tamen verum est, quod talis inclinatio ad aliquid aliud 
diffunditur per omnia activa et passiva quæ possunt esse partes 
universi. 


Si donc, pour Scot aussi, il y a action des créatures supé- 
rieures (ou du moins dites telles) sur les autres, il est également 
vrai que cette action ne se conçoit pas, selon lui, sans une action 
réciproque de celles-ci sur les premières : c’est ce que l'on traduit 
universellement de nos jours en disant que toute action appelle 
une réaction. Voilà, du coup, une determination et une inclina- 
t'on qui se répondent au fond de tout être créé : elles doivent 
le relier, non plus seulement avec les êtres immédiatement infé- 
rieurs, inais avec tout le reste de la création. De plus, le regard 
(aspectus ; et non, respectus) de tout créé tend vers plus haut et 
non plus vers plus bas que soi: la première et principale fonction 
de toute créature, c’est d’aspirer à Dieu. Elle aspire même d’au- 
tant plus puissamment vers lui qu’elle est plus élevée, si bien que 
Ossuna, copiant Scot, a donné pour mesure de la grandeur 
d'une créature quelconque sa capacité et son besoin de Dieu! 


A « L'AMI DU CLERGÉ » 381 


Voilà une autre « imprécision » scotiste qu'il était, ai-je cru, bon 
de dénoncer, afin que vous puissiez la réduire à sa valeur. 
Après comparaison, continuerez-vous à affirmer que l'ordre 
que saint Thomas a su découvrir au sein de l'univers créé n’est 
pas moins admirable que celui que nous a montré Scot? Selon 
lui, de fait, tous les êtres se trouvent ordonnés, très rigoureuse- 
ment même, réciproquement et par rapport à leur Créateur. 


Quæcumque sunt a Deo, ordinem habent ad invicem et ad ipsum 
Deum (74 Part, quaes. 47, art. 3). 


C'est on ne peut plus exact ; seulement, on peut en dire autant 
d’un tas de pommes de terre ; à plus forte raison de la dévote 
commode de tantôt : quand ses tiroirs sont bien remplis et 
fermés et qu’on a eu soin de faire disparaître la poussière : alors, 
tout est comme il faut ! De cet ordre général du monde, saint 
Thomas va jusqu’à tirer une preuve de l'unité de Dieu. (Zb:d. 
quæs. 11, art. 3.) C'est un ordre fatal, si absolument rigoureux 
qu'il entraîne une interdiction pour Dieu de fabriquer un 
monde autre que celui qui fut créé. Lisez plutôt ce ad 3" de 
l'article 3 de la 47° question que je viens de citer : 


Mundus constat ex tota sua materia : non enim est possibile esse 
aliam terram, quam istam, quia omnis terra ferretur naturaliter ad 
hoc medium ubicumque esset. Ft eadem ratio est de aliis corporibus 
quæ sunt partes mundi. 


Voilà, certes, oh ! oui, voilà une grandiose conception qui 
fait, pour sûr, de saint Thomas, le père de l'astronomie 
moderne, le précurseur des Copernic, des Képler et des Newton! 
J'ai connu des théologiens qui, après lecture de ces lignes, ont 
pensé que le divin saint Thomas ne reconnaissait pas à Dieu la 
toute puissance, du moment qu’il lui refusait le pouvoir de 
créer une seconde terre. 

Admirable pendant à l'unique lune possible de tantôt ! 

Le système de « séparation » que vous faites admirer comme 
un chef-d'œuvre de « précision » chez saint Thomas, je ne me 
refuserais pas, moi aussi, à l’admirer et à l’adopter si l’on con- 
sentait à m'accorder qu'il est seulement le système de nos concep- 
tions, et nullement celui des réalités ; qu'il dit l'ordre logique, 
mais non l’ordre métaphysique. Ce que je ne parviendrai jamais 
à saisir, c’est que telle soit — comme le veut réellement saint 


382 RÉPONSE 


Thomas— /a constitution de l'univers de par la divine Sagesse. 
N'est-ce pas de lui que j'ai cité : IN PRODUCTIONE RERUM est 
aliquis ordo... ut EX DIVINA SAPIENTIA d'versi gradus in crea- 
turis CONSTITUANTUR ? Effacez simplement les mots plus forte- 
ment soulignés dans cette phrase et dites : Afin de mieux nous 
rendre compte de l'univers, nous allons, nous, en isoler les par- 
lies, parce que nous avons besoin de les connaître isolément ; 
mais ce n’est là qu’une opération de notre entendement incapable 
de tout embrasser d’un seul coup. Si nous pratiquons cette opé- 
ration, c’est précisément afin de bien nous rendre compte du 
nœud, de l’attache qui permettait la circulation de la vie entre ces 
membres séparés provisoirement et qu’une fois l’étudeterminée, 
nous tâcherons de recoudre ensemble. — Jusque-là, fort bien ! 

Mais on ne me fera jamais admettre que la pièce dépecée et 
servie à table soit très exactement le gibier que le chasseur pour- 
suivait hier ! On aura beau me dire, voyez : il n’y manque abso- 
lument rien ; c’est le même animal qui courait si lestement ! 
Tous ses membres, toutes ses parties sont intégralement là, sur 
ce plat! — Il n’y manque rien ? Ah ! Pardon : il y manque 
tout, par le fait qu'il y manque l’union de toutes ces parties 
mortes désormais, parce que désunies. Vous avez mis, c'est très 
vrai, la pauvre bête dans l'état où il nous la fallait pour la 
manger ; mais ne prétendez pas que la divine Sagesse l’eût cons- 
tituée telle, qu’elle l’eût fait naître et venir au monde dépecée et 
rôtie : par nature, elle ne fut jamais le débris que vous me 
montrez sur ce plat, à la suite de votre opération. La dissection, 
l’autopsie sont assurément choses très utiles, voire indispensa- 
bles au chirurgien ; il semble permis de douter que l'avantage 
soit le même pour qui la subit. Aprè: mes explications, je ne 
vois nul inconvénient à ce que vous continuiez à pousser, comme 
précédemment, la confusion jusqu'au point d'attribuer à notre 
système d’ « unions » l’évidente «imprécision» de votre système 
de « séparation ». 

Quant à Scot, sa pratique — c’est absolument vrai — m'a 
enseigné une toute autre « imprécision ». Pour vous éviter la 
peine de la chercher dans les livres, je vous transcris ici un de 
ses passages : Voici cette « imprécision » de Scot; vous pour- 
rez confronter au De Rerum Principio (Quæst. 10.,nn° 23, 24.) 


Est sciendum quod cum mundus, secundum Dionysium. c. 7, de 
Divin. nom. ut supra dictum est, sit unus, quia suprema infimorura 


A « L'AMI DU CLERGEÉ » 383: 


conjunguntur cum infimis supremorum : sed si ordo universi diligenter 
inspiciatur, ligamentum in rebus imperfectioribus fit per plura, et per 
paturam magis universaliter sumptam. Et ne oporteat ad omnes 
gradus eorum descendere, hoc patet in magis manifestis. Mixtum et 
complexionatum ligatur cum vegetativo in omnibus herbis et arbo- 

nbus, vegetativum cum sensitivo in paucioribus, quia in solo uno. 
genere, scilicet in animali, ergo sensitivum, quod est finis intrinsecus 
paturæ, ligatur cum intellectuali, non in toto uno genere, sed in tota 

una specie, scilicet in homine. Videtis ergo quod in toto universo 
supremi infimorum, non secundum totum ambitum suum, ligantur 

cum infimis supremorum: in pluribusenim est mixtum quam comple- 

xionatum, complexionatum quam vegetativum, et vegetativum quam 
sensitivum. Et hoc est signum quod perfectio universi habet latitudi- 
nem basis, et tendit in conum, cujus perfectio terminatur in puncto 
unionis verbi Dei ad humanam naturam. Patet etiam quod universum 

non ligatur in ascendendo per omnes suas species, sed per perfectiores 

partes suas : unde vegetativumligatur cum sensitivo, non per esse vege- 

tativum, sed per perfectiora vegetativa, cujusmodi sunt animalia. Ex 
istis patet, quod nunquam natura inferior ligatur superiori per totam 
suam latitudinem, sed per conum unum, hoc est, per suum perfectius ; 

ergo natura sensitiva non ligatur secundum se totam, hoc est, secun- 

dum omnes suas species cum intellectiva, sed per conum suum, hic 
est homo, quia ostendi supra quod in homine de ratione sua est 

cognitio sensitiva. Et est advertendum, quod conus, quo natura infe- 

rior ligatur superiori, quanto magis intendimus in ascendendo, tanto: 
est strictior latitudine, et altior gradu et perfectione. Unde conus vege- 
tativæ altior est sua basi, quia non unitur sensitivo per omne vegeta- 
tivum, sed per magis perfectum. Et iste conus, seu pyramis consistit 
non in specie specialissima, sed est obtusus, quia consistit in genere, 

scilicet in omni animali. Conus autem sensitivæ, sive pyramis, qua 
ligatur cum intellectivo, minus est latus extrinsece, et magis altus in 
esse, quia consistit in una sola specie, quæ est homo, et altior est in 
gradu essentiali quam animal. Conus autem, sive pyramis hominis, 
quo ligatur cum Deo, adhuc est minoris latidudinis extensive, quia fit 
in solo uno homine Christo, et majoris altitudinis etiam rationalis 
omni alio homine. Videsne ordinem rerum, et ligamentum ipsarum 
per modum pyramidis ascendentium. 


Une pyramide gigantesque capable d'embrasser le monde 
entier des créatures, de les maintenir toutes chacune à sa place, 
non plus indépendamment les unes des autres comme le sont 
les soldats d'un même bataillon, mais en les unissant, en les 
soudant ensemble par le moyen d’un digamentum, sorte de mys- 
térieux ciment qui, tout enlaissant à chaque être sa nature propre, 


384 RÉPONSE 


solidarise tous les créés. Jésus-Christ aussi sera compris et com- 
pris, non plus accidentellement et par suite de je ne sais quelle 
occasion, mais d'unc façon jusqu’à un certain point essentielle, 
-en l'unique bloc parfaitement cohérent. Cette pyramide part de 
la création matérielle la plus infime qui se puisse concevoir et, 
s'élevant progressivement à travers chaque créé, enveloppe, 
pénètre, pétrit ensemble tout l'ouvrage divin et va l’unir, par 
delà le ciel, jusqu’au cœur même de Dieu, en Jésus-Christ et 
par Jésus-Christ, pointe et cime unique du monde créé. Cet 
ordre actuel de la création s’y trouve expliqué à l’aide de ce seul 
principe élémentaire bien connu du dernier arrivé des étudiants 
en logique : Dans tout terme, la compréhension est en raison 
inverse de l'extension ou, autrement, la richesse ontologique 
-des espèces est toujours proportionnelle à la rareté de ses indi- 
vidus. Telle est « l’imprécision » que vient de nous apprendre 
Scot. Celle-ci, je l'avoue, ne me rappelle en aucune façon l’admi- 
rable précision des casiers de lingerie ou des tiroirs de la si 
pieuse commode de tantôt. 

Vous vous demandez peut-être ce qu’il faut entendre par le 
« ligamentum » que j'ai nommé ? Scot, qui aime les « impréci- 
sions » dans la mesure où vous détestez vous-même les « divi- 


sions » répond : 


Quemadmodum membra unius corporis, et omnes articuli proce- 
dunt ab uno indeterminato per virtutem naturæ dirigentis, et propter 
illud unum a quo procedunt, uniuntur et ligantur, ita, suo modo, in 
toto mundo ex materia una homogenea communis omnis multitudo 
rerum procedit, cum non possit esse nisi unum primum indetermi- 
natum, cujus natura salvatur in omnibus posterioribus, sicut subs- 
tantia et quantitas seminis in omnibus membris, quamvis contracta 
per actus superadditos, sicut et semen per multa media, tamen in 
omnibus salvatur ratio materiæ primæ, quamvis contracta. (De 
Rerum Principio. Quaes. 8, art. 4, n° 29). 


La voilà, cette matière première indéterminée,mais déjà actua- 
lisée puisqu'elle a été jetée hors de sa cause par l'acte créateur 
dont elle est le terme et l’effet. C'est elle qui, identiquement la 
même au fond de tous les êtres créés, les rattache et les relie 
tous entre eux et avec Dieu dont elle est sortie, à la façon dont 
l'effet jaillit de sa cause, effet unique et universel comme la cause 
est universelle et unique. A la création matérielle dont le fond est 
supporté par une matière première unique et commune, on 


A « L'AMI DU CLERGÉ » 385 


comprend que la physique moderne assigne des lois universelles 
capables de régir tout un monde aussi bien que le plus petit 
grain de sable, de tracer une même route aux soleils à travers les 
immensités et à la goutte de sang dans les veines du moucheron. 
Voilà une « imprécision » de plus à la charge de Scot ! 

« Les « unions » de Scot n’ont rien de comparable avec ce que 
ses disciples modernes qualifient ainsi ». Je suis, je le suppose, 
un de ces disciples modernes que vous visez et, dès à présent, je 
vous adresse mes bien sincères remerciements de ce que vous 
avez daigné vous arrêter à demi-mot et suspendre votre plume 
sans avoir écrit « moderniste », au lieu de « moderne », ce qui 
ferait merveilleusement ici. Donc, selon vous, je ne suis pas 
moderniste. [l faut vraiment qu'il n’y ait en moi rien, mais 
absolument rien de moderniste pour que vous n'ayez pas réussi 
à discerner, à préciser, à fixer quelque pointe si fine fût-elle de 
cette hérésie-là chez un homme qui ose préférer Scot à saint 
Thomas alors pourtant qu'on prête à un pape un mot comme 
celui-ci : Qui eum impugnant semper sunt de veritate suspecti ! 
Mais, moi, vous en convenez par le fait de votre silence, je ne 
suis en aucune façon, à aucun degré moderniste, malgré mes 
préférences très accentuées et très affichées qui me portent vers 
Scot plutôt que vers saint Thomas. 

Je suis simplement moderne. Seulement, qu'est-ce que cela 
veut dire, être moderne ? Avez-vous défini, Monsieur ? Avez-vous 
précisé, vous, l'ami passionné des « divisions » ? Avez-vous fixé 
en quoi, par quoi et pourquoi je suis plus moderne que vous ? 
Vous me citez, vous, Monseigneur d’'Hulst qui mourut, ce me 
semble, 1l n’y a pas si longtemps; et moi, qui n'ai pour compa- 
_gnons d'existence que des jeunes gens dont le plus moderne, si 
je ne me trompe, est ce même Macedo de tout à l’heure qui avait 
plus de quatre-vingts ans quand il publia, entre 1671 et 1680, 
ses Comparaisons entre les doctrines de saint Thomas et de Scot, 
Si vous pouviez voir combien ils sont peu modernes, mes insé- 
parables compagnons que je vois là, dans ces rayons non pas de 
lingerie, mais de bibliothèque et qui ne se lassent pas de me 
souffler tout ce que je vous écris ! Pour m'avoir pris pour un 
moderne, il a fallu, Monsieur, que vous m'ayez, une fois de 
plus, confondu avec vous-même, ce qui assurément me flatte au 
suprême degré d'autant que j'y vois combien « la pratique de 
saint Thomas » vous a rendu éminent dans l’art de la précision 
et des « divisions ». Bien plus, c’est à vous qu'il faudrait, s’il en 


E. F. — XXV. — 25 


386 RÉPONSE 


est ainsi, appliquer votre phrase devenant, alors, absolument 
exacte : Les « unions » de Scot n'ont rien de comparable avec 
ce que ses disciples modernes qualifient ainsi. Que vous devez, 
Monsieur, vous estimer heureux si vous êtes devenu, à force 
d'étudier saint Thomas, le disciple sincère du Docteur Subtil ! 
Combien d’autres ont fait exactement comme vous ! 

« Ce n’est pas la première fois que les Scotistes font tort a 
Scot, de même que les Augustiniens de jadis ont fait tort à 
saint Augustin, de même que les démocrates d'aujourd'hui 
Jont tort à la démocratie, et que plus d'un Thomiste même n’a 
pas été sans faire tort à saint Thomas ». Combien vous aviez 
raison de discerner en vous un ami, un fidèle, un champion de 
Scot! Non pas un scotiste, ah! pas du tout ; mais un épris de 
Scot qui s'intéresse vivement à lui et regrette le tort que lui cau- 
sent les scotistes ! Pour ne pas faire tort à Scot, les scotistes 
devraient évidemment faire comme vous faites, vous, son ami, 
son inséparable disciple : n’en jamais parler, sinon pour le met- 
tre aussi bas que possible. Ils pourraient également adopter la 
méthode des scotistes de Salamanque qui, en 1628, tout payés 
qu'ils étaient pour enseigner Scot, essayèrent de se lier par Île 
serment de ne prononcer son nom que dans les cas où son 
enseignement serait absolument conforme à celui de saint Tho- 
mas. Cet amour si exagéré de Scot précipita la déchéance de 
cette université. Il y aurait encore un moyen : ce serait de traiter 
Scot à la façon dont vous avez eu l'amabilité d'en agir envers 
moi-même, l'identifier à vous au point de lui attribuer chacune 
de vos propres théories de manière à effacer tout ce qu'il y a, 
chez lui, d’original, d’actuel, de vivant. Ce seraient autant de 
moyens de le faire oublier : personne ne songerait plus à lui ; on 
ne lui ferait plus de tort ! Tel le client de l'avocat Pathelin. — 
Voyez, Monsieur, combien je suis, moi, peu moderne. — Agne- 
let, dis-je, égorgeait les agneaux de son maître afin de les empèê- 
cher de mourir de la clavelée : Oh ! la délicieuse tendresse ! 

Pour venger Scot, vous m'avez dénoncé au public comme un 
scotiste qui ferait tort à Scot. Quelles « unions » aussi, j'avais 
imaginées ! J'avais rêvé que, d’un même acte créateur, Dieu a pu 
jeter hors des possibles et amener à l'être une matière première 
homogène, actualisée, déjà apte à recevoir ultérieurement, sous 
l’impulsion continuée de Dieu, toutes les dispositions possibles 
et imaginables ; j’entretenais l'illusion que cette impulsion sur- 
venue à la matière première aurait pu être à la fois nature et 


A « L’AMI DU CLERGÉ » 387 


surnature, Dieu ayant, par un libre effet de sa puissance et de sa 
bonté, communiqué l’une et l’autre chose en même temps. Dans 
ma pensée, tout provenait de lui, rien que de lui et, de plus, 
tout était communiqué par un seul et même acte capable, soit 
de revêtir plusieurs formes, soit de réaliser dans un être unique 
des effets multiples. À penser autrement, j'aurais craint de refu- 
ser à Dieu la plénitude de la toute puissance. 

En créant toutes choses pour lui seul, Dieu me semblait avoir, 
dès le premier instant, pourvu chaque créature de toutes Îles 
aptitudes requises pour tendre à lui d’une manière conforme à 
la nature reçue. Par ce don, il prouvait combien il voulait ce 
retour à lui du monde fait tout exprès pour cela. Pour le minéral, 
pour la plante, pour l’animal dépourvu d'intelligence, remonter 
jusqu’à Dieu, c'était concourir à la louange de Dieu sans le 
savoir, sans pouvoir se dispenser de s’y prêter, par le fait qu'en 
se conservant au milieu des autres créatures, il manifestait la 
bonté, la sagesse, la beauté du Créateur : à sa manière, il le fai- 
sait aimer. Pour l’homme raisonnable et libre, c'était remplir 
exactement le même rôle, mais en s’en rendant compte, mais en 
le voulant bien, d’une façon, en un mot harmonisée avec l’intel- 
ligence et la volonté libre qui lui sont échues en partage. C'était, 
dès lors, consentir à entretenir l'intelligence et la volonté au 
moyen de Dieu, leur objet propre et leur aliment spécial. Dans 
cet être naturellement surnaturel, je concevais une faim toute 
naturelle montant de son propre fonds et une alimentation abso- 
lument surnaturelle descendant de la grâce divine, et je crois 
encore qu'ici, si la faim réclame l'aliment, celui-ci aiguise la 
faim plutôt qu'il ne la rassasie. De là, la difficulté, pour nous, 
de délimiter avec exactitude la faim de la nature et l’œuvre de la 
grâce, choses absolument distinctes, mais pour Dieu. Aussi 
n’aurais-je garde de chercher une « séparation» entre ces époux 
distincts, mais unis par Dieu et reconnus tels par Scot. 

A nos « Études Franciscaines », vous reprochez de s'être 
laissé prendre d’assaut par moi et d’être devenues des Études 
« deuxième manière ». (1) Ce que vous vous permettez de dire 
là est, comme toujours, si peu exact que, pour peu que vous 
eussiez eu la patience ou le temps de vous rendre compte des 
propositions que vous lancez, vous vous seriez aussitôt aperçu 
que jamais je n’ai eu besoin de prendre d'assaut ces « Études 
Franciscaines » dont la porte m’est demeurée ouverte depuis le 


(1) Ami du clergé, même numéro, page 160. 


388 RÉPONSE 


premier jour. Consultez seulement la collection complète et, 
dans le premier cahier paru, dès le premier janvier 1899, vous 
me reconnaîtrez signart de mon nom — car je n'ai, moi, 
aucune raison de cacher que c’est moi qui écris — vous m'y 
trouverez, dis-je, avec la même tendance nettement scotiste qu 
vous ennule aujourd'hui si fort ; toutes les fois que j'ai eu le 
temps de travailler pour elles, elles m'ont fait un accueil bien 
capable de dédommager des petites impertinences venues d'ail- 
leurs. Ceci vous prouvera que ces « Etudes Franciscaines » 
n'ont aucunement besoin d'aller apprendre à l’école de « l’Ami 
du Clergé » comment on concilie avec la vieilleformule Zn dubüs 
hbertas, in omnibus charitas, un culte très sincère pour saint 
Thomas qu’on ne confond pas, là, avec une sotte adoration par 
laquelle plus d’un thomiste, dites-vousavec infiniment de raison, 
«n'a pas été sans faire tort à saint Thomas. » 

J'envoie copie de cette lettre. aux « Etudes Franciscaines », et 

quant à vous, Monsieur, j'ose croire que votre caractère et vos 
fonctions — peut-être aussi le respect dû à caux qui vous ont lu 
— vous inspirerant une loyauté et une probité littéraires à la 
hauteur de l’acte de courtoisie que vous venez de m'imposer. 
… Car vous devez savoir « la pratique » de la soixante-deuxième 
question de la Secunda Secundæ où sont « précisées » la nature, 
l'obligation, l'urgence et les conditions de la réparation, avant 
toute sentence, des lésions injustes du prochain dans ses biens. 

Du reste, ne vous y méprenez pas : je n’ai ni le loisir ni sur- 
tout l’envie d'ouvrir une polémique ; j'ai simplement répondu à 
une provocation et à des interrogations. Les mêmes raisons qui 
m'ont déterminé à parler aujourd’hui m'imposeront à l’avenis 
l'obligation de ménager mon temps en vue de travaux d’un autre 
caractère et d’une plus grande utilité pour mes amis. 

C'est pourquoi, je vous demande instamment, Monsieur, 
d’avoir pour agréable que je garde mes préférences, comme 
vous aimez, je suppose, à garder les vôtres. Souvenez-vous seu- 
lement, si vous le voulez bien, de moi dans vos prières : ce sera 
le meilleur moyen de me témoigner de l'intérêt. En retour de 
l'une comme de l’autre chose, je vous promets, dès À pré- 
sent, la plus sincère reconnaissance et toute ma respectueuse 
considération. 


Carcassonne, le 11 mars 1911, centenaire de la naissance de 
Le Verrier. 
Fr. MICHEL-ANGE, Capucin. 


PROVINCE FRANCISCAINE DE BRETAGNE 


LE CONCORDAT GALLO-BRETON 


(1539-1669). 


Nous croyons qu'il n’est pas inutile de rappeler l'antique 
controverse qui exista parmi les Frères-Mineurs de langue 
bretonne, d’une part, et les Frères-Mineurs de langue française, 
d'autre part, faisant partie de la même Province franciscaine de 
Bretagne, et de montrer comment les Supérieurs Majeurs cher- 
chèrent à la solutionner, à l’aide d’un Concordat conclu entre 
les deux camps. | 

La dualité de langue dans une même province offre de 
grands avantages pour le maintien de l'esprit de la race et de 
son culte, pour l'étude et l’émulation, mais elle offre aussi des 
inconvénients sérieux de compétion et de rivalité, si la désunion 
parvient à brouiller les deux éléments. La concorde fraternelle 
doit régner entre eux, aussi bien qu'entre la petite et la grande 
patrie, tous droits sauvegardés : c’est l'unique solution du diffi- 
cile problème. | 

Les questions de race et de langue sont de celles qui sont les 
plus enracinées dans l'humanité. C’est ainsi que même de nos 
Jours nous voyons cet antagonisme se manifester intense dans 
tant de contrées, par exemple entre les Irlandais et les Anglais, 
les Flamandsetles Wallons, les Polonais et les Russes, etc. Même 
sous le froc, les moines n'arrivent pas toujours et tout d'un 
coup à dépouiller entièrement le vieil homme, ce qui ne saurait 
scandaliser personne, attendu que chacun, dans ces sortes de 
discussions, croit agir au mieux des intérêts de la religion et de 
son pays. 

Avant la grande Révolution, les provinces françaises gardaient 


390 LE CONCORDAT GALLO-BRETON 


une sorte d'autonomie et d’esprit de corps bien plus accentués 
que de nos jours, surtout en Bretagne, en ce pays qui avait été 
régi pendant tant de siècles par des ducs, à peu près indépen- 
dants de la monarchie française. Aussi il n’est pas étonnant que 
des difficultés se soient élevées en son sein, d’autant plus facile- 
ment que ses enfants, partagés en deux parts, parlent une langue 
différente. 

En effet, la Bretagne a été, presque de tout temps, divisée en 
deux sections à peu près égales ; l’une où l’on parle la langue 
bretonne, l’autre, lalangue française. Des neuf diocèses (réduits 
à cinq après le concordat), Rennes, Dol, Saint-Malo, Saint- 
Brieuc, Nantes étaient gallos; Tréguier, Vannes, Saint-Pol-de- 
Léon, Quimper étaient bretons bretonnants. La ligne de démar- 
cation n’a guère changé de nos jours, du moins dans les cam- 
pagnes, seulement la langue française s’est répandue à peu près 
partout, par suite des écoles publiques et du service militaire 
obligatoires. 

La Province de Bretagne, proprement dite, avait été érigée en 
1517 ; auparavant elle était rattachée à celle de Touraine. Elle 
comptait alors dix couvents : L’Zle Verte, en face Trégnier, 
fondé en 1434 ; Sainte-Catherine de Blavet, 1446 ; Bernon, près 
Sarzeau, Morbihan, 1449 ; Pontivy, 1456 ; Morlaix-Cuburien, 
1445 ; saint-Brieuc, 1451 ; L'Ile de Césambre, 1468 ; Treguier, 
1483 ; Landerneau, 1488 ; L’Abervrac’h, 1507. 

Deux couvents seulement, celui de Saint-Brieuc et celui de 
Césambre, se trouvaient situés sur la partie française. Au point 
de vue topographique, les Bretonnants avaient donc la supério- 
rité. Cependant il n’en était pas de même au point de vue du 
nombre, et finalement les Français devaient l’emporter par leurs 
votes. Ils réclamaient le droit commun : élire les plus dignes, 
sans tenir compte de la langue ! 

On trouve aux Archives du Finistère, à Quimper, un dossier 
considérable, très curieux et très intéressant sur cette contro- 
verse gallo-bretonne. Nous souhaitons qu’un érudit le mette à 
jour et le publie, car ce sujet passionne encore les nombreux 
celtes qui étudient l’idiome bretonetles traditions ancestrales. [ls 
trouveront là des mémoires pour et contre, d'un goût piquant... 

En attendant, nous croyons bon d'extraire de ce dossier les 
pièces diplomatiques, (1) après avoir fait observer que semblable 


(1) Archives du Finistère, H, 525. 


LÆ CONCORDAT GALLO-BRETON 391 


discussion eut lieu, non seulement parmi les Frères-Mineurs, 
mais parmi la plupart des Ordres religieux établis en Bretagne. 

Pour apaiser la controverse, on eut recours à un Statut sous 
forme de Concordat gallo-breton, élaboré par le Chapitre pro- 
vincial et confirmé par le Ministre Général de l'Ordre. Ce Con- 
cordat donnait surtout un règlement à suivre pour les élections 
des supérieurs ;1l décidait que le Provincial serait Breton pendant 
six ans et Français pendant trois ans seulement, à tour de rôle, 
les élections étant triennales dans l'Ordre franciscain. En voici 
la teneur : 

CONCORDAT accordé, consenty et soussigné par le P. Jean 
Diridolon, Ministre Provincial de Bretagne, par les Définiteurs 
et Vocaux du Chapitre tenu à Cuburien près Morlaix, le 31 août 
1539, approuvé par le Révérendissime P. Vincent Lunellus, 
Ministre général de tout l'Ordre de saint François. 

« En premier lieu et avant toutes choses, afin de détacher des 
cœurs des Frères toutes aversions, couroux et autres semblables, 
très indignes de tout chrétien, à plus forte raison d’un Frère- 
Mineur, et pour rétablir avec plus de facilité dans les esprits des 
Frères la paix perpétuelle et la charité si uniquement recomman- 
dée par Notre-Seigneur, et l’union par laquelle les petites choses 
deviennent grandes, après avoir banny la discorde qui ruine les 
plus grandes et les réduit à néant. A cette fin qu'ils puissent servir 
Dieu en pauvreté et humilité, et finalement pour pourvoir à ce 
qui est de justice et d'équité, le Révérendissime Père Général 
éteint tous litiges, procès, procédures et appellations faites et 
redoublées sans ordre entre le Père Ministre Provincial de la 
langue et nation bretonne bretonnante, et les Frères de la nation 
et langue gauloise, du commun consentement des parties, con- 
Jointement avec tous ceux du Chapitre, faisant défense, en vertu 
du Saint-Esprit, par le mérite de la sainte et salutaire obéissance, 
qu'aucun, pour quelque cause ou raison, sous quelque couleur 
ou prétexte que ce soit, n’ose par soi ou par autres, directement 
ou indirectement, attenter aucunement à l'encontre de ce que 
dessus, et en cas d’attentat celui qui en sera légitimement con- 
vaincu, soit immédiatement, en vertu de ce présent décret, privé 
du droit de voix passive ou active, comme un perturbateur de la 
paix. 

« En second lieu, on élira toujours au moins un Définiteur de 
la Nation et Langue gauloise. 

« Item, à l'avenir la Province sera gouvernée six ans de suite 


392 LE CONCORDAT GALLO-BRETON 


par des Ministres Provinciaux de la Nation et Langue bretonne 
bretonnante, etensuite trois ans seulement par un Ministre de la 
Nation et Langue gauloise, laquelle Nation gauloise prendra le 
gouvernement de la Province, aussitôt que le Père Ministre Pro- 
vincial actuel le P. Jean Diridolon aura achevé son triennat. 

« S'il arrive que ledit Ministre meure pendant son triennat, on 
en élira un autre de la même Nation et Langue de laquelle 1 
avait été choisy, lequel accomplira le résidu des trois ans que 
l’autre n'avait pu achever ». 

Ce Concordat pacifia les esprits ; 1l fut religieusement observé 
pendant plus d’un siècle, jusqu’en 1642, mais de nouvelles fon- 
dations ayant été faites et le nombre des religieux bretons français 
ayant augmenté, on jugea que ce statut ancien avait fait son temps 
et qu’il fallait le résilier de part et d’autre. Les Français objectè- 
rent que les nouvelles Constitutions Générales de l'Ordre n'en 
faisaient pas mention et que le Saint-Siège nel'avait pas approuvé. 

Les bas-bretons ne l’entendirent pas ainsi : ils recoururent, en 
1663, à la Sacrée Congrégation des Cardinaux établie pour 
présider aux affaires et consultations des Évêques et des Régu- 
hers, laquelle rendit le Décret suivant : 

« Les Récollets et Observants de la Nation et Langue bre- 
tonne en France, exposent humblement que tous et chacun des 
couvens de la dite Province sont situez dans le canton de la 
Langue bretonne, à la réserve de deux situez dans le canton de 
la Langue gauloise; et pour cetteraison pour étouffer les couroux, 
rancunes, procez et noises entre les Frères de l’une et l’autre 
langue, ont estez faits et passez par le Révérendissime P. 
Vincent Lunellus, Ministre Général de tout l'Ordre, et par le P. 
Jean Diridolon, Ministre Provincial de la dite Province, par les 
Déffiniteurset Vocaux du Chapitre Provincial dela dite Province 
tenu à Cuburien près Morlaix, du jour dernier d’aoust 1530, 
certains statuts en forme de Concordat, de la teneur qui suit. 
(ut supra) 

« Lesquels statuts quoy qu'ils ayaient esté approuvez par 
plusieurs Ministres généraux et observez dans la dite Province 
durant six-vingt ans et davantage, (!) scavoir depuis l’an 1539, 
jusques à l’an 1642, néanmoins d’autant que depuis vingt-trois 
ans ou environ quelques-uns transgressent lesstatuts, et tâchentde 
les annuler par le non-usage à cause qu'ils n’ont jamais esté 
aprouvez de la Sacrée Congrégation; ce qui fait renaître les 
rancunes assoupies, les discordes et les noises. Ils ont humble 


LE CONCORDAT GALLO-BRETON 393 


ment fait suplier vos Eminences, qu’il leur plaise rétablir de 
nouveau les dits statuts, les confirmer et ordonner qu'ils soient 
inviolablement observez de tous, sans préjudice des Frères 
d’autres langues et nations incorporez en la dite Province, qui 
observant ce qui doit estre observé, pourroient gouverner la 
Province comme les autres élus. 

« La Sacrée Congrégation des Eminentissimes Cardinaux de 
ha S. E. R., establie pour présider aux affaires et consultations 
des Evesques et des Réguliers, eu égard à ce que dessus, au 
raport de l’Eminentissime Santacrucio, a esté d’avis d’aprouver 
et confirmer les statuts préinsérez, ainsi que par vigueur des 
présentes. Elle les approuve et confirme et ordonne et enjoint 
qu'ils soient mis en exécution sans préjudice des religieux de 
langue étrangère incorporez en la dite Province. 

« À Rome, le 9 Juin 1663. » 

A son tour, le Souverain Pontife Alexandre VIT confirma le 
Concordat, par le bref suivant : 


ALEXANDRE PAPE VII. 


« Pour servir à l’avenir de mémoire de la chose. Nos biens 
aymez enfans les Frères apelez Récollets et Observants de la 
Province et de la Nation et Langue bretonne en France, de 
l'Ordre des Frères Mineurs de S. François, nous ont fait 
exposer que parce que tous et chacuns des couvens de la dite 
Province, sont établis dans la Nation de la Langue bretonne à 
la réserve de deux qui sont dans la Nation de la Langue 
gauloise, furent faits certains statuts en manière de Concordat 
par certain Père Vincent Lunellus en son vivant Ministre 
Général du dit Ordre et Jean Diridolon, Ministre Provincial 
de la même Province, comme aussi par les Deffiniteurs et Vocaux 
du Chapitre Provincial d’icelle célébré le dernier jour d’aoust 
1539 à Cuburien près Morlaix, pour étouffer les couroux, ran- 
cunes, litiges, différens et contentions qui pouroient naître 
entre les Frères de ces deux langues, dont teneur s'ensuit, 
scavoir est; qu’on élise toujour du moins un Deffiniteur de la 
Langue et Nation gauloise, pourveu qu'il soit du corps du 
Chapitre. Item, qu’à l'avenir la Province sera gouvernée durant 
six ans par des Provinciaux de la Nation et Langue bretonne, et 
régie trois ans seulement par ceux de la Nation et Langue 
gauloise; mais s’il arrivait qu’un des d. Ministres mourut 


394 LE CONCORDAT GALLO-BRETON 


pendant le cours de son triennat, qu’on en élise un autre de la 
mesme Nation et Langue dont il avoit esté choisi, lequel accom- 
plira le résidu du temps quel’autren’apûachever, c'està scavoir de 
son triennat. Or côme ainsi soit (suivant que subjoint le même 
exposé) que les d. statuts ayant esté aprouvez par plusieurs 
Ministres généraux et observez plus de cent ans dans la mesme 
Province, scavoir depuis l’an 1539, jusqu’à l’an 1642. Et néan- 
moins depuis environ 23 ans transgressez de quelques uns avec 
dessin de les annuller par un non usage, à raison que le 
S. Siège apostolique ne les a jamais approuvez, d’où vient que 
des rancunes et noises déjà étouffées se renouvellent. C'est 
pourquoy les dits exposans nous ont très humblement fait suplier 
que nous daignions pourvoir en leur faveur à ce que dessus, et 
par bénignité apostolique leur octroyer ce que dessous. Nous 
donc qui voulons accorder aux exposans nos gratifications et 
faveurs spéciales chacune de leurs personnes singulières de 
toutes sortes d’excommunications, suspenses et interdits, et 
autres sentences, censures et peines ecclésiastiques, prononcées 
pour quelque occasion ou sujet que se puisse estre par le droit 
ou par les hommes, au cas qu'elles y soient engagées, desquelles 
les absolvans et les tenans pour absoutes seulement à l'effet des 
présentes, acquiescans à leur requeste, de l'avis de nos véné- 
rables Frères Cardinaux de la Sainte Eglise Romaine, établis 
pour présider aux affaires et consultations des Evesques et des 
Réguliers, eu égard à ce que ci-dessus; nous aprouvons d’auto- 
rité apostolique, et confirmons par la teneur des présentes les 
statuts cy-insérez, et commandons et enjoignons qu'ils soient 
mis à exécution, sans préjudice néanmoins des religieux de la 
Langue étrangère, incorporez en la dite Province. Ordonnons 
que ces mêmes présentes sont et seront à l'avenir fermes, valides 
et efficaces, et qu’elles obtiendront leurs pleins et entiers effets, 
et favoriseront très-amplement ceux auxquels le fait touche et 
touchera à l'avenir, desquels respectivement elles seront invio- 
lablement observées et devront ainsi estre jugées et définies par 
tous juges ordinaires et déléguez, même par des auditeurs des 
causes du Palais Apostolique, et que tout ce qui se pourra 
attenter au contraire avec connaissance ou par ignorance, par 
quelque personne, ou bien de quelque autorité que se puisse 
estre, soit vain et nul, nonobstant ce que dessus, et toutes Cons- 
titutions et Ordonnances Apostoliques, comme aussi en tant que 
besoin, les statuts et coutumes de la dite Province et du dit 


LE CONCORDAT GALLO-BRETON : 395 


Ordre, encore qu’établies et fortifiées par serment, confirmation 
apostolique ou autre, quelque fermeté qu'elles aient, privilèges 
et aussi indults et lettres apostoliques, concédées, confirmées et 
renouvelées à l’encontre de ce que dessus, en quelque manière 
que ce soit, à toutes lesquelles choses et à chacunes d’icelles les 
tenans pleinement et suffisamment exprimées et insérées, nous 
dérogeons spécialement et expressément pour cette fois seule- 
ment, et pour l’effet des choses susdites, sans qu’elles perdent 
autrement leur force, quoy qui puisse estre à ce contraire. 

« Donné à Sainte-Marie Majeure, sous l’Anneau du Pescheur, 
le 25 juin 1663, de nostre Pontificat le 9°. Signé : Ugolinus, et 
scellé en cire rouge de l’Anneau du Pescheur ». 

Suivant la législation de l’époque, entachée de l'erreur des 
libertés gallicanes, le Bref devait être reconnu par le roi, — 
c'était alors Louis XIV, — enregistré par le Parlement et notifié 
aux intéressés par sergent royal. C'est ce qui eut lieu. 

Louis XIV saisit le Parlement de Rennes qui régissait la 
Justice en Bretagne, par la lettre qui suit. 

« Louis, par la grâce de Dieu, Roy de France et de Navarre, 
âmes Amez et Féaux Conseillers, les Gens tenans nostre Cour 
de Parlement à Rennes, Sénéchal de Rennes ou son Lieutenant 
et à tous autres justiciers et officiers qu’il apartiendra, salut. Vos 
chers et bien Amez les dévots Religieux Récollets et Observants 
de la Nation de Bretagne, nous ont fait remontrer qu'ayant 
obtenu de N. S. P. le Pape le renouvellement et confirmation 
des anciens statuts de leur Ordre de la dite Province par Bulle du 
23 juin de l’année dernière, désireroient sous nostre bon plaisir 
pour l'exécution et manutention d’icelle qu’elle soit enregistrée 
en nostre dite Cour et Justice, nous faire sur ce leur octroyer nos 
Lettres nécessaires. À ces causes vous mandons et à chacun de 
vous enjoignons par ces présentes, que s’il vous apert qu'en la 
dite Bulle cy attachée sous le contre scéel de votre chancelerie il 
n'yait rien de dérogeant aux Concordats entre Nous etle S. Siège 
Apostolique, droits, libertés et privilèges de l’Église Gallicane, 
ny aux Statuts dudit Ordre, vous ayez icelle à faire enregistrer, 
et du contenu jouir et user lesdits Religieux Récollets et Obser- 
vants plainement et paisiblement sans souffrir y estre contrevenu 
en quelque sorte et manière que ce soit, car tel est nostre plaisir. 

« Donné à Paris le 13° jour de février de l’an 1664, et de 
nostre règne le 21°. Signé par le Roy en son Conseil, et scellé du 
grand sceau de cire jaune : Guytonneau ». 


396 LE CONCORDAT GAELO-BRETON 

Le Parlement de Rennes enregistra la bulle et lettres patentes, 
en ces termes : 

« Veu par la Cour les lettres patentes du Roy données à Paris 
le 13 février 1664, signées par le Roy en son Conseil : Guyton- 
neau, scellées de cire jaune, obtenues par les dévots Religieux 
Récollets et Observants de la Nation de cette Province de Breta- 
gne, par lesquelles Sa Majesté mande à ladite Cour et à tous 
autres Juges et Officiers qu'il apartiendra, qu'après avoir veu la 
Bulle de N. S. P. le Pape contenant le renouvellement et con- 
firmation des anciens statuts de leur Ordre en cette dite Province 
de Bretagne attachée sous le contre-sceau des dites Lettres, qu'il 
n'ya rien en icelles dérogeant aux Concordats de sa dite Majesté 
et le S. Siège Apostolique, droits, libertez et privilèges de l'Église 
Gallicane, ny aux statuts dudit Ordre, elle ait icelle à faire enre- 
gistrer et du contenu jouvr et user lesdits Religieux Récol- 
lets et Observants plainement et paisiblement, sans souffrir y 
estre contrevenu en quelque sorte et manière que ce soit, ladite 
Bulle confirmative des anciens Règlements, donnée à Rome le 
23; juin 1663, à la Requeste desdits Religieux Récollets, tendant 
à ce que ladite Bulle et Lettres Patentes du Roy, C oncordats 
attachés et mentionnés en ladite Bulle, fussent enregistrés au 
Greffe pour estre observés selon leur forine et teneur, suivant 
conclusions du Procureur Général du Roy, et tout considéré, la 
Cour a décerné acte aux Récollets de la présentation par eux faite 
du Bref Apostolique du 23 juin 1663, du Décret de la Congré- 
gation des Réguliers et Lettres Patentes du Roy, pour estre 
exécutées selon leur forme et teneur. 

« Fait en Parlement à Rennes, ce 20 juin 1665. Signé : 
Malescot ». Le sergent roval (huissier) de Morlaix, où résidait le 
Provincial, n'avait plus qu’à se rendre au couvent ou rencontrer 
le Révérend Père pour lui signifier la sentence. I] le trouva à 
moitié route, sur le quai de Léon, comme le porte l’exploit de 
signification : 

« L’arrest de la Cour de Parlement de ce pays à la présente 
attaché, signé Malescot, a été par moy soussigné Sergent Royal 
estably et demeurant à Morlaix, intimé et signifié, requérant le 
Père Hiérosme Nonël, Déffiniteur de la Province des Récollets 
de Bretagne, monstré et apparu par original à Révérend Père 
Bernardin de Gaudemond. à présent Provincial desdits Récollets 
de ladite Province, à ce qu'il n’en ignore, auquel j'ai fait som- 
mation et commandement de par le Roy nostre sire, de porter 


LE CONCORDAT GALIO-BRETON 397 


estat audit Arrest, Bref Apostolique, Décret de la Congrégation 
des Réguliers et Lettres Patentes de Sa Majesté y référez, des- 
quels sont pareillement cy-dessus des copies, avec injonction d'en 
faire notification à ceux qu'il appartiendra, à ce qu’ils n’en pré- 
tendent cause d’ignorance, en pareil protestant de nullité et 
d'abus en cas de contravention audit Bref, Décret, Lettres et 
Arrest confirmatif, mesme sur les peines qui y eschéent avec 
toutes sommations au cas requis, sans préjudice des autres droits 
dudit requérant, intimé et fait scavoir en parlant à sa propre 
personne trouvée sur le quay de Léon en cette ville de Morlaix, 
s'en venant du couvent de Cuburien-lez-Morlaix, hu laissant 
copie ès présences de Jean Le Gof et Denis Carré, mes témoins 
audit Morlaix, qui ne signent, et autres. 

« Ce jour 26 juin 1665, avant midy. Signé : Buisson, sergent 
royal. » 

Cependant tous ces actes avaient été faits à l'insu du Ministre 
Général de l'Ordre ; les bas-bretons finirent par lui écrire à 
Madrid, où il résidait alors, afin de l’en informer. Ils obtinrent 
un Mandement, adressé au P. Visiteur de la Province. 

« Frère Ildephonse Salizanès, Ministre général et serviteur de 
tout l’Ordre des Frères Mineurs de notre Père S. François : A 
nostre bien-aymé en Jésus-Christ le Père Commissaire, Visiteur 
et Président du Chapitre de notre Province des BÉOUE de 
Bretagne, salut éternel en Nostre Seigneur. 

« Comme ainsi soit que nous ayons apris qu'il seroit émané 
un Décret de la Sacrée Congrégation des Cardinaux établie pour 
présider aux affaires et consultations des Evêques et des Régu- 
liers par Bref Apostolique du Pape Alexandre VIT, d'heureuse 
mémoire, en date du 23 juin 1668, confirmé par Lettres 
Patentes du Roy très-chrétien et de son Parlement, qui prescrit 
la manière de faire les Elections du Ministre Provincial, Custode 
et Déffiniteurs de ladite Province de Bretagne, conformément à 
ua statut y inséré, en forme de Concordat, entre les Frères de 
diférente Nation et Langue, scavoir est Bretonne et Gauloise 
qui composent ladite Province, édité par le Révérendissime 
Père Vincent Lunellus autre-fois Général de tout nostre Ordre, 
et le Père Frère Jean Diridolon, Ministre Provincial de ladite 
Province, et renouvellé, aprouvé et confirmé par la S. C., et 
même par le Souverain Pontife, ce que nonobstant nous avons 
entendu que Les susdites Elections auraient esté autrement faites 
au dernier Chapitre de ladite Province, c’est-à-dire sans avoir 


398 LE CONCORDAT GALLO-BRETON 


égard aux dits Décrets, Bref apostolique et Statut au grand pré- 
judice de l'équité; pour à quoy pourvoir d’un remède oportun, 
nous vous enjoignons par sainte obédience, en vertu du Saint- 
Esprit, que sous peine de nullité, tant des élections, que de 
toutes les autres choses qui se feront au premier Chapitre futur 
de ladite Province, de laquelle nous vous avons destiné pour 
faire la Visite, et pour présider au même Chapitre, vous les 
fassiez faire conformément à la manière et forme prescrite par 
les dits Décre:, Bref apostolique, Statut, Patentes du Roy et 
arrest du Parlement, lesquels vous vous ferez mettre à cet effet 
entre mains et ordonnerez qu’ils soient insérez ensemble avec 
les présentes dans les registres de la Province, crainte qu’une 
désobéissance et irrévérence aux Mandements apostoliques ne 
redondent au scandale d’une discussion en nostre saint Ordre, 
mais qu'ils sont plutôt diverty par la prudence de vostre sage 
conduite, et que vous disposiez en sorte toutes autres choses 
qu’elle aboutisse à la conservation de la Justice. Adieu souvenez- 
vous de nous en nos prières. 


« Donné à Madrid, en nostre couvent de S. François, le 10 
février 1668. 
Signé : Fr. Ildephonse Salizanes. 


Par mandement de sa Révérendissime Paternité: Fr. Patrice 
Tirel, pro-secrétaire Général de l'Ordre. » 


Toutes ces pièces furent soumises aux vocaux du Chapitre qui 
se tint au couvent de l'Ile de Césambre, le 8 juin 1668; ils furent 
alors pleinement informés. Les Bretons français démontrèrent 
qu'elles avaient été obtenues à leur insu et par abus. Ils réso- 
lurent d’en informer pleinement le Saint Siège. Le 7 mars 1669, 
ils obtinrent à leur tour un Bref du Pape Clément IX, qui leur 
était favorable, et remettait les choses dans le droit commun. 
Ainsi tomba le Concordat gallo-breton, par suite de la prédo- 
minance de l’élément français. 

11 semblerait que le partage de la Province entre les sujets 
bretons et les sujets français aurait été la solution la plus ration- 
nelle. Mais elle était pratiquement impossible, à cause du 
moindre nombre des religieux bretons, de la nécessité des lec- 
teurs venus d’autres couvents, des religieux incorporés, des 
revendications des fondateurs et bienfaiteurs. D'un autre côté, les 


LE CONCORDAT GALLO-BRETON 399: 


Vannetais épousaient la cause des Français; les Bretons auraient 
été confinés dans l’extrême-pointe de la presqu'île. Quand le 
mouvement breton eut échoué, ceux-ci furent envoyés, en partie, 
dans l’île Verte et l’île de Césambre. 

Ceci démontre clairement que la dualité de deux langues dans 
une même Province offre des difficultés particulièrement diff- 
ciles à résoudre. Le Concordat y pourvut, autant que cela fut 
possible. Il tomba par la force des choses, avec le progrès de 
l'élément français. 


Ne recorderis ! 
Fr. NORBERT, 
O. F. M. 


LES CLARISSES CAPUCINES 
DE PARIS (1) 


(1602-1792) 
(Suite.) 


S II 


LES CAPUCINES 
S'ÉTABLISSENT EN D’AUTRES VILLES 


Les Filles de la Passion sont à peine établies à Paris et déjà 
nous voyons leur bonne réputation répandue dans presque 
toutes les parties de la France, en Picardie, en Touraine et 
jusque dans le midi. 

En effet,dès cette même année 1615,les Cordelières d'Amiens 
— dont la règle était alors relâchée — embrassent avec l’appro- 
bation du Souverain Pontife,la nouvelle réforme. Le 30 janvier, 
le R. P. Léonard de Paris, accompagné de son secrétaire le P. 
Mathieu de Paris et du P. Jérôme de Rouen, gardien d'Amiens, 
tient le premier Chapitre ; il nomme Sœur Marie Croquet abbesse 
et le P. Fulgence de Paris « homme très religieux et très spiri- 
tuel », directeur de la communauté. (2) 

En 1620, quatre des religieuses de Paris essaiment à Tours, 
ce sont les sœurs Marie de Tours, Claire de Tours, Agnès de 
Ste-Colette et Pacifique de Paris. Les deux premières avaient 
été élues discrètes au Chapitre de 1611 ; Sœur Marie de Tours 
avec la charge de sacristine, la seconde avec celle de commu- 
nautière du linge. Sœur Agnès était une des douze premières 
religieuses d’après l'historien Malet. 

(1) Voir Études Franciscaines, février 1911, 
(2) Annales des Capucins. 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 401 


Le couvent était situé près de la rue de l’Arsenal et de la rue 
de la Bourde. Les Capucines y furent établies le 23 septembre 
par Marie de Bragelonne, veuve de Claude Bouthillier (1), mais 
cette fondation était due à la duchesse de Mercœur comme le 
prouve une lettre de Mgr. Bentivoglio au Cardinal Borghèse, 
datée de Tours du 16 juillet 1619 (2). 

Quelques années plus tard, Marseille reçoit à son tour trois 
des premières Capucines françaises. Voici dans quelles con- 
ditions. 

La baronne d’Allemagne, bien connue sous le nom de Marthe 
d'Oraison (3), étant devenue veuve, voulut entrer chez les Capu- 
cines. Elle s’adressa à la mère abbesse du monastère de Paris; 
celle-ci lui répondit que les constitutions défendaient l'admission 
des veuves ; en revanche elle lui proposait de fonder une maison 
du même Ordre en Provence. La baronne accepta cette proposi- 
tion et, de concert avec sa fille, la Marquise des Arcs, elle posa la 
première pierre du nouveau couvent à Marseille le 16 juillet 
1623. Lorsque tout fut prêt, elle vint quérir à Paris les religieuses 
destinées à la fondation de cet établissement : c’étaient les 
sœurs Agnès de Tours, première abbesse du couvent de 
Paris, envoyée également comme abbesse à Marseille, Bonne de 
Paris et Félicienne d'Amiens. Parties le 23 avril 1626, elles 
n’arrivèrent à Marseille que trois mois plus tard ; une maladie 
survenue en cours de route à la sœur Agnès de Tours compliqua 
quelque peu le voyage. 

La baronne d'Allemagne fit tant d’instances qu'on finit par 
la recevoir le 19 juillet comme postulante, sous le nom de sœur 
Marie. I] lui déplaisait cependant de rester dans ce couvent dont 
elle était la fondatrice, elle s'en vint donc frapper à celui de 
Paris, mais là elle trouva la Mère abbesse inflexible et l’entrée 
du monastère lui fut refusée. La pauvre sœur quitta l’habit et 
se réfugia dans une famille pieuse; elle envoyait souvent 
de généreuses aumôûnes aux Capucines de Paris. Lorsqu'elle 
mourut, en 1627, à l’âge de 36 ans, elle fut enterrée en habit de 
novice en leur monastère. Le P. Raphaël de Clé prononça son 
oraison funèbre. 

(1) En 17090, les Capucines étaient 25, elles avaient pour abbesse Louise 
Françoise Chaussepied. L'église existe encore. Cf. Carré de Busserolle. Dict Géog. 
hist. et biogr. d'I. et L. 1879., T. VI. pp. 100 et 284. 

(2) Lettere di M#' Bentivoglio al Card. Borghese p. p. L. de Steftani. Firenze 


18641870. T. III. p. 402. 
(3, Cf. Annales Franciscaines, T. 1 et Vie des Premières Capucines de Marseille. 


Ë. F. — XXV. — 20 


402 LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


Le couvent de Marseille rivalisait de sainteté avec celui de 
Paris, la vie de ses moniales est remplie de traits merveilleux. 
Qu'il me soit permis d'interrompre un instant le cours de mon 
récit pour faire connaître au lecteur quelques-unes de ces reli- 
gieuses dont trois venaient de Paris. 

Agnès Barantin, fille d’un magistrat, était chargée de l’éduca- 
tion de la fille de la marquise de Maignelay, douée de plusieurs 
talents, elle était par contre affligée de graves infirmités qui 
mirent obstacle à son projet de suivre sa sœur Claire au 
faubourg Saint-Antoine lors de la fondation des Capucines, quand 
tout à coup Dieu la guérit. Elle rejoignit sa sœur à la Roquette 
avec bonheur. Première abbesse de Paris, puis maîtresse des 
novices, elle exerça la charge d’abbesse à trois reprises diffé- 
rentes au monastère de Marseille. Le dimanche de l’octave des 
Rois de l’année 1650, elle tomba malade et rendit son âme à 
Dieu le 17 février suivant à l’âge de 76 ans. Des mortifications 
extraordinaires et un grand esprit de pénitence sont le cachet de 
sa vie religieuse. 

Anne du Jardin appartenait par son père à l’une des plus 
nobles familles du Hainaut, par sa mère à celles de Molé et de 
Marquemont. Malgré les instances de sa famille, elle reçoit 
l’habit de Capucine des mains du P. Ange de Joyeuse le 30 mai 
1607, à 19 ans, prononce ses vœux le 30 mai suivant et prend le 
nom de Sœur Bonne. Elle fut tour à tour infirmière, maîtresse des 
novices, trois fois abbesse. Elle composa pour ses novices un 
alphabet de la Croix dont chaque lettre était l’initiale d’une 
maxime d'amour envers Jésus-Christ ou sa croix. Le Cardinal 
de Marquemont, son cousin, voulut la faire venir à Lyon, dont 
il était archevêque, pour y fonder un monastère de Capucines, 
elle s’y refusa. Elle mourut de la pierre à Marseille le 14 janvier 
1652. Sœur Bonne du Jardin était favorisée de visions et du 
don des miracles. Après sa mort elle guérit une poitrinaire Sœur 
Geneviève de Paris, Capucine à Marseille. 

L’attestation de cette guérison miraculeuse est signée du 
Docteur Fresquière en date du 27 janvier 1675. Elle fut abbesse 
du Couvent de Paris (1). 

Louise Vestu, fille de Pierre Vestu, seigneur de Contancy 
Prévost des maréchaux d'Amiens, et d’une mère hérétique qui 
se convertit et se consacra à Dieu après son veuvage dans le mo- 
nastère de Saint Estienne de Reims, naquit le 25 décembre 1592. 


(1) Bibl, S'° Geneviève. n° 19:10. sup. H in 4° 573. 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 403 


Elle apprit le latin avec ses frères dont deux se firent Capucins, 
reçut elle-même l'habit de Capucine le 12 août 1612 et prit le 
nom de Sœur Félicienne ; quatre ans après sa profession elle est 
élue discrète. À Marseille elle occupe simultanément le poste de 
Vicaire et de Maîtresse des novices, puis celui d’Abbesse. 

A côté de ces religieuses, fondatrices en quelque sorte du 
Couvent de Paris et de celui de Marseille, citons quelques unes 
de celles qui se recrutèrent en cette dernière ville et dont la vie 
présente quelque trait notable. 

Françoise d’Aguillenqui née à Aix le 17 février 1602, descendait 
par sa mère de la famille de Pontevès. Dès l’âge de huit ans 
l'enfant s’adonnait à de grandes mortifications. Elle se rend à 
Marseille aussitôt l’arrivée des mères de Paris et se fait Capucine 
sousle nom de Sœur Agnès. Elle jouit du don de prophétie et de 
fréquentes extases, elle goûte le bonheur de recevoir des mainsde 
la Très Sainte Vierge le Divin Enfant Jésus. Enfin Sœur Agnès 
d’Aguillenqui fut stigmatisée intérieurement, c’est-à-dire, nous 
dit la biographe, qu'elle ressentit en son corps les douleurs de 
la Passion du Sauveur sans qu'il en parut rien au dehors. 
L'âme de cette sainte religieuse s’envola vers Dieu le 18 juin 1672. 

Sœur Chérubine d'Aix, de la Maison de Joannis. Après une 
jeunesse fort mondaine, elle s'évade de la maison paternelle pour 
entrer chez les Capucines de Marseille. Décédée le 9 janvier 
1685, plusieurs guérisons furent obtenues par son intercession. 

Sœur Catherine d'Arles, dela maison de Nicolaï. Tandis qu’elle 
était Abbesse, Louis XIV prit le couvent pour agrandir l’arse- 
nal de Marseille et concéda aux religieuses plusieurs maisons 
choisies pour elle par le Provincial des Capucins de cette ville. 
Elles y entrèrent le 6 avril 1683. Ce qui peina beaucoup la Mère 
Catherine ce fut le transfert des ossements des Sœurs défuntes 
dansle caveau creusé à cet effet chez les Capucins. Elle mourut le 
25 avril 1684 à l’âge de 75 ans dont 53 de vie religieuse. On lui 
attribue également plusieurs guérisons. (1) 

Non seulement la noblesse de la cour se plaisait à visiter les 
Capucines et à fréquenter leur chapelle, mais la reine elle-même 
honorait de sa présence les humbles religieuses. Le 24 décembre 
1618, elle assista, en leur église, à un sermon prêché par S. Fran- 
çois de Sales. Les grands ne manquaient jamais l’occasion de 
donner aux Filles de la Passion des témoignages non équivoques 


(1) Vie des Premières relig. Capucines de Marseille. 


404 LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


de la vive affection qu'ils leur portaient. Le Duc de Créquy (1) 
étant possesseur du corps de S. Ovide, martyr, poussa la géné. 
rosité jusqu’à se dépouiller de cette précieuse relique en faveur 
des Capucines. 

Voici tout au long comment les Annales des Capucins racon- 
tent le fait : 

« Don et apport du Corps de S. Ovide par Monsieur le Duc de 
Créqui, Ambassadeur à Rome et donné aux Capucines du mo- 
nastère de Paris par ledit seigneur. 

« Le 17 août 1665, est apporté de la part du Duc, auxCapucines 
le corps de S. Ovide, martyr. Le 20 un des grands vicaires de 
Mgr Perefix, Archevêque de Paris et M. Petit, secrétaire de 
Mgr, M. Renaudot, médecin des religieuses, M. Perducat, chirur- 
gien, Frère Hilarion de Paris, infirmier de la rue Saint Honoré, le 
R. P. Jérôme de Sens, confesseur des Capucines et son compa- 
gnon, se rendirent au Couvent à la requête de M. de Créqui qui 
s’y rendit aussi. Le corps posé dans le chœur des religieuses sur 
une grande table, l'ouverture de la caisse se fit en présence de la 
Mère Marie deS. Jean, abbesse (2), et de toutes les sœurs; ontrou- 
vale squeletteentier ! Etant ambassadeur de Louis XIV à Rome, 
le duc reçut ce cadeau du Cardinal Mancini qui le possédait 
depuis plusieurs années; le duc le donna pour marquer l'affection 
qu'il portait aux religieuses (3). 

« La caisse, longue de six pieds, doublée dedans et dehors de 
taffetas cramoisi rouge ; le squelette est entier, la tête entière, 
dans la bouche les dents bien rangées, au côté de la tête paraît 
un coup de sabre qui semble encore récent et quelques autres 
blessures, il est revêtu d’un justaucorps de moire d’or et incarnat, 
de chaussures de même étoffe en manière de bottines ouvertes. 
Les médecins jugent qu'il a été martyrisé à 28 ou 30 ans. Il a 
été tiré du cimetière de Saint-Cyriaque à Rome, environ treize 
cents ans après son martyr. » 

La translation de cette relique donna lieu à des cérémonies 
qui durent être très belles mais dont cependant je n’ai pu trouver 
que peu de traces. 


(1) Charles, Duc de Créquy, mourut le 13 février 1687 dans sa 63"° année et fut 
inhumé aux Capucines (Mercure galant, 1687, février). 

(2) Jeanne Le Sec, née à Paris, entrée aux Capucines en 1633, mourut le 8 janvier 
1691 à soixante seize ans d'âge et cinquante neuf de religion (ms. Delamarre). 

(5) I l'avait reçu du Pape Alexandre VII en 1665. D'après Thierry.Guide des ama- 
teurs et Étrangers voyageurs à Paris. Paris 1786. T. I. 


LES CLARISTES CAPUCINES DE PARIS 405 


Le cantique suivant fut chanté à cette occasion et probable- 
ment aux solennités qui lui succédèrent, car chaque année la fête 
de S. Ovide, célébrée le 31 août et l’octave dont elle était suivie 
amenaient au Couvent un grand concours de peuple. 

« Cantique spirituel [sur l’arriuée du corps de saint Ouide, 
martyr, apporté de Rome par M. le Duc de Créquy : et porté 
aux RR. et très dignes Religieuses Capucines. avec tout ce 
qui s’en est ensuivy. 


SUR L'AIR : Un iour le Sauveur du monde. 


Courons chrestiens aux Capucines 
Chanter les loüanges divines : 

Faut inuoquer Dieu et ses saints, 
Suppliant le grand S. Ouide, 
Puisqu'il guerit les inualides : 

Et qui rend les malades sains. 


Vne bonne Religieuse, 

D'une deuotion pieuse, 
Supplia cet amy de Dieu, 

Qui ayant ouy ses prieres, 
Luy donna guerison entiere, 
Comme ie vais dire en ce lieu. 


Depuis vne année et demie : 
Elle auoit la voix affoiblie, 

Et non pas la deuotion, 

Car dès-lors qu'elle fut guerie : 
Elle chanta par mélodie; 

Ce beau cantique: Te Deum. 


Ses compagnes bien s'estonnerent : 
Et à genoux se prosternerent 

Pour remercier l'Eternel; 

Qui quand il veut fait des miracles, 
Et de ses saints fait des Oracles 
Leur donnant vn los immortel. 


Comme il a fait à S. Ouide. 

Qui des bons Chrestiens est la guide, 
Pour les mener au firmament : 

Car ce grand saint par ses prieres 
Nous veut rendre la Vierge Mere 
Fauorable au dernier moment. 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


On a apporté ce S. homme 
De la grande Ville de Rome, 
Et maintenant pourle certain 
[l repose aux Capucines, 

Là où vn chacun s'achemine, 
Pour le voir le soir ou matin. 


Le corps de ce saint personnage 
Fut donné par un homme sage : 
C’est le Cardinal Manchiny; 
Qui honorant le Roy de France, 
Le présenta pour asseurance, 

A M. le Duc de Crequy. 


Promptement et en diligence 
I] le fit apporter en France : 
Et puis il en fit vn present 

A ces bonnes Religieuses. 
Tres sages zelées et pieuses 
Qui le receurent humblement. 


Deux cens Capucins en bon ordre, 
Avec deux chevaliers de l'Ordre 
Deuots furent en Procession 

Droit aux Feüillans, ie vous asseure, 
Où d'une volonté tres pure, 

Firent voir leur deuotion. 


La Procession estant faite, 
Monseigneur de Soissons s'appreste 
A faire vn excellent sermon : 

Ou bien de ce grand S. l’Eloge, 

Où il fut vne heure d’horloge 

Pour publier son grand renom. 


Apres cela la renommée 

Tout par tout Paris est volée 
Des faits merueilleux et des dits 
De cet excellent personnage, 
De ce grand Saint deuot et sage 
Qui bien séjournes en Paradis. 


Chrestiens addressons nos Prieres 
A ce grand Saint très débonnaire : 
Qui est si bon amy de Dieu, 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 407 


Que sans cesse il nous protege, 
Et nous veüilles garder des pieges, 
Du diable en toute place et lieu (1). 


En terminant l’histoire de ce premier monastère des Capu- 
cines, ajoutons qu'une congrégation du Tiers-Ordre de la 
Pénitence était érigée en sa chapelle; le registre des professions 
et vêtures qui se trouve à Carnavalet, ms 5710 renferme les 
actes de renouvellement de profession de Sœur Françoise Marie 
de Rougemas ditte de Stigmates de S. Frsnçois, femme de M. 
Chevallier, professe de la congrégation des Capucines daté du 
28%septembre 1669 et celui de Jeanne Geoffroy dittede S. Roch, 
femme de M. Remond daté du 30 novembre de la mêmeannée. 


(À suivre.) M. DENIS 
T0: 


(1) A Paris. chez Edme Redouté, rüe des Amandiers, proche le Collège des 
Grassins. M. D C. L X V. Avec Permission (Bibl. franc. prov. n° 724). 


LA VALEUR HISTORIQUE 
DU QUATRIÈME ÉVANGILE 


Depuis quelque dix ans, dans les discussions relatives aux données histori- 
ques sur la personnalité de N. S., on traitait à part des indications fournies 
par les trois synoptiques, et du contenu du quatrième Évangile, souvent 
même on réservait le témoignage fourni par l'Évangile Johannique, la valeur 
historique en étant très contestée. Cette tactique était d'ailleurs justifiée, eu 
égard au caractère spécial de l'Évangile de S. Jean, eu égard, surtout, aux 
positions adoptées par nombre de critiques libéraux, étant de toute nécessité, 
pour combattre un adversaire, de le joindre. J'en veux seulement conclure 
ici que la question Johannique — ou Johannine — ouverte depuis un siècle, 
était regardée comme pendante. ï 

Cette question Johannique est multiple. En dehors de la question de 
l’auteur — ou de« l'origine du quatrième Évangile » (traitée dans un ouvrage 
antérieur de M. Lepin et résumé ici, jadis, à cette occasion) elle se pose assez 
naturellement par le problème des rapports de notre quatrième Évangile 
avec les trois premiers et elle comporte surtout la détermination de la valeur 
historique de l’œuvre de S. Jean. 

L’authenticité est moins importante pour nous que l'historicité, les deux 
questions sont d'ailleurs, 1c1, assez étroitememt connexes. 

Nous laissons ici le premier point, bornons-nous à rappeler, après la 
Commission Biblique, que la thèse de l'authenticité appuyée sur un solide 
ensemble de témoignages, confirmée par les vraisemblances sérieuses tirées 
de l'examen du livre, a subi d'une façon satisfaisante l'épreuve de la critique 
prolongée de nombreux et savants adversaires. 

Ne nous occupons ici, avec M. Lepin dans son volumineux travail, que de 
la valeur historique du quatrième Évangile. 

On sait, que dès l'origine, on a été frappé du caractère spécial de notre 
Évangile et du contraste très net qu'il présente avec les trois autres Év angiles, 
dans sa forme et dans son contenu. N'est-ce pas Clément d'Alexandrie qui le 
qualifiait d’« Évangile spirituel » alors qu'il veut que l'on trouve, dans les 
trois premiers, «les choses corporelles » de la vie du Christ. Le P. Calmes le 


(1) M.Lepin. La Valeur Historique duquatrième Évangile; I‘ partie: Les Récits 
et les Faits. — II"* Partie: Les Discours et les Idées. 2 vol. in-12 de 648-426 
pages. — 8 fr. Paris. Letouzey et Ané. 1010 


DU QUATRIÈME ÉVANGILE 409 


remarque fort à propos : (1) « le trouble produit par l’apparition du quatriè- 
me Évangile se traduisit par des discussions acharnées. La plus célèbre de 
ces polémiques fut celle qui concernait la chronologie de la Passion et la célé- 
bration de la fête de Pâques. » — Et Monseigneur Batiffol ajoutait récem- 
ment (2): « ce contraste d'ensemble et de détail a si peu échappé aux lecteurs 
du second siècle, que je ne conçois pas que l'Église eût accueilli et canonisé 
le quatrième Évangile sans y être déterminée par l'assurance qu'il était 
l'œuvre authentique du disciple que Jésus aimait. Fions-nous à l'Église du 
second siècle ». 

De tout temps également les exégètes ont fait dans l'interprétation de 
l’œuvre du « Théologien » une part plus ou moins considérable au symbo- 
lisme, à l’allégorie, à la thèse doctrinale ; mais sans méconnaitre pour cela 
la valeur historique du contenu. Pour tous les catholiques, S. Jean est à la 
fois « docteur et témoin » (3). Il est comme les autres Apôtres, un témoin, 
selon la formule de S. Pierre, au début du Livre des Actes, et selon celle 
qu'ilinscriten tête de sa première épitre : « Ce que nous avons entendu, ce que 
nous avons vu de nos yeux .… ce que nos mains ont touché du Verbe de Vie, 
nous vous l'annonçons ». En même temps, il choisit parmi les paroles et les 
actions du Maitre, dans un but avoué de démontrer et d'enseigner : « Jésus a 
fait encore, nous dit-il à la fin de son Évangile, en présence de ses disciples, 
beaucoup d’autres miracles. ceux-ci ont été écrits, afin que vous croyiez 
que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu'en croyant vous ayez la vie en 
son nom ». 

Les critiques catholiques ne sont pas les seuls à admettre la valeur histo- 
rique de l'ensemble du quatrième Évangile, un bon nombre de critiques 
protestants contemporains ont défendu la mème thèse durant ces dernières 
années. Actuellement la grande majorité des critiques, dits indépendants, 
même les plus radicaux, reconnaissent une part d'historicité, plus ou moins 
grande, dans notre Évangile. L'idéalisme, ou mieux l'idéalisation, comme 
théorie d'ensemble, n’est guère soutenue que par trois ou quatre critiques, 
dont Révilleet Loisy, qui ont repris, avec quelques modifications, le système 
imaginé, voici soixante ans, par Baur et Strauss, surtout. Renan s'était fait 
contre eux et leurs partisans le défenseur de l’historicité des récits du quatriè- 
me Évangile. Dans le quatrième Évangile (1903), Loisy écrivait « à l’heure 
présente, il semble que la majorité des critiques attribue encore une certaine 
valeur historique au quatrième Évangile » (p. 52) et depuis l'apparition de 
son ouvrage, 1l n'y a rien de changé sur ce point, On peut dire que 
l'opinion isolée de Jean Réville et de Loisy n’a eu aucun succès, si l’on en 
juge par les tout récents travaux. 

C'est à M. Loisy, plus spécialement. que s'est attaqué, dans ses deux 
volumes, M. Lepin — comme au plus radical des critiques, comme à celui 
aussi qui s’estassimilé le plus grand nombre de difficultés soulevées, par les 
critiques libéraux de toute nuance, contre notre Évangile. En plusieurs 
parties de son précédent ouvrage, M. Lepin avait procédé à des discussions 
d'ensemble des idées de M. Loisy, dans ce travail volumineux. de près de 


(1) L'Évangile selon S. Jean p. 06. 
(2) Orpheus et l'Évangile, 2"° éd. p. 106. 
(5) L'expression est de Polycrate d'Éphèse ( 11° siècle ). 


410 LA VALEUR HISTORIQUE 


1100 pages, 1l se livre à un examen minutieux des textes, suivant pas à pas, 

dans chaque récit et chaque discours, les applications que le critique radical 
‘fait de sa théorie générale et les interprétations qu'elle lui suggère. 

Il y a toujours deux hommes, au moins, en M. Loisy. Autrefois, le critique 
mettait son point d'honneur à se rendre indépendant du théologien.et même 
à le contredire. Le théologien, qui ne fut jamais très vigoureux, est mort 
depuis quelque temps, mais l’exégète, souvent précis et savant, tombe par- 
fois sous une domination, pour le moins aussi funeste, celle du généralisa- 
teur audacieux. Que dans son étude sur le quatrième Évangile son exégèse 
soit souvent tendancieuse, on en trouvera nombre de preuves dans l'en- 
quête patiente de M. Lepin. 

La pensée de Loisy est très nuancée, elle est mobile aussi et en quelque 
sorte fluide, on en a déjà fait souvent la remarque et lui-même en tire parti 
pour faire observer à l’occasion que ses contradicteurs ne l'ont pas compris. 
Dans le quatrième Évangile, il semble bien ne trouver aucun caractère, ni 
aucune valeur historique. L’auteur, nous dit-il, montre pour l'histoire une 
suprême indifférence. Les récits sont une contemplation mystique de 
l'Évangile, les discours des méditations théologiques. « Le quatrième Évan- 
gile, tout entier, n’est autre chose qu’une grande allégorie théologique et 
mystique, une œuvre de spéculation savante qui n'a rien de commun, quant 
à la forme, avec la prédication du Christ historique. » (1) L'auteur emprunte 
à la tradition synoptique, en les modifiant librement, ou crée de toutes 
pièces, les éléments de ses scènes allégoriques ou de ses méditations théolo- 
giques. On veut bien nous dire d'ailleurs, d’un ton dégagé et sans avoir 
l'air d'y tenir davantage, que ses constructions n’ont rien de systématique. Il 
n'y a rien chez lui du labeur minutieux et appliqué du fabricant d'anti- 
quités, le symbolisme faillit spontanément par une puissante inspiration, 
sa pensée se transpose tout naturellement en petits tableaux mystiques 
que viennent parfaire des détails précis et vécus, issus d’un travail secon- 
daire de réflexion (2). On peut encore se représenter l’auteur comme à peu 
près, ou même complètement inconscient de l'allégorisation opérée sur les 
données historiques, empruntées par lui à ses devanciers. (p. 660) 

Quoiqu'il en soit de la mentalité assez complexe, dont l'auteur du quatrième 
Évangile est ainsi doté, il reste que le sytème de M. Loisy le conduit à voir 
dans tous les récits, et dans leurs détails, des allégories et c'est cette exégèse 
que M. Lepin s’est proposé de vérifier par une enquête singulièrement précise. 
Tout en réfutant l’idéalisme intégral de son adversaire, son but est de déter- 
miner dans quelle mesure les faits racontés répondent à l’histoire réelle de 
Jésus et — au cours de la seconde partie — dans quelle mesure les idées 
exprimées reproduisent la doctrine authentique du Sauveur. 


Dans sa première partie : les récits et les faits, M. Lepin examine succes- 
sivement et dans le plus grand détail une trentaine de récits, en commençant 
par les relations de miracles, et tout d'abord par « les récits de miracles reliés 
à des sentences symboliques ». Ces réçits, il le note très justement, sont plus 
aptes que les autres à servir d'épreuve à la thèse de M. Loisy, dont il 


(1) Le quatrième Évangile. p. 75. 
(2) Zbid p. 659. 


DU QUATRIÈME ÉVANGILE 411 


rappelle ces textes: « faits et discours se tiennent dans l’œuvre Johannique ; 
la doctrine entre dans les récits, et les récits font partie de la doctrine » et 
« à proprement parler, les œuvres du Christ, ses miracles, sont les signes, et 
les discours s'y rattachent de la même façon qu’un commentaire au texte 
qu’il explique ». 

Or parmi les récits de notre Évangile, il en est quatre qui sont en relation 
formelle avec les discours de Jésus et, par là, risquent plus que les autres 
d’être significatifs de l’enseignement attribué au Sauveur. Il est logique de 
commencer l’enquête par ces récits p. 4. 

Après avoir écarté deux considérations générales de Loisy sur les miracles 
du quatrième Évangile, M. L. entreprend l'examen de ces récits. Les deux 
premiers épisodes, la multiplication des pains et la marche sur les eaux, 
se trouvent dans les synoptiques, ce qui permet encore une enquête plus 
précise et suggestive. 

M. Lepin examine et rejette impitoyablement, après une discussion très 
serrée, chacune des explications symboliqnes apportées par Loisy pour les 
divers détails ajoutés par l'Évangéliste, 11 montre 1° qu'il retient des traits 
synoptiques dépourvus de signification symbolique — 2° qu'il en ajoute 
d'autres pas plus expressifs — 3° qu’il néglige dans la narration de ses 
devanciers les plus susceptibles d'enrichir son symbole. Cette démonstration 
va directement contre l’affirmation de L. que l’Évangéliste « choisit dans la 
tradition, mais il corrige la tradition et la complète sans le moindre scrupule ». 

M. L. ne se borne pas d’ailleurs à montrer que l'auteur choisit des détails 
peu symboliques, et en néglige d’autres qui le sont, il prouve que les détails 
négligés seraient propres à supporter le symbolisme précis que L. nous dit 
être contenu dans le récit et exprimé dans le discours. Pourquoi par exemple 
dans le récit de la multiplication — qui est relié au discours sur le pain de 
vie — avoir conservé la mention des poissons et ne s'être pas borné à la 
distribution du pain — pourquoi ce symboliste par nature, a-t-1l omis le 
détail, fourni par les synoptiques, de la fraction du pain ?.… 

Ce n'est encore là qu'une partie de l'argumentation de M. L., générale- 
ment il s'attache à prouver encore que les détails donnés contredisent le 
symbolisme proposé, et que, s’il y a un symbolisme il est tout autre. Et on 
arrive enfin à cette conclusion que M. Loisy n’a vraiment pas de chance. 
Et cette critique d’une précision, d’une minutie impitoyable recommence 
pour chaque récit. 

M. Lepin pousse même si loin son argumentation qu'on est assez tenté de 
protester, de trouver qu'il va trop loin. Pour un peu il nous amènerait à 
conclure qu'il y a moins de symbolisme dans le quatrième Évangile que dans 
les synoptiques, on a du moins cette impression, et alors, on lit attentivement 
sa discussiont, avec l’idée de le trouver en défaut, de mettre le doigt sur une 
exagération bien nette. Je dois reconnaitre, après expérience faite, qu’on 
n'y arrive pas facilement. On a contesté la solidité, l'objectivité de certains 
de ses arguments mais c'est, du moins il me semble, qu’en plusieurs cas on 
oubliait qu'il s'agissait d'arguments ad hominem. 

Il est bien difficile de résumer une discussion aussi serrée et aussi précise, 
portant sur des éléments aussi délicats. Il faut lire par exemple les pages 
consacrées à l’étude du miracle de Cana. De ce récit, pour M. Loisy, « la 
dépendance à l'égard des synoptiques dont différents traits se groupent ici en 


412 LA VALEUR HISTORIQUE 


allégorie, ne parait pas contestable ». C’est pourtant «tout autre chose 
qu'une composition artificielle ; c'est une sorte de vision géniale dont la 
tradition historique de l'Évangile a fourni les éléments ; la combinaison 
s'est faite comme d'elle-même dans l'esprit de l'Évangéliste, pour qui 
l’allégorie était devenue la forme ordinaire de la réflexion... » (1) 

Quelque soit le degré de conscience qui ait présidé à l’amalgame allégori- 
que des traits synoptiques, ces affirmations de M. Loisy fournissent une 
base solide à la discussion : l'emprunt aux synoptiques de différents traits 
groupés en allégorie. L'exégète apporte d’ailleurs des précisions à l'appui de 
cette brillante généralisation. 

L'eau des urnes symbolise l’ancienne Loi. Les urnes vides, destinées 
seulement à recevoir l’eau des Purifications légales, figurent fort bien le 
judaïsme impuissant et usé. Il y a six urnes, nombre imparfait. L'on peut 
croire que le maître d'hôtel et l'époux qui interviennent à la fin du récit, 
quand le Christ et sa mère, l'Église juive, ne sont plus en scène, figurent 
respectivement Jean-Baptiste et le Sauveur. Le dernier n'est-il pas, dans les 
synoptiques, l'époux, et ses disciples, les compagnons de l'époux. De 
même que dans les synoptiques, l'Évangile est représenté par ce vin nouveau 
qui fait éclater les vieilles outres, par ce vin miraculeux de Cana, où on 
peut voir encore le sang du Christ, le vrai breuvage. La pensée de l'Eucha- 
ristie se trouve ainsi à l’arrière plan du récit, le changement de l’eau en vin 
fait pendant à la multiplications des pains. 

Il y a, dans cette reconstruction allégorique, d'ailleurs commune, en son 
ensemble, aux critiques symbolistes, depuis Strauss, plus d'un détail séduisant 
et vraisemblable. « Que cette pensée de l’Eucharistie ait été secrètement dans 
l'esprit du Sauveur accomplissant le miracle, et dans celui de l'Évangéliste 
qui le raconte, on peut sans doute l’admettre » (2). Et pourtant de cette belle 
construction et de ses diverses parties, M. L. va s'eflorcer de ne rien laisser 
subsister. 

Le récit du changement de l'eau en vin signifie donc «le remplacement 
de la Loi par le vin de l'Évangile » (3). C'est là le symbolisme essentiel. 
Dans le texte rien ne souligne cette signification. On y trouve de nombreux 
détails à signification historique, mais sans portée symbolique : les urnes 
sont de pierre, au nombre de six, d’une contenance de deux ou trois 
mesures, destinées aux ablutions ordinaires des Juifs. L'ensemble forme 
dans le texte une description toute simple et naturelle d'un caractère histo- 
rique mais qu’en peut-on tirer au point de vue du symbolisme } 

On reconnait que la matière des urnes et l'indication de leur capacité ne 
présentent pas de signification allégorique. Par contre on retient le chiffre 6, 
nombre imparfait, où l’on voit une allusion à l'insuffisance du légalisme 
ancien, et la destination aux ablutions ordinaires des juifs où l'on trouve 
soulignée l'intention symbolique. 

Pour ce qui est du chiffre, remarque M. L. tout à l'heure, il restera pareil 
et cependant les six urnes contiendront le vin miraculeux, image de la 
perfection de l'Évangile. 


(1) Cité de Lepin, I. p. 183. 
(2) p. 186. | 
(3) Loisy. Le quatr. Evang., p. 284. 


DU QUATRIÈME ÉVANGILE 413 


Même, dans la mention que l’eau des urnes était «pour les ablutions ordi- 
naires des juifs », on ne peut trouver une intention symbolique vraiment 
accusée. Cette eau servait en effet à la purification légale, elle devrait 
représenter la Loi ancienne sous ce rapport précis, en tant qu’impuissante à 
conférer autre chose que la pureté extérieure, matérielle. Or le vin qui la 
remplace n'est pas présenté comme moyen de purification spirituelle et véri- 
table, mais directement et uniquement comme breuvage donnant force, 
vigueur et Joie. 

Et l'examen continue avec cette précision impitoyable. Je sais bien que la 
pensée naît d'elle-même devant cette critique minutieuse, que les construc- 
üuons allégoriques des écrivains du premier siècle chrétien n'avaient pas tou- 
jours l'équilibre parfait ni la rigoureuse ordonnance, que M. Lepin réclame 
ici. Il ne faut pas oublier qu'il suit, pas à pas, l'interprétation qu'il critique 
et que les nombreuses inexactitudes et contradictions relevées prouvent par 
leur ensemble. 11 y a d’ailleurs pour le système, et dans l’exégêse des criti- 
ques symbolistes des difficultés plus considérables. 

M. Loisy reconnaît lui-même «qu'il n'est pas conforme au symbolisme que 
Jésus et ses disciples aient bu du vin des noces » du premier vin, or le texte 
semble bien nous les faire participer au repas bien avant la disette de vin et 
le miracle, il laisse également l'impression très nette que non seulement Jésus 
et ses disciples, mais les autres invités du début, boivent du vin miraculeux 
— ce qui n'est pas moins contraire au symbolisme. 

Il y a mieux. Pour obvier à cette dernière difficulté, on ne recule pas 
devant ce que M. L. appelle à bon droit un « vrai tour de force exégé- 
tique » (1). Le critique n'hésite pas déclarer l'épouse et le président men- 
tionnés à la fin du récit, autres, au point de vue symbolique, que le marié 
dont on célébrait les noces et que le personnage préposé au début du festin 
« on peut croire dit-il que le maître d'hôtel et l'époux qui interviennent à la fin 
du récit allégorique….. figurent respectivement Jean-Baptiste et le Sauveur ». 

Sur quoi M. L. s'exclame :« Comment ! Nous lisons expressément dans le 
texte que Jésus « fut invité» aux noces qui se faisaient à Cana, qu'il fit 
porter le vin nouveau au président du festin, que celui-ci le goùta, et, ne 
sachant d'où ce vin venait, « appela l'époux » et l’on voudrait que cet époux 
représentt le Christ lui-même ! Cela dépasse toute mesure ». 

Nous n'avons résumé encore qu'une partie de la discussion sur le miracle 
de Cana. Tous les épisodes sont examinés avec une aussi consciencieuse pré- 
cision. La critique de M. L. ne recule pas devant la minutie, une minutie 
impitoyable. On peut citer, entre bien d’autres exemples, la note 2 de la 
page 191. Il fait parfois des découvertes, qu’on serait tenté de qualifier de 
cruelles. Citons le rapprochement des divers personnages symboliques 
contradictoires que M. Loisy fait représenter par Lazare. Le mort de quatre 
jours figure, à quelques pages de distance, l'humanité en général puis l'huma- 
nité païenne et se trouve avoir pour sœur l'Église de la Gentilité. (pp. 113, 
114.) 

Dans ce genre encore il y a mieux, Jésus étant de l’autre côté du Jourdain, 
dit à ses disciples : « Allons de nouveau en Judée » (2). Là dessus, M. Loisy 


(1) p. 101. 
(2) Jean, XI, 5 — Lepin. p. 125. 


414 LA VALEUR HISTORIQUE 


ose écrire ( p. 637): «La Judée, où doit s’accomplir l'œuvre du salut, 
figurée par la résurrection de Lazare, s'oppose à la Pérée, le pays d’au delà, 
figure du séjour céleste d’où vient le Fils de Dieu et où il se retirera quand 
sa manifestation terrestre sera terminée ». Or exactement 200 pages plus 
haut, N.-S. traversant le lac, dans le même sens, le critique, toujours 
imperturbable, voyait « dans ce retour de Jésus à son pays terrestre, le 
symbole de la rentrée du Fils de l’homme dans sa gloire éternelle à. 

Cette enquête patiente se continue pendant plus de 600 pages. Tout en 
s'en prenant surtout à M. Loisy, M. L. ne perd pas l’occasion de citer et 
réfuter les autres critiques symboliques récents et aussi Strauss. Il semble 
même prendre un malin plaisir à rapprocher fréquemment les textes de ce 

dernier, des textes de M. Loisy. Et vraiment en admirant ce labeur considé- 
 rable, on se prendrait à regretter qu'il n’ait d'autre objectif qu’une réfutation 
définitive de la critique symboliste radicale, vouée, sans doute, à un prochain 
oubli. 

Fort heureusement :1l réalise un résultat positif et plus durable. Comme 
l’auteur l'indique, l'aboutissement des enquêtes particulières et les conclu- 
sions d'ensemble permettent une appréciation plus exacte du genre et de la 
mesure d’historicité propre à notre document. 

11 apparaît clairement que S. Jean est moins allégoriste qu’on ne le 
pensait généralement ; que, tout en voulant faire œuvre de polémiste et de 
docteur, par la précision de ses souvenirs personnels (1) et par leur abon- 
dance, il apporte à l’histoire du Christ une contribution de tout premier 
ordre et d'une importance capitale. 

Que l'auteur se soit parfois laissé emporter un peu loin, par la tension 
soutenue de sa démonstration, pour tel et tel détail, qu'il y ait l’une ou l’autre 
de ses opinions, spécialement pour la date de la mort de Jésus, dont la soli- 
dité ne s'impose pas ; ce sont là points de peu d’importance devant la haute 
valeur de l’ensemble. 


Il ne nous reste malheureusement plus de place pour parler ici de la 
Ile partie, qui traite pourtant d’un problème non moins important, et plus 
délicat encore que celui de la valeur historique des récits du quatrième 
Évangile : dans quelle mesure les discours rapportés par l'Évangéliste, nous 
conservent-ils la parole authentique de N.-S. ? | 

M. Lepin après avoir indiqué en quelques lignes les raisons générales par 
lesquelles on est induit à conclure en faveur de l'authenticité, reprend, 
dans ces 400 pages, son enquête sur les textes, afin de confirmer cette 
induction, 

C'est la même méthode rigoureuse, la même discussion serrée, que dans la 
première partie. Nous ne pouvons présenter ici que quelques-uns des 
résultats de l'enquête, et un résumé rapide des conclusions de l’auteur. 

Nulle part les discours du quatrième Évangile n'apparaissent avec préci- 
sion comme une création de l'Évangéliste, qui utiliserait l'expérience de 
faits postérieurs à Jésus et traduirait les préoccupations du monde chrétien à 


(1) On sait que les vieillards ont une mémoire très nette et précise des évène- 
ments de leur jeunesse, alors que la période moyenne de leur vie leur échappe, 
ainsi d’ailleurs que beaucoup de faits de leur vie actuelle. 


DU QUATRIÈME ÉVANGILE 415 


la fin du premier siècle. On n’y trouve aucune allusion franche aux évène- 
nements accomplis depuis la mort du Sauveur. 

On n’est pas fondé à déclarer véritablement nouvelle l'idée qui est donnée 
du royaume de Dieu, n1 celle qui est fournie au sujet du Christ fils de Dieu. 
préexistant à sa venue sur la terre, ni aucune autre de celles qui figuraient 
dans les discours attribués au divin Maitre. 

Au contraire, ces discours offrent des marques notables d'authenticité. Is 
sont étroitement reliés à des faits dont on a reconnu le caractère historique, 
mèlés d'incidents visiblement pris sur le vif. Comme le Christ des premiers 
Évangiles, le Christ de S. Jean annonce son avènement, garde à l’idée de 
sa parousie son relief, semble même déclarer qu’elle se produira au cours de 
la génération contemporaine. Malgré la haute opinion que l'Évangéliste se 
fait du Christ, Verbe de Dieu, le Sauveur est présenté par lui dans sa pleine 
réalité d'homme. 

Pour l'ensemble les discours du quatrième Évangile se présentent donc 
dans une situation semblable à celle des récits. Ils ne trahissent pas la main 
d'un théologien qui composerait de son propre fonds sans attache avec 
l’histoire. Ils accusent plutôt un écrivain en possession d’une tradition ou 
de souvenirs authentiques. 

Sans doute, il reste possible et vraisemblable que l’apôtre ait imprimé son 
cachet propre dans la manière de raconter les miracles du Sauveur, dans le 
choix qu'il a fait des scènes évangéliques, comme dans le relief donné à tel 
ou tel des traits qui les composent. 

En ce qui concerne les entretiens et les discours, ils ne sont pas des repro- . 
ductions littérales, « l'inspiration divine ne modifie généralement pas chez 
l'écrivain sacré les conditions ordinaires de sa mémoire et de ses autres 
facultés... Bien plus, l'on peut parfaitement penser qu’en relatant les 
entretiens du Christ, l'écrivain leur a plus d'une fois fait subir une sorte de 
transposition ou d'interprétatton, en exprimant la pensée du Maitre sous 
une forme qui se ressentait de l'expérience acquise et accusait le travail 
accompli dans ses pensées par l'effet de ses longues méditations. » (p. 401). 

Dans quelle mesure, l'Évangéliste a-t-il modifié la pensée originale du 
Maitre ? On ne peut le préciser avec certitude, et 1l importe peu, en défini- 
tive. La personnalité de l’auteur, compagnon assidu et témoin famillier du. 
Sauveur, donne à notre document une valeur incomparable. « Ce qu'il nous 
rapporte prend à nos yeux une importance égale, sinon supérieure, à ce que 
relatent les trois premiers Évangiles. » 

Fr. HuGues. 
0. M. C. 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


(SI janvier 1Ig9r1.) 


(SutrTE) 


79. BI Tan 7 Dukli w czterosetna dwudziestopiata roynica blogoslaw, 
skonu roku 1909, Guda î Laski, par le P. Norbert Goluchowski, o. m. 
Lword (Lemberg), 1909, in-16° de 224 p. Vie du B. Jean de Dukla, d'après 
les procès canoniques. 


80. Plantavit de la Pause, par Constant Blaquière. Montpellier, Valat, 
1910, in-8e de 80 p. Ancien ministre calviniste, converti en 1604 par l’entre- 
mise du P. Basile Garsin, récollet, sacré évêque de Lodève en 1625. 


81. Un Frate Cappuccino Diplomatico(r628-r655), parle P.François Xavier 
Moilfino dans La Rassegna Nazionale du 1er janvier 1909, p. 89-118. I s’agit 
de Giovanni da Moncalieri (cf. Bibliotheca de Denys de Gènes, p. 136.) Ce 
religeux fut envoyé en 1628 à Genève par le S, Office, puis en 1636 par son 
général pour apaiser un différent entre le nonce et les Capucins de Lucerne. 
En 1637, il est à Paris et l'année suivante se trouve élu général de son ordre. 
Tous ces faits sont racontés dans un journal ou autobiographie très intéres- 
sante et c'est ce texte que publie le P. François Xavier. Le ms. se trouve 
dans les archives provinciales des Capucins de Ligurie. L'article a été tiré à 
part sous ce titre Memorie autografe del P. Giovanni de Moncalieri. Firenze 
1909. in-8° 32 p. 


82. Le bon Frère Didace Récollet par le P. Odoric Jouve, Montréal 1911, 
in-12 de 350 p. et 26 gravures. Le F. Didace mourut à Trois-Rivières le 
21 février 1690. 


83. Padre Cristoforo Balordo par Louis Fasso dans le Giornale Storico 
della letteratura italiana, vol. 11, fasc. 151-153, p. 256-278. Très intéressante 
étude littéraire sur le personnage du roman si célèbre de Manzoni. — Fra 
Cristoforo e fra Galdino par S.Satta dans Nuove Battaglie du 30 avril 1908. 

Una traccia nera ed una barba bianca par À. Zandonati dans les Attid. R. 
Accademia degli Agiati de Rovereto, n° de janvier-mars 1908. Etudes 
critiques sur Fra Cristoforo et Lucie. 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 417 


84. P. (Francesco Zaverio) Molffino (a San Lorenzo) Due Marchesi de 
Monteregio e Po77o cappuccini. Tip.A. Rosa Castelnuovo Garfagnana, 1908, 
in-16 de 16 pages. J1 s'agit de Gio Vincenzo Malaspina marquis de Monte- 
regio e Pozzo, époux de Marguerite Santivitali, qui se fit capucin en 1627 
sous le nom de P. Félix de Montercgio. Son fils Charles suivit la même 
vocation la mème année sous le nom de P. Amédée et mourut à Pontremoli 
en 1649. Enfin un de leurs serviteurs les imite sous le nom de P. Giovan 
Vincenzo. Cf. Eug. Branchi Storia della Lunigiana Feudale, vol. 1, p. 672. 


85. Un falso sultano e un ex-duca cappuccino (con documenti inediti), par 
Paolo Negri dans Za Kassegna na7ionale de Florence, n° du 1er février 1909, 
p. 373-379. Le faux sultan, c'est Jachia (Cf. G. Sforza Il falso sultano Iiacha 
dans les À ti dell À cad. delle Scienze de Turin, vol. XL1II (1908), p. 19-20), 
et le capucin, c’est Alphonse d'Este (P. Jean-Baptiste) dont l’abdication 
frappa tant ses contemporains. 

D'aucuns, on le sait, veulent identifier le P. Jean-Baptiste avec le Padre 
Cristoforo de Manzoni. Cf. L. Sailer et Fr. d'Ovidio. Discussioni manzoniane. 
Citta di Castello. 1887, p. 139 ets. | 

La vie de l’ex-duc capucin a été mise en drame par Annibale Campani 
dans ZI Conte F. Testi (Rome, 1903). 

Sur le même personnage voir encore le Panaro de Modène, 12 décembre 
1886 (reproduit dans la Rassegna Emiliana du 10 avril 1883) et le même 
Panaro du 27 décembre 1886. 


86. Di A lfonse III d'Este par Giuseppe Cavazzuti dans les Atti e Memorie 
della R. Deput. di storia patria per le provincie modenesi (Série V, vol. V, 
Modena, 1907) p. 1-90. 

L'État de Modène au XVIIe siècle forme une des choses les plus étranges : 
bourgeoisie qui ne songe qu'à son pain quotidien, sans idéal et sans rêve, 
noblesse qui oppresse le peuple et qui se gonfle d'orgueil, clergé gardien 
jaloux de ses privilèges. La figure sympathique d’Alphonse 111 au milieu de 
ce mélange est des plus caractéristiques. Elle résume et atténue en elle-même 
les traits de son époque. C'est ce que l’auteur explique en s’attachant à mettre 
en relief trois parties de la vie du duc : ses iniquités sanglantes contre les 
Pepoli (le comte Hercule Pepoli fut assassiné au mois de décembre 1617 à 
Ferrare en allant au palais Turchi) — son entrée dans l'Ordre des Frères- 
Mineurs : le duc abdiqua à la fin de juin 1629 à Sassuolo en faveur de son 
fils François, et 11 embrassa la réforme franciscaine des Capucinsle 8 septem- 
bre à Marano en Tyrol. Il eut quelques affaires avec son P. Général, fonda 
le couvent de Castelnuovo (cf. R. Raflucli Z{ convento dei cappuccint di 
Castelnuovo di Garfagnana. Bologna, 1884) et il y mourut le 24 mai 1044; 
— ses relations avec les principaux lettrés de son époque : Lodovico Scapi- 
nelli, le poète Girolamo Graziani, Fulvio Testi, Antonio Querenghi de 
Padoue, Tassoni, Jacopo Vezzani. 

L'auteur voit dans le duc Alphonse 111 un mélange singulier de qualités 
et de défauts : ce qui manqua à son héros, ce fut surtout, affirme-t-1l, la 
juste mesure. 

A celui qui désirerait reprendre cette intéressante biographie, nous pou- 
vons indiquer en dehors des chroniques générales mentionnées par U. 


E, F. — XXV. — 25 


418 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


Chevalier (Topobibliogr. v. Este) les ouvrages du P. Giovanni da Sestola 
Il Cappuccino d'Este 1646 ; — Gaspar de Rougnes L'illustre capucin. Aix, 
1677 ; —Casimir de Toulouse Le Triomphe de la Croix, Béziers, 1674 ; — 
Annales Franciscaines, 1900, p. 213-219 et 275-284 ; — Duca Cappuccino 
par A. Campani dans la Rivista Emiliana du 10 avril 1887; — Attie 
Memorie della R. Deputazione di Storia per le prov. di Romagna, 3° série 
tom. XXV (1907) n. 4-6, art. de L. Sighinolfi sur la succession du duc 
Alphonse 111 d'Este; — N. Rodolico L'abdicazione di Alfonso III d'Este, 
Bologne 1901 ; — Bibl. nat. Paris, f. fr. 3199 ; — bibl. Avignon, ms. 3482 ; 
— bibl. Lille, ms. 488, fol. 201 vo. — Cf. Bern. a Bon. Bibl. cap. 1747, p. 141. 
Le portrait du prince a été gravé par Landry en 1674. 


87. Le Vénérable Bernardin de Calenzana frère mineur (1591-1653) dans 
Le Pèélerin n° 1668. Né en Corse, vêtu en 1607 chez les observants de son 
ile, prêtre, il passa sa vie dans son pays d’origine. Sa cause a été introduite 
en cour de Rome le 11 décembre 1745, et sa biographie écrite en 1875 à Rome 
par le P. Antoine Marie de Vicenza. 


88. De S. Laurentio a Brundusio. Documenta antiqua dans les À nal. ord. 
minor. Cap. 1909, p. 79 et suiv. Ces pages contiennent de très nombreux, 
curieux et importants documents. Le dernier article se trouve dans le fasc. 
d’août-septembre 1910, p. 246-248. — 11 y a eu un tirage à part avec ce titre 
S. Laurentii Brundusini ord. min. cap. de rebus Austriæ et Bohemiæ 1599- 
1612 Commentariolum autographum primum evulgavit notisque ac multis 
monumentis Ineditis tllustravit P. Eduardus Alenconiensis. Romæ, 1910, 
in-fol. de 64 p. 


89. Pragensis. Beatificationis seu declarationis martyrii Servorum Dei 
Friderici Bachstein Sacerdotis Professi et XIII Sociorum ex Ordine Fra- 
trum Minorum ab haereticis pro Fide Catholica et Sancta Romana Ecclesia 
anno 1616 Pragae interfectorum. Articuli quos ad docendum de martyrio, 
causa, signis et fama martyrii dictorum Dei Servorum Rmae Curiae 
Pragensi exhibet.… Romae, 1910, in - 8 de 56 p. Voir dans les Acta Min., 
1910 p. 258-259 les noms de ces quatorze martyrs au nombre desquels se 
trouve un français le P. Simon. 


90. À nnales de la faculté des Lettres de Bordeaux...X XXe année, Bulle- 
tin hispanique, t. X n° 1, janvier-mars 1008 p. 17 ets. M. Morel Fatio étudie 
les lectures de sainte Thérèse. 11 cite un franciscain Alonso de Madrid (p. 55) 
dont le P. Jaime Sala a réédité en 1903 l’Arte de servir à Dios, François 
d'Ossuna dont le Troisième À becédaire publié pour la première foisà Tolède 
en 1527 fit connaitre à la sainte l'oraison de quiétude (Cf. Franzisca Her- 
mandez and Frai Franzisco Ortiz. Leipzig 1865, p. 233 à 310.) — Bernar- 
dino de Laredo (1482-1540) avec sa Subida del' Monte Sion por la via 
comtemplativa (Séville 1535), et saint Pierre d’Alcantara naturellement. 

Le travail de M. M. F. a été tiré à part Les lectures de Ste Térèse. Paris 
et Bordeaux, 1908, in - 8 de 62 p. 


91. Le bienheureux André Ibernon, frère mineur alcantarin (1553-1602) 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 419 


dans la petite collection du Pélerin, n° 1614. 8 décembre 1907. D’après la 
Vita del B. Andrea Ibernon. Rome. 1701. 


92. Marie d'Agréda et Catherine Emmerich dans la Revue du Clergé 
français du 1° octobre 1909, p. 89-91. Interprétation très bienveillante des 
visions de ces deux femmes. On n'a pas à juger leurs écrits au point de vue 
de l’histoire : qu'on ne s’en serve que pour s'édifier. Très bien. 

L'Ami du Clergé, an. 1908, p. 637 et an. 1909. p. 744-747 a publié quel- 
ques notes relatives à la condamnation par la S. C. de l'index du livre de 
Marie d’Agréda, la Cité Mystique, livre aujourd’hui si lu et si répandu, et 
traduit en français en 1605 par le P. Thomas Croset, récollet. 11 ressort de 
ces textes que l’ouvrage a été condamné par un décret du 4 août 1631 et que 
ce décret a été abrogé pour l'Espagne d'alors le 9 novembre de la même 
année. La Sorbonne censura également l'œuvre du P. Croset le 17 septem- 
bre 1696. 

La traduction allemande de la Cité mystique, due aux PP. Rédemptoristes, 
en est à sa troisième édition (Die geistliche Stadt Gottes. Leben der jung- 
fraülichen Gottesmutter... Ratisbonne, Pustet, 1907-1909, 4 vol. in-8° de 
LXXXVIIT - 526, 492, 676, 634 p. La première édition avait paru aussi en 
1886 en quatre volumes de XCVI - 566, 526 ; IV - 723 et 696 p. 

Un pamphlet contre Bossuet dans les Documents d'histoire (Paris) juin 
1910 p. 223-231. Il s’agit d'une lettre au P. Quesnel au sujet dela Cité 
mystique. Cette lettre donnée comme d’un colonel d'infanterie est probable- 
ment l’œuvre de l’abbé Faydit. 

Reconocimiento y Traslacion del Cuerpo de la Sierva de Dios la venerable 
Madre sor Maria de Jesus de Àgreda verificados el dia trece de septiembre 
del año de mil novecientos nueve. Barcelona, Juan Gili. 1909, in-12 de 
72 p. Cette brochure a été écrite par les religieuses Conceptionistes d’Agréda 
à l’occasion de la nouvelle reconnaissance du corps de la V. Marie d'Agréda. 
Le texte autographe de la Cité Mystique de Dieu se trouve avec le corps de la 
Vénérable, en sorte que les religieuses d’Agréda peuvent bien dire qu'elles 
possèdent el cuerpo con la valiente alma de sus escritos. 

On indique en ce volume (p. 61-63) différentes éditions de la Cité mysti- 
que depuis 1670 jusqu'en 1860 ; on en compte 52 complètes dont sept en 
français. 

Life of Venerable Sister Mary of Jesus, De Agreda Poor Clare Nun 
(traduit de l’espagnol par le P. Ubaldus de Pandolfi. Evansville (1910), 
in - 16 de 194 p. | 


93. La Azucena de Quito o la beata Mariana de Jesus. Paredes y Flores, 
par A. Bruchez. Fribourg, Herder, 1908, in-12 de XII - 320 p. Les Acta 
Ord. Min. de juin et de sept. 1909 et suiv.. ont publié divers documents sur 
cette Tertiaire que l’on songe à canoniser. Elle a été béatifiée en 1853. Elle 
mourut en 1645. Elle entra dans le T.-O. en 1639 à l'âge de 21 ans. 


94. D'un Cordelier Agenais, correspondant de Joseph Scaliger, par J. 
Momméja, dans la Revue de l'Agenais, novembre-décembre 1907, p. 544- 
547. Il s’agit du P. Bernard Ruffus qui vivait à Agen en 1592. Ph. Lauzun 
parle de lui dans ses Couvents de la ville d'Agen, t. 1, p. 116, ainsi que 


420 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


M. Ad. Magen dans le Recueil de la Soc. des Lettres, Sciences et Arts 
d'Agen, 2° série, tom. VI, p. 356 et 394. La lettre en question adressée à 
Scaliger est la 94° du premier livre des Épistres francoises des personnages 
illustres et doctes à Mons. Juste de la Scala (1624. in-8). Elle est datée du 
15 avril 1603. 


95. La Solitaria delle Rupi. Racconto storico del P. Timotco da Brescia 
dell’Ordine dei Cappuccini. Milano, 1910, in-18e de 222 p. — Un complot 
contre Fénelon, par H. Brémond dans Le Correspondant du 25 février 
1910, p. 665-690. L'abbé Brémond conteste assez vivement et assez Juste- 
ment, semble-t-il, l'authenticité des fameuses lettres du P. Luc de Brey à la 
solitaire des Rochers. Ce recueil de lettres serait factice et créé par le P. Luc 
lui-même qui aurait été poussé à cette action par son affection port-royaliste. 


00. Les Annales Franciscaines (mai-août 1406) ont publié une bonne 
notice sur Madame de Saint-Balmont sous la signature de notre aimable 
collaborateur « Bernard de Saint-François ». On prétendait que le sujet 
n'était pas intéressant ! Une revue mondaine très haut cotée, la Revue heb- 
domadaire, vient de traiter le mème sujet dans son n° du 16 janvier 190g 
(Madame de Saint-Balmont 1607-1660), par J. Hardy, p. 391-405. 

Rappelons que le portrait de l'héroïne se trouve dans la meilleure de ces 
deux notices (Ann. Franc., 1006, p. 153, cf. p. 253). 


7. Dans La Femme contemporaine, n° de mars 1909, p. 235-239, 
M. Théodore Joran a publié : Féminisme d'autrefois. « L’Honneste femme » 
du R. P. du Bosc. Le livre du P. Jacques du Bosc eut plusieurs éditions, la 
quatrième est de 1647. Il est lui-même un peu le disciple de saint François de 
Sales, avec le même bon sens et la même préciosité. C’est du P. du Bosc, 
cette phrase typique : « La morale est une fontaine, soit qu'elle serve de 
bain ou de miroir : elle montre les taches et donne de quoi les laver » 
(L'Hon. femme, 1647, tom. III, p. 32). 

Dans les œuvres de ce moraliste « de valeur moyenne », est-ce que M. Th. 
Joran n'avait pas d'autre ouvrage à consulter que ZL'Honneste fenime. Cf. 
Wadding, Scriptores, 1650, p. 181. 


98. Petite note sur Jacqueline Bachelier dans le feuilleton de La Croix 
du vendredi 17 avril 1408. Cf. P. Apollinaire de Valence. Bibl. fr. min. cap. 
Oc. et Aguit., p. 50. | 


vy. Beati Crispint a Viterbio Lpistola quaedam exhortativa nunc pri- 
mum edita, par le P. Sixte de Pise, dans les Anal. ord. min. cap., janvier 
1911, p. 19-23. Il s'agit d'une lettre du 15 janvier 1750, adressée à Don Giu- 
seppe Smeghi curé de S. Biaggio à Pieve. D’après l’autographe, et avec une 
traduction latine. À la page 20, note 2, l'éditeur donne une bibliographie du 
B. Crispin, né en 166$ et mort le 19 mai 1750 à Rome. 

Compendin della vita del B. Crisrino da Viterbio laico professo della 
provincia Romana, par le P. Joseph a S. Nicandro. Viterbe, Cionfi, 1908, 
in-18 de 136 p. La vie du B. fut écrite pour la premiére fois à Rome en 1761, 
par le P. Emanuecle da Domodossola. Cf. Lt. Fr., tom. VIT, p. 115. 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 421 


100. Le P. Sixte de Pise a parlé du P. François-Marie d’Arezzo (cardinal 
Casini) dans les deux volumes de sa Storia dei Cappuccini Toscani. Les 
Anal. ord. min. cap., 1910, p. 252-258, publient les pages consacrées à cet 
illustre fils de St François, par Fabronius dans ses Vitae Italorum doctrina 
excellentiorum qui saeculi XVII et XVIII floruerunt. vol. X1 (1785, Pise) 
p. 194-214 Les Mémoires du P. Timothée de la Flèche font également 
mention à diverses reprises du Cardinal Casini. 

En qualité de Général des Fr. Min. Cap. il s'est trouvé mêlé au projet de 
fondation d'un collège des missions à Rome (Id. p. 258-268). 


101. Un cappucino mortv in concetto di santita nel convento di À lessan- 
dria sul finire del sec. XVIII, dans la Riv. di storia di Alessandria, t. XV 
(1906). Il s'agit du P. Riccardo da Tortona, 1749-1783. 


102. P. Martin von Cochem 1634-1712. Sein Leben und seine Schriften 
nach den Quellen.…, par le P. Chrysostome Schulte. Fribourg en Brisgau, 
Herder, 1910, in-8e de XV - 207 p. — P. Martin von Cochem und das 
« Leben Christi ». Ein Beitrag jur Gesch. der religiôsen Volksliteratur, par 
Hans Stahl. Bonn. Hanstein, 1909, in-8° de 200 p. Ce travail parfait cite 
(p. 19) toutes les sources biographiques. Il a paru dans les Beiträge zur 
Literaturgesch. und Kirchengesch. des Rheinlandes, édité par Joseph 
Gotzen. 


103. Le R. P. J. Bessner étudie le cas de Ste Véronique Giuliani dans son 
article des Stimmen aus Maria Laach, année 1905, p. 258-300. intitulé 
Stigmatisation und Krankheïtserscheitung. 

Désormais sur cette Sainte on aura à lire en français le livre très remar- 
quable de la Comtesse Marie de Villermont Sainte Véronique Giuliani, 
dbbesse des Capucines (1660-1727). Maison S. Roch, Couvin, Belgique, 1910, 
in-160 de Vil-194 pages. (Nouv. bibl. franciscaine 1re série, tom.XXI). 
L'auteur a puisé à la meilleure des sources, le iournal de la sainte Clarisse 
et le procès de canonisation. Le journal forme à lui seul douze énormes 
volumes mis au jour par le P. Pizzicaria. À la p. VII, Mile de Villermont 
ä donné la liste des ‘* événements remarquables ,, de la vie de Ja Sainte. 


104. Dans le volume Scritti di Storia, di filologia e d'arte (No;;e Fedele 
De Fabritiis) Napoli, 1908, in-8e de 380 p. M. E. Perito a étudié Gherardo 
de Angelis (p. 249) de l'Ordre franciscain né à Eboli (Salerno) en 1703. 


105. Le vénérable Francois de Ghisone de l'ordre des Freres-Mineurs 
(z777-1832) dans le Pêélerin n° 1631 du 5 avril 1908, p. 21-24. Ce saint Frère 
originaire de Corse, a été déclaré vénérable dès septembre 1848. Les pièces 
dt procès ont été publiées à Gênes en 1890 par le P. Candide Mariotti. 


106. 11 a existé au XVIfIe siècle un chirurgien assez célèbre à son époque, 
Jean Baseilhac, dit «Frère Côme, Capucin». La faculté de médecine de Paris, 
ms. 368. Troisième carton, n° XXXI possède un Mémoire sur une correc- 
tion du lithotome de Frère Côme par M. J. Bapt. Caron, et dans le ms. 487 
utie Exhortation aux chirurgiens contenant l'Oraïson funébre de très illustre 


422 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


Bazilhac composée par Mr Raphaelis et prononcée par M. Truels le jour 
qu'on érigea dans la chambre de St Côme à Lyon un catafalque en l'honneur 
du défunt (XVIIIe siècle). L'Académie de médecine de Paris, ms. 36. fol. 133 
a aussi une lettre de ce même Fr. Côme. 

Est-ce sous son patronage qu’un pharmacien de Nantes a placé une 
nouvelle composition, datée de 1903, le Cardiogène ? Dans la brochure 
réclame du Cardiogène, une gravure représente sur la couverture « Louis XV 
recevant le R. P. Côme à Versailles ». 

Dans son Histoire de Melun (Paris, 1910, p. 122), M. Leconte parle du 
passage du Fr. Côme en cette ville. Il faut toutefois couper court à une 
légende, et rappeler que le Fr. Côme était non pas capucin, mais feuillant. 
Né en 1703 dans le diocèse de Tarbe, à Poejastruc, religieux sous le nom 
de Fr. Jean de S. Côme, il mourut le 8 juillet 1781 Cf. Eloge historique de 
Jean Baseilhac dit Frère Côme religieux feuillant et chirurgien lithoto- 
miste... par M. de Cambon. Paris, Ballard, 1781, in-120. 


107. Un modèle de charité ou courte biographie du R. P. Henri Thyssen, 
par le P. Jérôme Goyens, o. m. Malines, 1910 in-8 de 64 p. Ce volume 
est écrit d'après la biographie publiée à Anvers en 1890 par le P. Etienne 
Schoutens (2e éd. en 1904 à Hoogstraten). Le P. Thyssen est né en 1755 à 
Gangelt (Prusse), prit l’habit chez les Récollets d’Erkelenz, province rhénane, 
exerça le ministère paroissial, puis se réunit à ses confrères dispersés à 
Anvers où il mourut le 31 mars 1844. 


108. La serva di Dio Teresa Gardi d'Imola terziaria di S. Francesco 
(1769-1837), articoli per il processo informativo ordinario che presenta alla 
Rma curia d'Imola, onde for la prova testimoniale e giuridica della fama, 
della santita di vita, virtu e segni o fatti miraculosi della predetta serva..…. 
Rome, 1910, in-8° de 78 p. Portrait. — Un modele pour les Tertiaires. La 
servante de Dieu Thérèse Gardi du Tiers-Ordre de St François (1769-1837), 
par un Père franciscain. Bordeaux, Ve Thomas, 1910, in-8° de 55 pages. 


109. Un martyr de septembre 1792 dans l'Orne: Le Capucin Valfrembert, 
par H. Beaudouin. Alençon 1908, in-8° de 30 pages. Extr. du Bull. de la 
Soc. hist. et arch. de l'Orne, octobre 1907. La figure de ce religieux a pris 
place dans la belle galerie des personnages dressée par le P. Léopold de Ché- 
rancé sous le titre de Nos Martyrs. (Cf. Études Franc., tom. XXII, p. 88.) 


110. Le Père Duchesne. Hébert et la commune de Paris 1792-1794, par 
P. d'Estrée. Paris, Ambert, 1908, in-8° de 505 p. On sait que ce fougueux 
alençonnais épousa une ancienne religieuse conceptionniste de Paris, Marie- 
Marguerite-Françoise Goupil née à Paris en 1756. En 1790, il y avait rue 
St-Honoré, dans son couvent, vingt quatre religieuses ; elle déclara vouloir 
réserver sa décision, puis sortir. Un an après elle devenait madame Hébert. 
Elle mourut sur l'échafaud en mème temps que Lucile Desmoulins. 


\ sie . A ,» . 
111. Dans la sixième série de ses Etudes et leçons sur la révol. française. 
Paris, 1910, M. Aulard reproduit un de ses écrits de 1901 : L'abbé Barbotin, 
p. 190-231. Cette étude est faite d'après la correspondance de l'abbé Barbotin, 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 423 


curé de Prouvy près Valenciennes, adressée du 13 avril 1389 au 27 janvier 
1790 au P. Engelbert Baratte, capucin, et à deux autres personnes. Cette 
correspondance avait déjà été utilisée par M. Anatole de Gallier dans les 
Hommes de la Constituante : l'abbé Grégoire. Paris, 1883. (Extr. du 
Contemporain), p. 4-11. La conclusion que M. Aulard tire de son étude est 
un peu naïve et banale : l'abbé Barbotin a changé ses opinions politiques au 
cours de la Révolution, rapport à ses intérêts matériels. On n'a pas agi de la 
sorte que sous les régimes de la Révolution ! Cf. Etudes franc. t. XI, p. 218 
et Le curé Barbotin dans Société d'études de la province de Cambrai. Bulle- 
tin,t. V, 1903, p. 237. 

L'abbé Barbotin, premier aumônier de la Grande-Armée 1772-1848, par 
H. Bourgeois. Fontenay-le-Comte, impr. Gouraud, 1908, in-18° de VIII - 
234 p. 


112. Divcèses de Besançon et de St Claude. Cause de Béatification des 
Martyrs franc-comtois de la Révolution française. Récits-sommaires 
publiés par les soins de la Postulation. Dole, 5, rue du Collège, 1909, in-8 de 
214 pages. On trouvera dans cette brochure des notes sur le P. Zéphirin 
(Edmond-Antoine Delacour), né à Vyt-les-Belvoir le 17 novembre 1738 et 
profès chez les Capucins de Dole le 4 avril 1758 et exécuté le 9 mars 1794 
(p. 32-34) — le P. Élysée de Soye (Adrien Péjot) né le 27 février 1761, profès 
le 19 mars 1780 (p. 61-64) — le P. Jean-Pierre Cortot né à Cintrey en 1752, 
cordelier à Besançon (p. 64-65) — le P. Grégoire de St-Loup (Pierre-Joseph 
Cornibert) né le 12 octobre 1760 (p. 66-86) — le P. Emeric des Arcs (Jean- 
Baptiste Peussettet) né le 27 janvier 1731 (p. 122-126) — le P. Isidore (Jean- 
François-Marie Burgey) capucin à Luxeuil le 13 juillet 1757 (p. 149-150) — 
le P. Jean-Baptiste (Jacques-Louis-Xavier Loir), capucin, né en 1717, mort 
à l’île d’Aix le 9 maï 1794 (p. 164-165) — le P. Firmin de Vesoul (Adrien 
Lenfumez) né en 1735 — le P. Benoît (Claude-François Michel) né à Vesoul 
(p. 165) — les PP. Nicolas Savourey et F.-Fr. Antoine, cordeliers (p. 166) 
— Jean-Baptiste Vieuxmaire, récollet, né en 1754 à Villers-les-Luxeuil ou à 
Blondefontaine (p. 175) — le P. Bruno (Jean Fr. Daviot), capucin, né à 
Besançon en 1748 (p. 176-177) — le P. Claude Philippe (Claude Fr. Morey) 
capucin (p. 181-182) — le P. Etienne-Martin Gatey (p. 183) né en 1754 et le 
P. Duperchy de Brenche (p. 183) cordeliers — le P. Claude Bourquin né à 
Amance le 11 décembre 1761, du Tiers-Ordre de Picpus, guillotiné à Paris le 
16 juin 1794. 


113. Chanoine Albert Durand. Un capucin. Le père Chrysostome de 
Barjac. Antoine Peltier. 1757-1819. Sa vie suivie de sa correspondance et de 
pièces justificatives. Nimes. 1908, in-8° de XI-285 p. Avec quatre photogr. 
et un fac-simile. Extrait des Mémoires de l'Académie de Nîmes, 1907. Ce 
n’est pas une banale figure que celle de ce capucin, confesseur de la foi, 
déporté à Oléron, puis fondateur du Petit Séminaire du Chambon dans le 
Gard, et qui signait encore ses lettres l’année même de sa mort : « F. Chry- 
sostome, cap. prêtre ». Sa vie avait déjà été esquissée par l'abbé Castelnau 
(Alais. 1871, in-120), par notre illustre confrère le P. Apollinaire de Valence 
dans un de ses fascicules si riches en faits inédits, puis par l'Ami de la 
Religion (1820, t. XXIII, p. 250). M. Durand ne s'est pas contenté de ces 


424 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


sources imprimées. Îl a fait mieux : il a consulté les papiers, les lettres de 
son héros, les archives des paroisses évangélisées par lui, et voilà pourquoi 
1} nous donne un récit rempli d’un tel intérêt. 

Le Père Chrysostome est mort en odeur de sainteté, et plusieurs assurent 
avoir obtenu des grâces par son intercession. 

Pendant le cours de sa vie qui est en bien des points comparable à celle que 
mènent aujourd’hui les expulsés, il a donné à l'impression plusieurs travaux, 
une Grammaire latirte chez Aubanel à Avignon,unopusculeintitulé Néces- 
sité et moyens d'augmenter le nombre des bons prétres en France. — Cf. 
Etudes Franc., tom. XXI (1909), p. 209. 


114. Father Mathew, par Katherine Tynan. London (1908). Macddnald, 
in-120 de 178 pages. (Série St-Nicolas.) Cf. Franciscan Annals, août 1908, 
P. 229-233. 

Qu'on nous permétte de rappeler que les Capucins d'Irlande publient une 
révue; Father Matthew Record à Dublin depuis 1908. Cf. Ét. Fr.,t. IV, 
p. 26et 133ett. XVI, p. 434, et la biogr. de M. Peltier (nouv. bibl. franc. 
tre série, t. VIII). 


* 115. Lettère del padre Lorenzi Fusconi, p. p. S. Muratori dans {a Roma- 
gna, t. IV (1907), n. 6 et 7. Ce Père conventuel vivait à la fin du XVIIe et 
au commencement du XIXe siècle. 


116. P. Peter Singer. Ein Gedenblait jum 100 sten Geburtstage des 
KAnstlers zugleich, ein Beitrag zur Musikgeschichte des 19. 1ahrhunderts, 
par le P. Hartmann vonan der Lan-Hochbrunn, o.m. Innsbruck, Wagner, 
fg10, in-8o de 172 p. Singer, le fameux musicien, naquit le 18 juillet 1810 à 
Unter-Häselgehr en Tyrol, entra dans le premier ordre le 8 septembre 1830, 
fut prêtre en 1834 et mourut au couvent de Salzburg le 25 janvier 1885, 
ayant exercé pendant 36 ans la charge de maitre des novices. — Cf. Annales 
Franciscaines, mars 1911, D. 471-472. 


119. P. Clementin Schmitz, ein Franziskaner des 19 lahrhunderts, par 
le P. Adjutus Rhode. Ahrweïler, Kirfel, 1908, in-8° de 105 p. Gravures. 
Né en 1754 à Densborn, le P. Schmitz prit l’habit chez les récollets de Riet- 
bérg, prov. de Saxe, en 1785 et il mourut en 1844. 


118. La B. Marie-Madeleine Postel, par le chanoine Caillard dans les 
Études des Jésuites, fascicule du 5 avril 1908. Cf. Éf. Franc.,t. XVI, p. 434 
et XVII, p. 87. — Die selige Mariæ Magdalena Postel, par J. Drôder. 
Einseideln, Benziger, 1909, in-8° de 418 p. D'après les deux gros volumes 
de Mgr Legoux. 


119. Un correspondant inconnu de F'. de la Mennais. Documents sur le 
F. Martinien du Lude avec des extraits de ses lettres, 1759-1830. Extrait 
des Annales Fléchoïises, 1908. Paris, Picard, 1908, in-&° de 21 pages. C'est 
la biographie du religieux dont nous avons précédemment parlé dans les 
Études Franciscaines, t. XVIII, p. 211. Je note avec un extrême déplaisir 
que depuis cette publication le possesseur des deux lettres de Félicité de la 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 425 


Mennais les a jetées au feu sous prétexte qu'elles n'étaient plus utiles à con- 
server après avoir été publiées ! 


120. Panégyrique du Bienheureux Jean-Baptiste Marie Vianney bro- 
noncé à Ars le 8 mai 1909, par Monseigneur Delmont, docteur ès lettres. 
Trévoux, 1909, in-8° de 20 p. Très belle pièce d’éloquence. — Leben und 
wirken des seligen Joh. Bapt. Vianney, par A. Sleumer. Limbourg, 1908, 
in-120 de IV - 215 p. Traduction de la 18e éd. fr. de J. Vianney.— Béatifica- 
tion du B. curé d'Ars. Rome, Belley, Ars. Fétes et panégyriques. 2e éd. 
Belley, Chaduc, 1907, in-12° de 439 p. — Vie du Bienheureux Jean-Marie 
Vianney, curé d’Ars, par l’abbé G. Renoud, missionnaire d’Ars avec une 
lettre de Mgr de Belley. Paris et Lille, 1909, 1n-120 de 203 p. — 
Le B. J.-B. Vianney, curé d'Ars, et la B. Marguerite Marie, par 
l'abbé Planus. Charolles, 1907, in-8o de 109 pages. — Panégyrique du B. 
Curé d'Ars. Témoin du surnaturel au XIXe siècle prononcé à la cathédrale 
de Marseille le mardi 24 octobre r905. Panégyrique de la B. Jeanne d'Arc 
tenant du droit chrétien ou Libératrice de la France moderne, prononcé à 
là cathédrale de Marseille le 21 mai r909, par le P. Désiré des Planches. 
Marseille, Aschero, 1909, in-120 de 46 p. — Fétes du cinguantenaire du 
Bienheureux curé d'Ars. Discours de NN. SS. les évéques de Dijon (P. 
Dadolle), Chälons (Sevin) et Orléans (Touchet). Ars sur Formans (Ain), 
ip10, in-8° de 77 pages, p. p. G. Genoud. — Cf. Études Franc., t. XVIII, 


p. 751. 


121, Un Santo de fin del siglo XIX. Vida y virtudes del P. Pedro Lopez 
de los Frailes Franciscanos (1816-1898). Burgos, 1910, in-8° de 490 p. 
Traduction espagnole du livre de l'abbé Martelli, par Don Garcia y 
Garcia. 


122. Lady Georgiana Fullerton (1812-1885), par J. Bouillat, dans Les 
Contemporains, n° 832 du 20 septembre 1908. La biographie de cette Ter- 
taire de S. Fr., a été spécialement écrite d’après le livre de Mme Augusta 
Craven (1889, in-12°). Cf. Dict. of nat. biogr. hoc verbo. 


123. Marie Jenna, poète et écrivain, 1834-1887, dans les Contemporains, 
15 mars 1908, n° 805, par V. Monestier. Elle appartenait au Tiers-Ordre 
franciscain. Son nom était Cécile Renard. 


124. Solenne commemorazione del I centenario della nascita del Card. 
Guglielmo Massaia Cappuccino in Frascati, par Cesare Aureli. Roma, 
in-120 de 109 p. — L'appartamento cardinalizio di Guglielmo Massaia nel 
convento dei Cappuccini presso Frascati. IV editione publicata dell'autore 
in onore dell'illustre e venerando missionario nella ricorrenza del r° cente- 
nario della nascita di lui avvenuta il di 8 giugno 1809 a Piova d’Asti, par 
le rhème. Frascati, 1909, in-16° de 5 p. 

Dans La Rassegna Nazionale de Florence, 1 novembre 1909, p. 81-95, a 
été reproduit un très curieux discours du P. Jean Semeria, le barnabite bieri 
connu en Italie, sur 1! Cardinale Massaia. Ce discours a été prononcé le 
26 septembre précédent, à Frascati, à l'occasion du centenaire de la nais- 


420 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


sance du célèbre capucin missionnaire. Il avait déjà été imprimé à Rome, chez 

Fiordaliso, 78, via dei Sediari, avec permission, 1909, in-8o de 24 pages. 
L'apostolo dei Galla e vita del Cappuccino Cardinal Guglielmo Massaia 

della Piova, par le chan. Laurent Gentile. Asti, 1907, in-12° de VII - 478 p. 


125. Pater Theodosius Florentini, par C. Decurtins. Fribourg en S., 
1908, in-80 de 24 p. — P. Theodor Florentôni ord. cap. Generalvikar von 
Chur, Stifter der Kongregation von hi. Kreuze in Menzingen und Ingen- 
bohl. Ein Lebensbild, par le P. Albuin, o. f. m. c. Brixen, 1908, in-16° de 
VIII - 90. Cf. Études Franc., décembre 1908, p. 623-642 et t. XVI (1906), 
p. 439. 


126. Dans The Catholic World, mars 1910, p. 764-765, du P. Walter 
Elliot, pauliste, un article sur Mother Veronica of the Poor Clares, d'après 
le livre intitulé The venerable Mother Mary Veronica Poor Clare Colet- 
tine with a History of the two communities of Poor Clares founded by her 
at Cleveland. Ohio, and Chicago Illinois. Cleveland, The Catholic Uni- 
versa Publishing Cy, s. d., in-8c de 379 p. — Le fascicule de juin 1895 de 
la même revue, avait déjà fait entendre un appel en faveur des Clarisses 
d'Omaba, Neb. 


127. Un'umile vita. Discorso recitato a Monte Calvario il 17 Giugno 
1909 in occasione della traslazione del servo di Dio Fra Giuseppe Giraldi 
da S. Baronto laico Professo dell'Oriine dei Minori, par le P. Benoit Inno- 
centi, o. m. Pistoia, 1909, in-8° de 24 p. Fr. Giraldi est mort à Monte 
Calvario près Pistoia le 9 mai 1889, à l’âge de 35 ans. 


128. L'abbé Pierre-Auguste Rougier, prétre fondateur de l'Institut des 
Franciscaines de Notre-Dame du Temple et des Maisons de retraite sacer- 
dotale (1818-1895), par le P. Othon Ransan de Pavie. Limoges, 1909, in-4° 
de XV - 528 p. Il s'agit des Franciscaines du Dorat. L'auteur a entre les 
mains, les lettres, le journal, les notes intimes du défunt, né à Bellac. (Haute 
Vienne). 


129. Coventry Patmore, par Katherine Brégy dans The Catholic World, 
nos de mars, p. 796-806, et avril 1910, p. 14-27. 

C. Patmore appartient au Tiers-Ordre. Edm. Gosse a publié sa biographie 
et Basil Champney, ses mémoires et sa correspondance en 1900 (2 vol.). Ce 
poète était né en 1823. 


130. Zztva kitajskih progona, par le P. Adalbert Trux, o. m. Lagreb, 
1910, in-8° de 112 p. Traduction croate de la vie du P. Victorin Delbrouck, 
par G. Monchamp. Cf. Et. Franc., t. XVI (1906), p. 323. 


131. Le T. R. P. Jean-Joseph de la Croix, [Extr. des À nnales Francis- 
caines, 1910, in-8° de 12 pages], par le P. Flavien de Blois. Notice sur le 
Père J. J. (Jean-Baptiste Barallon, né le 28 juillet 1825 à Marlhes (Loire) et 
mort à Lorient le 25 Janvier 1910, dans la 60€ année de sa vie religieuse. 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 427 


132. Le 16 décembre 1908 est mort à La Devèze (Cantal). le R. P. Robert, 
fondateur des Sœurs Franciscaines de La Devèze. Il était né à Paris le 
28 janvier 1828. Une notice lui a été consacrée dans La Croix du Cantal du 
27 décembre 1908, ainsi qu’une magnifique poésie du grand poète auvergnat, 
Arsène Vernemouze (mème journal). 

On a imprimé également une feuille volante de 4 pages in-8°, sous ce 
titre : La Devèze. La mort du P. Robert. Ses funérailles. Notes complé- 
mentaires par L. Trioullier, daté du 21 décembre 1908. Imprimerie Sanflo- 
raine. J. Lacour. 

On trouvera des renseignements sur le P. Robert et les Franciscaines de 
La Devèze, dans l'Univers du 20 mars 1889 (A. Loth) et dans Les Reli- 
gieuses Franciscaines du P. Norbert. Paris, 1897, p. 371-385. 


133. Une excellente biographie du P. Bernard Christen d’Andermatt a été 
publiée dans les Acta Ord. Min. Cap., mai 1909, p. 151-160. — Voir dans 
la mème revue, avril 1909, p. 113. 

Neïi solenni suffragi di settima per l'anima di Monsignor Bernardo 
Christen gia ministro generale dei frati minori cappuccini arcivescovo ti- 
tolare di Stauropoli. Orazione detta il 18 marzo 1909 nella Chiesa della SS. 
Concezione in Roma dal P. Stephano Ignudi dei Frati Minori (conventuali). 
Roma, Benafi, 1909, in-4° de 18 p. Extr. des Acta ord. min. cap. Avec 
portrait. — Erzbischof Bernard Christen, gew. General des Kapuzineror- 
dens, par le P. Frowin de Soleure. Lucerne, in-16° de 14 p. Extr. de 
Schweiser Kirchenzeitung. — P. Bernhard Chrisien von 4 ndermatt titula- 
rerzbischof von Stauropolis, gewesener General des Kapuzinerordens 
+ 11 märz 1909. Worte der Erinnegung gesprochen be: der Beerdigungs 
Jeierlichkeit in der Institutskirche zu Ingebohl 15 märz, par le P. Thomas 
Bossart, bénédictin. Einsiedeln. Benziger, 1909, in-160 de 58 p. 


134. Bischof Armentia, o. f. m., und die Erforschung des Rio Madre de 
Dios II, par le P. Grôteken, o. m., dans l’Anthropos de Salzbourg, 1907, 
p. 730-735. Mgr Armentia fut évêque de La Paz, en Bolivie. en 1902. Il est 
mort le 24 novembre 1909. 


135. Een toonbeld der Ionkheid of Levensschets van den E. P. Leo Van 
Acker, o. f. m., par le P. Jérôme Goyens. Maldeghem, Delille, 1907, in-8° 
de IX-166 p. Le P. Van Acker entra chez les Récollets de Thielt le 
5 octobre 1881, fut prètre en 1888 et mourut à Lokeren le 2 octobre 1900. 


136. R. P. Giscard. Le Frère Léonard, franciscain, ancien portier du 
pélerinage de Saint Antoine de Padoue à Brive. Paris et Rome, Desclée, 
1910, in-8° de 64 pages et 16 gravures. — Jean Fixot, né à Saint-Laurent, le 
30 juin 1821, vêtu le 21 mai 1866 chez les Observants de la province d'Aqui- 
taine, mort le 21 mars 1909 à San Remo (Italie). Très instructif pour l'his- 
toire du pèlerinage de Saint Antoine à Brives. 


137. P. Michele da Corbanara Prefetto apostolico dell'Eritrea, par Luisa 
Benso dans la Rassegna Naz. de Florence, 1 septembre 1910. Né le 
10 octobre 1836, prêtre en 1859. capucin cn 1888, préfet de l'Ervthrée en 


428 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


1894, mort en Italie le 24 juin 1910, le P. Michel a laissé un profond souve- 
nir dans son pays. Un hommage public lui a été rendu après sa mort à la 
chambre des députés italiens. 


138. M. R. F. O'Connor, publie dans l'American Eccles. Review de 
Philadelphie, 1910, t. XLI1, p. 416-424 et 548-557 (à suivre) une biographie 
du P. Marie-Antoine de Lavaur sous ce titre : À Story of a modern capu- 
chin. Cf. Et. Fr. t. XXI. p. 88 et 80. 


139. Une hostie vivante. Thérèse Durnerin, fondatrice de la Société des 
amis des pauvres (1848-1905), parle P. Henri-Marie Hamez. Paris, Librairie 
St-Paul, 1909, in-8° de VIII - 613 pages. Cette pieuse personne était fille du 
Tiers-Ordre depuis 1888 (Cf. p. 86). Elle a fondé la « Société des amis des 
pauvres » dont le nom seul, révèle le caractère tout séraphique. 


140. M. l'abbé Delahaye, vicaire à Notre-Dame d'Alençon. Sa vie et sa 
mort, ses œüvres poétiques. Alenton, 1909, in-120 de 100 p. Né à Sainte- 
Gauburge le 1èr août 1880, prêtre en 1903 à l’ordination de la Noël, mort le 
25 mars 190g, tel est le curriculum vitae de ce tout jeune tiertiaire de Saint 
François d'Assise, reçu seulement sur son lit d’agonie. 


14i. Histoire d'une petite privilégiée de Jésus (d'après ses notes intimes) 
ou Notice bibliographique (sic) de sœur Marie-Thérèse-Agnès du Sacré. 
Cœur, Religieuse de l'ancien monastère de Lanouvelle (Gard), exilée en 
Italie, morte à l'âge de 24 ans, après ro ans de Religion. Abbeville, 
Paillart, 1910,in-160 de 139 pages. Avec portrait. C'est la biographic de 
Gabrielle Boissin, née le 4 janvier 1884 aux Salles de Gagnières (Gard), entrée 
chez les Clarisses de Lanouvelle (dont la fondation date de 1891), morte 
en 1908. 


142. La Lectura Dominical de Madrid, du 21 août 1909, p. 533, publie 
le portrait du P. Rämôn Usà, supérieur des Alcantarins, victime de la furie 
révolutionnaire de Barcelone à la fin de juillet. On trouvera des détails sur 
ce religieux dans l’4/manach de St François de l’année 1911. 


i43. Éloge funèbre de M. Paul Henry, professeur à la Faculté libre de 
Droit, prononcé au palais des Facultés catholiques {d’Angers] le jeudi 30 juin 
1910 par M. Ernest Jac, doyen de la Faculté. Extrait de la Revue des Facultés 
catholiques de l’Ouest. Angers, Siraudeau, 1910, in-8° de 16 pages. M. Henry 
est mort recteur de la Fraternité du T.-O. d'Angers. On lui doit un livre sur 
Saint François d'Assise. (Cf. Etudes Franciscaines, t. IX, p. 74) et deux 
captivantes brochures sur Saint Yves (Et. Fr..t. V, p. 111). 1 avait colla- 
boré à notre revue (Ët. Fr.,t. VIII, p. 124). 


144. Notice sur Mgr Siméon Milinovich, archevêque d’Antivari, o. m., né 
le 24 février 1833, consacré évêque le 7 novembre 1886 à Rome, mort le 


24 mars 1910. Âcta Ord. Min., mai 1010, p. 171-173. 


145. XXIV ottobre MCMVI per l'inaugurazione del monumento & 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 42Q 


Mons. Luigi Canali, por le P Constanzo Albazini. Parma, Ferrari. 1906, 
in-8° de 130 p. 

Reminiscenze e documenti intorno alla vita di Mons. Luigi Canali ex 
ministro generale dei Frati Minori e Arcivescovo Titolare di Tolemaide, 
1836-1905, par le P. G. Picconi. Parma, 1907, in-8° de 113 p. (Le P. Louis 
de Parme, général de l'Observance de 1880 à 183). 


146. Vom Kloster ins akademische Lehrant. Schicksale eines ehemali- 
gen Kapuziners, par le Dr Gidéon Spicker. Stuttgart, E. Hauff, 1908, in-&e 
de 143 pages. Triste autobiographie d'une äme qui prétend se faire « une 
religion à forme philosophique appuyée sur un fondement naturel et scien- 
tifique ! » 


147. Îl P. Candida Barbieri dei Frati Minori (1819-1907). Commemo- 
razione biografia, par le P. S. Gaddoni. Modène, 1907, in-160 de 44 pages. 
Extr. de l'A ngelo delle Virgini, 1907. [.e P. Barbieri fut missionnaire dans 
l'Amérique du Sud. 


148. Unouvrier apotre, Toussaint Debard, Tertiaire Franciscain. Paris, 
Association Franciscaine, s. d. (1409), in-80 de 16 p. par Hilaire de Barenton. 
Cette brochure est extraite de l'Action franciscaine, n° de mars 1900. Debard 
est mort à Blois, le 1 avril 1908. 11 était né à Villefranche en Loir et Cher. 


BIBLIOGRAPHIE 


Status chronologicus Actorum in Causis Canonizationis et Beatificationis 
Servorum Dei Ordinis Fratrum Minorum Apud Sanctam sedens vel apud 
Rmas Ordinariorum Locorum curias sive a nostra Postulatione Generali 
sive ab aliis per sexemium a 50 maïi 1903 ad 30 matt 1909, par le P. Fr. Paa- 
lini, o. m. Rome, 1909, in-8° de 16 p. 


Le Bienheureux Jean de l'Alverne. Frère Mineur, 1259-1502, dans Le 
Pélerin, n° du 15 novembre 1008. 


Due beati Pisani. B. Alberto da Pisa, ministro dell'Ordine dei Frati 
Minori (11... + 1259) e B. Antonio Tigrini del medesimo ordine (12... 
+ 1313). Cenni della loro vita, altre volte publicati, par le chan. Giuseppe 
Sainati. Rome, Tip. Artigianelli. S. Gius. 1906, in-120 de 32 p. 


St Louis King of France (1215-1270), par le P. Thaddée, 0. f. m. Lon- 
don, Catholic Fruth Society, 1909, in-120 de 24 pages. 


Histoire de S. Louis, roi de France, par de Bury. Tours, Mame, s. d., 
in-120 de 144 pages. Gravures. 


Viterbo and St Rose, par J. C. Cooper dans Westminster Cathedral 
Chronicle, n° d'octobre 1907, p. 23-28. 


Storia di S. Chiara da Montefalcone secundo un antico documento dell 


430 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


anno 1308 per la prima volta integralmente publicato traditto e illustrato 
nella ricorrenza del VI centenario, par P. J. de Tôth. Siena, 1908, in-& de 
XXI - 144 p. et 14. 


De la Beatification Ô Confirmation del culto de la Sierva de Dio Beatri; 
de Silva, llamata Beata y Santa, fundadora de la Orden de la Immacu- 
lada Concepcion de Nuestra Señora (1424-1490). Articulos concernicutes el 
caso exceptuado en los Decretos del Pontifice Urbano VIII a la Rma Curia 
Arzobispal de Toledo en nombre de la Orden de Frailes Minores y de la 
de las Monjas Concepcionistos franciscanas. Rome, 1909, in-8° de 72 p. 
Portrait. Cf. Études Franc.,t. XVIII (1907), p. 743. 


Numero unico a S. Angela Merici nel primo centenario della sua cano- 
nizzazione, 1807-1907. Brescia, Geroldi, 1907, in-4° de 12 p. Figures. — /n 
occasione del centenario della canonizzazione di S. Angelo Merici 
24 maggio 1807 - 24 maggio 1907. Roma, Manuzio, 1907, in-16° de 24 p. 


Fr. Juan de Zumärraga primer arzobispo de Mexico, par le P. Joseph 
Bottaro, o. m. Quéretaro, 1910, in-8° de 31 p. 


Monografia del B. Bernardino da Fossa con Cenni storici sulla vita di 
alcuni Altri dello stesso paese, par le P. Clement Coletti, o. m. Torino, 
Marietti, 1909, 1n-12° de 62 p. 


Vita di Fra Buono Éremita [de Crémone] institutore delle SS. Quaran- 
tore, par Dom Bergamaschi. Monza, 1908, in-8° de 42 p. Extrait de La 
Scuola Cattolica. 


Le vénérable François de Gonzague (1546-1620), dans la collection des 
Saints du Pélerin (Paris), n° 1601. 


Der Kapuziner P. Romuald von Freiburg und die Gemeinschaft der 
Heiligen von Amoltern, par H. Finke, dans la Zeitschrift für die Geschichte 
der Oberrheins de Leipzig, nouv. série 1910, t. 25, p. 295-339 (avec publi- 
cation de documents). 


Il cardinale Pier Matteo Petrucci di Jesi, Filippino e Terziario frances- 
cano ed un saggio delle sue lettere e poesie spirituali, par le P. Candide 
Mariotti. Jesi, 1908, in-8° de 132 p. 


Cappuccint Liguri scrittori ed artisti, par le P. François-Xavier Molfino. 
Genova, Tip. della Gioventu, 1910, in-8° de VIII - 96 p. 


Vita compendiosa di S. Diego d'Alcala, laico professo dei Frati Minori, 
par le P. Augustin Gioïa, 0. m. Palerme, 1907, in-12° de 45 pages. 


La mistica española y los Triunfos del Amor de Dios de Fr. Juan de los 
Angeles. Discurso leido ante la R. Academia Sevillana de B. Letras, le 
24 novembre 1907. Séville, 1907, 1n-8c de 30 pages. 


BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 431 


Historia de San Francisco Solano, par le P. Bernardin Izaguirre. Tour- 
nai, Desclée, 1909, in-12° de 466 p. 


Il B. Francesco dei Maleficii di Firenze dell'Ordine dei Frati Minori, 
par le P. Paolini. Rome, 1909, in-8° de 136 p. Gravures. 


Vita di S. Felice da Cantalice religioso cappuccino della Provincia 
Romana, par le P. Bernardino de Palmas. Roma, 1008, in-12° de XI - 
264 pages. 


Vita del Servo di Dio Padre Marco d'Aviano Cappuccino della Prov. 
Veneta, missionario Pontificio 1631-1699, par le chan. L. Tinti. Udine, 
1908, in-12° de 264 pages. Illustrations. 


Saint Camille de Lellis, patron des malades et des hopitaux ; sa vie et 
son œuvre, par G. Latarche. Tournai, Casterman, r007, in-120 de XI - 
220 p. et fig. 


Per Reggio d'Emilia, guerra poetica fra il gesuita Bettinelli e il cap- 
puccino Amari, par F. Ravagli, dans Erudizione e belle arti, t. V (1908), 
fasc. 1-3. 


Elnen. Cause du diocèse de Perpignan ou de l'Ordre des Frères Mineurs 
pour la Béatification et Canonisation de la servante de Dieu, Anne-Marie 
Antigo, religieuse professe de l'Ordre de Sainte Claire. Articles pour le 
procès d'information. Perpignan, Cornet, 1909, in-8° de 100 p. Gravure. 
Cf. Etudes Fr., t. XVIII (1907), p. 745. 


Il P. Raffaele Cataldi Cappuccino da Bologna Fondatore delle Scuole 
Cataldi, par le P. François-Xavier Molfino, Lavagna, 1908. in-8° de XXII - 
85 pages. 


Die selige Kreszentia Hôss von Kaufbeuren, par le P. Ignace Jeiler. 
Septième édition, par le P. Beda Kleinschmidt. Dulmen, 1909, in-8 de XII - 
372 pages. 


Il venerabile Fra Francesco da Camporosso Laïico professore Cappuc- 
cino, Cenni Storici, par le chan. J.-B. Revelli. Genova, 1908, in-12° de 80 p. 


Sicut lilium. Suor Veronica Barone Terziaria Franciscana (Cappuccina) 
1856-1878, par le ch. Vincent Vella. Malta, 1909, in-12° de 174 p. 


Mons. Francesco Cenci dei Minori Cappuccini Vescovo titulare di A;'ol- 
lonia. Commemorazione tenuta il 7 aprile 1910 nella Chiesa Collegiata di 
S. Croce in Ostra, par Michel Giorgi. Jesi, in-8° de 24 pages. 


In memoriam del P. LuccaGalli ministro provinciale dell À Ima Provin- 
cia Romana dell'Ordine dei Frati Minori, par le P. Archange Brusca, 0. m. 
Roma, 1900. 


432 BULLETIN D'HISTOIRE FRANCISCAINE 


Gemma Galgani de seraphijnsche Maagd van Luça 1898-1903, par le 
P. Germano di S. Stanislao. Trad de l'italien par W. À. Wijtenburg. Cf. 
Studien Godstisend, Wetenschap, Letteren. d'Utrecht, 1910, t. LXXHIT, 
p. 37. 


Un martire della Cina ossia il P. Giacom Antonio da Fossa, par le P. 
Nunzio Farina di Scanno, 3e éd. Sulmona, Angeletti, 1910, in-8° de 48 p. 
Gravure. 


Zivot O. lakova Beltica (1813-1887), par le P. Jacques Matkovic, 0. m. 
Scerajevo, 1908, in-8° de 72 pages. (Vie du P. Jacques Baltic.) 


Souvenir de Sa Grandeur Monseigneur Athanase Goette, 0. m., par 
Mgr Gabriel Maurice, vic. apost. du Shensi Septentr., in-4° de 124 p. 


In Memoriam del R. P. Pasquale Frisanco ministro provinciale dei 
Frati Minori della provincia Trentina di S. Vigilio. Trente, 1908, in-8 
de 25 p. 


Fra Marciano da Spineto e Fra Pasquale da Groppo laici cappuccini, 
par Vincenzo Legé. Tortona, 1909, in-32° de 2 p. Extrait du journal 1} 
Popolo. 


In Memoria del P. Vincenzo Bongiorno. Éloge funèbre, par le P. Giu- 
seppe Raimondo. Quaracchi, 1909, in-8 de 38 p. Les obsèques ont été célé- 
brées à Gancia le 13 août 1908. 


In memoria di Mons. Giammaria Santarelli dei Frati Minori. S. Maria 
degli Angeli, 1909. in-4° de 88 p. 


Tributo de Sandade e Veneracäo à memoria de Frei Venancio de 
Ferrara. bahia, 1907, in-160° de 21 p. 


Elogio funebre del M. R. P. Antonio Casolare ex Provinciale ed 
Exdefinitore generale dei Frati Minori, letto in Napoli nella chiesa di 
S. Pietro ad Aram al Rettifilo il 18 febbraio 1909, par le P. Michel-Ange 
Giordano 0. f. m. Napoli, Tip. Artigianelli, 1909, in-8 de 26 p. 


Sulla tomba di Mons. Gabriele Neviani dei Minori, gia Vescovo di 
Sappa in Albania poi Vescovo tit. di Comana. Memoria funebre letta a 
Modena in S. Cataldo vella commemorazione trigesima il 1° Aprile 1909. 
Modena, 1909, in-4° de 50 p. Par le P. Constant Albasini. 


Sul feretro del M. R. P. Giulio da Marano. (Napoli) 1909. in-8e de 37 p. 


Oracion funebre predicada en la Igiesia de la Recolecion Francescana 
por el KR. P. Lec. Gen. Fr. Raïmondo Morales, Francescano, con la 
ocasion de los solemnes funerales del R. P. José de la Cruy Infante y 
Prado. Santiago de Chili, 1909, in-4° de 22 p. 5 

P. Uvazp d'Alençon. 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


SCRIPTURA SACRA 


Le R. P. MarrTin HAGEN a revu et préparé la 6me édition du Compen- 
dium Historicae et Criticae Introductionis in Utriusque 
Testamenti Libros du regretté P. Cornely. - Paris, Lethielleux, in-8o 
de XV-712 p. - 8 fr. 

Le « Compendium » sert de manuel classique dans nombre de maisons 
d'enseignement ecclésiastique, et, pour cette raison, le P. Hagen a conservé 
dans l’ensemble le texte de l'auteur, se contentant de le revoir et de le com- 
pléter en maint endroit. Mème après £es compléments le manuel est encore 
loin d'être complet, on a fait observer qu'il y manquait l'indication de nom- 
breux ouvrages récents, surtout français. Pour ma part, Je n'en ferai pas 
le reproche à l'auteur — n1 à l'éditeur — un manuel ne doit pas ètre complet 
et pour plusieurs raisons. Quant aux listes bibliographiques, leur utilité dans 
un livre de ce genre est contestable, ou alors doit-on les mettre tout à fait 
hors texte. 11 reste que, dans les citauons qu'ils font, l’auteur et l'éditeur 
manquent à la justice distributive. 

il y a beaucoup de choses dans le « Compendium » et elles sont présentées 
dans un latin facile. La disposion typographique est heureuse, il est permis 
de regretter pourtant que les paragraphes soient trop souvent fort longs et 
compacts. 

Le P.Hagen a indiqué, en tête de l'ouvrage, ses additions : décret Lamen- 
tabili — réponses de la C. B. — plusieurs tables chronologiques et historiques. 

Il énumère également les principaux passages complétés ou modifiés. 
L'ensemble constitue une mise au point sérieuse, mais qui n’est pas cepen- 
dant sans quelques lacunes importantes. 

Je lui reprocherai d'avoir mis ou laissé trop d’expressions dans le genre de 
celles-ci : « l'objection se résout sans difficulté » — « il est très facile de 
répondre... » une bonne explication, parfois, ferait mieux notre affaire. Pour 
ne citer que la difficulté tirée du chap. 111 de l'Ecclesiaste, la réponse de la 
p. 348 ne satisfait pas du tout et le sens qu'on nous donne comme étant celui 
de tout le passage rend bien mal l’idée contenue aux versets 18-22. 

La partie du N. T. demanderait encore plus d’un complément, pour ne 
donner, encore ici, qu'un exemple, dans l’exposé de la question synoptique, 
l'hypothèse des documents écrits est exposée et rejetée (p. 506) en quelques 
lignes, par trop insuffisantes. 


E. F. — XXV. — 28 


434 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


Mais n'est-ce pas un peu le devoir d’un auteur de manuel de ne pas tout 
dire — je dirais même de laisser à redire ? 


Commentarius in Proverbia, auctore J. KNABENBAUER, Cum appen- 
dice de arte rhytmica Hebracorum auctore FR. ZORELL — Paris, Lethiel- 
leux, 1910, in-8 de 271 p. 5 fr. 25. 

Commentarius in librum sapientiæ, auctore R. CornELY, opus 
posthumum edidit Fr. Zorell. 1910, in-8 de IV-614 p.; 12 fr. 

Le Cursus $. $., en cours de publication depuis trente ans bientôt, 
arrive presque au terme de sa publication. Voici deux nouveaux commen- 
taires, l'un est du R. P. Knabenbauer, l’autre, préparé par le R. P. 
Cornely, est édité par le R. P. Zorell. 

Le « Commentarius in Proverbia » ne compte guère que 250 pages mais 
ces pages sont bien remplies — tant au point vue du contenu scientifique 
qu'au point de vue typographique. - Le R. P. n’a pas peur des longs para- 
graphes — pas plus que des longues séries de chiffres (il y en a parfois 
plusieurs lignes — jusqu’à six ou sept — de suite). 

Mais c'est là la rançon des fortes qualités de l'ouvrage. Ceux qui 
ont pratiqué les précédents commentaires du docte exégète, ,;savent qu'à 
l'étudier, on ne perd pas sa peine. Sa discussion est serrée, s’appuye directe- 
ment sur les textes, elle est abondamment nourrie — et aussi quelque peu 
alourdie — de citations et de renvois. On regrette seulement qu'après avoir 
étudié avec précision et détails une difficulté, il ne prenne pas la peine de 
proposer, en quelques mots, la solution si fortement établie. 

L'introduction nous donne un ensemble de vues sur le contenu du livre, sur 
la question d'auteur, sur le texte et sur les versions. Le R. P. s'appuyant sur 
les indications fournies par le livre, sur l'étude attentive du texte et sur la 
comparaison du texte et des versions conclut avec Calmet que la collection 
sous sa forme actuelle contient des sentences — des proverbes — de Salomon; 
mais qu'elle n'est ni du même auteur ni de la même époque. Les g premiers 
chapitres sont une introduction, un discours-préface, aux proverbes de 
Salomon qui commencent au chapitre X. Ces proverbes du reste ne nous 
sont pas parvenus sous leur forme originale, on relève des traces de corrup- 
tion du texte et de glosses, le texte grec a inséré un certain nombre de 
sentences que le texte hébreu ne renferme pas... 

Dans un appendice d’une vingtaine de pages, le P. Fr. Zorell, étudie le 
rythme chez les hébreux. C'est une contribution intéressante à une question fort 
étudiée ces dernières années, mais où il y a encore bien peu de points d'acquis. 


è 
CS 


Le « Commentarius in Librum Sapientiæ » est près de trois fois plus con- 
sidérable que le précédent et pourtant le Livre des Proverbles est notable- 
ment plus long (un tiers) que le Livre de la Sagesse. Cette différence provient 
du fait qu'ici le texte est donné en latin et en grec, et surtout des longueurs 
qu'on a vite fait de remarquer. 11 est juste de dire que le P. Cornely n'a pu 
mettre la dernière main à son travail. Quant à l'éditeur, le P. Zorell, il est 
le premier à reconnaître que le commentaire aurait pu, et dû, être écrit avec 
plus de concision mais il n'avait pas à éditer, nous dit-il, son commentaire 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 435 


mais celui du P, Cornely. 11 reste que si le commentaire demeure trop abon- 
dant et diffus ce n’est pourtant pas non plus la faute du public, 

L'éditeur a d’ailleurs retranché et abrégé (p. 111) — surtout dans les cita- 
tions des Pères et des anciens exégètes. Il a corrigé les passages où le Livre 
était attribué, dans la seconde partie surtout, à Salomon, rédigé à nouveau 
un petit nombre d’endroits — ajouté quelques annotations, La quantité des 
matériaux amassés par le P. Cornely témoigne une fois de plus du labeur 
consciencieux du savant religieux, mais on doit regretter que son éditeur 
n'ait pas davantage refondu l’œuvre interrompue par la mort et ne l’ait pas 
présentée au public en une manière plus concise, plus forte, dans une forme 
plus achevée. 

Une courte préface nous donne de brèves notes bibliographiques sur le P, 
Rudolph Cornely et nous indique en quelques mots comment l'éditeur a été 
chargé de présenter au public ce commentaire, et de quelle manière il a cru 
devoir s'acquitter de cette tâche, 

Dans les prolégomènes on traite surtout de l’origine, de la composition et 
de la canonicité du Livre, L'auteur est un juif helléniste qui a écrit probla- 
blement en Égypte, à Alexandrie, La date préférée est la fin du Ille siècle 
avant J.-C., par les raisons qu’en donne le P. C. on voit qu'il n’y a pas d’ar- 
gument décisif s’opposant à une date plus tardive, La date fixée ici reste 
d'ailleurs vraisemblable, 

L'éditeur a cru devoir atténuer sensiblement ce que le P. Cornely affir- 
mait de l'origine salomonienne du Livre. 11 a maintenu et trouve très pro- 
bable l'opinion d'après laquelle, l'écrivain sacré aurait utilisé des écrits de 
Salomon, aujourd’hui perdus (pp. 2 et 14). Cette opinion est rejetée en 
termes très catégoriques par l'éditeur de la sixième édition du Compendium 
(p. 360 et 361). 

La deuxième partie de l’Introduction traite de la nature de la sagesse. Les 
rapports de la doctrine du Livre avec la philosophie grecque auraient pu être 
étudiés avec plus de détails. Tel qu'il est, le Commentaire se lit facilement 
et rendra de réels services. F. Huours. 


Bible et Protestantisme, par V. FRANQUE. — 1 vol. in-12 de 136 
pages. — Bloud et Cie, Paris 1910. 

Les « Lettres » contenues dans ce petit volume répondent à une série 
d’objections présentées par « une amie protestante » à l'encontre de la 
Doctrine catholique. Leur caractéristique est d'invoquer le seul témoignage 
de la Bible, condition imposée par l’amie protestante. Ces objections sont 
les objections classiques et fondamentales. 

L'argumentation est généralement solide et sûre. On pourrait relever 
cependant quelques interprétations trop verbales et une ou deux preuves un 
peu trop légères. Mais aussi, vouloir réfuter le protestantisme uniquement 
par la Bible, n'est-ce pas un peu une gageure. L'auteur ne l’ignore pas, et 
ce n'est pas lui qui a choisi ce terrain trop étroit. 

Dans la deuxième lettre, il semble qu'il eut fallu compléter la démonstra- 
tion en prouvant que le Christ a voulu fonder une société durable devant se 
perpétuer ; on peut le faire par des textes. 

Les « Lettres» se lisent avec intérêt, le style en est alerte et précis et 
l’ensemble des preuves apportées, complété par quelques citations bien 


430 À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


choisies, est de nature à faire une impression forte sur les âmes retenues par 
les mèmes objections que « l’amie protestante ». A. C. 


HISTOIRE 


La Question de Lorette. — A propos d'un livre récent par A. Boc- 
DINHON. Extrait du Bulletin de la semaine, plaquette, in-8° o fr. 35. — 
Letouzey et Ané, Paris. | 

Le livre récent est l'ouvrage du R. P. Eschbach : La vérité sur le fait de 
Lorette. Après une lecture très attentive de la plaquette de M. B., je l'avoue je 
reste encore attaché à la vieille tradition qui regarde comme vraic et authen- 
tique la translation de la Maison de Nazareth. Sans doute le ton de la criti- 
que est assez alerte et même touchant mais cela ne suffit pas pour convaincre. 
La nouvelle méthode historique arrive enfin, elle le croit et le dit, pour 
mettre tout au point et nous débarrasser d’une multitude de. légendes. Sans 
doute, je ne prétends pas qu'il faille faire mentir l'histoire pour sauvegarder 
une antique légende aimée et vénérée, loin de là, la vérité d’abord ! Mais s’il 
y a excès à être trop conservateur, n’y a-t-il pas excès plus dommageable à 
vouloir tout détruire. Le crible de la critique est composé de mailles telle- 
ment étroites et serrées qu’elles ne laissent plus rien passer. Ce n'est plus un 
crible, mais un voile qui cache tout. 

Puisque le nom du R. P. Viaud est cité dans la brochure de M. B., ma 
pensée est celle-ci, j'ai plus de contiance dans les travaux et les fouilles du 
R. P. pour éclaircir la question de Lorette que dans la critique de M. B. 

Fr. GABRIEL. 


La « Question de Lorette » se trouvant de nouveau signalée dans les 
« Études Franciscaines », nous en profitons pour publier une lettre du R. 
P. Viaud, o. m., sur ses travaux et ses découvertes à Nazareth. 


Nazareth, le 8 décembre 1910. 
Mon Révérend Père, 


On me communique le n° de novembre 1910 des Études Franciscaines et 
}'y lis la recension que vous avez bien voulu y donner de mon travail: Naza- 
reth et ses deux sanctuaires. 

Je m'empresse de vous remercier, mon Révérend Père, de la bienveillante 
indulgence avec laquelle vous l'avez rédigée : le livre est parfaitement ana- 
lysé et l’idée que vous en donnez est très exacte. 

Mais en mème temps elle me révèle que Je n'ai pas assez fait ressortir 
deux points importants : permettez-moi de vous les signaler. 

Le 1er est le caractère d’authenticité incontestable que ces découvertes ont 
donné au sanctuaire de l’Annonciation. Un rocher taillé et formant édicule au- 
dessus d’une grotte vénérée, est une chose qui ne s'invente pas, et aujourd’hui 
les pèlerins peuvent le contempler encore, au milieu de l’ancienne Basilique, 
tel qu'il a été isolé au IVe siècle, du reste de la montagne et tel qu'il a été 
conservé avec soin par les Croisés. 

Le deuxième point regarde l’Église de S. Joseph. Vous résumez le chap. VI 
comme il suit : « L'Église de » la Maison ou de l'Atelier de S. Joseph ne 


A TRAVERS ÎÊES LIVRES NOUVEAUX 437 


» retient pas longtemps le R. P. ; du reste il semble que là les découvertes 
n aient été moins sensationnelles que pour le Sanctuaire de l’Annoncia- 
» tion. » 

Que ces découvertes soient moins sensationnelles, cela est vrai ; mais elles 
n’en sont pas moins très importantes et C'est Ce que Je n'ai Von su montrer 
suffisamment, je le crains. 

Nous avons là en effet une église du Vie ou Ve siècle, restaurée par les 
Croisés et que la tradition locale, recueillie par nos religieux en 1620, dési- 
gne comme l'église bâtie autrefois sur l'emplacement de la maison de S. 
Joseph, c'est-à-dire comme la deuxième église des deux églises dont parlé 
Arculfe au Ville siècle. Le centre en est occupé par une vasque à fond de 
mosaïque et dont les parois étaient autrefois couvertes de plaques de marbre. 
A côté de cette même vasque, un escalier mène à un couloir taillé dans le roc 
et qui conduit à une grotte spacieuse et qui a été évidemment habitée. 

Il y a là quelque chose sinon de sensationnel, du moins d’extraordinaire 
qui frappe les pèlerins et même les touristes. 

Fallait-il attendre d’autres preuves plus nombreuses et plus fortes pour 
entreprendre la restauration de ce sanctuaire et le rendre au culte, pour que 
S. Jnseph le chef de la Sainte Famille, le patron de l'Église universelle, ait 
enfin à Nazareth une église digne de lui? 

Les Supérieurs de la Custodie ne l'ont pas cru et voilà déjà plusieurs mois 
que nous travaillons à la restauration de l’ancienne église. 

Toutes les fondations ont été reprises en sous-œuvre et fortifiées. Une 
crypte, peut-être un peu basse, s'étendra sur la deuxième moitié orientale et 
contiendra la vasque et l'escalier de la grotte inférieure ; elle aura trois absides 
à lorient, les absides mêmes de l'église primitive, et on y descendra par 
deux escaliers situés de chaque côté dans les bas côtés nord et sud. 

Au-dessus, s’élèvera une vraié Basilique arcostyle avec ses deux rangées 
de cinq colonnes de granit, ses trois absides à lorient, ses fenêtres hautes 
éclairant la nef centrale couverte d’un toit à charpente apparente, ainsi que 
les bas-côtés. Pour les colonnes, j'en possède déjà trois ; quatre autres ont 
été employées à orner le sanctuaire de l’Annonciation et pourront peut-être 
être enlevées et utilisées à Saint-Joseph. Toutes, j'en ai la conviction, pro- 
viennent de la primitive église de S. Joseph ainsi qu’un chapiteau en mar- 
bre qui sert de piédestal à la statue dorée de la Ste Vierge, érigée en 1882 
dans la cour du couvent. 

Et voilà, je crois, mon Révérend Père, non pas une découverte, mais une 
nouvelle qui réjouira votre cœur et celui de vos lecteurs auxquels je vous 
prie de l'annoncer. 

Peut-être ce sanctuaire est-il trop peu connu. Et cependant il mérite de 
l'être : car c'est par excellence celui de S. Joseph, et il possède le privilège 
de la Messe votive de 2e cl., soit sous le titre de S. Joseph, soit sous celui 
du Patrohage de S. Joseph. 

C'est aussi le sanctuaire de la Ste Famille qui, d’après une opinion respec- 
table, y aurait habité après son retour d'Égypte. Aussi y peut-on dire la 
Messe de la Ste Famille, de 1re cl. 

Mais pourquoi ne serait-ce pas surtout le sanctuaire de Jésus Ouvrier ? 
D'après Arculfe, le Divin Sauveur y aété élevé: nutritus est et depuis 300 ans, 
ce lieu est toujours appelé l'atelier de S. Joseph. 


438 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


Plus tard, si vous le permettez, je reviendrai peut-être sur ce sujet. Pour 
aujourd’hui je me contente de vous mettre au courant de ce qui se passe à 
Nazareth. Peut-être pour plusieurs de vos lecteurs, la nouvelle sera-t-elle 
une véritable découverte, voire même sensationnelle. 

Qui sait même si quelques-uns ne s’empresseront pas de participer à cette 
œuvre en l'honneur de S. Joseph et de m'envoyer leur obole. (1) 

Veuillez m'excuser, mon Révérend Père, si j'ai pris occasion de l’ancienne 
église pour parler de l'érection de la nouvelle Basilique. J'ai confiance que 
vous aimez S. Joseph et que vous serez heureux vous-même d'en parler à 
vos lecteurs. 

Je vous remercie d'avance, au nom de S. Joseph et vous prie d'agréer, 
mon Révérend Père, l'hommage de mes sentiments fraternels et dévoués en 
S. François. FR. Prosper M. Viaun. 


Le Clergé Français exilé en Espagne ( 1792-1802) par 
M. l’abbé JEAN ConTrasTy, Curé de Sainte-Foy-de-Peyrolère, — Toulouse, 
L. Sistac, 14, ruc Saint-Étienne. (1910) in-8° XI1-391 pages. 

Ce livre, comme l’écrivait Mgr Douais à l'auteur, « est un des plus solides 
chapitres de l'histoire générale de l'exil du clergé de France, mis dans la 
nécessité de repousser le serment à la Constitution civile ». 

M. l'abbé Jean Contrasty, qui est un érudit, a vu ses patientes recherches 
couronnées de succès. Il a trouvé aux Archives nationales de Madrid les 
« Listes des ecclésiastiques français émigrés », avec les mémoires envoyés 
par les évêques et les capitaines généraux au Conseil de Castille, des suppli- 
ques rédigées par des exilés et aussi des lettres venues de France confisquées 
par une police soupçonneuse, 

Ils sont près de sept mille prêtres exilés appartenant généralement aux 
communautés du Sud-Ouest et de l'Ouest de la France. Dès 1791 plusieurs, 
en tête desquels des évêques, ont fui la persécution. Après le 26 août 1792, 
c'est une véritable armée de malheureux qui escalade les monts et envahit 
les ports. Enfin en 1793 et en 1794, ceux qui ont pu sortir de leurs retraites 
héroïques, ou que le 9 thermidor a délivrés des prisons se joignent aux pre- 
miers. [ls arrivent maigres et presque nus. Les uns et les autres sont reçus 
avec la charité la plus délicate. Le peuple et les grands les vénèrent comme 
des confesseurs du Christ. La défiance se manifeste bien durant la guerre 
contre la nouvelle République, mais fort peu, tant est profond l'esprit de foi 
des espagnols. Le clergé de tout ordre est l'émule du peuple ; les couvents se 
transforment en hôtelleries, les évèques accomplissent des prodiges de géné- 
rosité. 

Après l'entrée en masse de 1792 ïl devient nécessaire d'organiser la 
charité. Sans compter les autres, Mgr de Coucy, évèque de La Rochelle, 
dont le zèle est hautement loué, mais dont l'inquiétude d'esprit transparait, 
nous semble-t-il, provoque des mesures. Le 2 novembre 1792 Carlos IV 
promulgue un édit préparé par son Conseil, inspiré sans doute par la pru- 
dence, mais rédigé par une défiance qui rend plusieurs articles véritablement 
odieux pour les exilés. 

Ceux-ci commencent, non sans murmurer parfois, leur dur pèlerinage de 
diocèse en diocèse, de couvent en couvent. Ils doivent vivre de leur travail 


(1) Adresser poste française Caifia, Palestine. 


À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 439 


sans cependant déchoir de leur état ; et tout professorat leur est interdit, 
toute fonction sacrée leur est défendue, sauf la messe. 

Les évêques espagnols ne sont pas étonnés par ces prohibitions ; les 
religieux les trouvent naturelles. Leur charité incomparuble répond sans 
doute à la pauvreté de leurs hôtes. Mais leur âme n’est ni aussi large, ni 
aussi haute que leur cœur. Ils ne savent point profiter des énergies que la 
Providence leur envoie pour cultiver leurs champs trop souvent délaissés. 
Leurs successeurs seront un peu plus avisés. 

Quelques-uns hasardent de timides observations. L’évêque de Lésida fait 
entendre des paroles de bon sens. Seul Mgr de Quévédo, évèque d’Orense, 
au fond de la pauvre Galice, proteste d'une manière ferme et noble, s'attire 
une remontrance qui reste sans effet, et donne des emplois à ces prêtres zélés 
avec trois cents desquels 1l partage ses ressources. 

Le cardinal Lorenzana, archevêque de Tolède mérite, le nom de « Père des 
prêtres français ». Ses bienfaits sont sans prix, sa prudence toujours en éveil ; 
et, s’il applique les ordonnances royales c’est avec un tact exquis. 

M. Contrasty consacre cinq chapitres à ce récit. 

Au chapitre sixième, il raconte largement les souffrances morales et 
physiques des exilés français. Leur misère est bien grande. Mais les inévi- 
tables douleurs qui proviennent de la cohabitation avec un clergé et des reli- 
gieux si différents de tempérament, d'aspirations et d’allures rendent l'exil 
amer. L’isolement, la privation de nouvelles de France, l’inaction forcée, 
sans compter une surveillance étroite, sont pour les réfugiés de cruels 
tourments. 

Les exilés ne se contentent pas de recourir à la charité des espagnols, ils 
prélèvent sur le prix de leurs travaux, sur leurs honoraires, de quoi aider leurs 
confrères moins bien partagés. L'auteur nous dit, au chapitre septième, 
l'organisation de cette Mutuelle sacerdotale dont Mgr de Coucy est le 
directeur actif et jamais las. La munificence de Mgr de Quevedo la rend 
possible ; ce sont ses hôtes qui en conçoivent délicatement l'idée, Elle 
fonctionne durant quatre ans. Elle distribue près de vingt-cinq mille francs 
chaque année, dont la moitié sont fournis par plus de quarante villes du 
diocèse, parmi lesquelles Cadix, Grenade, Murcie, Orense et Tuy tiennent le 
premier rang. | 

Le chapitre VIII s'allonge pour nous redire l’inépuisable charité de 
l'Espagne : des évêques et des chapitres, celui de St-Jacque de Compostelle 
surtout celle des religieux dont la pauvrèté est industrieuse ; celle des 
laïques qui ne se lassent point de faire vivre de l'autel ceux que des prescrip- 
tion mesquines condamneraient à la mendicité. 

Avant de nous parler des morts dont la proportion fut énorme, et de nous 
raconter la fin de cet exil douloureux, M. l'abbé Contrasty consacre le 
chapitre 1X de son livre au panégyrique des exilés. Et ce n'est pas un pané- 
gyrique verbeux, mais tout documentaire, dont les éloges cueillis dans les 
rapports épiscopaux constituent la forme et le fond. La charité de l'Espagne 
était vraiment bien placée. Elle nourrissait des prêtres qui s’efforçaient de 
« devenir meilleurs pour travailler au relèvement de la France et mériter 
par la sainteté la grâce du pardon divin ». L'évêque d'Orense avait raison 
de dire aux exilés : « Vous êtes aujourd’hui l'ornement de l'Espagne ». 

On trouve dans ce livre le secret du renouveau de vie chrétienne accordé 


440 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


à la France à l'aube du siècle passé. Les larmes des saints ont lavé la 
terre souillée de tant de crimes, elles l'ont fécondée. Ce sont nos prêtres, nos 
religieux exilés ou martyrs qui ont valu cette floraison incomparable 
d'œuvres que l'impiété vient de détruire, incapable qu’elle est de compren- 
dre qu’elle leur prépare une glorieuse réstauration. 

Dans un /ndex abondant. l’auteur nous donne la liste des noms propres 
qui sont cohtenus dans son livre. Chaque diocèse, chaque ordre religieux 
peut y chercher le nom de ses confesseurs. Sans doute, pour st détaillé 
qu'il soit, lé martyrologe n’est pas complet surtout pour ce qui regarde les 
religieux. Nous en connaissons plusieurs parmi les Capucins dont nous 
avons en vain cherché la trace. L'auteur n'a pas eu la prétention de tout 
dire ; et il invite lui-même les pieux chercheurs à creuser dans la mine qu’il 
a découverte et dont il a extrait le trésor dont il est ici question. 

M. l'abbé Jean Contrasty afait un livre neuf, que tous devront consulter 
qui voudront étudier l’émigration d'Espagne. 11 l’a écrit en délicat qui se 
cache derrière ses héros. Ses jugements sont plutôt indiqués qu'affirmés, 
et toujours appuyés sur une autorité. Le nombre et la richesse des documents 
auraient pu nuire à la littérature, M. l'abbé Contrasty a su les mettre en 
œuvre avec un art parfait. Nous devons le remercier de nous permettre 
d'acquitter un peu la dette contractée par la France envers l’Espagne 
chevaleresque. Les mauvais jours d'à présent ont, hélas ! fourni à plusieurs 
l'occasion de constater que la nation sœur de la nôtre est toujours digne de 
son passé. Puisse l’exil de ces nouveaux persécutés, comme celui de nos 
Grands Ancêtres — les vrais ceux-ci, — valoir à la France sa résurrection 
ptochaine, et éloigner de l'Espagne catholique la tempête qui menace de 
ja bouleverser. F. JEAN, o. N. c. 


Saint-Sulpice, pendant la guerre et la Commune. Paris. Beauchesne, 
117, rue de Rennes. 

Après les nombreux ouvrages sur la gucrre et la Commune, il semblait 
que ce sujet était épuisé ! Qu'on avait tout dit, et voici qu’un anonyme nous 
donne, après tantôt 40 années, un volume de plus de 600 pages d'un intérêt 
poignant: St Sulpice, ses maitres vénérés, leurs disciples, qu'ont-ils fait pen- 
dant la guerre, le siège et la Commune ? C'est ce que l’anonyme nous décrit 
d’une plume alerte, maïitrisant son émotion. Aumôniers volontaires, nous 
les sûivonssur les champs de bataille, Wissembourg et Frescheviller, Borny 
Rezonville et SENS) à Mouzon et Sedan, nous assistons à la défaite 
lamentable. 

Plus de 100.000 prisonniers prendront le chemin de l'Allemagne ; les aumô- 
niers ne les abandonnent pas, ils sollicitent de les suivres, leur prodiguant 
tous leur dévouement,à Ulm, Mayence, Coblentz, Monster, jusqu'en Silésie. 

Pendant le siège, Saint-Sulpice devint ambulance, les directeurs et les 
élèves restés dans Paris, se multiplient près des blessés et des malades. Le 
vénérable M. Hamon ét ses vicaires se privent de feu pendant le rude hiver 
pour donner l’aumône plus abondante. 

La Commune proclamée, Paris abandonné, livré par le «sinistre vieillard s 
que l'histoire ne saurait trop stigmatiser, Saint-Sulpice est envahi, ses hôtes 
Ja plupart pris comme otages, le Séminaire d’Issv et la Solitude ont le 
mème sort. 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 44.1 


Ce que Maxime du Camp ne fait qu'effleurer dans les Convulsions de Paris. 
Ouvrage pourtant si complet, notre auteur nous en donne le détail. Nous. 
suivons les confesseurs de la foi à la Conciergerie, à Mazas, à la Santé, à la 
Roquette, jour par jour, jusqu’à l’heure du sacrifice, ou de la délivrance. On 
croirait lire les actes des martÿrs. 

Les principaux chefs de la Commune paraissent tour à tour ; leurs por- 
traits sont traités de main dé maitre, c'est l’histoire d'hier, presque déjà celle 
de l'heure présente, trop probablement peut-être celle de demain ! le com- 
munard et te blocard ont des traits de ressemblance tels que le blocard paraît 
encore plus odieux. Dans une nouvelle édition, nous souhaitons que l’auteur 
aide le lecteur à en faire le parallèle, en rapprochant les actes du bloc dés 
tuines de la Commune. F, PATRICE. 


ÉDUCATION 


Le Problème de l'Éducation, par Maurice LeGENDRE, ancien élève 
de l’École normale supérieure, agrégé de l'Université. Ouvrage couronné 
par l'Académie des Sciences morales et politiques. 1 vol. in-16, 3 fr. 50. Bloud, 
Paris, VIe. 

L'ouvrage de M. L. renferme une assez bonne psychologie de l'enfant. 
Des aperçus nouveaux, personnels dénotent chez l’auteur ‘une finesse d'ana- 
lyse puissante. M. L. s'est efforcé de relever la conception courante que 
l’on se fait de l’enfant, de donner un noble idéal à l’éducation et aux éduca- 
teurs. Malgré quelques passages sur Dieu, sur l'immortalité, sur l'âme, la 
philosophie de l’auteur est trop « positive » et l'on sent dans bien des 
endtoits que pour tester disciple fidèle des maîtres dont il se réclame dans 
son « Introduction », M. L. n'achève pas sa pensée, il nous semble que s’il 
osait, il irait plus loin, plus haut. Des textes de la Ste Écriture, par exem- 
ple, il ne tire pas toute la doctrine qu’ils contiennent. IL y a toujours danger 
de se servir de la Sainte Écriture. L’Esprit-Saint ne donne pas à tous sa 
lumière, et l’on ne s'improvise pas exégète. 

Le chapitre sur l’amour de la justice nous a plu. Que de mères, que de 
parents devraient se pénétrer de vérités qu'ils méconnaissent perpétuellement. 
Ïls oublient que {a justice consiste à rendre à chacun des enfants ce qui lui 
est dû. La jusice c'est donc la guerre aux préférences, à l'égoïsme, à la défor- 
mation des caractères, aux fausses conceptions, à la rancœur, source de tant 
de souffrances et de division dans les familles. L'ouvrage se termine par une 
Conclusion Générale : La puissance de l'Éducation. Les deux infinis. La vie 
éternelle. Titres pompeux mais quele développement abaisse singulièrement. 
Pourquoi ce « peut-être » en parlant de l'existence de l'âme dans l’homme. La 
théorie du ttansformisme n’avait nullement besoin de faire ici son apparition. 
Sans doute l'éducation peut développer dans l’homme certaines facultés d’in- 
telligence, de volonté, d'amour, mais l’éducation ne crée rien. Elle ne fera ja- 
mais, même après cent mille siècles, d’un anthropopithèque un membre de 
l'insitut. Le catholique a conscience de sa dignité. F. GABRIEL. 


L'Éducation du Cœur, par M. S. Guurr, O. P., un vol. in-12 de 
368 pp. 3 fr. 50, Desclée, de Brouwer. — Lilles, Bruges. 
La Peur de l'Effort intellectuel, par le même, un vol. in-12 de- 


442 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


96 pp. 1 fr. oo. Bibliothèque de la « Revue de la Jeunesse ». Lethielleux, 
Paris. 

Idéal et Jeunesse d'âme, par le R. P. Nose, O. P. in-12 de la 
Bibliothèque de la « Revue de la Jeunesse » 1 fr. 00. Lethielleux. Paris. 

Le R. P. Gillet, est déjà connu des lecteurs des Et. Fr., plusieurs ou- 
vrages ont été recensés, ici même: L’Education du caractère, la Virilité 
chrétienne, Devoir et Conscience. Celui que nous présentons l'Éducation du 
cœur, « clôt, nous dit le R. P. dans sa préface, la série de conférences 
que nous avons entreprises, depuis bientôt cinq ans, à l’Université de Lou- 
vain sur la formation morale des jeunes. » L'œuvre du R. P. est donc ache- 
vée, œuvre sérieuse qui a fait et fera encore beaucoup de bien. Faut-il 
l'avouer, de tous les volumes du R. P. c'est le dernier que nous préférons, il 
nous paraît encore plus pratique, plus saisissable que ses devanciers. [.e lan- 
gage est d’une telle simplicité, d’une telle clarté que l’on ne peut pas ne pas 
comprendre. 

Le cœur est étudié dans tous ses aspects, dans tous ses replis : Les MaLa- 
DIES DU CŒUR. Amour chrétien et amour paien ; L'égoisme universitaire ; 
L'égoiïsme mondain, le flirt. L'égoisme familial. Tout le problème du 
mariage, mariages chrétiens, préparation idéale au mariage, préparation 
réelle, ce chapitre est très vivant et parfaitement présenté. L'égoisme social, 
Les CAUSES nEs MALADIES; Les instincts physiologiques ; La peur de l'effort. 
La peur de l'effort intellectuel. L'éducation à rebours. Le monde — encore 
un chapitre à méditer longuement. Les REMÈDES. L'effort physiologique. La 
tempérance et la santé, que de vérités en quelques pages, si les étudiants de 
nos universités, si les jeunes voulaient les mettre en pratique, quel chan- 
gement s'opèrerait en eux, comme ils deviendraient des «a hommes » d’une 
volonté puissante, maitresse absolue de sa sensibilité et de son cœur. L'effort 
esthétique, l'effort intellectuel, \es pages 251 à 259 quicontiennent la question 
toute d'actualité du mariage de ses devoirs, sont à lire, et à relire, il faudrait 
que tout homme qui fonde une famille soit imprégné, saturé de cette doctrine. 
Les derniers chapitres : Le féministe intellectuel. Les femmes et le savoir 
renferment des questions à l’orde du jour que les femmes et les jeunes filles 
auront grand profit à méditer, des sujets comme ceux-ci: /a femme du 
monde et le savoir, l'épouse et le savoir, la mère et le savoir ouvrent des 
horizons sur lesquels ont ne saurait trop avoir des vues claires et précises. 

Nous le redisons la teneur et l’allure de «L'éducation du cœur » nous plaisent. 


* 
+ 


De l'ouvrage précédentlie, R.P. a extrait quelques chapitres qu'il a encadrés 
dans d'autres tout à fait pratiques et plus spécialement destinés à la jeunesse 
et il en a fait une plaquette « La peur de l'effort intellectuel », très intéres- 
sante, très suggestive et qui forme un des volumes de la bibliothèque de la 
« Revue de la Jeunesse » Revue très sérieuse, très littéraire que nous nous 
faisons un devoir de recommander aux jeunes gens et aux jeunes filles. 


* 
LR 


De la même Bibliothèque nous signalons un autre ouvrage, fait pour les 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 443 


jeunes : «/déal et jeunesse d'âme». Ce petit livresera bien fait pour contre- 
balancer et arrêter la poussée des passions qui se manifestent à la sortie de 
l'adolescence. A cet âge, il faut que le jeune homme, la jeune fille se forment 
un idéal, il faut qu'ils s’en pénètrent, qu’ils en vivent, que cet idéal, du 
devoir, de la vertu soit assez puissant, pour, aux heures de lutte, les rendre 
victorieux de tous les assauts des passions. Il faut que la victoire leur reste. 
Aussile R. P. Noble s'est appliqué à montrer de la manière la plus saisissante 
ce que c’est que l'idéal, comment il faut en vivre. Acquérir aussi cette jeunesse 
d'âme précieuse, qui n’est pas autre chose qu’une volonté généreuse au ser- 
vice de cette conviction que le bien est pour nous possible, cette conviction, 
on doit l’affermir chaque jour. Le R. P. dit comment acquérir cette jeunesse 
d'äme et quels bienfaits elle procure. Excellent petit livre. 
F. GABRIEL. 


L'Église et l'Enfant, par J. GRiver, S.J. — in-16... 0.50. Beauchesne 
Paris. 
Pas d'éducation qui ne soit orientée et réglée par la fin de l’homme. — 
Pas d'obligation morale qui ne s'appuie sur la fin de l’homme. — C'est 
l'Église qui apprend à l’homme à parvenir à sa fin. Donc, pas d’éducation 
si ce n’est sous la direction de l'Église. 

Trois pensées que l’auteur démontre, et prouve d’une manière très forte. 
[1 pose nettement la question quand il rappelle cette phrase lancée au Palais 
Bourbon dans les débats sur l'enseignement. « Il y a en présence, à l'heure 
actuelle, deux gouvernements, deux droits qui s'opposent, qui doit s’incliner ? 
Toute la question est là. 

Ce ne sera pas l’Église. Pourquoi ? Parce qu'elle ne le peut pas, car il lui 
est impossible de consentir à ce qui éloigne l’homme de sa fin. Pourquoi ? 
parce que élever l'enfant, c'est mettre dans son intelligence la connaissance 
de la fin dernière ; élever l'enfant, c’est l’attacher par l’amour à cette fin 
dernière ; élever l'enfant c’est lui apprendre à cette lumière et dans les liens 
de cet amour, à choisir ce qui conduit à la fin dernière. Or la fin dernière de 
l'homme c'est Dieu, tel que la foi nous le révèle, tel que l'Église nous l'ensei- 
gne. Aussi on ne le dira jamais assez, de tous les droits de l'enfant le plus 
sacré, c'est, par l'éducation, de devenir un homme. 

Dans l’ordre actuel des choses, seule l'Église a le pouvoir d'intégrer plei- 
nement en lui l'humanité. C’est donc par une odieuse injustice et par un 
crime de lèse humanité que l'on essayerait de séparer l'enfant de l'Église. 

F. G. 


Catéchisme de la Jeune Fille, par le P. EbouaRD, 0.F.M. in-32, 0.50 

Catéchisme du Jeune Homme, par le même. in-32, 0.50. 

Le Foyer Domestique, par le mème. in-32. 0.50. — Librairie Lethiel- 
leux. Paris. 

Les trois petits livres du R. P. Edouard sont simples et cependant très 
substantiels de doctrine. De nombreuses approbations et félicitations se 
trouvent au commencement de la 2e édition du « Catéchisme de la Jeune 
Fille », ces félicitations peuvent s'appliquer aux autres ouvrages du R. P., 
car l’auteur s’est encore surpassé dans ces deux derniers, Je cite donc une 
de ces appréciations, on ne saurait mieux dire: « Faire médiocrement 


444 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


bien un catéchisme, faire un assez bon catéchisme, me semble facile. — 
Mais faire un excellent catéchisme semble et est fort difficile. — C'est ma 
conviction, surtout maintenant que j'ai terminé ma lecture, au cours de la- 
quelle j'ai dû faire tant de remarques, de fond et de forme, d'ensemble et de 
détail. — Le Catéchisme de la Jeune Fille, à mon avis, est parfait : sim- 
plicité et netteté de la disposition des matières, marche alerte ; fonds tou- 
jours doctrinalement impeccable, style simple et clair comme du cristal. 
style attachant dans sa simplicité et d'une mesure parfaite, par dessus tout, 
piété, la vraie piété catholique ; sagesse et à-propos partout, jusque dans les 
plus petits détails ; enfin un je ne sais quoi qui dès les premières pages et 
de plus en plus jusqu'à la fin attache, intéresse, instruit solidement et 
impressionne doucement le cœur. Je désire ardemment — ad majorem Dei 
gloriam, que beaucoup de jeunes filles aient ce catéchisme entre les mains 
et le lisent. — Si elles se mettent sérieusement à en méditer les leçons, ce 
sera avec intérêt et grand profit pour les âmes.» Nous exprimons les mêmes 
souhaits en ce qui concerne Le Catéchisme du Jeune Homme, et ce que 
nous appellerions très volontiers Le Catéchisme du Foyer Domestique, 
qui renferme des conseils pour les maitres et les domestiques ; les maris 
et les épouses ; les parents et les enfants. F. G. 


Ce que Fénelon dirait au XX° siècle sur l'éducation des fliles, 
par L. B. DaGuUIRE. — Paris. Heauchesne, 3. fr. 50. 

Voici ce qu’on pourrait appeler unlivre raisonnable et il semble que ce ne 
soit pas un petit élage que celui-là. La raison, comme Fénelon l’entendait, 
n'était certes pas une raison étroite, obscure, routinière et intolérante. 
C'était une raison saine, aimable, éclairée et rayonnante. Cette raison là est 
bien oubliée. On veut maintenant faire des jeunes filles des pédantes, des 
bachelières, des étudiantes d’une part, des frivoles des inutiles d’autre part. 
Combien peu veulent faire de leurs filles « la femme chrétienne ». Fénelon, 
lui, avait donné la manière de créer cette beauté morale, mais on l’a oubliée. 
Sa recette cependant est la seule capable de refaire à la sociéte aveuglée et 
pervertie la femme dont elle a besoin pour redevenir vigoureuse et morale. 
Mademoiselle Daguire l'a compris. Mais il fallait pour faire goûter la 
méthode de Fénelon, la traduire, pour ainsi dire, dans le langage moderne, 
et l'appliquer à nos mœurs si différentes de celles du grand siècle. L’expé- 
rience, la science, la haute foi de l’auteur pouvaient entreprendre un pareil 
travail, et ce travail elle l’a réussi de la manière la plus heureuse. Il est à 
souhaiter que toutes les institutrices s'en inspirent, ces entretiens, étudiés 
à fond leur élargiront l'esprit et le cœur et, pour le bien de nos futures 
mères de famille, nous espérons voir ce petit volume arriver à sa millième 
édition. Pourquoi pas ? la librairie catholique n'aura-t-elle pas un jour sa 
revanche sur Zola ? Maviz. 


Notes de pédagogie, par L'auteur « des paillettes d'or. » — Avignon, 
Aubanel. 

Voici un excellent traité qu'on pourrait plutôt appeler sujets de médita- 
tions à J’usage d'une institutrice. En effet, la manière un peu hachée de 
l’auteur, ces phrases brèves indiquant le sujet en quelques mots, sans déve- 
loppements ni liaison, n'est pas de lecture courante. Aucune recherche de 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 449 


littérature pour embellir ou agrémenter la force des raisonnements et la 
suite des idées. Il ne faut pas s'en plaindre parce que le lecteur est obligé 
pour ainsi dire de s'arrêter à chaque proposition. C'est le coup de marteau 
qui enfonce le clou d’un jet et il est toujours bien appliqué. Ainsi, dans sa 
nudité, l'idée parait plus nette, plus éclatante et comme ce livre est une 
suite de bonnes idées, elles ont toute leur influence agissante et immédiate 
et sont d'autant plus efficaces. C'est donc un livre de chevet que toute insti- 
tutrice chrétienne doit posséder si elle veut bien comprendre et appro- 
fondir le grand rôle qui lui incombe. C'est le meilleur manuel de forma- 
tion qu’on puisse conseiller aux jeunes filles qui se destinent à la noble 
mission de former les âmes. la première partie traite du but de l’édu- 
cation et des moyens de réaliser ce but, l'auteur indique les qualités que 
doit posséder une bonne institutrice : bon sens, désir du bien, bon caractère, 
science suffisante. Dans la seconde partie, il traite des vertus qu'elle doit 
perfectionner, piété, douceur, fermeté, la liste en est longue et charmante ; 
puis ce sont les défauts à éviter et là, l’auteur fait preuve d’une connaissance 
et d'une pratique des âmes qui donne une grande autorité à sa parole, 
L'éducation physique, intellectuelle, morale achèvent ce beau traité dont on 
ne peut assez conseiller l'étude à tous ceux qui ont la charge de former 
la jeunesse. Mavir.. 


PIÉTÉ 


Excelsior, plan de vie spirituelle. — 126 mille. 1 fr 25. Paris, librairie 
Saint-Paul. — Lyon, librairie du Sacré Cœur. 

« Je crains Dieu parce qu'il est juste, je l'aime parce qu'il est bon, je me 
perds en lui parce qu'il est doux » (St Thomas). Voilà tout un plan de spiri- 
tualité que réalise Excelsior. Deux mots le résument : offrande et union. 
Et sur ce fond bien simple malgré la complexité apparente de la table, 
l'auteur à su faire ressortir, dans une harmonieuse synthèse, tout l'ensemble 
du dogme chrétien. 

Le premier chapitre est consacré à l'union de Marie, qui est, selon l'ex- 
pression de Pie X (la route la plus sûre et la plus facile pour aller à Jésus). 
Tous à Marie, par la consécration detoutl’ètreetde toute la vie, par la remise 
entière entre ses mains de toutes les œuvres satisfactoires pour qu'elle les 
applique à son gré (vœu héroïque). Tout avec Marie, par Marie et en Marie, 
offrant à Dieu comme un hommage et une prière toute puissante son Imma- 
çulée-Conception, son humilité, son obéissance et son calvaire. Lorsque 
nous nous unissons ainsi à Marie, nous la faisons prier avec nous et pour 
nous, nous participons le plus possible aux dispositions, aux mérites et à Îa 
sainteté de Notre Mère. 

Vient ensuite la donation et l'union à Jésus : union intérieure à toutes les 
dispositions, à tous les états de Jésus, spécialement à sa vie d'amour, union 
extérieure à toute l'œuvre de Jésus dans l'Église et dans les âmes. 

Cette union à Jésus peut-être générale ou bien considérer le divin Sauveur 
dans chacun des mystères : union à Jésus Souverain Prètre, à Jésus Victime 
éternelle et universelle pour le péché, union à Jésus apôtre, à Jésus roi, etc. 
On le comprend, ce qu'’Excelsior propose ici, c’est tout un ensemble de dis- 
positions surnaturelles à établir dans l'âme, et capables de transformer la 


446 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


vie en une prière perpétuelle, un apostolat intérieur, incessant, universel. 
N'est-ce point là la véritable vie surnaturelle ? Une âme qui a su se créer, 
à force de recueillement, une telle attitude intérieure vis-à-vis des plus 
grands mystères et dont la vie est ainsi surnaturalisée par une manière 
habituelle d'être, de penser, d'agir en tout conforme à la foi, et toute impré- 
gnée d'amour ne finira-t-elle pas par se dépenser à tout instant « aux inten- 
tions même du Cœur de Jésus », ne réalisera-t-elle pas, de la façon la plus 
parfaite possible, cette belle devise de l'Apôtre: Mihi, vivere Christus est ? 

En vérité, tout n'est-il pas contenu dans cette union intime et permanente 
à Jésus-Christ et à toute son œuvre ? C'est cette union, faite de dévouement 
et d’amour sincère, qui nous montrera dans tous ces individus que nous 
croisons chaque jour, non pas des ennemis ou des adversaires, mais des 
âmes à éclairer et à sauver, des âmes à qui il faut apprendre le chemin du 
bonheur en leur faisant connaître Jésus-Christ. 

De là à les offrir sans cesse à Dieu leur créateur pour qu'il en ait pitié 
et accomplisse en elles, malgré tout, ses desseins d'amour, il n’y a qu'un pas. 
Et quelle touchante et féconde prière que celle-là, surtout au fond du cœur 
d’un prêtre où elle peut se transformer à tout instant en une miséricordieuse 
bénédiction. 

Toutefois, Jésus et Marie ne constituent pas à eux seuls toute l’âme divine. 
Il est d’autres créatures de Dieu qui nous aident encore à eller à Lui: ce 
sont les anges et les saints. De là l'union aux anges, l'union à l'Église 
triomphante, souffrante et militante ( Dogne de la communion des Saints). 

De là aussi l’union à toute la création matérielle qui, elle aussi, peut 
devenir « comme une échelle pour nous élever jusqu’à Dieu ». « O mon 
Dieu, écrivait une âme, vous êtes la Jeunesse, la Beauté, la Pureté, la Bonté. 
Tout ce qui m'émeut et me ravit ici-bas vient de vous, tout est de vous à un 
degré infini et c'est vous-même que j'entrevois et que j'adore à travers les 
ombres et les imperfections de la créature ». 

Cette recherche amoureuse de Dieu par l'étude de ses œuvres, l’union aux 
Anges, aux Saints, à Jésus, à Marie établit l'âme dans les vrais sentiments 
qu’elle doit avoir à l'égard de Dieu le Père : « Je veux vivre désormais comme 
un enfant plein de religion envers sa Majesté infinie, de tendresse et de con- 
fiance filiales en sa Paternité, de soumission et d'abandon à sa Volonté, de 
dévouement à sa Gloire et à son Amour ». Etle moyen de pénétrer toujours 
plus avant dans cette douce vie d'intimité avec le ciel, c’est de se livrer sans 
réserve à l’action du Saint-Esprit. 

Voilà comment Excelsior amène l’âme à prendre sa vraie place dans le 
concert universel des êtres, en nous montrant fpartout le plan de Dieu avec 
ses horizons à la fois très simples et infinis. C'est comme un cadre large et 
vivant, dans lequel on peut faire entrer tout le dogme et qui peut s'appliquer 
aux actes les plus communs de la vie chrétienne. Il est facile de retrouver, 
par exemple, l’union à Marie dans l'A ve Maria ou l'A ngelus, l'union à Jésus 
Souverain Prêtre, à la Messe et dans le Bréviaire, l'union à Dieu le Père ou 
Gloria Patri, l'union à Jésus victime... Dans les mille et mille souffrances 
intérieures et extérieures qui sont le pain quotidien de nos journées d’apos- 
tolat. 

Disons enfin, en terminant, ce mot du chanoine Sauvé, qui sera la meil- 
leure recommandation du livre que nous présentons ayjourd’hui à nos lec- 


À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 447 


teurs : « Voila un livre que je voudrais bien avoir écrit. Excelsior est 
l'application pratique de toutes mes élévations. » 

Ma Vie! Édition réduite d'Excelsior — mêmes librairies. Prix : broché 
o fr. 25 : relié o fr. So. 


Vie Intime de Saint Joseph. Courts entretiens sur les vertus de St 
Joseph par le R. P. Rionpez S. J. in-12 écu 1, 50. Lethielleux, Paris. 

La vie intime de S. Joseph renferme trente et un entretiens groupés sous 
quatre chefs. Ire partie. Jusqu'à la naissance du Sauveur. — 1l° partie. 
Les mystères de l'enfance du Sauveur. — 11le Partie. La vie cachée. — Ve 
Partie. Dernières années. Un résumé des XXXI entretiens facilite la pré- 
paration des sujets de méditation. 

Veut-on connaître quelques-uns des entretiens: l'humilité, la justice, la pru- 
dence, l'esprit de sacrifice, la foi de S. Joseph. Le voyage à Bethléem. La 
Naissance du Sauveur. S. Joseph et les bergers. S. Joseph et la fuite en 
Égypte. Docilité de S. Joseph sous la conduite de l’Esprit-Saint. Amour de 
Joseph pour Jean et Marie. Confiance. S. Joseph et la prière. Sainte mort de 
Joseph. Assurément ce sont là des sujets déjà anciens. Aussi n'est-ce pas en 
cela que l'ouvrage du R. P. R. attire l’attention. Mais les rapprochements 
féconds, les richesses morales et spirituelles que l’auteur sait tirer du sujet 
voilà ce qui distingue la « Vie intime de S. Joseph et en fait un livre nouveau 
et personnel. EG: 


Pensées et Maximes du R. P. de Ravignan, par Charles BERNARD. 
Paris. Tequi. o, fr. 50. 

C'est une œuvre excellente d’avoir réuni quelques belles pensées du reli- 
gieux qui fut un penseur délicieux. Peu de gens du monde ont le courage 
d'entreprendre la lecture des beaux ouvrages de ce prêtre ascétique, âme 
d’apôtre et cœur si tendre pour les affligés ; les faibles et les timides. 

Ce petit fascicule fera connaître cette âme et ce cœur, mais plus encore, 
il sera bienfaisant. Maviz. 


L'Ange Gardien, par l'abbé Frice. Exercice en trente méditations 
Paris, T'equi : 1 franc. 

Nous oublions notre ange gardien. Avec l'affaiblissement de la foi se per- 
dent les notions fortes du bien surnaturel et, il faut, hélas! le constater, bien 
des chrétiens n’osent plus parler de leur bon ange comme s'ils craignaient 
de faire montre de religion puérile. On nie le diable et on dédaigne son gar- 
dien céleste. Réagissons contre cette coupable négligence et consacrons de 
temps en temps nos méditations à cet ami dévoué pour lequel nous nous 
montrons si ingrats. L’excellent petit livre de M. l’abbé Feige, dans sa con- 
cision et sa science nous aidera à effacer notre triste indifférence en nous 
faisant aimer, suivre et écouter le guide si doux et si puissant que nous 
devons à la bonté de Dieu. MaviL. 


Divinæ Laudes, pour voix égales avec ou sans orgue, par le R. P. Ber- 
RARDIN d'Hooghe, O. F. M. — Prix 1 fr. 25. Se vend au profit de l'église Ste 
Anne à Kœækelberg, 63, Rue du Moulin. 

Le R. P. Bernardin a eu l’heureuse idée de mettre en musique le texte 


448 À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


latin des invocations que l’on récite aux bénédictions du T. S. Sacrement : 
« Dieu soit béni », etc. 

La mélodie est un récitatif en mesure libre. L'exécution en est facile. Le 
caractère de l'œuvre est vraiment religieux. Ces Divinæ Laudes, chantées par 
un chœur d'hommes, produisent le plus bel effet. D'ailleurs elles sont assez 
populaires pour qu'on les adopte dans les plus modestes paroisses. 

F. ENGFLBERT. 


LITTÉRATURE 


Les robes noires, par Vicror FAVET. — Paris, Lethielleux. 

Un roman très chrétien, très bien écrit, très intéressant, voilà trois condi- 
tions que nos ennemis déclarent ne pas pouvoir se rencontrer. Je les engage 
à lire « Les robes noires ». Ce sera pour eux un double avantage. Celui de 
faire une lecture agréable et profitable à la fois. Ils ÿ verront que le prètre 
n’est pas l’imbécile, le frouart idéal ou coquin, qu'ils aiment à se figurer, car 
ce roman est bien réel et pour quiconque est de bonne foi, il reconnaitra 
l'étude prise sur le vif d’après le modèle vivant, ainsi que le fait un peintre 
soucieux de vérité. Malheureusement combien savent la vérité, mais aiment 
mieux la taire ? La calomnie contre le prêtre est rarement une erreur du 
calomniateur. 1] sait bien qu'il ment. Le héros du livre est aussi victime de 
la calomnie et le récit de Victor Favet n'est que la redite de l’histoire pres- 
que journalière du prêtre zélé, désigné par son mérite à la haine basse de la 
libre pensée. Ce récit n’en est que plus émouvant, entouré de toutes les 
circonstances qui le dramatisent. Et c'est parce qu'il est très vrai qu’il est 
très empoignant. Mavic. 


Quelques braves gens, par JEAN VioLa. — Paris, bonne presse. 1 fr. 

Les abonnés du Mois Littéraire connaissent et apprécient Jean Viola et 

ont lu avec émotion quelques-uns des courts récits de ce Joli volume. Le 

talent du conteur est celui d'un homme de cœur et d’un observateur avisé et 

délicat. Chacune de ses petites histoires est un tableau aussi pittoresque 

.que sincère. (est dire qu'il mérite largement succès et nombreuses éditions. 
Maviz. 


Avec la permission des Supérieurs. Gabriel Jouitteau, Gérant. 


TAMINES. — IMP. DUCULOT-ROULIN. 


SOIT LOUËÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST. TOUJOURS! 


* 


LE ROLE DE LA VOLONTÉ 
| DANS LA | 
PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 


Le rôle de la volonté dans la philosophie de Duns Scot est 
diversement apprécié. (1) Les uns font de lui un précurseur 
du volontarisme (Sécrétan, Fouillée); M. Liard estime que 
« Descartes, renouvelant les profondes spéculations du moine 
Durs Scot, a fait de Dieu l'absolue liberté ». Dans un sens 
opposé, M. Haureau trouvait les prémisses du scotisme inspi- 
rées de Platon et le système tout le contraire du volontarisme. 
« Notre analyse de la doctrine de Scot, observe le cardinal 
Gonzalès, nous a révélé sa tendance à subordonner l’ordre spé- 
culatif à l’ordre pratique: Pour lui, la volonté et ses fonctions 
l’emportent sur les actes et sur les manifestations de l’entende- 
ment. N'oublions pas que c’est l’un des caractères distinctifs de 
la doctrine de Scot. » (2) Le docte Dominicain conclut son 
exposé par cette affirmation : avec le tempérament catholique 
en plus, Duns Scot est le Kant du XIIIe siècle. D’autres (M. 
Huit) lui ont seulement reproché de rétrécir le domaine de la 
connaissance en soumettant à tort l'ordre rationnel à l’ordre 
moral. | 

Je m'étonne, pour ma part, que l’on ait ainsi évoqué le nom 
du Subtil à propos de Descartes, de Schopenhauer, de Kant, 
et d’autres philosophes plus modernes. Mon intention n’est pas 
de repousser de front ces verdicts contradictoires. Ma tâche est 
plus simple : montrer, texte à l’appui, le caractère et l’étendue 

(1) Cf. PLuzanskr, Essai sur la philosophie de Duns Scot. E. BLaxc, Hist. de la 
phil. T. 1. n. 206 et suivants. | 


(2) Gonzaues, Hist. de la phil. t. 2. p. 529. 


E, F, — XXV., — 29 


450 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


de la prépondérance que le Vénérable Duns Scot reconnaît à la 
volonté sur l’ensemble des actes de la vie consciente. 

Sans prétendre épuiser la question, je voudrais dans ce 
modeste essai, étudier successivement, du point de vue scotiste: 

1. La volonté en elle-même ; 

2. La volonté dans ses rapports avec lesactes de connaissance ; 

3. La volonté et les sens; 

4. La volonté et la responsabilité morale : 

Ce travail s’achèvera par une réponse succincte à cette ineptie 
injustement attribuée au scolastique irlandais, à savoir que « le 
vouloir libre en Dieu est la raison d’être de la bonté et de la 
malice de tous les actes humains ». 


L'homme, dit en substance le Subtil, se discerne de l'animal 
qu’il surpasse en excellence « par deux très nobles facultés, qui 
sont l'intelligence et la volonté ». (1) L'intelligence le met en 
état d'exercer son libre arbitre, puisque vouloir librement, c’est 
agir après délibération et en pleine connaissance. Pasde volonté, 
sans connaissance. Duns Scot enseigne cela. Pourtant, il 
montre que c’est surtout par le vouloir, que l’homme s'élève au 
dessus de la bête, dont la vie est faite toute de déterminisme. 
Par suite, c’est par la faculté, qui le fait libre, qu’il se possède 
soi-même et qu’il domine toute sa vie. Le vouloir est donc une 
prérogative plus grande que la puissance de connaître. 

Duns Scot, dans sa définition de la volonté, insère l’élément 
cognitif comme partie intégrante. Il la définit : appetitus cum 
ratione. (2) Et ceci indique assez que, dans sa pensée. l'acte de 
connaissance est logiquement antérieur à l’exercice du libre 
arbitre. Cette définition est, d’ailleurs, acceptée par toute l'École, 
qui dénomme la volonté appétit rationnel, pour la distinguer de 
l’'inclination des sens : appetitus sensibilis. 

L'appétit rationnel est dit naturel ou libre, suivant que l’on 
considère la volonté en elle-même ou dans l'acte de choisir. Prise 
en elle-même, la volonté incline irrésistiblement vers son objet 
propre, soit aux fonctions d’'appétition. « Toute faculté recher- 
che ainsi naturellement sa perfection ». (3) La volonté ne fait pas 


(1) Oxon. I. I] d. 25. 
(2) Report. l. IIE. d. 17. q. 2. n. 3. 
(3) Oxon. 1. IV. d. 49. q. 10. n° 2. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 451 


exception. Or, elle trouve son complément, voire sa perfection, 
dans l'obtention du bien. Elle peut sans doute, justement ou faus- 
sement, situer celui-ci, ici ou là, au gré du choix; maisilne 
dépend pas d’elle, de négliger sa propre satisfaction. Elle est 
donc nécessitée, d’une certaine façon, vers une certaine fin, sauf 
à déterminer elle-même au concret cette fin et les moyens pour 
l’atteindre. 

L’appétit rationnel devient alors libre, et la volonté se défi- 
nira : appetitus cum ratione liber. (1) Et elle est, en regard du 
but choisi et des moyens employés, le pouvoir de commander 
librement ce qu'on agit. 

Ce pouvoir est seulement limité par la potentialité du sujet 
délibérant. Ainsi, dans l’ordre physique, la volonté agirait vaine- 
ment et sottement, si elle décrétait un effort dépassant les forces 
de l'organisme. Mais dans l’ordre moral, l’homme est dans la 
triste possibilité de s'affranchir de la règle des mœurs, de se 
comporter vis-à-vis d'elle per fas et nefas. C’est la liberté psy- 
chologique. Elle diffère, du tout au tout, de la liberté morale, 
qui est le pouvoir de choisir selon sa préférenceparmi les moyens 
licites et coordonnés à la fin nécessaire. Celle-ci est subordonnée 
à la rectitude morale. Le champ de ses délibérations est plus 
restreint que le domaine des intentions. À certains égards, la 
loi morale délimite la liberté même physique, en ce qu'il 
est des mouvements extérieurs pouvant dévier de la rectitude 
qu'elle prescrit, comme ce serait, par exemple, de tendre la main 
pour dérober le bien d’autrui. 

La liberté, qu’elle soit physique, psychologique ou morale, 
ne donne pas la notion de la volonté. Elle en est, si l’on veut, la 
manifestation, mais elle n’est pas la faculté. (2) Celle-ci, dans 
son ampleur, est strictement le pouvoir d'exercer sciemment et 
independemment, sans distinction et sans restriction, les actes 
qui sont du ressort de notre activité consciente. Duns Scot 
affirme nettement l’autonomie absolue du vouloir libre sur tous 
nos mouvements élicites et impérés. 

11 dénie bien à la volonté, la puissance de s’affranchir de l’in- 
clination inhérente en chaque faculté. Ainsi, mu par l'instinct 
de conservation, je puis avoir une aversion irrésistible vis-à-vis 
du trépas. Pourtant, sous l'empire d’une noble inspiration, le 


(1} Oxon. 1. III. d. 17. n° 2. 
(2) Duns Scot d’une faculté à l’autre ne reconnait pas la distinction thomiste 
comme d'une entité à une autre. 


452 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


martyr n’hésitera pas à faire débonnairement le sacrifice de sa 
vie. Ilest un certain déterminisme (oh ! bien limité !) envahis- 
sant l’enclos réservé du franc arbitre. Eu égard à son objet, 
envisagé dans toute sa complexité, « l’acte du vouloir n’est pas 
plus autonome que le mouvement du corps, incliné par sa 
pesanteur vers le centre de la terre. Nec est magis actus elicitus 
in voluntate quam in lapide. (1) 

S'ensuit-il que ce déterminisme initial doive ensuite anéantir 
le velle liberum ? — Pas du tout ! —— Car, si la volonté est natu- 
rellement orientée à la suite du bonheur, si « c’est la détruire 
que lui ôter cette inclination » (2), celle-ci est cependant logique- 
ment antérieure à l'attention de l'esprit, qui appelle sur un objet 
déterminé la délibération du vouloir. « Illud appetere non est 
actus sequens cognitionem, quia tunc non esset naturalis sed 
liber. » (3) C’est entendu. L'homme veut sans violence, par ten- 
dance naturelle, le bonheur, non pas un bonheur vague, mais 
proportionné à sa nature, à ses besoins. C’est dire qu'il tend 
irrésistiblement vers sa félicité propre. C’est plus fort que lui. Il 
aspire avec toute l’intensité du désir au bonheur sans mélange. 
S'agit-il de concrétiser le choix de son libre arbitre, 1l peut agir 
contre son inclination naturelle et faire échec, de plein gré, à sa 
destinée idéale. « En fait, il parvient à vouloir librement sa fin; 
si bien que, la convoitant délibérément, il peut aller en sens 
contraire. Veut-on un exemple ? Le chrétien sait que le bonheur 
consiste à posséder Dieu. Parce qu'il se refuse, par ailleurs, à 
user des moyens aptes à cette fin, soit à vivre vertueusement, il 
est manifeste qu’il ne veut pas efficacement le but ». (4) 

Conséquemment, l'inclination innéede l’appétitrationnel nous 
fait irrésistiblement convoiter notre bien; mais elle ne force en 
rien la détermination du libre arbitre, à supposer même que 
nous soyons parfaitement éclairés sur le but véritable et sur les 
moyens pour l’atteindre. Bref, la volonté nous octroye la facilité 
de contrarier nos inclinations, si encrées qu’elles puissent 
être dans le cri de la nature. Ainsi il ne tient qu’à nous de 
devenir, sciemment et de plein gré, nos propres bourreaux, les 
déviateurs de notre destinée véritable. Quelle puissance redou- 
table que la volonté de l’homme ! Incliné irrésistiblement vers 


(1) Ibid. 

(2) Tolle istam inclinationem et tolles naturam. — Paris. IV. d. 49. q. 9. n. 5. 
(3) Metaph. |. 1. in pro-æmio. 

(4) Oxon. IV. d. 49. q. 10. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 453 


le bien sans mélange, il peut, absolument parlant, ne pas le pour- 
suivre. Voluntas sic determinatur ad volendam beatitudinem, et 
ad nolendam miseriam, quod si eliciat aliquem actum circa ista 
objecta necessario (c'est-à-dire naturaliter, par tendance de 
nature) determinatum elicit actum volendi respectu beatitudinis 
et nolendi respectu miseriæ. NON AUTEM ABSOLUTE DETERMI- 
NATUR ad unum actum eliciendum, vel alium. (1) 

On ne saurait être plus affirmatif. Duns Scot paraît, de prime 
abord, friser le paradoxe. Mais on a bientôt deviné le coup d’œil 
avisé du psychologue. Et il n’est que trop exact que l’homme 
abuse souvent de son indépendance pour tourmenter son cœur 
et contrecarrer ses plus nobles ambitions, ses plus pressants 
besoins. 

La volonté est donc une énergie de l'âme, cable dese cabrer 
contre elle-même et de contrarier ses tendances innées. « Chez 
plusieurs, remarque Scot, la volonté agit, mais sans décider 
nécessairement ceci ou cela. Elle peut, même en regard de la 
félicité, s'arrêter tout court, vouloir ou ne pas vouloir quoi que 
ce soit, et suspendre, 4 son gré, l’action déjà engagée. Chacun 
peut en faire l'expérience. Lui propose-t-on un bien, évidem- 
ment tel, il peut s’en détourner résolument ou se montrer 
passible ». 

Saint Augustin (3) a DOnUnEe cette parole profonde : « Rien 
n’est au pouvoir de la volonté, autant que le vouloir lui-mème. 
— Duns Scot la fait sienne et la commente au pied de la 
lettre: « Notre volonté, dit-il, (4) est libre, eu égard aux actes, 
aux objets et aux fins les plus opposées, sans exclusion des con- 
traires et des contradictoires. Elle peut, de son plein pouvoir, 
vouloir et ne vouloir pas, décréter ceci ou cela, entreprendre, 
puis revenir sur sa décision, reprendre l'initiative laissée en sus- 
pens. » Voluntas potest suspendere seipsam ab omni actu. 
Nedum potest velle et nolle, sed etiam non velle et non nolle; 
ergo quemadmodum libere se gerit dum actus exerit, ita cum 
illos, pro suae dominativæ potestatis exercitio, omittit. 

Vis-à-vis d'elle-même, la volonté est un pouvoir indépendant, 
dominateur. Je m'étonne, pour ma part, qu’on ait pu écrire des 
volumes entiers sur la liberté sans faire appel au puissant témoi- 


(1) D'après les Capitalia Scoti tom. 1: p. 584. 

(2) Op. cit. ibidem. 

(3) Retract. 1. 1. cap. 22. 

(4) Oxon. 1. IV. d. 49 q. 10. n. 10. — Cf. quodi. q. 18. n. 9. 


454 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


gnage de ce moine — philosophe, aux « profondes spécula- 
tions ». — Le passage suivant mérite d’être cité en entier : « Le 
pouvoir dominateur de la volonté concerne le vouloir et le non 
vouloir, de telle façon que pour l'exercice de cette prérogative 
elle n’a besoin que d'elle-même... Si donc, pour vouloir tel 
objet, «ile ne requiert aucune action sur elle-même, pour cesser 
de le vouloir ou se détourner d’un autre, elle ne réclame aucun 
acte, qui soit la cause ou l’occasion de cette libre omission. Et 
ceci met en évidence le liberum dominium de la volonté sur ses 
actes, en ce qu'ils ressortissent à son pouvoir absolu, si bien 
qu’elle peut indifféremment les décréter ou totalement s'abstenir. 
Potestas hœc dominativa voluntatis ita respicit velle et nolle, ut 
non prærequirat alios actus pro exercitio usuque illorum.…. 
Sicut igitur ad hoc, ut velit aliquod objectum, non est sibi opus 
alio actu, ita et ad hoc, ut velle omittat idem, aut aliud objectum, 
non postulat aliquem actum qui sit causa vel occasio ejusdem 
liberæ omissionis; atque in hoc elucet dominium liberum volun- 
tatis super actibus suis, quia sub omnimodam rpotestatem illius 
sic cadunt, ut queat illos elicere et prossus omittere. (1) 

La maîtrise de la volonté sur elle-même et sur ses actes im- 
manents est plénière. S. Thomas (2) n’est pas moins décisif. Il 
subordonne l'exercice de la volonté à la perception de la fin mo- 
rale : « Les êtres qui ont connaissance de la fin sont estimés se 
mouvoir d’eux-mèêmes, parce qu'ils ont le pouvoir d'agir et 
d’agir pour la fin. » De plus, il reconnaît à la volonté un empire 
sur elle-même, sur ses actes immanents, contre lequel « aucune 
violence extérieure n’est possible (3).» Ils’écartede Duns Scot, (4) 
en ce qu’il accorde à l’acte de la connaissance une influence 
décisive sur les déterminations du libre arbitre et les déviations 
de la volonté sont pour beaucoup imputables aux méprises pos- 
sibles de la raison dirigeante. Duns Scot, même abstraction faite 
de l'erreur d'appréciation circa bonum apparens, (5) reconnaît 
au vouloir une juridiction sans vote ni contrôle de l'entende- 


(1) Ibid. 

(2i 1. 2. q. 6. art. 1. 

(3) Ibid. art. 4. 

(4) Cf. ibid. q. 8. et plus spécialement la question 14, art. 1. 

(5) Qu'on ne s’y méprenne pas. Scot enseigne explicitement : 1° que « malum, qua 
tale, non potest ab voluntate appeti : 2° que « objectum volitionis est tantum 
bonum vel existens, vel apparens ; -- 3° que « voluntes allicitur ad objecti 
prosecutionem amando illud vel amicitiæ amore, vel concupiscentiæ — Oxon. 1. IV. 
d. 49, q. 10. n8. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 455 


ment. Du point de vue psychologique (Je ne dis pas : du point 
de vue moral), il dirait volontiers : 

Sic volo, sic jubeo, sic pro ratione voluntas ! 

Il n'entre pas dans le plan de cet essai, d'établir la position 
respective de S. Thomas et de Duns Scot, eu égard à l’adage 
bien connu : 

Quod est causa causæ est causa causati. 

Et bien qu'on ait fait du molinisme (1) un système appuyé 
sur des prémisses scotistes, je laisse aux auteurs l'entière respon- 
sabilité de cette affirmation. Pour me limiter à l'objet de cette 
première partie, je remarquerai que Duns Scot est sensiblement 
plus résolu que S. Thomas dans la proclamation du librearbître. 
Celui-ci, par exemple, (2) accorde que la violence peut fléchir 
la volonté eu égard aux actes impérés : Quantum ad actus 
imperatos voluntas violentiam pati potest. L’Angélique ajoute 
aussitôt un correctif heureux, car il parle « en tant que, par là 
violence, les organes sont réduits dans l'impossibilité de faire ce 
que la volonté commande. » Duns Scot trouve simplement 
absurde qu’on puisse contraindre la volonté à agir contraire- 
ment à son essence qui est la liberté plénière. 11 ne veut pas 
prendre garde à la distribution des actes de l’homme en élicites 
et en impérés ; non pas qu'il rejette cette distinction, mais, 
il est manifeste que ceux-ci né sont plus commandés, dès là que 
le vouloir n'y a point de part. L'acte forcé, celui d'où le 
vouloir libre serait pleinement exclu, n’est plus un acte humain. 
« Îl est de fait possible, qu’un homme libre subisse violence, en 
se trouvant, par exemple, confiné dans un lieu d’où il ne 
peut sortir, ou en devenant l’instrument d’une action qui cepen- 
dant ne serait pas de lui, comme de férir un tiers mu par la 
main d'un autre; une main d'errain ne serait pas autrement 
responsable (3). » 

Duns Scot reconnaît à Dieu seul le pouvoir d’annihiler la 
volonté créée ou de fléchir son inclination libre dans un sens 
déterminé. Et, premièrement, Dieu annthilerait notre libre ar- 
bitre en lui soustrayant son appui, per substractionem manute- 
nentiæ suæ (4). Lui conservant l’être, il peut déterminer de telle 
façon le choix libre de la faculté, qu'il lui soit impossible de ne 


(1) Kraus — Hist. de l'Église tom. 3 p. 203. 
(2) 1. 2. q. 6. art. 4. 

(3) Oxon. 1. IV. d. 29. n. 6. 

(4) Quodi. q. 12. n. 2 


456 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


pas infailliblement vouloir ceci ou cela. Ainsi fait-il pour les 
bienheureux (1). La volonté des élus est « tellement unie à l’objet 
béatifiant, qu’elle ne peut cesser d’en jouir, ni s’en détourner, ni 
commettre une faute. Cela a lieu sans contrainte; c’est le meilleur 
choix que le librearbitre puisse faire et l’homme tend. par dessus 
tout au bien souverain. Et c’est tant mieux pour les élus. Ils 
sont, de ce chef, plus libres, parce que souverainement affran- 
chis de la servitude du mal. » Cette heureuse nécessité est 
un privilège d’outre-tombe. Elle n'intéresse pas l’homme dans 
son état présent ; même justifié, il est livré de fait aux desseins 
de son libre arbitre. 

Duns Scot est donc partisan de l’autonomie complète du vou- 
loir humain. « La volonté, selon lui, (2) est purement et simple- 
ment souveraine en ce qu'elle agit.» Elle est d’autant plus libre, 
qu’elle doit parfois produire un effort pour réaliser son objet. 
Ipsa magis dominatur sibi cum quantocumque conatu tendat 
in objectum. Et ainsi, c’est librement qu’elle veut ceci ou cela. 
Et elle pourrait en même temps, de par son absolue liberté — 
de absoluta ejus libertate — ne pas se porter ainsi vers l’objet de 
son choix. « Notre première pensée n'est pas en notre pou- 
voir (3) » Mais la volonté peu tdisposer librement de son premier 
mouvement réfléchi : On verra, tout à l'heure, qu’elle ne dépend 
en rien de l’entendement. Car, vouloir est le fait de la volonté 
et non de l'intelligence. La raison en est que celle-ci est néces- 
sitée par son objet. Par suite, « si la volonté était, par dépendance 
de nature, mue par l'entendement », elle serait, par le fait, déter- 
minée à ceci ou à cela, « et l’homme deviendrait une bonne 
bete : sic homo esset unum bonum brutum ! Toutefois, servatis 
servandis, l’acte de connaissance est lui-même soumis à l'empire 
du vouloir libre. La volonté est donc, dans l’homme, le pouvoir 
de s'affranchir de tout déterminisme. Par elle, ii se différencie du 
tout au tout de la bête, soumise à l’aveugle tyrannie de ses bas 
instincts. | | 

D'’aucuns trouveront peut-être que, en tout ce qui précède, 
Duns Scot avance plus qu’il ne prouve. Aussi s’agissait-il seule- 
ment de définir la volonté. Cette notion est, d’ailleurs, basée sur 
le témoignage de la conscience et sur. l'effort immanent, que 
d’aucuns considèrent aujourd’hui comme les arguments les plus 


(1) Oxon. 1. IV. d. 29 n. 6. — quodi, q. 16. n. 8. 
(2) Oxon. 1. IV. d. :7. q. unito 4. 
(3) Oxon. 1. II. d. 6. q. 6. n. 3. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 457 


solides à l’appui du libre arbitre. On peut la préciser ainsi : la 
volonté est le pouvoir pour l’homme de dominer ses intentions 
indépendemment de la loi morale, de toute nécessité et de toute 
contrainte. 


J] 


La volonté est donc exclusivement maîtresse chez elle. Mais 
n’y aurait-il pas entre le vouloir et l’entendement une étroite 
alliance, qui lierait ces deux facultés l’une à l’autre et les tien- 
drait dans une mutuelle dépendance ? Duns Scot ne définit-il 
pas la volonté: « un appétit guidé par la raison — appetitus 
cum ratione ? — L'acte de volonté appelle ainsi comme condi- 
tion nécessaire l’acte de connaissance. Pas de décision libre sans 
une délibération préalable, où l’entendementfait office d'éclaireur. 
Cette concomitance rigoureuse du vouloir et du connaître a sa 
raison d’être dans une mutualité de rapports, dont il importe de 
connaître exactement la portée. 

On a reproché à Duns Scot de mettre l'intelligence sous la 
tutelle excessive de la volonté, de coordonner la spéculation. à la 
pratique et de « restreindre par là le champ des investigations 
intellectuelles ». Déjà, nous avons eu l’occasion de venger som- 
mairement contre cette accusation l'illustre franciscain dans une 
note de la « Revue de. philosophie. » — « En logique, disions- 
nous, — et c'est ce qui importe par dessus tout, — le Docteur 
Irlandais ne subordonne aucunement l’intellect à la volonté, 
sauf en tant que les actes de connaissance sont susceptibles 
d’être voulus. Je puis, par exemple, vouloir lire ou ne pas lire, 
réfléchir ou ne pas réfléchir, étudier ou ne pas étudier, etc. 
Gette dépendance des fonctions du connaître vis-à-vis du vouloir 
est sûrement d'ordre psychologique. C’est un fait, qui oserait le 
démentir ? » C’est ce que je voudrais justifier textes à l’appui. 

- Duns Scot pose, tout d’abord, en thèse générale que (1) la 
volonté exerce sur toute l’âme une royauté plénière, de sorte que 
tout y est soumis à ses ordres. Voluntas est motor in toto regno 
animæ et omnia obediunt sibi. (2) — « La volonté, explique-t-il, 
(3) est une faculté, qui peut, — en déviant, — faire dévier toute 
l’âme, voire toutes les facultés distinctes d'elle, comme aussi 


(1) Revue de philosophie, juin 1910 p. 628-652. 
(2) Capitalia Scoti, t. 1. p. 393. 
(3) Oxon. 1. II d. 30. q. 2. n. 3. 


458 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


elle peut tout maintenir dans l’ordre. » Sa maîtrise est donc 
souverainement étendue. 

Commençons par poser ici une restriction. Il y a sûrement en 
nous des phénomènes conscients, dont le propre est de se pro- 
duire sans aucune intervention de la volonté. Et cela a lieu, en 
tant, par exemple, que l’idée d’une chose est vaguement pro- 
voquée par la présence d’un objet à la portée de l’œil, de l’ouïe, 
du tact, de l’odorat. L'effet se produit alors sans l'intervention 
d’un agent susceptible de l'empêcher ou de le vouloir. La volonté 
est elle-même ainsi sollicitée par l'objet de sa convenance, 
vers lequel elle se sent entrainée par un irrésistible élan. Et cela 
prouve manifestement que l’activité libre a des limites infran- 
chissables. Antérieurement à l'impulsion que la volonté imprime 
délibérément aux facultés, il est en chacune d'elles une inclina- 
tion impérieuse vers l’objet approprié. La volonté peut bien 
du dehors agir sur cette inclination ; mais celle-ci subsiste indé- 
pendemment d'elle, et quoi qu'elle fasse, elle est impuissante à 
l’annihiler. Cela est vrai, en même temps, de l'intelligence et 
des sens. D'où il suit qu’il est des actes de connaissance et de 
sensation, soutraits originatrement à l'influence du vouloir libre. 

Je dis originairement,(1)car il est manifeste que la science des 
axiomes,au moins en tant que ceux-ci s'imposent à l'esprit, anté- 
rieurement à toute réflexion, échappe au pouvoir de la volonté. 
Il en faut dire autant des représentations, immédiatement susci- 
tées en nous par les moindres sensations, en raison de cette 
étroite union de l’âme au corps, qui fait que le regard de l’intel- 
ligence est incessamment ouvert sur tous les phénomènes de la 
vie consciente. « On peut distinguer en général deux catégories 
d'idées : l’idée première et l’idée seconde; l’une irréfléchie, 
l’autre réflexe. (2) Celle-là n’est en rien sous la dépendance du 
vouloir. Car elle précède logiquement tout acte de volonté. Dans 
ce sens, saint Augustin (3) dit : « fl n’est pas en notre pouvoir 
de ne pas être affectés par ce que nous voyons. » Ces exceptions 
sont-êlles fréquentes ? — Toties habet primas cogitationes, 
quoties occurrunt diversa objecta, et quoties surgit a somno(4). 
La première idée que j'ai en m'éveillant, les pensées vagues, qui 
se succèdent dans mon esprit au fur et à mesure que mille objets 


(1) Oxon. 1. 2. d. 42. n.3 et 5. 
(2) Capitalia Scoti, t. I. p. 405. 
(3) Ethicorum, 1. 1. texte 50. 
(4) Capitalia, loc. cit. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 459 


passent sous le regard de mes sens, tout cela donne naissance à 
bien des faits de conscience, dont l'apparition première est tota- 
lement étrangère à la causalité libre. 

Cette restriction donnée, il reste que tous les actes conscients, 
en tant qu'ils sont ou devraient être délibérés, sont de ce chet 
soumis aux ordonnances du vouloir. « Aucune faculté, dit Scot, 
(1) en dehors de la volonté, n’est blamable, en ce qu'elle fait. » 
La malice, comme la bonté d’un acte, n’estimputable à l’homme 
que s'il est en état d’agir ou de ne pas agir, à son gré. Et, de cette 
facilité, la volonté a seule le monopole. Par suite, la teneur de 
cette proposition : in foto regno animæ voluntas est motor, se 
trouve ramenée par le contexte à cette formule plus acceptable : 
dans la sphère de l'activité, simultanément consciente et réflèchie, 
le vouloir libre exerce sur tous nos mouvements une autorite 
souveraine. 

Cette affirmation a une portée générale. « Car, si la volonté 
est tenue à la rectitude dans l'acte qu’elle opère, elle doit aussi, 
en tant que moteur, imprimer cette même droiture aux actes » 
qu'elle commande. Par suite, les mouvements des puissances 
soumises seront ordonnés ou désordonnés en raison de l'impul- 
sion libre. Celle-ci émane de la volonté. C'est ce que saint 
Anselme (2) exprime d’un tour original, quand il fait dire aux 
autres facultés : « Dieu, vous nous avez imposé un maître à qui 
nous ne pouvons obéir ! » Et le même docteur observe que la 
volonté fait de ces dernières les « instruments » de ses desseins. 
Duns Scot en tire cette conclusion profonde : même matérielle- 
ment, un acte n'est mauvais, que s’il est susceptible d'être com- 
mandé par la volonté. Nullus actus est materialiter malus, nisi 
qui potest imperari ab actu voluntatis formaliter malo. (3) 

On remarquera que cette maîtrise de la volonté est reconnue 
non pas au vouloir pur et simple, mais au vouloir délibéré. La 
volonté, pour exercer normalement son autorité, pour faire 
fonction de faculté autonome, réclame, de toute nécessité, le 
concours de l’entendement. C'est ce que reconnaît le Subtil : 
« L'acte de connaissance, dit-il, est essentiellement coordonné à 
l'acte de volonté : actus intellectus ordinatur essentialiter ad 
actum voluntatis. (4) Non pas que l'acte de volonté ne doive 


(1) Op. cit. p. 393. 

(2) De peccato originali, c. 4. 
(3) Capitalia, t. IL. p. 393. 

(4) Capitalia, t. 1. p. 392. 


460 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


procéder de l’entendement, mais parce que « la volonté doit 
savoir pour vouloir ». (1) L'acte de connaissance anticipe 
sur la délibération et la volonté est, par définition, ce persua- 
sibile a ratione », dont parle quelque part le grand Aristote. (2) 
L'intellect conçoit; la volonté discute et décide en dermier 
ressort. Et ce n’est qu’en tant qu'elle délibère ainsi, qu'elle agit 
librement : ut est deliberativa est libera. (3) Toutefois, elle déli- 
bère déjà, dès l’instant où elle commande l'enquête, — in quan- 
tum præcipit deliberationem. — Elle délibère encore, au 
moment où elle fixe son choix, après examen des motifs — in 
quantum eligit prœævia deliberatione. Elle fait ainsi preuve d’auto- 
nomie, même antérieurement au service qu’elle demande à la 
faculté de connaître. 

L'homme doit agir sciemment; mais la volonté FE 
toute seule la moralité de l'acte. (4) 

Par cette explication, il apparaît clairement que cette proposi- 
tion : actus intellectus ordinatur essentialiter ad actum volun- 
tatis, doit s'entendre, non pas de la subordination de l'ordre 
théorique à l’ordre pratique, mais de la nécessité où estla volonté 
de puiser aux sources du savoir pour délibérer et décider 
en pleine responsabilité. Duns Scot affirme strictement que, 
dans la conduite de l’homme, l'intelligence est un serviteur, qui 
informe docilement le libre arbitre sur l’objet de ses décisions. 
Pour lui, comme pour saint Thomas, l’ordre logique et l’ordre 
moral sont indépendants l'un de l’autre. À l'intelligence, de 
savoir; à la volonté de commander Ia réflexion, l’étude, la 
recherche patiente et persévérante, de soutenir l'effort, qui pous- 
seront plus avant l'esprit dans l'exploration de son propre 
domaine. Sans se substituer au connaître, sans envahir l’enclos 
qui lui est réservé, le vouloir est le levier qui soulève l'esprit, le 
ressort qui le fait agir. Car le travail intellectuel est douloureux, 
pénible, fatiguant, trop longtemps stérile, ignoré du public, rare- 
ment rémunéré. Il faut, pour l’endurer, être à même de se pas- 
sionner pour la vérité; et dans l'incertitude des premiers taton- 
nements, alors que les ténèbres recouvrent en partie le paysage 


(1) Oxon. 1. IV. d. 49. q. 4. n. 4. 

(2) Oxon. 1. III, d. 33. q. unica, n. 4. 

(3) Ibid. n. 23. 

(4) Duns Scot distingue dans la volonté, la liberté de spécification ou d'élection — 
ad specificationem actuum, — de la liberté d'exécution — ad exercitium actuum. La 
premiére est délibérative ; la seconde strictement autonome. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 461 


idéal, qui s'étendra majestueux au regard de l'esprit, enfin 
capable de le saisir, à défaut de la jouissance intellectuelle, la 
volonté aime déjà le but. Pour être homme de savoir, il faut 
être homme de bon vouloir, et, le génie même est fait de patience 
et de longanimité. 

Du point de vue psychologique, Duns Scot a raison de sou- 
mettre, à l'impératif de la volonté, les actes de connaissance, en 
tant que, pour la plupart, ils sont susceptibles d’être voulus. 
« Il importe, dit-il, (1) avec fondement, que l'acte de l’enten- 
dement soit au pouvoir de la volonté, de façon que celle-ci 
puisse le détourner d’un objet pour le reporter vers un autre. 
Autrement, l'intelligence fixerait son attention sur la chose, qui 
agirait le plus fortement sur: elle, sans pouvoir s’en détourner, 
tellement elle serait absorbée. » La raison en est que l’entende- 
ment est un agent naturel — causa naturalis — irrésistiblement 
sollicité par l’objet actuellement présent, incapable, selon les 
cas, de se libérer d’une obsession ou de se fixer. La volonté a, 
par suite, le devoir de vouloir pour l’entendement, comme 
celui-ci est dans la nécessité de penser pour la volonté. « Il ya 
donc des actes de connaissance que la volonté commande : 
Aliqua intellectio vel cogitatio est a voluntate imperata. (2) 
L'expression aliqua intellectio est pour rappeler que les idées 
irréflexes se soustrayent pleinement à l'impératif du vouloir. 

La fixation de l'esprit sur l’une ou l’autre de ces idées 
fuyantes, acquises comme par hasard, ne se fait pas sans que la 
volonté intervienne. De plus, le travail mental, l'effort réfléchi, 
l'attention soutenue, bien que produits par l'esprit, sont si bien 
l'affaire du vouloir que je puis, à mon gré, continuer son appli- 
cation ou le distraire. Je puis, par l'intensité du vouloir, dédou- 
bler, en quelque sorte, l’acuité de l’entendement dans un effort 
obstiné. Quel homme studieux n’a pas traversé l’une de ces 
crises obscures, où l'esprit, acculé à une difficulté, fatigué, 
anéanti, se refuse, inerte, à poursuivre une lutte de front. La 
volonté alors se cabre, et, sous son impulsion puissante, l'esprit 
produisant toute son énergie, l'obstacle est enfin surmonté. C’est 
que, par la volonté, toute la force de l’âme se concentre vers un 
objet unique. Et « telle idée, qui était en nous latente et impré- 
cise, sous l’action d’un vouloir intense, se dessine et s'affirme 


(1) Oxon. 1. II. d. 42. q. 4. n.3 et 5. 
(2) De anima, 1. II. c. q. 


462 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


explicitement. Par contre, si le vouloir rejette l’idée, s'il s’en 
désintéresse, celle-ci s’'évanouit et disparaît dans l'oubli. » 

Le savoir lui-mêmeest donc sous la dépendance du vouloir — 
quoad exercitium specificatum. Toute la question est de décider 
si, en réalité, je suis libre de lire ou de ne pas lire, de réfléchir 
ou de ne pas réfléchir, de raisonner ou de ne pas raisonner, de 
satisfaire ou de contrarier ma curiosité d'esprit. Il ne viendra à 
l’idée de personne de contester qu'iln'ensoitainsi. La dépendance 
psychologique du connaître vis-à-vis du vouloir est un fait. On 
constate les faits. On ne les discute pas. Cette autorité de com- 
mandement, intimée par le dehors, laisse toutefois l’entendement 
évoluer à son aise dans un domaine de spéculations, où le 
vouloir n’a point de part. L'ordre théorique et l’ordre pratique 
sont irréductibles et Duns Scot entend sauvegarder la transcen- 
dance du premier sur le second. 

La volonté remplit, pourtant, vis-à-vis des phénomènes de 
la vie consciente, un rôle unique. Elle étend à tous son 
autonomie et sa liberté, triomphant ainsi du déterminisme de 
l'intellect et des sens. Si l’homme est libre en tout ce qu’il fait 
le mérite lui en revient. Et c’est pourquoi Duns Scot lui recon- 
naît une dignité supérieure à l’intellect. « La volonté, dit-il, est 
au-dessus de l'intelligence, quoique, à la rigueur, celle-ci puisse 
agir sans celle-là » (1). 

La raison de cette supériorité est dans cette causalité libre 
que la volonté exerce sur tous nos actes. Car la liberté est la note 
dominante de l’homme, et la volonté est la faculté qui le fait 
libre. On peut, sans doute, contester cet argument et trouver que 
l'intellect prime la volonté, en ce « que le vouloir est libre, en 
tant qu’il délibère ». Mais, c’est là pur artifice de raisonnement. 
Il est, de fait, manifeste que l’homme vaut moins par son savoir 
que par sa conduite. Or, c’est le vouloir tout seul, qui com- 
mande l’action ; et s’il est exact que nos opinions influent sur 
nos sentiments, c’est encore la volonté, qui oriente l'étude elle- 
même. Æt ainsi le savoir lui-même est ce que le fait le vouloir. 
À tout prendre, le vouloir est le tout de l’homme. 

Toutefois, la supériorité de la volonté sur la raison n'est 
pas absolue. L'acte de l'intelligence et par suite, l’ordre spécu- 
latif dans toute son ampleur, seraient quand bien même il n'y 
aurait pas de libre arbitre. De fait, la genèse de l’idée s'explique 


(1) Oxon. 1. II, d. 42. q. 4. n. 11, 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 463 


suffisamment par le concours de l’objet et de l’intellect actif et 
passif. Le vouloir n’est pas cause efficiente, même partielle, du 
concept. On l’a déjà constaté pour les premiers principes et les. 
idées irréflexes. Pourquoi ne généraliserait-on pas l'expérience? 
La conclusion s'impose : voluntas non concurrit ut causa ad 
actum intellectus. (1). Le vouloir et le connaître sont deux actes 
d’une essence différente, irréductible au même efficient. La vo- 
lonté n’a donc pas à pénétrer le domaine de la connaissance. Son 
rôle est tout extérieur, en tant qu’elle impose, à l’attention de 
l'esprit, l’objet de son choix. Voluntas non causat actum in- 
telligend', sed facit tantum quod intellectus convertitur ad 
aliud considerandum. (2). 

Duns Scot ne subordonne pas autrement l’intellect à la vo- 
lonté. De sa nature, la faculté de connaître est soumise à un 
certain déterminisme. « Elle tend d’elle-mêème à comprendre et 
il ne dépend pas d'elle de concevoir ou de ne concevoir pas. 
Mise en présence de deux propositions contraires, elle n’a pas à 
discuter sa préférence. Elle n’est pas embarrassée pour placer 
son assentiment. Les principes théoriques (axiomes) sont évi- 
dents par leurs termes et il en faut dire autant des règles fonda- 
mentales de l’action. L'intellect perçoit de lui-même la con- 
nexion des termes de l’axiome et cette perception toute seule lui 
en montre l'évidence. C’est que, en logique comme en morale, 
les premiers principes sont évidents à première intuition. Par 
voie de déduction, basé sur les lois du syllogisme, l'esprit va du 
connu à l'inconnu, et guidé par sa seule lumière, il lui est im- 
possible d’errer sur les vérités premières (conclusions immédiates 
(3). » 

Bref l'intelligence, quoique sous les ordres de la volonté, se 
guide d'elle-même dans le vaste champ du savoir (4). On ne 


(1) Oxon. ibid. 

(2) Capitilia Scoti, t, 1. p. 410. 

(5) Ibid. 

(4) M. Rousselot, S. J., dans son articles Amour spirituel et synthèse aperceptive » 
— Revue de philosophie, janvier - juin 1910. p. 225-240 donne au néo-thomisme 
une interprétation se rapprochant du scotisme. « Toute connaissance, dit-il, se définit 
par un amour. » Eten note : « On prend ici amour, au sens métaphysique, d'appétit 
en général. » Toutefois, certaines pages sont plutôt d’allure fantaisiste et paradoxale. 
Pour n’en citer qu’un exemple, je conçois très bien comment « l'amour aveugle en 
donnant de nouveaux veux » p. 226. Mais en fixant l'esprit, n'en rétrécit-il pas les 
horizons et ne fausse-t-il pas la connaissance ? Sans nier « la nature appétitive, uti- 
litaire, des facultés d’abstraction », précisément par ce que « les passions aveuglent » 
ne faudrait-il pas plutôt voir dans « le commandement fait à l'intelligence par la vo- 


464 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


peut donc conclure à un parallélisme adéquat, n1 donc à une 
subordination quelconque, je ne dis pas des facultés (ce qui est 
différent), mais dela spéculation à la pratique. Il y a loin de Scot à 
Kant et à Schopenhauer. Duns Scot n’a pas exprimé des postu- 
lats de la raison pratique reconstructeurs de l'édifice ruiné de la 
raison pure ; il n’a pas non plus retréci, en fonction de la pra- 
tique ou de l’action, les frontières de la spéculation savante: 
Duns Scot, pour parler nettement, ne fut ni un sceptique, ni 
un criticiste, non plus qu'un pragmatiste (1). 

Rappelons que la préférence, reconnue à la volonté sur la rai- 
son, ne se fonde pas uniquement sur « le commandement fait à 
l'intelligence par la volonté ». Déjà S. Augustin avait prononcé : 
« L'homme est doué d'une âme raisonnable. Et cela pour que 
son esprit connaisse, et que, sachant, il agisse, et acquérant 
une science utile, (pratique), 1l. y conforme sa vie et ses 
mœurs ». (2) 

Le savoir n’est rien, s’il ne contribue à rendre la vie meilleure. 
La philosophie ne vaut pas deux heures de réflexion, si elle ne 
doit pas bonifier la vie. ‘Tout doit aboutir au bien, et engendrer 
dans le cœur de l’homme « le plus grand don, qu'il ait eu de 
Dieu : l'amour ». In donis Dei nullum est majus donum cha- 
ntate, nec æquale. (3) 

La volonté incline au bien, elle tend à Dieu, non pas en tant 
qu'il est le vrai absolu, mais parce que souverain bien. La jouis- 
sance des élus dans le ciel est surtout faite de possession, d'amour. 
Mais parce que ignoti nulla cupido, ici encore il convient de 
rappeler que c’est la séduction de l'esprit, qui montre Dieu infi- 
niment aimable. (4) 


% 
* * 


lonté n le moyen de redresser les hallucinations de la connaissance appétitive ? Et 
des lors, serait-ce « s'arrêter à une vue des choses étroites et superficielle » ? Peut- 
être, « la doctrine du primat de la vie affective », rectifions volitive, risquerait-elle 
moins de « se retourner » en « intellectualisme intraitable ». 

(1) Seule une analyse superficielle de la doctrine scotiste a pu motiver ces rappro- 

-<hements de mauvais aloi. 

(2) De civit. Dei, 1. XIX, c. 14. 

(3) S. Aug. de Trinit. c. XIX. 

(4) Allusion à la controverse thomisto-scotiste, sur l'essence de la Béatitude, à sa- 
voir si c'est surtout l'acte de l’entendement ou de la volonté. Cf. Capitalia Scoti. Le 
Havre, 3, rue des Noyÿers.t. 1. p. 422 et suivantes. Duns Scot y fait, appliquée à 
l'intelligence et à la volonté, une interprétation intéressante de l'adage : corruptio 
optimi pessima. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 465 


Pierre d'Aquila, dénommé Scotellus (Sentent. lib. II d. XXIV 
q. 2.) résume à merveille le présent débat. 

Trois opinions sont en présence du vivant de Scot : 

I. — D’aucuns éludent la difficulté, estimant que « intellect et 
volonté sont de dignité égale ». 

Car, a) l’objet est identique de part et d'autre : verum et 
bonum convertuntur, surtout au point de vue de la théo- 
dicée : primum objectum primitate perfectionis harum potentia- 
rum est divina essentia, et ipsa divina essentia non est nobilior 
seipsa. 

b) La seconde raison est empruntée à la théologie. Le Fils 
en Dieu procède du Père ab intellectu, le Saint-Esprit y pro- 
cède du Père et du Fils a suprema voluntate. Faut-il nier que 
les personnes divines soient égales en dignité ? 

Scotellus, sur les traces du Subtil, montre que ces arguments 
déplacent l’état de la question, qui est essentiellement psycholo- 
gique, c’est-à-dire, relative au fonctionnement de l'intellect et 
de la volonté dans l’homme. A quoi l'opinion moyenne répond 
que les deux facultés sont indistinctes l’une de l’autre. 

IT. — S. Thomas — p. 1. q. 82. art. 3. — et son école recon- 
naissent que « voluntas est nobilior intellectu secundum quid. 
Toutefois l'intellect est simpliciter nobilior. 

Huit preuves sont rapportées à l'appui : 

1° L’objet de la connaissance est plus immatériel que l’objet du 
vouloir. De fait, la vérité est immanente à l’intellect connaissant ; 
le bien, objet du vouloir, est renfermé dans les choses, réputées 
bonnes. 

2° L’intellect trouve sa satisfaction en lui-même, in contem- 
plando; la volonté s’extériorise vers son objet. 

3° Pas d’appétit rationnel, pas de volonté sans connaissance ; 
donc, le vouloir est subordonné au connaître. 

4° L’intellect est raison par nature ; la volonté le devient par 
participation. | 

5° L’objet de l'intelligence est plus estimable, nobilius, que 
l’objet du vouloir, en ce que l’ens est logiquement antérieur 
au bonum. 

6° L'acte de connaissance est plus pur, purior ; il n’y a pas 
de souillure à savoir le mal. — La volonté se nuit en l’aimant. 
Velle malum est malum. 

7° L'intellect est en communication plus directe avec Dieu 
par la connaissance ; voluntas appetit mediante intellectu. 


E. F. — XXV. — 30 


466 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


8° Enfin, diriger est plus estimable, que suivre: or, la connais- 
sance guide le vouloir ! 

J11.— L'opinion de Scot vient en dernier lieu. Pierre d’Aquila 
lui donne la préférence : tum propter dicta sanctorum, philoso- 
phorum, tum propter rationem. 

a) Témo'gnage des saints — S. Bernard, traitant du bre 
arbitre, dit : la volonté est la plus noble des facultés. — S. An- 
selme, écrivant sur la conception de la Vierge, fait la volonté 
« reine et maîtresse ?n toto regno anim. 

b) T'émoignage des philosophes. — Richard de S. Victor dans 
le livre qui débute par ces mots : Omne caput languidum est de 
cet avis. — Aristote et son commentateur arabe abondent 
dans le même sens. Ils disent a) que la volonté, à la différence 
de l'intellect, n’est pas déterminée à ceci ou cela ; — b) que la 
volonté est libre par nature, l’intellect par participation. — 
Henri de Gand se base sur cet argument : nobilior perfectio de- 
betur voluntati quam intellectui,.… quia voluntati debetur cha- 
ritas, intellectui autem scientia ; sed charitas nobilior scientia. 

c) Preuves de raison — L'auteur tient compte des références 
qu’on vient de lire. Il ajoute deux nouvelles raisons : 

1° L'acte de connaissance est coordonné à l’acte du vouloir. 

2° Toutes les facultés subissent de fait le commandement de la 
volonté. 

Discussion -- Scoteilus aborde ensuite la réfutation des huit 
arguments allégués par l’école de S. Thomas. 

Ad primum : Il ne se peut pas que l’objet du vouloir soit 
moins immatériel que l'objet de la connaissance, vu que c’est 
le même objet, qui est vrai et bon. De plus, les facultés étant 
entitativement, indistinctes, il ne faut pas oublier que l’intellect 
désigne l’âme en tant qu’elle connaît; la volonté, l’âme en tant 
qu’elle veut et aime. L'une et l’autre participent ainsi de 
l’immatérialité de l’âme. 

Ad secundum : Cette différence n’est pas justifiée. Le vrai 
n'est pas moins objectif que le bien et l'acte du vouloir est im- 
manent, au même titre, que l'acte de l'intelligence. 

Ad tertium : Pas de volonté, sansconnaissance ! — D'accord! 
Mais pourquoi ne dirait-on pas : pas de connaissance réfléchie 
sans vouloir ? 

Ad quartum : La volonté est une faculté de l’âme, qui est 
d'essence spirituelle, rationnelle: ce n’est donc pas l'intelligence, 
qui la fait ce qu’elle est. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 467 


Ad quintum: En bonne logique, le bonum, propriété transcen- 
dante de l’être, n’a pas une extension moindre. 

Ad sextum : Subtilité inutile! Peut-on aimer le mal? La 
volonté est responsable de ses déviations. On n’en saurait dire 
autant de l’entendement! Serait-ce, au profit de ce dernier, un 
titre de supériorité. 

Ad septimum : Soit! La volonté aime ce que l'intelligence 
connaît. Celle-ci est son intermédiaire naturel. Mais pourquoi 
oublier que « l’intellect connaît seulement par l'intermédiaire de 
l’idée-image » ? 

Ad octayum : Eh quoi! L'intelligence éclaire la volonté et la 
guide. Mais, le serviteur est-il plus que le maître, pour cette 
raison qu'il précède, le chandelier en main ? 


*x 
* * 


J1 reste, néanmoins, que de toutes ces raisons, la plus solide 
et la plus profonde est cette maîtrise du vouloir libre sur nos 
facultés, qui lui fait semer la liberté là même où le déterminisme 
devrait être de rigueur. Du point de vue scotiste, la liberté nous 
paraît la plus belle prérogative de l’homme, parce qu'elle le fait 
maître de sa conduite et arbitre de son avenir. C’est parce que, 
de l’ordre psychologique, la prédominance dela volonté sur la 
raison a sa répercussion profonde dans l’ordre moral. 


(A suivre.) S. BELMOND. 


UN CAPUCIN BRETON 


AU XVIIe SIÈCLE 
LE PÈRE JOSEPH DE MORLAIX 


CHAPITRE III 
LE PÈRE JOSEPH DE MORLAIX A SEDAN 


Les commencements du XVIIe siècle furent marqués, comme on le 
sait, par un mouvement de renaissance religieuse, dont les manifesta- 
tions se firent sentir principalement en France. Aux luttes intestines 
qui avaient ensanglanté un grand nombre de provinces et laissé partout 
derrière elles des ruines lamentables, avait succédé une ère de paix 
relative, qui permit aux esprits de se ressaisir et de préparer, par des 
moyens justes et conciliants, la prospérité religieuse et matérielle du 
royaume. « Une grande crise morale divisait alors les consciences, 
écrit M. Fagniez. La nouvelle formule donnée par les Réformateurs 
à la destinée humaine, n'avait pas tenu toutes ses promesses. Beau- 
coup avaient cherché dans l'indifférence un remède au désenchante- 
ment. En même temps, un regain de jeunesse avait ramené la vigueur 
dans l'Église déchue, et, comme son organisation séculaire, comme ses 
cadres extérieurs n'avaient pas cessé d'exister, rien ne lui manquait 
pour tenter la reprise des positions perdues. Deux milices d'élite, se 
distinguant entre toutes, éclairaient ce retour agressif, marchaient à 
l'avant-garde de l’armée régulière : les Jésuites, assouplissant, sans les 
briser, les âmes de la jeunesse, proportionnant par une casuistique 
trop légèrement condamnée, la religion aux faiblesses humaines ; les 
Capucins, prêchant à la foule un Dieu pauvre et humble comme 
elle » (1). 

À la tête de ces derniers, se signalait, par son prestige et son élo- 


(1) Le Père Joseph et Richelieu. I, p. 283. 


AU XVII SIÈCLE 469 


quence, le fameux P. Joseph de Paris, qu'on peut appeler, à bon 
droit, l’apôtre du Poitou. En 1606, les hasards de la prédication 
l’avaient amené à Saumur, qui était alors une place de sûreté pour les 
Protestants. Sa parole y obtint un succès prodigieux ; il ramena un si 
grand nombre de dissidents à l’Église catholique, qu’il conçut le pro- 
jet de continuer son œuvre et d’en assurer la durée. Dans ce but, il 
réussit à y fonder un couvent, qui devait lui servir de base pour les 
grandes missions qu'il voulait entreprendre dans le Poitou. Le 22 
mars 1609, la première pierre de l'église était posée, et en 1619, la 
dédicace en était faite par l’Évêque d'Angers, assisté de l'Évêque de 
Troyes (1). 

Lors d’un voyage à Rome, en 1616, ayant obtenu du Pape et du 
Ministre Général les licences nécessaires, il se mit à la tête d’une expé- 
dition apostolique, dont les conquêtes furent immenses. On lui donna 
autant de religieux qu’il en demanda pour cette œuvre, et il choisit 
lui-même ceux qui étaient les plus aptes au ministère qu'il leur desti- 
nait. « Ces hommes de Dieu, dit M. Mazelin, parcouraient les villes 
et les campagnes, réfutant les hérétiques, affirmant avec énergie les 
dogmes catholiques. opérant partout des conversions nombreuses et 
éclatantes » (2). 

Tel était aussi le dur labeur auquel le P. Joseph de Morlaix allait 
consacrer les premières années de son apostolat. 

Ses débuts oratoires lui valurent une réputation qui dépassait de 
beaucoup les espérances de ses supérieurs. Son élocution facile et la 
disposition de son esprit à la polémique, leur indiquèrent bientôt de 
quelle utilité 1l leur serait, tant pour la prédication que pour les con- 
troverses religieuses. Aussi, s’empressèrent-ils de l'adjoindre aux vail- 
Jants missionnaires qui évangélisaient encore la Province du Poitou. 
Le peu temps qu’il passa dans cette mission, lui suffit pour s'initier 
pleinement au genre d’éloquence alors en usage, et que semblaient 
exiger aussi les circonstances. Si nous en croyons le P. Joseph de 
Dreux, il ne tarda pas à se révéler un controversiste habile et redou- 
table. « Le Poitou, dit-il, conserve encore le souvenir de ses premières 


(1) Voir: Notice historique sur les Frères-Mineurs Capucins de Saumur (1600- 
1791) par le P. Ubald d'Alençon. Angers. 1904. (Extrait de la Reyue d'Anjou.) 

(2) Histoire du Vénérable Serviteur de Dieu le P. Honoré de Paris... Paris, 
1882, p. 244. L'histoire des Missions du Poitou n’a pas été écrite. Sur les résultats 
merveilleux de ces missions, voir : Relatio generalis missionis Pictaviensis PP. 
Capuccinorum et fructus. Rome, 1888 ; Annales ord. Min. S. Francisci qui Capuc- 
cini nuncupantur, de Marcellino de Pise, III, 232-241; Conversions signalées 
survenues depuis peu de jours par l'entremise des Pères Capucins de la mission du 
Poitou, etc... Paris. chez Nicolas Rousset, jouxte la copie imprimée à Poitiers par 
Julien Faureau. Cette relation est l'œuvre du ministre converti Mestayer ; Fagniez, 
op. cit. 282-206 ; Rocco da Cesinale : Storia delle Missioni dei Cappuccini... Roma, 
1872. 11, 317 ss. Ass. 976 de la Biblioth. d'Orléans. 


470 UN CAPUECIN BRETON 


ferveurs, et nous fourniroit plusieurs exemples du grand fruict de ses 
prédications de controverse » (1). 

Pourtant, ce n'était pas là le champ d'action que lui avait destiné 
la Providence. 

Vers cette époque, Frédéric-Maurice, duc de Bouillon et Prince de 
Sedan, avait abjuré solennellement la religion protestante, et ne son- 
geait plus qu’à favoriser, de tout son pouvoir, l'extension du catholi- 
cisme dans sa principauté. « Le Pape, ayant appris l’heureux change- 
ment de ce Prince, écrit un chroniqueur, lui envoya un bref de 
félicitation. Frédéric-Maurice et Eléonore de Boergh, son épouse, 
tous deux pleins d'affection pour l'Ordre des Capucins, et animés d'un 
saint zèle pour ramener au giron de l'Église tous les sujets, firent venir 
à Sedan, dans les Terres Souveraines, des Capucins de Charleville 
(presque tous hibernois ou irlandois) pour prescher et confesser, et 
particulièrement pour faire la controverse, en laquelle ces religieux 
étaient très versés, étant obligés en qualité de missionnaires d'en faire 
une étude particulière » (2). 

C'est à cette circonstance que se rattache la venue du P. Joseph de 
Morlaix à Sedan. 

Il y avait environ quatre ans (1635) que, sur la demande du duc de 
Bouillon, quelques Capucins de Charleville avaient consenti, en effet, 
à s'établir à Sedan, pour exercer le ministère de la prédication. Mais, 
leur nombre était fort restreint, et malgré tout le zèle dont ils faisaient 
preuve, ils ne pouvaient répondre entièrement aux besoins de la popu- 
lation. De plus, la situation particulièrement difficile faite aux catho- 
liques de Sedan, exigeait, de la part des missionnaires, une habileté 
consommée ct un dévouement sans bornes aux intérêts de l'Église et 
des âmes. Ces motifs déterminèrent Frédéric-Maurice à s'adresser 
directement à Rome. et à solliciter du Souverain Pontife l'érection 
d'un couvent dont les membres se consacreraient exclusivement à 
l'évangélisation de la ville et des campagnes. Sa demande fut exaucée. 
« L'an 1639, lisons-nous dans un Manuscrit de la ville d'Orléans, le 


(1) Oraison funèbre... p. 24. 

{2) P. Norbert. Annales ou histoire ecclésiastique de la ville et principauté de 
Sedan, Raucourt et Saint-Menges, avec anecdotes sur les lieux voisins des dites 
principautés, à Sedan. Mss. fonds fr. n° 11.581. Il existe deux autres exemplaires 
de ce manuscrit, l’un à la bibliothèque de Sedan, l’autre à celle de Laon. Ce dernier 
est sensiblement plus complet que les autres. Le P. Norbert, appelé Claude Colin, 
naquit à Vauvillers, en Franche-Comté, en 1719. Il fut longtemps bibliothécaire du 
couvent des Capucins de Sedan, et il fit de cette bibliothèque l'une des plus belles 
et des plus curieuses des environs. Elle était constamment ouverte aux Sedanais et 
aux étrangers, qui y étaient reçus avec empressement et pouvaient profiter des 
richesses littéraires et scientifiques qui y étaient déposées. Le P. Norbert mourut à 
Sedan, en 1792. (Annales civiles et religieuses d’Ivois-Carignan et de Mouzon. — 
Fontette, Bibliothèque historique.) 


AU XVIIe SIÈCLE 471 


12 septembre, la Sacrée Congrégation ordonna qu'on enverroit les 
Capucins à Sedan pour missionnaires » (1). 

L'année suivante, le duc obtenait une autre faveur. Soit que la 
réputation du P. Joseph de Morlaix fut parvenue jusqu’à lui, soit que 
des circonstances particulières, que nous ignorons, lui eussent permis 
de le connaître personnellement, il désirait vivement le posséder près 
de sa personne et le voir chargé de la direction de la mission. Son 
vœu fut agréé par Rome, et « le 3 décembre 1640, la Sacrée Congréga- 
tion fit le R. P. Joseph de Morlaix préfect de la mission de Sedan, 
à l'instance du duc de Bouillon » (2). Le Nonce était en même temps 
prié de choisir lui-même les religieux qui lui paraitraient le plus 
aptes à ce ministère, et d'en faire parvenir les noms à la Congréga- 
tion du Saint-Office (3). 

C'était, sans doute, un grand honneur pour le P. Joseph, d’être 
appelé, jeune encore, à organiser une mission aussi difficile. Mais cet 
honneur n'était pas sans fatigues, ni même sans danger. Sedan était 
considéré, à cette époque, comme une des citadelles du protestan- 
tisme. Les calvinistes s’y trouvaient en grand nombre et formaient la 
majorité de la population. Ils y avaient créé une sorte d'académie, 
dont le chef le plus écouté, Pierre Du Moulin, unissait à une 
grande fermeté de convictions religieuses, une clairvoyance et une 
modération politique remarquables. En même temps, quantité 
d'étrangers appartenant à la Réforme venaient, à chaque instant, 
visiter leurs coreligionaires et exciter leur animosité contre les 
catholiques. 

Le P. Joseph n'ignorait pas les difficultés qu'il aurait à vaincre. Il 
savait que la plupart des habitants avaient embrassé le culte réformé 
et que les calvinistes règnaient en maîtres dans « cette petite Genêve ». 
De leur côté, les catholiques étaient loin d'offrir aux missionnaires un 
spectacle bien consolant. Chez le plus grand nombre, la foi avait fait 
place à l'indifférence la plus complète, et il n'était pas rare de voir des 
familles entières changer de religion, plusieurs fois par semaine, sui- 
vant leurs intérêts ou les circonstances. 


(1) Biblioth. publ. d'Orléans. Mss. 916. Une copie de ce Ass. se trouve aux 
archives francisc. de Couvin. 

(2) Biblioth. publ. d'Orléans. Mss. 016. 

(3) « Referente Em. Card. Spada litteras Nuntii Galliarum et D. Ducis Bullionis, 
S. Cong. visis et consideratis rationibus, ob quas dictus D. Dux instat Præfecturam 
Missionis P. Georgii Hiberni Cappuccini in Sedanum transferri in personam Fr. 
Josephi de Morlaix, ejusdem Ordinis, cum sociis, qui juxta progressum dictæ 
Missionis erunt necessarii, Prœfecturam prœdictam transtulit in dictum P. Jose- 
phum, et de sociis jussit rescribi eidem Nuntio, ut de religiosis Capucinis ad dictam 
missionem idoneis infrascriptas assumat, et nomina eorum qui erunt ad dictam 
missionem necessarii, sicut et pro facultatibus tam pro præfato, quam pro sociis 
jussit adiri ad sanctum Officium... » Bull. Ordin. Min. Cap. V, p. 282. Rocco, op. 
cit. 11, p. 373. 


472 UN CAPUCIN BRETON 


Mais, le P. Joseph était heureusement un des hommes dont les 
obstacles, à mesure qu'ils se multiplient devant eux, stimulent de 
plus en plus la volonté. D'ailleurs, il était admirablement armé pour 
la lutte : à l'étendue du savoir et à la lucidité de la méthode, il joignait 
une modestie rare, un grand esprit de modération et cet esprit de foi 
qui lui faisait désirer d’anéantir l’erreur en convertissant ses adeptes. 
Voici en quels termes le P. Joseph de Dreux le représente à son arrivée 
à Sedan : 

« [1 me suffit, dit-il, de vous le faire paroïstre à Sedan, qui le doit à 
jamais respecter comme son apostre. Le P. Joseph entra dans Sedan, 
comme saint Paul dans Athènes, pour y combattre les Princes du 
mensonge, et forcer l’hérésie jusque dans ses retranchemens. Il avoit 
grande compassion de ceste pauvre ville toute corrompue par les enne- 
mis de la foy : incitabatur spiritus ejus in eo, videns idololatriæ 
deditam civitatem. 11 considère une ville toute hérétique, une ville 
toute idolâtre ; car ce n’est pas le vray Dieu que les hérétiques adorent; 
un Dieu autheur du péché, un Dieu destructeur de la liberté de 
l’homme, un Dieu qui crée des âmes pour en faire des tisons d'enfer, 
n’est pas un véritable Dieu, mais un idole composé par Calvin et 
adoré dans la ville de Sedan, lorsque le P. Joseph y entra. Il ÿ trouva 
néantmoins comme saint Paul dans Athènes, un autel consacré au 
vray Dieu, que l'on traitoit en incongneu, ignoto Deo ; il ÿy avoit 
quelques restes de la religion catholique, mais à peine les pouvoit-on 
reconnaître, et puisque l’on n'osoit porter aux malades le Saint Sacre- 
ment que sous le manteau et en secret, nostre Sauveur n'y estoit-il pas 
un Dieu incongneu ? Ce prédicateur apostolique y trouve des esprits 
pareils aux Athéniens, des amateurs de nouveauté : ad nihil aliud 
vacabant nisi aut dicere, aut audire aliquid novi : des ministres, des 
anciens, des surveillans, je ne scay quelle espèce d'hommes nouveaux 
qui mesprisent toutes les traditions de nos Pères, qui ont inventé une 
religion nouvelle, qui ne voulant plus croire l’ancienne et éternelle 
vérité, taschent d'’establir de nouveaux mensonges, de nouvelles et 
fausses explications de la Sainte Écriture, c’est tout ce qui les occupe. 
Le P. Joseph y paroist luy-mesme un nouveau prédicateur, comme 
saint Paul dans Athènes : noyvorum dœmoniorum videtur hic 
annuntiator esse » (1). 

D'abord, l'apparition de ces moines nomades, couverts de la pous- 
sière des chemins, vivant de la charité publique, fit sur l'esprit de la 
population, une impression qui ne leur était pas favorable. Leur 
costume étrange, leur vie si peu conforme aux mœurs faciles de cette 
époque, leur pauvreté poussée jusqu'à une sorte d’excès, tout en eux 
semblait fait pour choquer ceux qu'ils venaient convertir. Mais, cette 
impression ne tarda pas à faire place à un certain respect d’abord, 


(1) Oraïson funèbre... p. 24. 


AU XVII* SIÈCLE 473 


puis à la confiance et à l'affection, de la part des catholiques. Les pro- 
testants eux-mêmes ne purent s'empêcher de reconnaître leur désin- 
téressement et leur zèle; grand nombre d’entre eux commencèrent à 
prêter attention à la parole ardente de nos missionnaires. Le P. Joseph 
était l'âme de ce mouvement. « Aussi instruit qu'habile dans la polé- 
mique, dit un historien, il semblait destiné par la Providence pour 
porter au protestantisme la première blessure profonde qu'il devait 
recevoir à Sedan » (1). 

Dès le premier jour, son succès fut considérable, et pour ainsi dire, 
instantané. Un grand courant agita, retourna la population. Habituée à 
n'entendre que les diatribes de ses ministres, elle commença à ouvrir 
les yeux et à soupçonner qu'elle pouvait être la dupe de la mauvaise 
foi ou des préjugés de ses pasteurs. « Le Saint Esprit luy ordonna de 
prescher, nous dit le P. Joseph de Dreux, et de faire voir à ceste ville 
abusée que l’abomination n'est pas encore dans le sanctuaire de l'Église 
romaine, qu'ils n’avoient donc pas sujet de quitter Jérusalem et la 
Judée, pour s’enfuyr dans les montagnes, (ce fust le thesme de son 
premier discours), qu'ils avoient tort d'avoir quitté les agréables val- 
lées de la terre de promission, pour un pays montagneux, stérile et 
maudit : d’avoir abandonné l’humble doctrine du Fils de Dieu, pour: 
les superbes opinions de Calvin : ce qu'il prouva avec de si fortes 
raisons, avec une si généreuse éloquence, avec une si fervente com- 
passion de leur misère, que tout le peuple se retira avec admiration, 
avec sentiment, et avec défiance des ministres, dont les paroles n’es- 
toient si claires, ny les raisons si convaincantes » (2). 

Le terrain était donc préparé : il ne s'agissait plus que de le cui- 
tiver avec soin, pour lui faire produire des fruits abondants et 
durables. 

À cet effet, le P. Joseph ne craignit pas d'adopter une méthode qui, 
sans être nouvelle, à cette époque, n'était employée néanmoins que 
rarement, et là seulement où les circonstances la pouvaient justifier. 
Voulant juger par lui-même de la doctrine enseignée par les ministres 
de la Réforme, il se mêla à la foule des auditeurs et se rendit assidü- 
ment au prêche. De la sorte, il entendait leurs discours, pesait la force: 
des raisonnements, recueillait les paradoxes, les contradictions, les 
calomnies, souvent même les injures et les sarcasmes, puis, il se dit : 
il peut y avoir du risque à parler, mais il y aurait de la lâcheté à se 
taire (3). Dès lors, l’ardent apôtre n'hésita pas à élever tribune contre 
tribune. Chaque discours de ces ministres académiciens était analysé, 
disséqué, réfuté, devant la même foule d'auditeurs qui venaient de 
l'entendre. Cette joûte oratoire, où la vérité et l'erreur étaient aux 


(1) Prégnon (Abbé) Histoire du pays et de la ville de Sedan... 1856. t. 111, p. 304. 
(2) Oraison funèbre... p. 25. 
(3) Prégnon (Abbé) Histoire du pays et de la ville de Sedan... 1856. t. III, p. 304. 


474 UN CAPUCIN BRETON 


prises, ne pouvait que rendre plus féconde l'action du missionnaire. 
La lumière pénétrait peu à peu dans les esprits ; on commençait déjà 
à préférer aux froids discours de ces rhéteurs, la parole enflammée et 
convaincue du P. Joseph. Une véritable révolution s'opérait dans la 
ville de Sedan. Les ministres perdaient visiblement du terrain, et leur 
prestige jusque-là incontesté, baissait considérablement dans l'esprit 
public. 

Les principaux de la secte ne tardèrent pas à s'émouvoir de la sou- 
daine popularité qu'avait acquise, à leurs dépens, le P. Joseph de 
Morlaix. [ls se voyaient déjà délaissés, abandonnés de leurs disciples, 
réduits peut-être à cacher honteusement leur défaite et leur ignorance. 
{1 fallait, à tout prix, arrèter la marche de ce mouvement et paralyser 
le succès du Capucin. 

Ce fut Pierre Du Moulin qui entra le premier dans la lice (x). Il 
occupait, parmi les pasteurs protestants, une situation prépondérante, 
tant par les écrits qu'il avait déjà publiés, que par le zèle qu'il mettait à 
venger la cause de la Réforme. Aussi comptait-on sur sa science et son 
habileté pour réduire au silence le fougueux Capucin et détruire, par un 
coup d'éclat, tout l'effet de sa parole. D'ailleurs, il était temps d'agir 
avec énergie et de mettre un terme à l'audacieuse arrogance de ces 
moines. 

Le bruit se répandit un jour dans la ville que Pierre Du Moulin 
allait entrer publiquement en lutte avec les adversaires de la Réforme. 
Son dessein était de démontrer, dans trois réunions successives, 
combien étaient insensés et dénués de fondements les enseignements 
catholiques soutenus par les Capucins et trop facilement acceptés par 
un grand nombre de ses coreligionaires. C'’en était assez pour piquer 
la curiosité publique. Au témoignage du P. Norbert, près de quatre 
mille personnes assistèrent à ces conférences, auxquelles la présence 
des missionnaires donnait un attrait particulier. Elles avaient pour 
sujets : la prédestination, le sacrifice de la messe et l’autorité de l'Église. 

Toutefois, le résultat ne répondit pas aux espérances que l'on avait 
osé concevoir. Pierre Du Moulin était plus habile à manier l’arme de 
l'ironie, qu'a défendre ses propres doctrines. Il espérait, sans doute, 
vaincre ses adversaires par le ridicule, en raiïllant avec esprit certains 
usages de leur vie religieuse. Mais cette méthode ne pouvait avoir 
aucune chance de succès. Les esprits sérieux, avides de vérité, n’au- 
ront toujours que du mépris pour un tel procédé. Bien plus, emporté 


(1) Pierre Du Moulin (1562-1658) « l’un des plus célèbres ministres, dit Bavyle, 
que les réformés de France aient jamais eu ». Professeur de philosophie à Leyde, 
puis ministre à Charenton. il se fit remarquer au premier rang des adversaires de 
Tilenus dans la lutte des Gomaristes contre les Arméniens. Après le synode d’Alais 
qu'il présida (1620) il se retira auprès d'Henri de la Tour, prince souverain de 
Sedan, partisan des Gomaristes. Il est connu par de nombreux écrits. J. Bourelly. 
Le Maréchal de Fabert (1599-1662). Paris, 1880. I. p. 546. 


AU XVIIe SIÈCLE 475 


par un zèle excessif, le maladroit orateur ne s'était-il pas permis 
d'envelopper dans une même ironie et les Capucins et leurs trop indul- 
gents auditeurs? « J'ose dire, s'était-il écrié, que Dieu les a amenez 
exprès pour nous servir d'exemple et de juste reproche. Car, qui est-ce 
d’entre vous qui pratique aussi soigneusement les commandements de 
Dieu, qu'ils observent les commandements des hommes ? Qui est celui 
d'entre vous qui garde aussi exactement la règle de l'Évangile, qu'ils 
gardent la règle de saint François et les Constitutions de l'Ordre ?.. 
Ils mendient. [ls vont pieds nus, ou demi-nus : ils n’ont qu’un habit 
et icelui rapetassé. Qui est-ce d’entre vous qui en fit autant pour le 
service de Dieu ?... Ces gens par une humilité ambitieuse, se baissent 
pour se hausser. Tournans le dos à la gloire, ils la rencontrent par un 
autre chemin... » Et il termine son réquisitoire par cette boutade qu'il 
estimait, sans doute, fort spirituelle : « Ils nous donnent au diable, 
nous, au contraire, les donnerions volontiers à Dieu ; mais j'ay peur 
que Dieu n’en voudroit pas » (1). 

Un langage aussi peu élevé trahissait manifestement l'incapacité de 
son auteur. On s'attendait à assister à une polémique franche, savante, 
courageuse, où les questions qui divisaient les esprits, seraient expo- 
sées avec méthode et soigneusement discutées. Mais cette attente fut 
trompée. On s’aperçut bientôt que les problèmes les plus sérieux étaient 
de parti pris rejetés au second plan, et que le persiflage et l’injure 
faisaient tous les frais de la controverse. Le coup d'éclat, annoncé avec 
tant de bruit, avait pitoyablement échoué. Les Capucins n'’allaient-ils 
pas recueillir les fruits de ce malheureux échec? Pierre Du Moulin 
le craignit; aussi pensa-t-il se justifier devant les partisans de la 
Réforme, en publiant ces trois discours si vivement combattus. 

Dans une courte préface, où l’orgueil et le dépit sont habilement 
dissimulés, il explique le motif de cette nouvelle publication : « L'as- 
siduité des Pères Capucins à se trouver à mes prédications a esmeu les 
esprits du peuple de ceste ville tant d'une que d'autre religion. Depuis 
ce tems-là, la ville bruit de disputes, et le sujet des sermons de ces 
Pères est de réfuter ce que nous avons dit. Cela m'a obligé à faire trois 
prédications, esquelles je me suis estendu en leur présence sur les 
controverses. Ce que j'ay fait contre ma coustume : car, mon inclina- 
tion est plutôt d'enseigner à bien vivre qu’à disputer, et tascher plustot 
à rendre les hommes bons et vertueux, qu'à les rendre sçavans. De ces 
trois prédications, ces Pères Capucins, non accoustumés au langage 
de la vérité, sont sortys autant contens que satisfaits ; et n'ont cessé 
depuis de parler de ces prédications avec mespris. Et ceux qui les 


(1) Trois Sermons faits en présence des Pères Capucins qui les ont honorez de 
leur présence. Par Pierre du Moulin, Ministre de la Parole de Dieu. Avec approba- 
tion du Conseil des Modérateurs. A Genève. Pour Jacques Chouet. MDCXLI. p. 31. 
Par respect pour le lecteur. nous avons dû omettre plusieurs phrases de ce passage. 


476 UN CAPUCIN BRETON 


croient disent que ce sont presches d'eschoier, pleins de railleries et 
calomnies, bons pour l’Hostel de Bourgogne. Cela m'a meu à les 
mettre au jour, pour faire voir si c'est avec raison que je suis ainsi 
traité. Si ce sont railleries et bouffonneries, elles serviront à resjouir 
les personnes de gaye humeur. Mais, si ce sont choses sérieuses et 
claires, et fondées en la parole de Dieu, se trouveront quelques per- 
sonnes, quoyque passionnées, qui me JjJustifieront et en feront leur 
profit. De ce que Je mets au jour, j’ay pour tesmoins trois ou quatre 
mille personnes qui m'ont ouy.. Nous ne recherchons pas en nos 
prédications des fleurs de rhétorique, mais nous proposons la parole de 
Dieu en sa pureté et simplicité ; laissans à nos adversaires le prix de 
l'éloquence, nous nous contentons de celui de la vérité » (1). 

Nous savons ce qu'était la vérité dans la bouche et sous la plume 
de Pierre Du Moulin. Nul ne pouvait s’y tromper. À défaut d’argu- 
ments sérieux, il ne se faisait aucun scrupule de recourir, tantôt à une 
compassion hypocrite et ridicule envers ses adversaires, tantôt aux plus 
basses et indignes calomnies. Le P. Norbert parlant, dans sa chroni- 
que, de ce fameux libelle, exprime ainsi son jugement : « Pour effacer 
les impressions qu'avaient faites les controverses des Capucins, et 
en particulier le livre du P. Joseph (2), Du Moulin promet une réfu- 
tation complète de tout ce que dessus, dans trois sermons exprès qu'il 
avait, en effet, preschés devant un auditoire de près de quatre mille 
âmes. Ces trois sermons n'ont rien qui soutiennent cette haute répu- 
tation que Basile nous donne de ce fameux ministre (3); ils sont farcis 
de questions étrangères à la matière et de traits satiriques les plus 
indécents » (4). 

La vérité avait été trop peu respectée dans ces discours, pour que le 
P. Joseph la laissâät sous le coup de pareilles attaques. Aux Trois 
Sermons, il opposa la Lettre du Sieur Crescentian de Mont-Ouvert 
adressée par forme de relation au sieur Mestay er, jadis Ministre de 
Lusignan et maintenant professeur de la foy catholique en l'Eglise 
romaine... Avec la réfutation de trois presches du sieur Du Moulin : 
tirée des sermons du P. Joseph de Morlaix, Capucin. Reims, Ber- 


(1) Trois Sermons etc... Préface. 

(2) Nous ignorons à quel ouvrage du P. Joseph, le chroniqueur fait ici allusion. 

(3) Basile est le nom d’un apostat qui publia plusieurs libelles contre l’Église et 
l'Ordre des Capucins, entre autres le Journal des Capucins, en suite du Capucin 
du sieùr Du Moulin. Avec une addition de plusieurs pratiques secrettes de leur 
Ordre. Par le sieur François Cloüet, cy-devant appelé Père Basile, de Rouen, Prédi- 
cateur Capucin et Missionnaire du Pape. in-12 s.1, n. d. de 31 pages. 11 abjura plus 
tard ses erreurs. La Chigiana possède plusieurs pièces sur sa conversion. Voir 
aussi : Biblioth. publ. du Mans (Jurisprudence, n° 2807): Le Testament du P. 
Basile, capucin, contenant la renonciation et désaveu des libelles publiés sous son 
nom, avec l'abjuration de son apostaste etc. in-4° 5. d. 

(4) P. Norbert, Annales on histoire ecclésiastique... Débats entre Du Moulin et le 
P. Joseph de Morlaix, Capucin. 


AU XVIIe SIÈCLE 477 


nard, 1641, in-8 de 300 p. (1). Dans cet écrit, le P. Joseph, au lieu de 
s'étendre en divagations inutiles, se renferme dans son sujet, et se 
contente d'éclairer le public sur la justice de sa cause. Il présente ainsi 
les questions en litige dans toute leur simplicité, les dégage de toutes 
les circonstances qui auraient pu les embrouiller, et met son adversaire 
dans l'alternative, ou de se renfermer dans les mêmes limites ou de se 
jeter dans des déclamations hors de propos. 

Pierre Du Moulin choisit ce dernier parti. Ne s’attendant pas appa- 
remment à cette défense si nette, si précise, si simple, il sortit des limites 
que lui traçaient son sujet et son adversaire, et se répandit en injures 
grossières contre le P. Joseph et les Capucins. A la Lettre du sieur 
Crescentian, il répondit par « Le Capucin, » factum ridicule qui n'ins- 
pire que la pitié et le dégoût. En le lisant, on éprouve je ne sais quelle 
honte pour le cœur humain qui peut nourrir des sentiments si 
injustes, des calomnies si noires et si gratuites, tant d'’impertinence et 
d'orgueil. Incapable d’opposer aux arguments du P. Joseph une 
réponse convaincante, il trouve plus simple, et peut-être aussi plus 
habile, d’écraser son adversaire sous les coups de la calomnie et du 
ridicule. « Je luy adresse ce petit traicté, écrit-il dans la Préface, où 
il verra l’origine de son Ordre et les actions illustres des Pères Capu- 
cins, à la perfection desquelles les Apostres n'ont jamais peu atteindre. 
Le lecteur y trouvera des extravagances agréables et des folies plus 
qu'il n'en faut pour faire un sainct. Car, ce mot de sainct a changé de 
signification en ce siècle heureux, auquel pour parvenir à une sainteté 
séraphique, et superéminente, il faut avoir l'esprit renversé » (2). Ces 
quelques lignes suffisent à donner une idée des extravagances et des 
folies qui composent ce libelle. 

Le P. Joseph de Dreux a pris soin de relever cet épisode de la vie du 
P. Joseph. I] la raconte et la commente en ces termes : « Saint Paul 
rencontra dans l’Aréopage d'Athènes des esprits qui tournèrent en 
risée la plus belle de ses prédications : quidam irridebant ; et le P. 
Joseph ne manqua pas d'en trouver à Sedan en la personne des 
Ministres. Du Moulin, faux pasteur de ceste Église prétendue, 
compose un libelle d’un style boufon à son ordinaire, où il fait une 
extravagante description de nostre habit, de nos cérémonies, de nos 


(:) Le Sieur Crescentian raconte à son ami Métayer comment le P. Joseph l'a 
ramené à la foi catholique, à la suite de ses controverses avec Pierre Du Moulin. 
Une partie de cette lettre a été traduite en allemand et se trouve dans l’ouvrage du Dr 
Näss : Die Convertiten seit der Reformation… t. VI, p. 65-72. Quant à Métayer, 
Ministre de Lusignan, il avait fait son abjuration à Lusignan, entre les mains des 
missionnaires du Poitou, pendant la mission donnée au mois de décembre 1613. 
Mss. 016 de la Bibl. d'Orléans. 

(2) Le Capucin. Traitté auquel est descrite et examinée l'Origine des Capucins, 
leurs Vœux, Reigles, et Disciplines ; par Pierre Du Moulin, Ministre de la Parole 
de Dieu... Avec approbation du Conseil des Modérateurs. A Genève, par Jacques 
De la Pierre, Jouxte la Copie imprimée à Sedan. MDCXLI. in-8 de 80 pp. 


478 UN CAPUCIN BRETON 


coustumes, pour rendre les Capucins ridicules. Il se moque de nostre 
Père séraphique sainct François, et du plus digne de ses enfants, qui 
après avoir converty une pauvre criminelle, dont il voulait sauver 
l’âme, tandis que la Justice condamnoit le corps à la mort, l'appeloit 
sa sœur, puisqu'elle avoit embrassé la mesme créance. Voyez le 
pauvre esprit de ce Ministre, qui ne pouvant respondre aux sermons 
du P. Joseph, tasche de trouver quelque chose à reprendre en son 
habit, en la règle dont il fait profession, en ses termes, en ses actions 
particulières. Nostre prédicateur vouloit convaincre les hérétiques par 
les passages formels tirez de la Bible de Genève, comme saint Paul, 
dans Athènes, prouvoit son dire par les citations des poëtes, les théo- 
logiens du Paganisme : il porta en chaire cette Bible huguenotte, et 
l'ayant mise à côté de luy, elle tomba ; ce qui fut un beau sujet aux 
Ministres pour exercer leur esprit boufon : ils publient partout que la 
Sainte Escriture avoit abandonné les Capucins. Mais, la railleric ne 
fut pas longue. Vous l'entendez mal, répond le P. Joseph, ne ne 
vous pas que j'estois dans la chaire de vérité, où le mensonge n’a peu 
demeurer ; j'estois dans la chaire de l'Église romaine, dont la foy est 
pure, dont la doctrine est véritable, et la Bible de Genève toute falsi- 
fiée, toute remplie d'erreurs, ne pouvoit pas rester longtemps avec le 
prédicateur de l'Évangile : elle est tombée de soy-mesme, par une 
incompatibilité naturelle ; mais de là que devez-vous conclure, sinon 
que la fausseté de vos maximes se va destruire de soy-mesme après 
l'explication des véritez que j’annonce ; et la Bible de Genève est 
tombée, pour vous monstrer que bien tost elle n'aura plus d’authorité 
dans Sedan. Du Moulin qui se voit bravé au lieu mesme où il avoit 
plus de pouvoir, crêve de rage, son esprit est tout furieux ; mais à 
l'exemple des personnes faibles, il a recours aux injures pour se défen- 
dre : 1l collège de tous ses mémoires ce qu'il y a de plus impertinent, 
de plus niais, de plus satyrique : il en compose un discours badin, sous 
le titre de Présent au P. Joseph, pour recognoistre l'affection qu'il 
tesmoigne à l'Église de Sedan (1). J'ay leu ce discours, et je vous 
asseure qu'il est indigne non seulement d’un homme qui se dit pas- 
teur d'une Église, mais aussi d’une personne qui fait profession 
d'honneur : tout y est fade, tout y est extravagant, c’est un ramas de 
sottises, et je n’en ay retenu qu'un sentiment de mespris pour un si 
chétif ouvrage et pour son misérable autheur, dont toute la force est 
dans une messéante raillerie » (2) 


(1) Le libelle commence, en effet, par ces mots : « Des nouveaux hostes nous es- 
tans arrivez en ceste ville, qui sont un rare exemple de modestie et de simplicité, la 
civilité requiert de leur faire quelque petit présent qui ne leur soit point inutile. Or, 
je ne scache point de présent plus convenable à des personnes de profession 
sublime et de sainteté extraordinaire, que de leur présenter la description de leur 
origine et la continuation et progrez de leurs vertus ». Préface. 

(2) Oraison funèbre... p. 25-26. 


AU XVIIe SIÈCLE 479 


Le livre de Du Moulin ne tarda pas à recevoir la récompense qu'il 
méritait. Un arrêt du Conseil d’État le condamna d'abord ; puis un 
arrêt du Parlement de Bordeaux, en date du 28 mai 1642, en faisait 
ainsi justice : « Vu par la Cour la requête du Procureur Général con- 
tenant qu'il lui est tombé en main un libelle intitulé Le Capucin, 
traité composé par Pierre Du Moulin, ministre de Sedan, dans lequel 
l’autheur, à son accoustumée, avec un esprit d'impiété, faisant le bou- 
fon de théâtre dans les choses les plus sainctes, veut rendre ridicules 
les actions et les personnes des saincts... et après avoir déchiré les ser- 
viteurs, par un comble d'impiété, porte le blasphème de sa plume 
libertine contre la personne auguste de Jésus-Christ. il a été ordonné 
qu'il seroit bruslé par la main de l’exécuteur de la haute justice, ce 
qui a esté pareillement faict par d’autres arrèts des Cours souveraines ; 
ensemble dans les villes du ressort où il seroit trouvé des exemplaires, 
et ce dans les places publiques d’icelles, à jour de marché, aux formes 
accoustumées. Et cependant qu'il sera informé à la diligence du Pro- 
cureur Général du roi et de ses substituts, contre tous ceux qui auront 
exposé en vente ledit libelle » (1). 

Cet arrêt n'avait pas besoin d’apologie : il fut cependant justifié 
cette année là même, par un écrit où l’on rétutait péremptoirement les 
calomnies et les impiétés du célèbre Du Moulin (2). 

Si l’on en croit l’abbé Prégnon, le P. Joseph, dans un écrit de 5 ou 
6 feuilles, stigmatisa, comme il méritait de l'être, l'odieux pamphlet 
dont nous venons de parler. Du Moulin, quoique vaincu dans l'opi- 
nion générale, voulut avoir le dernier mot. Il fit paraître peu de temps 
après : Examen du Livre intitulé : Lettre du sieur Crescentian de 
Mont-Ouvert. Sedan, 16.41, où il représente son adversaire comme 
« le plus violent des Capucins, comme plus occupé de sa personne que 
de venger son Ordre, comme un brouillon qui apporte le trouble 
dans les esprits de l'une et l'autre religion », le tout, accompagné des 


(1) Bibl. nat. Ld’A 5. 

(2) Le Capucin défendu contre les calomnies de M. Pierre Du Moulin, ministre, 
ou Traité apologétique contenant les justes raisons pour lesquelles le Parlement de 
Bordeaux a fait brusler par les maïns de l'exécuteur des sentences criminelles le 
libelle diffamatoire contre les Capucins, composé et mis en lumière à Sedan par ce 
ministre, et épandu dans le royaume, contre la teneur des Édits de pacification ; 
avec la réfutation sommaire des calomnies et impiétez qui y sont contenues ; par 
Maistre Guillaume Cacherat, avocat, procureur du roy en l'amirauté de France au 
siège de Quillebœuf ; Paris, Antoine Vitray, 1642, in-8° de 195 pp. Büibl. nat. L 
d 243. — L'auteur de cette réfutation nous apprend que le Parlement de Bretagne ne 
crüt pas devoir sévir contre le libelle de Du Moulin. « Qui peut douter, écrit-il, 
que le Parlement de Bretagne n'ait considéré qu'il y atrès peu de sujets du roy, 
originaires de cette province, qui soient infectés de l’hérésie calvinienne.….. et que le 
mal que ce livre eut peu faire en Bretagne était si petit, qu’il ne méritoit pas une si 
haute main pour le retenir, que celle du Parlement, vu aussi le soin que prennent 
Magrs les prélats de ceste province, qui sont tels qu’il ne s'y passe rien qui puisse 
préjudicier tant soit peu à l'honneur ou à la gloire de Dieu ». Jbid. p. 43. 


480 UN CAPUCIN BRETON 


termes les plus insultants dont le ministre savait si bien parer son 
style. Cette fois, le P. Joseph sentit qu'il n'était pas de force dans.ce 
genre d'escrime ; il garda le silence. C'eut été donner à ce nouvel 
opuscule, ajoute M. Prégnon, une importance qu'il ne méritait pas(r). 

Nous avons vu que c'est à Frédéric-Maurice que les Capucins 
étaient redevables de leur établissement à Sedan. Fixés d'abord au 
faubourg de la Cassine, dans une maison appartenant à Jean Lemaire, 
dit Limbourg, ils n’y étaient établis qu'à titre provisoire, et ne 
jouissaient d'aucune commodité dans l'exercice de leur ministère. 
Témoin des heureux résultats que produisaient dans sa capitale les 
travaux de ces missionnaires (2), ce Prince résolut d'y assurer leur établis- 
sement, en leur donnant la propriété de la maison qu'ils habitaient. 
Vainqueur à la bataille de la Marphée (6 juillet 1641), il venait de se 
réconcilier avec le roi. L'ordre et la paix étaient rétablis à Sedan ; un 
Te Deum d'action de grâces avait été chanté ; il voulut s'occuper de 
la conversion et de l'amélioration morale de ses sujets : « Le 20 
septembre, nous apprend le P. Norbert, Frédéric écrit au cardinal de 
S. Onuphre, à Rome, protecteur de l'Ordre des Capucins, pour le prier 
de favoriser l'établissement de ces religieux dans ses États, et de luy 
donner, ainsi qu’à ses sujets, ce contentement et ceste consolation. Il 
expédia le mesme jour des lettres patentes aux dits Capucins à ce 
sujet » (3). | 

Pendant ce temps, la princesse Eléonore faisait pour eux l'acquisi- 
tion de l'immeuble du sieur Limbourg, « à la condition qu'il y conser- 
verait son logement pendant quatre années, et moyennant 300 livres 
de pension viagère, payable sur le domaine de la ville ». Le contrat en 
fut passé immédiatement et le prince expédia incontinent des lettres 
patentes, qui rendaient l'établissement des capucins définitif et irrévo- 
<able dans la ville de Sedan (4). 


(1) Histoire du pays et de la ville de Sedan. VII, p. 505. 

(2) Le P. Joseph de Morlaix était puissamment secondé dans son œuvre. Parmi 
ceux qui combattaient énergiquement à ses côtés, nous devons citer spécialement le 
P. Yves, qui se mesura avec Abraham Rambour, professeur de théologie protes- 
tante à Sedan. Le sujet de la controverse était le Saint Sacrifice de la Messe. Ram- 
bour rendit compte, à sa manière, de cette conférence dans: Récit véritable de ce 
qui s'est passé dans la conférence entre le sieur Yves, capucin, et Abraham Ram- 
bour, ministre du saint Évangile. Sedan, 1640. V. Prégnon, op. cit. p.314. Le P. 
Yves publia à son tour : RECIT VERITABLE ET SUCCINCT de ce qui s’est pas- 
sé, en novembre 1640, en la conference tenué au chasteau de Sedan, entre le P. Yves 
de Nevers, capucin, et le sieur Rambour, ministre, etc. A SEban, PAR GEDEON Pox- 
CELET, 1640. 

(3) P. Norbert. Mss. cit. 

(4) Prégnon, op. cit. III, p. 102. En 1654, le maréchal de Fabert, grand bientai- 
teur des Capucins, obtint de Louis XIV de nouvelles lettres-patentes confirmatives de 
celles qu'ils avaient reçues de Frédéric-Maurice, et permettant « de construire une 
autre église, maison, couvent, en un autre lieu de la ville commode qui pourra leur 
estre donné ». P. Norbert, Chron. année 1654. Ce lieu était appelé la Corne de 


AU XVIIe SIÈCLE 481 


Assurément, c'était la plus éloquente réponse aux odieux procédés 
du ministre Du Moulin. C'était aussi la reconnaissance manifeste des 
éminents services rendus à l’Église par le zèle des missionnaires (1). 
Aussi le P. Joseph se montra-t-il plus actif que jamais, pour vaincre 
l'ignorance et l'indifférence profondes où était tombée l'immense 
majorité de la population. Plus d’une fois, il eut à souffrir des mauvais 
traitements de la secte. La modeste habitation des religieux était 
située. nous l'avons dit. dans un faubourg de Sedan ; il était facile, 
par conséquent, de les molester, tout en se mettant à l’abri de toute 
poursuite. « On lui jetait des pierres, dit le P. Joseph de Dreux, on 
le menaçait de le tuer et de le brusler dans la pauvre demeure qu'on 
lui avoit accordée hors de la ville » (2). 

Une nuit, rapporte encore le même religieux, une clameur étrange 
se fit entendre dans la ville ; le canon se mit tout à coup à gronder ; 
des flammes s’élevaient de toutes parts, et un ensemble de bruits 
sinistres pouvait faire croire à une révolte des Huguenots contre le 
souverain catholique. Ce n'était pourtant qu'un simple feu de joie 
occasionné « par une agréable nouvelle venue de la Cour vers les sept 
heures ». Aussitôt, la panique s'empare des catholiques du faubourg : 
ils accourent au couvent et pressent le P. Joseph de se mettre en 
sûreté. « Les Huguenots, disent-ils, se sont rendus maîtres de la ville, 
ils ont déjà forcé le palais du Duc, et ils ne tarderont pas à exercer sur 
vous leur cruelle vengeance ». Mais le P. Joseph n'était pas homme 
à déserter ainsi le champ de bataille. « Non, leur répond-il, je ne 
feray jamais une si grande lâcheté : je veux mourir avec les chères 
personnes dont le salut m'a esté commis. Et le R. Père qui l’accom- 
pagnoit m'a depuis assuré qu’il le vit si résolu à la mort, si content de 
la souffrir pour la querelle de Dieu, et si joyeux de la considérer pré- 
sente, que les martyrs ne pouvoient pas avoir d’autres pensées, ny une 
plus fervente résolution que ce digne missionnaire dans un accident 
impréveu et capable de faire peur aux plus asseurez » (3). 


Floing. Louis XIV posa la première pierre du nouveau couvent en 1657, et le 
maréchal Fabert supporta tous les frais de la construction. Ce n’est qu'en 1663 que 
les religieux quittèrent la Cassine et vinrent s'installer dans la ville. En 1683, le P. 
Ambroise de Chaumont en Bassigny, Custode des Capucins de la Province de 
Champagne, vint prendre possession, au nom de sa Custodie, des couvents de 
Sedan et de Charleville, en échange des couvents de Vassy et de Bar-sur-Aube qui 
furent donnés aux Capucins irlandais. L'église des Capucins de Sedan renfermait la 
sépulture du maréchal de Fabert et de toute sa famille. V. Prégnon, op. cit. p. 106. 
Baugier. Mémoires historiques de la Province de Champagne, t. II. Bourelly. Le 
Maréchal de Fabert.…. 11, p. 352, Bullar. Ord. Min. Cap. V, p. 283. 

(1) « Les sermons, les conférences et controverses des Capucins avaientd'heureux 
succez et répondoient aux pieux désirs de Frédéric-Maurice et de son auguste 
épouse ». P. Norbert, Ass. cit. 

(2) Oraïson funèbre... p. 37. 

(3) Oraison funèbre... p. 33. 


E. F, — XXV. — 31 


482 UN CAPUCIN BRETON 


Un tel héroïsme était bien fait pour lui gagner l'estime et l'affection 
du peuple. On résiste difficilement à des hommes de cette trempe, 
toujours prêts à sacrifier leur vie, dans l’accomplissement de leur 
devoir. Aussi, l’apostolat du P. Joseph fut-il loin d'être stérile. Le P. 
Joseph de Dreux nous en fait, en ces termes, le consolant tableau : 
« Le P. Joseph, dit-il, ne prescha pas sans profit dans la ville de 
Sedan, l'on y voit encore aujourd’huy le succez de sa mission ; il y 
convertit grand nombre d’hérétiques : il y gagna le Prince souverain, 
Monseigneur le duc de Bouillon, qui receut de luy tous les enseigne- 
mens nécessaires pour se confirmer en la foy ; il y baptiza Monsieur 
son fils, suivant les formes de la sainte Église romaine, en qualité de 
missionnaire apostolique, pourveu de tous les pouvoirs requis en 
pareilles occasions : il y establit un couvent de nostre Ordre, où il 
laissa un nombre de Capucins, comme une garnison dans la place 
qu'il avoit regagnée sur les ennemis, et dont il s’estoit rendu maistre au 
nom du Fils de Dieu. Si donc aujourd’huy l’on vous rapporte que 
l'exercice de la véritable religion est restably à Sedan, que sans diffi- 
culté l'on y porte publiquement la saincte Eucharistie, que la plupart 
des citoyens sont catholiques et des plus zélez, que leur dévotion a 
faict augmenter nostre couvent et nostre église, dont la dédicace doit 
se faire dans quelques semaines, reconnaissez, après Dieu, le P. Joseph 
pour le principe de tous ces biens ; il y a fait connoistre Jésus-Christ, 
et il aesté le premier qui l'ait porté publiquement aux malades : ses 
paroles n'ont pas esté perdues, elles ont de puissantes impressions sur 
beaucoup d’esprits qui depuis son départ ont embrassé la foy 
romaine » (1). 

Pierre Du Moulin lui-même ne put se soustraire, paraît-il, à la 
bienfaisante influence de notre missionnaire. C'est le même orateur 
qui nous l'apprend et son témoignage est ici d'une grande valeur. 
« Le mal-heureux Ministre estant prosche de la mort, ajoute-t-il, a 
tesmoigné que les sermons de nostre Prédicateur avaient ébranlé son 
obstination, et que le seul respect humain l'avoit retenu dans son 
hérésie ; car dans cette extrémité, approchant de sa dernière heure, il 
s’écria : « Où êtes-vous, Père Joseph ? N'y a-t-1l pas moyen que je vous 
parle ? Mes amis, je vous conjure de me le faire venir quelque endroit 
qu’il puisse estre, — [l avait sans doute retenu les paroles que ce digne 
missionnaire luy avoit escrites en responce à l’injurieux Présent du 
Ministre, où il disoit avec un esprit de charité et de compassion : ne 
lassez pas les bontez d’un Dieu qui depuis quatre-vingt et tant 
d'années vous offre la grâce de la pénitence : vostre grand aage vous 
avertit de la fin de vostre vie, et sçachez que Dieu fera bientost les 
trois miracles impossibles aux Créatures, il pèsera le feu, il mesurera 
le vent, il rappellera le jour passé (4 Esdr. 4) : il pèsera le feu de vos 


(1) Oraison funèbre... p. 58. 


AU XVIIe SIÈCLE 483 


emportemens et de vos indiscrètes ferveurs contre l’Église romaine ; 
il mesurera le vent de votre ambition à qui vous sacrifiez les âmes de 
ce peuple, car vous l’entretenez dans l'erreur pour ne paroistre pas 
avoir esté vous-mesme dans l'ignorance : mais, que répondrez-vous à 
Dieu, quand il rappellera tous les jours de ceste longue vie passée dans 
le désordre et dans l’infidélité, soutenant une doctrine que vous 
sçavez n’estre pas véritable ? — Ces paroles escrites par le P. Joseph à 
son départ, estoient restées dans l’esprit du Ministre, et l'appréhension 
des jugements de Dieu le fit crier, à la mort, mais c’estoit un repentir 
d’'Esaü, d’Antiochus et de Judas : il demandoit celui qu'il avoit 
mesprisé par ses railleries, 1l ne le méritoit pas ; l'on se mocque de Iuy, 
et il meurt dans le désespoir, comme il avoit vescu dans le liber- 
tinage » (1). 

Quelques écrivains mal renseignés affirment que le P. Joseph de 
Morlaix continua longtemps encore son apostolat à Sedan et dans 
la Principauté. « L'Ardenne à laquelle il consacra ses travaux pendant 
plus de vingt ans, peut le revendiquer », écrit l'abbé Boulliot. (2) 
L'auteur de l'Histoire de la Ville de Sedan écrit, à son tour : « Le P. 
Joseph continua ses prédications non-seulement à Sedan, mais dans 
les Principautés... Il les continua tant que ses forces le lui permi- 
rent » (3). C'est là une erreur. La mission du P. Joseph à Sedan ne 
dura guère plus de trois ans. Le P. Norbert nous apprend qu’en 1642, 
le Maréchal de Fabert, gouverneur de la Ville, défendit aux ministres 
de la religion réformée et aux missionnaires, de se livrer à des contro- 


(1) Oraïson funèbre... p. 27. C'est durant son séjour à Sedan que le P. Joseph de 
Morlaix fut appelé à prononcer l'oraison funèbre du Prince de Joinville, dans 
l'église S. Pierre de Reims. Elle a été imprimée sous ce titre : Oraison funèbre sur 
la mort de très-hault, très-puissant et très-magnanime Mt" François de Lorraine, 
Prince de Joinville, prononcée en l'église de Saint-Pierre de Reims, en présence de 
très illustre et très précieuse Princesse M* M. Françoise Renée de Lorraine, 
abbesse de ladite église, et de tous les Ordres de la Ville, par le R. P. Joseph de 
Morlaix, prédicateur Capucin. Reims, Simon de Foigny, 1640, et à Paris, chez 
Denys Thierry, rue S. Jacques. 1640. (Bibl. nat. Ln?7 10304) in-4° de 128 pp. 

Le P. Joseph évoque, en commençant, le souvenir du P, Ange de Joyeuse . 

* _« Votre Grandeur, Madame, ne pouvoit choisir hors la liaison de son sang, un amour 
plus intéressé que le mien en la faveur de nostre Prince. Ce grand Ange du ciel, 
qui fut séraphique sur la terre, et que le défunct et vous avez eu pour Grand-Père, 
cet apostre nouveau de nostre France, qui a quitté les couronnes pour se couvrir du 
mesme sac que j'ai l’honneur de porter, a lié si étroitement par son alliance notre 
Ordre et nos cœurs à tout ce qui touche vostre illustre maison, que pour manquer 
d'affection et de respect en toutes les rencontres où il faut en rendre des témoi- 
gnages, il faut despouiller l’habit de Capucin... » Il parle plus loin de la dévotion 
du Prince « d’où venoit que les plus austères religieux estoient esdifiés et tout 
ensemble estonnés de ses discours. Combien de fois ne l'a-t-on pas vu, en nostre 
couvent de Paris, converser avec les Capucins, comme s’il eût été Capucin lui- 
mesme !.…. » Ibid. p. 78. 

(2) Biographie ardennaise... II, p. 68-71. 

(3) Histoire du pays et de la Ville de Sedan... 11, p. 305. 


484 UN CAPUCIN BRETON 


verses théologiques. Sans doute, voulait-il éviter par cette mesure, le 
retour des faits scandaleux que nous avons racontés. « Il enjoint aux 
théologiens catholiques, conformément aux ordres du roy, de borner 
le ministère de la parole aux prédications ordinaires,aux conférences et 
aux conversations particulières » (1). [l paraît qu’'Anne d'Autriche 
manifesta, plus tard, le mécontentement que lui avait fait éprouver 
cette défense ; mais Fabert parvint sans peine à expliquer et à 
justifier sa conduite, Est-ce à cette circonstance qu'il faut attri- 
buer le départ du P. Joseph ? Nous l'ignorons, et nous ne pouvons 
nous livrer à aucune conjecture, à cet égard. Quoiqu'il en soit, il nous 
paraît certain que le P. Joseph de Morlaix abandonna la mission de 
Sedan, à la fin de 1642 ou au commencement de 1643 ; car, le Cha- 
pitre Provincial réuni à Nantes, le 9 octobre 1643, le nomma, pour la 
première fois, Définiteur de la Province de Bretagne. Désormais, le 
P. Joseph consacrera toute son activité et ses forces au service de sa 
Province d'origine. 


(À suivre.) Fr. RENÉ de Nantes. 
O. M.c. 


(1) P. Norbert, Mss. cit. sub anno 1642. 


LA POÉSIE 


AU XVIIe ET AU XVIII: SIÈCLE 


CORNEILLE ET ROTROU 


En commençant l’histoire de la poésie française, au dix- 
septième et au dix-huitième siècle, par les noms de Corneilleetde 
Rotrou, nous éprouvons, sans rien exagérer, une certaine émo- 
tion avant de les peindre à grands traits. 

C'est l’histoire de deux grandes âmes que nous allons essayer ; 
c'est la vie de deux amis vrais qui mirent des héros sur la 
scène et qui furent eux-mêmes des héros dans leur siècle ; l’un 
par sa mort, l’autre par son désintéressement et sa pauvreté. 

Avec Corneille, délassons-nous du présent, en admirant le 
passé et en espérant que le beau finira par rejoindre la vérité 
dans l’avenir de notre Littérature. 

Corneille, plus âgé de trois ans que Rotrou, était né à Rouen, 
en 1606, d’une ancienne famille de magistrats. Son père, d’une 
humeur indépendante, donna sa démission d’avocat général, 
pour rester juste et libre; et plus tard, une casaque grise qui lui 
avait appartenu, passa, à titre de prêt, à l’un de ses fils, curé aux 
environs de Rouen. Les vêtements et les caractères avaient alors 
une solidité qu’ils n’ont plus. 

Après de bonnes études faites chez les R. P. Jésuites, et dont 
le cœur reconnaissant du grand homme garda un durable sou- 
venir, P. Corneille, licencié en droit, devint avocat à la Table de 
marbre. Le titre était beau, mais ne rapportait rien, et les goûts 
du poète l’emportaient sur ceux de l'avocat. Il s’essaya à com- 
poser et se fit une réputation de Province. 

Pauvre théâtre alors que celui de Paris et de la France, mal- 
gré quelques efforts heureux pour s'élever au-dessus du déver- 


486 LA POÉSIE 


gondage espagnol de Hardy, ce poète d’une arrière-garde de la 
Renaissance, disciple égaré de Ronsard, au dix-septième siècle! 
Le ridicule Scudéry avait écrit, avec force tirades oratoires, une 
Mort de César, morte à sa naissance, en 1636, et quinze autres 
tragédies (1) ou tragi-comédies qui eurent le même sort. Il ne 
survécut pas longtemps à son Alaric, poème descriptif, sans 
idée, qui a la prétention d’être une épopée ; il mourut en 1667. 


« Poète et guerrier, 
Il voulait du laurier, » 


et portait une longue rapière : 


Quatorze années plus tard, mourut Desmarets de Saint-Sorlin, 
un autre ennemi de Corneille, un incompris, un ancien libertin, 
un plat poète, qui eut des lueurs de jugement et comprit mieux 
que Boileau la nécessité du merveilleux chrétien dans un poème 
épique. Il eut la chance, en 1638, de faire les Visionnaires, c’est- 
à-dire les extravagants, comédie qui n'est pas sans esprit et dont 
on peut citer quelques vers ; ceux-ci entre autres, d’un amou- 
reux, avant tout amoureux de lui-même, et d’un poète amoureux 
de ses vers : 


Filidan (l'amoureux en idée): 

« Beauté, si tu pouvais savoir tous mes travaux ! (2) 

Amidor (le poète). — Siècle, si tu pouvais savoir ce que je vaux. 
Filidan. — J'aurais en ton amour une place authentique. 
Amidor. — J'aurais une statue en la place publique. » 


Molière avait lu ces vers, et s’en servit. (3) C'était son bien. 
Il a encore fait Bélise avec une Hespérie qui se croit aimée de 
tous. Rendons justice à Desmarets; il n’est pas sans gaieté. 
Mais Molière, qui n'avait pas les oreilles de Midas, en avait les 
mains. Tout ce qu'il touche devient or. 

Tristan l'Ermite, un peu plus jeune, a fait une Marianne, 
qui passe encore pour meilleure que celle de Voltaire. L’héroïne 
du poète est la victime des fureurs jalouses d’Hérode. On la 
reprise récemment, avec un certain succès. Au dernier acte, après 
la mort de Marianne, Hérode, malgré les règles du théâtre qui 
veut que la catastrophe soit reculée jusqu’au dernier moment, y 


(1) Entre autres, l'Amour tyrannique. 

(2) Act. 4. Sc. 4. Voir aussi : Act. 1%, la Sc. 4, entre Sestiane l'amoureuse de la 
comédie et Amidor, le poète extravagant : 

(3) Dans les Femmes savantes. 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 487 


exhalait en de longues tirades, son éloquente douleur, sans 
pouvoir rassasier de larmes son auditoire. (1) C'était en 1636, 
qu’elle excitait la piété de nos aïeules, et l’on pleurait encore 
devant cette même Marianne, si touchante dans la prière qu’elle 
adresse à Dieu, de sa prison. Tristan n’en fut pas plus riche 
d’abord, « passant l'été sans lit et l’hiver sans manteau ». Et 
puis nous le voyons mourir à l’hôtel de Guise, laissant à Qui- 
nault, son jeune protégé, quelqu'argent et des manuscrits. 

Il a fallu tout le génie de Racine pour rendre Agrippine 
moins odieuse sur la scène que dans l’histoire. Si l’on ne pleura 
point à celle de Cyrano de Bergerac où l'hypocrisie de Tibère et 
d'Agrippine répugne à l’âme, comme l'emphase espagnole y 
répugne au goût, (2) on rit un bon coup au Pédant joué, (1633) 
du même auteur, plus burlesque encore que comique. Le Pédant 
Grange, n'était autre que Grangier, l’ancien principal de 
Cvrano, détesté de son élève et moqué sur la scène, battu, 
emprisonné, dressé par son fils, sa fille Manon et son amant du 
Tremblay. Décidément la comédie est le lot de beaucoup en 
France, et « le mérite » s'y multiplie, du génie au talent, 
avec une variété infinie, et un rire toujours divers, toujours 
nouveau. 

Le cynique Bergerac, duelliste et soldat, épistolier précieux et 
raffiné, mourut à la fleur de l’âge, en 1655, des blessures reçues 
à la guerre. (3) 

Il fallait du courage alors pour faire des vers. Ils étaient 
payés, les grands, au pauvre et savant Du Ryer, quatre francs le 
cent, deux francs les petits. [Il est auteur d’un très médiocre 
Scévole, d’une Lucrèce détestable et d’une Alcyonée. Nous lui 
devons ces deux vers, devenus communs à force d'avoir été 
répétés : 


« Pour obtenir un bien si grand, si précieux, 
J'ai fait la guerre aux rois, Je l'aurais faite aux dieux ». 


(1) La tragédie d'Osman de Mairet offre aussi des scènes pathétiques. 

(2) Elle réussit cependant, à Paris, et renferme plus d’un vers bien frappé, celui- 
ci entre autre qui parle, « des dieux que l’homme a faits et qui n’ont point fait 
l'homine ». 

(3) Il a encore composé un ouvrage plaisant qui délectait nos pères: L'autre monde 
ou les États de l'Empire de la Lune. Histoire de la République du Soleil.—Incrédule 
au surnaturel, aux miracles, il est pour la métempsychose. Molière lui a fait plus 
d’un emprunt. Il lui doit, en particulier, deux scènes des Fourberies de Scapin, et 
Racine aussi quelques traits du Plaideur, 


488 LA POÉSIE 


et ces autres d’une précision remarquable. Le héros parle à sa 
maîtresse : 


« Vous m'avez commandé de vivre et j'ai vécu ; 
Vous m'avez commandé de vaincre et j'ai vaincu ». 


Les deux premiers aidèrent plus tard La Rochefoucauld à tra- 
duire, avec quelque changement, la passion que lui fit éprouver 
Mr: de Longueville. Il est bien heureux de les avoir rencontrés, 
car, au fond, il ne sentait rien, cet égoïste, et, de son propre 
mouvement, n'aurait rien fait qui vaille en poésie. 

Un mot de Mairet, et c'est fini. Il composa Sophonisbe, dont 
la scène est à Cirta, dans un château en Afrique. C’est un sujet 
des plus tragiques où Corneille lui-même a échoué. On doit à 
Mairet, parmi beaucoup de trivialités, une scène dans laquelle 
Massinissa montre à Scipion Sophonisbe son amante, la veuve 
de Siphax, dont Scipion lui a refusé la main, mourante, un poi- 
gnard dans la poitrine, mais libre du joug de Rome, et soustraite 
au char du triomphateur. Il dit au Romain : 


« Tu recules d'effroi ! que devient ce grand cœur ? » 


Puis, s'adressant aux autres Romains : 


« Monstres, qui, par mes mains avez compris mon crime, 
Allez au Capitole offrir votre victime. 

Montrez à votre peuple, autour d'elle empressé 

Ce cœur, ce noble cœur que vous avez percé. 


Il prophétise : 


Je vois dans l'avenir Sophonisbe vengée, 

Rome à son tour sanglante, à son tour saccagée, 
Expiant dans son sang ses triomphes affreux. 

Aux fers des étrangers tendant des mains serviles ».(1) 


Mairet a encore écrit Sylvie, une sorte de comédie pastorale 
où deux amoureux se querellent, où un prince, le fils du roi de 


(1) Saphonishe. Acte 5. Sc. 3 et dernière. Dans une autre scène, Acte 4, Sc. 3, 
Massinissa supplie en vain Scipion de lui accorder la main de Sophonisbe. Dans sa 
douleur, il s'écrie : 

« M'a-t-on vu, tant de fois, une pique à la main, 
Soutenir la grandeur de l'empire romain, 

Pour me voir maintenant dernander avec larmes, 
Ce que j'ai mérité par le sang et les armes ? » 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 480: 


Sicile, épouse une bergère. C’est une imitation de l'Italien 
T'assoni. 

Sophonisbe est de 1629, (1) sept ans avant le Cid, et sor 
auteur vit jusqu'en 1686, c’est-à-dire deux ans de plus que Cor- 
neille. Ce sont deux contemporains. Nous n’en saisissons que 
mieux la force du génie de notre grand poëte qui marche à pas 
de géant dans la carrière tragique, tandis que ses rivaux le sui- 
vent de loin, et l’insultent pour disparaitre ensuite dans l'oubli, 
ou ne devoir une espèce de renommée ridicule qu’à notre 
dédain. Pour Mairet, c’est à peine s’il osa versifier depuis le Cid; 
et de petit poëte se fit médiocre diplomate. 

Pour mieux comprendre la beauté et la correction des vers de 
l’auteur de Polyeucte, si souvent accusé d’incorrection, il faut. 
lire les vers du temps, ceux-ci entre autres, de l’Estoile. Nous 
sortons du tragique, mais non du goût des contemporains de 
Corneille où la grossièreté le dispute à la platitude : 


u Que j'aime en tout temps la taverne, 
Que librement je m'y gouverne, 

Elle n’a rien d’égal à soi ! 

J'y vois tout ce que j'y demande, 

Et lestorchons y sont pour moi 

De fine toile de Hollande ! » 


S'il n’y avait que des torchons sur la scène ! Mais il y a de 
tout, jusqu’à l’attirail de la chambre d’une courtisane. C’est une 
merveille que Mélite (1629) où les bienséances sont obser- 
vées, à côté de ce dévergondage italien, espagnol et français, de 
mauvais vers et de mauvaises mœurs. Du reste, la pièce de Cor- 
neille est assez insignifiante. 

On prétend que son titre est l’anagramme de Milet, et que le 
nom de Milet est celui d’une jeune personne que Corneille 
aurait aimée. [] était bien capable, en effet, de l’avoir aimée sans 
oser le lui dire autrement. Candide poëte ! 

Après Mélite, faite suivant les bienséances, Clitandre, (2) le: 


(1) Sophonisbe ne fut représentée qu'en 1653, devant le roi Louis XIII. Mairet 
passe pour avoir appliqué le premier la règle des trois unités. Or, en 1632, Cor-- 
neille l’appliquait dans la comédie de Clitandre. 

(2) 1632. 


490 © LA POÉSIE 


fut suivant les règles. (1) Les règles sont moins d’Aristote que 
de la nature ; l’art qui en sort et la morale doivent beaucoup à 
Corneille ; mais il voit l’art en grand, et son esprit généreux 
nous enseigne à modifier ces règles selon l’occasion, le sujet et 
l'intérêt. Tel grand événement lui semble pouvoir être tragique- 
ment développé sur la scène en six, et non en vingt quatre 
heures. Au besoin, il se permettrait deux jours. 

Ce n'est pas vraiment la peine de s'arrêter à la Galerie du 
Palais, à la Place Royale, à la Veuve, à la Suivante. 

De la Veuve, pourtant, voici quelques vers d’une netteté et 
d'une correction inconnues jusque là au théâtre. Nous sommes 
‘en 1633 : 


« Le joli passe-temps, (2) dit Alcidor à Philis, amoureux de 
D'être auprès d'un ami et de causer beau temps, [Clarice. 
Lui jurer que Paris est toujours plein de fange, 

Qu'un certain parfumeur vend de forte bonne eau d'ange, 
Qu'un cavalier regarde un autre de travers, 

Que dans la comédie, on lit d'assez beaux vers, 

Qu'’Aglante avec Philis, dans un mois se marie. 

Change pauvre abusé, change de batterie v. 


C’est de la bonne satire, en bon et ferme français. Le reste est 
fort embrouillé. 

Qu'est-ce que ceci en regard ? « Un cœur (celui de Philan- 
dre) se met à la fenêtre », (3) (dans Mélite), pour admirer la 
peinture de l’objet dont il est épris, la jeune Cloris : 


Ce cœur « afin de le mieux voir, s’est mis à la fenêtre ». 
Pour : a mis tout son cœur dans ses yeux. 


Est-ce assez précieux ? Ce qui suit dans Clitandre, est tout 
plein de l’emphase espagnole. 

Rosidor, blessé par des assassins, tandis que Dorise,une rivale, 
veut tuer Caliste, sa maîtresse, a encore assez de force pour 
s'écrier : 

« Blessures, hâtez-vous d’élargit vos canaux, 
Par où mon sang emporte et ma vie et mes maux. 


(1} L'unique règle que l'on mit en pratique avant Clitandre était celle des vingt- 
quatre heures. 

(2) La Veuve. Act. 1. Sc. 1. 

(3) Mélite. Act. 1. Sc, 4. 


AU XIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 491 


Ah ! pour l'être trop peu, blessures trop cruelles, (1) 
De peur de m'obliger vous n'êtes point mortelles ». 


[1 voudrait se tuer ; son épée se refuse à le servir. Sa maîtresse, 
Caliste, qu'il croyait morte, reprend connaissance et l’injurie. 
Rosidor la nomme « Adorable cruelle ! » 

* 
X + 

Vraiment Corneille avait besoin des leçons de Richelieu ! Un 
peu plus tard, Louis XITI, la reine et le cardinal, en allant aux 
eaux de Forges, passèrent à Rouen. L’archevêque de cette ville, 
Harlay de Champvallon, invita Corneille à rimer en leur hon- 
neur. Le poète s’en défendit, dans une pièce de vers latins qui 
n'était pas sans fierté. Comblé de louanges, il eut la naïveté, car 
il était grand et simple, de se laisser attirer à Paris, au Palais 
Cardinal, et d'y devenir poète, au service de Richelieu. Il n’y 
avait là que des valets, tels que Boisrobert et Colletet, même 
l’Estoile, qui n’ont laissé, par comparaison surtout, qu’un nom 
grotesque livré à la risée de la postérité. Un seul faisait exception, 
Rotrou, qui avait moins de génie que Corneille, mais autant de 
cœur,né comme lui d’une vieille famille de magistrats, ayant tout 
ce qu’il fallait pour être l’un de nos héros, encore plus que pour 
eninventer.Ce jeune homme fut la ressource de Corneille dans son 
ennui, quand il cessa de plaire. Accusé « de manquer de 
suite », par le cardinal, qui ne voulait de rivaux en rien, il 
poussa la maladresse jusqu’à faire, avec candeur, la critique d'un 
poème du Cardinal, intitulé : Les Tuileries. Tout au moins, 
Corneille qui avait perdu l'occasion d’être un courtisan, avait 
gagné, en retournant à Rouen, un ami. 

Du reste, avant d’habiter définitivement Paris, il y reviendra 
plus d’une fois, pour y faire représenter ses comédies et ses 
tragédies. 

* 
*X * 

Médée paraissait en 1634. Médée est trahie par Jason, trahie 

par ses sujets : 


« Dans un si grand revers, lui dit Nérine, sa suivante, que vous reste- 
« Moi, répond la magicienne, moi, dis-je, et c'est assez » (2) [t-il ? 


(1) Clitrandre. Act. 1. Sc. 9. 
(2) Médée. Act. 1. Sc. 5. 


492 LA POÉSIE 


Voltaire n’a pas un vers pareil. Où trouver dansses alexandrins 
souvent lâches et sans précision, une antithèse aussi ferme que 
celle-ci, mise dans la bouche de l'épouse infortunée : 


« Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ? 
M'ose-t-il bien quitter après tant de bienfaits ? (1) 


Le reste n’est pas à cette hauteur; les enchantements de la 
magicienne, Îles feux qui sortent de sa robe et font mourir 
Créon et Crésus, sont plus de l'opéra que de la tragédie; mais, on 
le sent, l’heure d’un grand événement approche, d’un chef- 
d'œuvre. Ce qui est déjà parfait, c’est le cœur du poète : 

Corneille a jugé sa Médée, avec quelle franchise ! « Je 
fuyais », disait Condé; et Corneille : 

« Quant au style (2), il est fort inégal en ce poème; etce que j'y 
ai mêlé du mien approche si peu de ce que j'ai traduit de 
Sénèque qu’il n’est point besoin d’en mettre le style en marge, 
pour faire discerner au lecteur ce qui est de lui ou de moi ». 


*k 
*X * 


De l’Illusion comique, représentée en 1635, ni comédie, ni tra- 
gédie, il dira que c’est un « monstre étrange ». Il y a trois piècés 
dans cette pièce, c’est-à-dire trois actions et un personnage, entre 
autres, Matamore, type extravagant, un instant tragique. Le 
génie encore informe du poète se débarrassera bientôt de ses 
dernières entraves : 


« Respect de ma maîtresse, incommode (3) vertu, 
S’écrie le demi-héros, devenu le rival de son père, 
Tyran de ma vaillance, à quoi me réduis-tu ? 
Que n’ai-je cent rivaux en la place d’un père. (4) 
Sur qui, sans l’offenser, laisser choir ma colère ! » 


Le Cid ne dirait pas mieux. Et Boileau a presque littéralement, 


(1) Monologue de Médée, Acte 1. Sc, 4. 
(2) Examen de la Tragédie de Médée. 
(3) Acte 35. Sc. 4. 
(4) Seulement Matamore ajoute immédiatement : 
« Ah ! visible démon, vieux spectre décharné, 
Vrai suppôt de Satan, médaille de damné. » 
Son cœur « a des feux qui embrasent tout : maisons, ardoises et gouttières, etc. » 
L'unité du style, le goût fait défaut. 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 493 


dans le Passage du Rhin, copié ces vers de Matamore, dont le 
nom : 


« renverse les murailles. (1) 
Défait les escadrons et gagne les batailles ». 


* 
* * 


Enfin, c’est en 1636, qu'éclatent le Cid, et la jalousie de Riche- 
lieu, enragée «jalousie», dit T.des Réaux, servie par Scudéry, 
Desmarets, Chapelain, Boisrobert et autres grenouilles du maré- 
cage littéraire, (2) qui crient vers le ciel pour arrêter le soleil ou 
l’effrayer. Ce soleil, c’est le génie, soudain éveillé, de Corneille, 
d’autant plus cruel alors aux envieux que l'écrivain où il a plu à 
Dieu de le placer, gauche, distrait, inhabile à lire ses vers, lourd 
à parler, et taciturne, n'avait inspiré jusqu'alors aucune appréhen- 
sion sérieuse, et n'avait pas nuï à la gloire “HPPUISS et à l'éclat 
fugitif des rimailleurs. 

Un seul poète avait le droit d’être jaloux; c’est Rotrou, que 
Corneille appelait son père, pour avoir débuté après son ami; 
et l’ami se vengea en appelant le triomphateur, son maître. La 
scène, en effet, a un maître, mais le plus humble, à la fois, et le 
plus franc qu’on ait jamais vu, qui avoue son génie et supporte 
(avec le dessein de se corriger, même de ses plus naturelles 
beautés), les plus ineptes critiques ; âme naïve et simple, s’il en 
fut une au monde, quine connaît ni la vanité de la modestie, 
ni l’orgueil de la gloire; et dont l’âme désintéressée en même 
temps qu’absolue, ne goûte que deux joies, le théâtre (le sien), 
et la famille. 


*% 
* * 


Avant 1646, Rotrou n’a rien fait qui vaille. Qu'il emprunte ses 
sujets à la Grèce, ou qu'il suive, après Hardy, les traces de 
l’Arcosta, de Lope de Véga et de Caldéron, qu’il admire la grande 
éloquence « espagnole », c’est à son imagination avant tout, 
c'est à son imagination qu'il obéit. Elle est pleine d’enlève- 
ments, de combats, de reconnaissances, d'échelles de soie, 


(1) Acte 2. Sc. 2, 

(2) Entre autres, Scarron alors âgé de 27 ans, qui écrivit l’Apologie pour Mairet 
et la Suite du Cid. Corneille y est dit : « Esprit de fange. âme de Savetier ». {1 est 
encore nommé : « le très bredouillant poète comique ». 


494 LA POÉSIE 


d’amours traversées, dans des royaumes d'invention; et le style 
du poète est lâche, diffus, incorrect, déclamatoire et parfois 
inintelligible. 

Qu'est-ce que l’Hypocondriaque, écrit à dix-neuf ans, la Bague 
de l'oubli, Hercule et même Achille ? (1) Rien, ou peu de chose. 
Cet Achille provoque Agamenmon en duel, comme s’il eût été 
le premier bretteur et gascon du monde. Ailleurs, dans l’Inno- 
cente infidélité, un gentilhomme d'Épire met pistolet en main 
pour se défendre. Que de pièces nous ne nommons pas, et des 
plus invraisemblables ! Il y a l'infini entre ces deux esprits de 
Corneille et de Rotrou que leur cœur a rapprochés, dans la 
même indépendance, à l’hôtel de Richelieu. C’est plus tard que 
l’âme de Rotrou lui inspirera S. Genest, Vencelas, D. Bernard 
de Cabrère et Cosroëès. À sa mort, il laissera quarante-cinq 
tragédies écrites dans l'intervalle de vingt et un ans. Quel compte 
à rendre à Dieu et à la postérité ! 

En attendant, il joue, et, quand il est décavé, il a quelque 
joie pour jouer encore, à retrouver les pièces de monnaie qu'il 
a éparpillées à dessein, entre les fagots d’un grenier, dans les 
jours de veine et dans l’attente des jours malheureux. 


% 
* * 


La vie de Corneille est plus digne, et le Cid est comme le 
reflet d’une jeunesse pure qui n’a connu que l’amour innocent 
tel que celui de Rodrigue pour Chimène : 


“ Paraissez, dit le héros, assuré de l'amour de la jeune fille, 
« Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans, 

Et tout ce que l'Espagne a nourri de vaillants; 

Unissez-vous ensemble, et faites une armée, 

Pour combattre une main de la sorte animée, 

Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux, 

Pour en venir à bout, c’est trop peu que de vos coups». 


Mais Corneille n’a pas seulement peint, dans son chef-œuvre, 


la force que donne à un jeune homme la pensée d’être aimé 
par une jeune fille, ornée de grâces naturelles et pleine de la grâce 


(1) Achille dit à Iphigénie : 
Beaux yeux, contre vos coups, je ne suis plus Achille. 
Et celui qu’on a vu franchir tant de hasards. 
Est aujourd’hui vaincu d’un seul de vos regards. 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 495 


divine. Non, il a sacrifié cet amour lui-même, tout vertueux qu’il 
est, pour le rendre plus beau; il l’a immolé à la piété filiale. 
Rodrigue, pour venger son père, souffleté par D. Gomez là tué 
en duel, et son bonheur à la fois; Chimène, qui ne l’aime pas 
moins, car elle sent combien son crime lui a dû coûter. plus que 
sa propre vie, Chimène va se jeter aux pieds du roi, pour obtenir 
de sa justice que son amant soit puni. Par devoir, elle marchera 
sur son amour; mais son cœur, et c’est ce qu’il la rend intéres- 
sante à l'infini, hésitera, regrettera, mourra, pour ainsi dire, 
d'angoisse, sans que sa volonté en somme faiblisse jamais. La 
victoire du héros sur les Maures augmentera sa peine et son 
amour; mais rien n'altérera en elle la pensée du devoir et l’in-- 
flexible détermination de l’accomplir. Elle aura beau voir 
Rodrigue à ses genoux et lui découvrir sa naïve désolation : 


« Rodrigue, qui l'eût dit 
Que notre heur fut si proche et si tôt se perdit ? » 


Elle aura beau, en un moment d’enthousiasme s’écrier : 


« Et la main de Rodrigue a fait tous ces miracles »! 


Où encore : 


« Va, je ne te hais point ». 


Sa vertu résiste, comme le saule flexible, aux assauts de: 
l’orage ; et c’est la vertu elle-même qui parle äinsi, au cin- 
quième acte, par la bouche d’une enfant : 


« Pourrez-vous, dit-elle au roi, D. Ferdinand, 
Pourrez-vous, à vos yeux, souffrir cet hyménée ? 
Et quand de mon devoir vous voulez cet effort, 
Toute votre justice en est-elle d'accord? 

Si Rodrigue à l’État devient si nécessaire, 

De ce qu'il fait pour vous, dois-je être le salaire, 

Et me livrer moi-même au reproche éternel 
D'avoir trempé mes mains dans le sang paternel ? » 


Il est possible que le Cid de l’histoire ait épousé Chimène; 
celui de Corneille, jamais ! 
Le Cid, poursuivi par Richelieu et ses valets, (1) fut jugé 


(1) G. Scuderi écrivit les Observations sur le Cid. 11 y prétendait prouver que- 
Corneille changeait les principales règles du poème dramatique, qu'il manquait de 


496 LA POÉSIE 


officiellement et non sans platitude, par l’Académie naissante. 
Le principal rédacteur des Sentiments de l’Académie sur le Cid, 
fut Chapelain ; il éclaircit, sur l’ordre du Cardinal (ordre écrit 
par Richelieu lui-même, de sa grosse écriture, à la marge 
du travail), «la poignée de fleurs» qu'il avait semée sur le 
chef-d'œuvre, mais ne put s'empêcher, malgré toute sa ser- 
vilité, d’avouer qu'il « y avait un charme » indéfinissable 
dans la pièce, et que l’auteur, « s’il avait surtout du bonheur, 
n’était pas dépourvu entièrement de mérite. » Puis, à coup de 
hache, à tort et à travers, il mutila ou meurtrit les plus beaux 
passages, admirant quelques vers au hasard, comme celui-ci qui 
est de l’Infante de Castille : 


« Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir ! » 


Le gros public, plus judicieux, et qui n'avait pas à craindre 
de perdre une pension, le public qui n’est avare ni de son or, 
ni de ses éloges, loua, admira, le sujet aussi bien que le dénoue- 
ment, et son admiration comme ses applaudissements ont retenti 
jusqu’à la postérité qui les répète, toutes les fois que le Cid 
reparaît sur la scène. 

Le roi fit encore mieux; il anoblit le père de Corneille ; c'était 
récompenser le fils dans le père, et comprendre parfaitement la 
grande âme de Corneille. Richelieu, dont l'esprit était élevé, sut 
vaincre son cœur à la fin ; etsa grandeur naturelle surmonta sa 
jalousie. Même il accepta, en 1639, la dédicace de la tragédie 
d’'Horace. 

Que Corneille passe de l'Espagne à la vieille Rome, ou réci- 
proquement, qu'il idéalise des personnages chrétiens ou païens, 
il est toujours grand ; c’est son trait principal. Par un anachro- 
nisme de génie, tout en peignant les véritables figures de l’his- 
toire, avec les embellissements permis au poète, il donne à ses 
principaux personnages son caractère et son cœur; à quelques- 
uns, dévoués aux faux Dieux, la délicatesse des sentiments 


jugement en sa conduite, qu'il avait beaucoup de méchants vers, que presque tout ce 
qu'il avait de beautés étaient dérobées...Corneille répondit, entre autres choses, que 
la noblesse et la vaillance de Scuderi ne prouvaient pas que «l'Amour libéral » (de 
Scuderi) valut mieux que le Cid, ni que Corneille méritat de descendre au dessous 
de Claveret » 11 ajoutait. « Vous me redemanderez mon amitié. Après une offense 
publique, il y faut un peu plus de cérémonie. » 

Le principal domestique du Cardinal, de la part de son maitre, ordonna la 
paix. C'était Boisrobert : « Mettez toutes ces injures sous le pied, écrivit-il à la 
Coterie, j'estime que vous avez suffisamment puni le pauvre Corneille de sa vanité ». 


AU XVIIe ET AU XVIII® SIÈCLE 497 


modernes et la puissance de la foi. La Rome brutale des pre- 
miers siècles a-t-elle jamais vu un héros semblable au vieil 
Horace, et de pareilles angoisses d’un cœur partagé entre 
l'amour de la famille et l'amour de la patrie ? Le père, on lesait, 
était alors, chez lui, un dictateur, et, au besoin, un bourreau. 
Dieu qui voulait la grandeur de Rome, dans le monde entier, 
pour y préparer la sienne, avait laissé se développer dans le 
cœur absolu et superstitieux de ces durs Romains des premiers 
âges, un patriotisme cruel et sans mesure. Brutus, sans sourcil- 


ler, condamnait son fils. Le vieil Horace en dut faire autant, et 


ce second vers qui suit le « Qu'il mourût ! » 


« Ou qu'un beau désespoir alors le secourût » 


n’était guère d’un ancien Romain ; mais il est de l’homme, en 
général, moins glorieux et plus vrai que ne l'était tel ou tel petit 
citoven de la bourgade qui devait posséder la terre. 

Le Romain, c’est le jeune Horace, ce qui prouve bien que 
Corneille ne peint pas toujours les hommes tels qu’ils devraient 
être. Cet « animal glorieux », comme a dit Tertullien, figure 
bien notre nature déchue dans ce qu’elle a de plus inflexible et de 
plus égoïste : 


« Rome vous a nommé, je ne vous connais plus ». 


n’est pas d’un héros, mais d’un barbare, d'un homme sans cœur 
et qui jouit de lui- même dans la gloire de cette patrie qui est son 


bien, sa propriété ! Il tue sa sœur ; il est logique ; elle a touché 


son bien, Rome ; elle a violé sa propriété, sa personne ! Cette 
sœur, qui n'est pas sa sœur, Car il n’a pas de famille, en réalité, 
il l'égorge : il devait le faire. La cruelle colère est proche parente 
de l’orgueil. 

Quel autre personnage que Curiace ! Et vit-on jamais tant 
d'amitié pour des ennemis, tant d'amour pour la patrie de sa 
femme, tant de charité, à la fois, et tant de patriotisme ! 


« Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue ». 


Mais il fait son devoir ; il meurt pour Albe. Seulement, il n’a 
pas haï Rome, l’ennemie de sa patrie, comme faisaient les païens 
qui détestaient tout ce qui, passait leurs frontières. C’est un 
chrétien. 

C'est une chrétienne, peu s’en faut, par la délicatesse des 


E, F. — XXV. — 352 


498 LA POÉSIE 


sentiments, que Sa femme, cette délicieuse Sabine, un peu prolixe 
comme la douleur, mais qui ne sait, dans sa fragilité féminine, 
où fixer son devoir; qui aime dans les deux camps, à Albe où 
elle à son mari, à Rome, où elle a son père et ses frères, et qui, 
dans son angoisse, souhaite la mort, différente en cela, d’une 
parfaite chrétienne qui prierait aux pieds des autels pour tous et 
pour la paix ! 

Faut-il parler de Tulle? C’est un roi pasteur, aussi juste et 
paternel que S. Louis, sous le chêne de Vincennes. 

Le poète, qui est un observateur de l’homme, tel qu’il est, a 
aussi l’idée de ce que l’homme voudrait être, de ce qu'il a été, 
sans doute. Pardonnons-lui de faire sortir de notre médiocrité 
un autre homme que l’homme ordinaire, un être idéal, en 
germe dans chacun de nous, mais que nous n’avons pas le cou- 
rage de développer et de produire hors de nous, si l’on en excep- 
te les héros, qui sont rares, et les saints qui le sont davantage. 


* 
+* *% 


Je vais aller plus vite; car j'ai moins entrepris d’analyser 
chaque œuvre de Corneille que de raconter sa vie et de peindre 
d’une façon générale, son esprit qui est surtout dans son cœur. 

Cinna, dédié à M. de Montauron, un financier qui se ruina 
pour les Lettreset les lettrés, est de 1639, comme Horace. L'action 
y paraît double aussi, avec la même unité de sentiments. Dans 
la première de ces deux tragédies, les affections de la famille 
luttent contre le patriotisme, dans l'autre, la liberté expirante 
cherche à avoir raison de l’empire par le poignard. Mais elle n’a 
pas plus de force contre Auguste que le dernier des Curiaces, se 
traînant à peine, contre le jeune Horace sans blessure. Cette 
pièce est inégale, pleine de beautés incomparables et semée de gra- 
ves défauts ; la grande âme de Corneille, passée dans l’âme d’Au- 
guste, a tout racheté par une éloquence autant dire chrétienne. 
Combien ne doivent pas au grand poète le vieil Horace, Curiace 
et l’ancien Octave ! 

Cinna, qui est d’abord un Brutus, (ce Brutus, c'est 
Corneille lui-même qui a conçu et exprimé tous les plus beaux 
sentiments de l’âme humaine), Cinna, dis-je, nous fait aimer la 
liberté, malgré le poignard, comme si nous étions ressuscités, 
vieux Romains, pour un instant, et sortis des ruines de la Rome 
la plus antique. Et puis, de ce faîte, il tombe dans l’hypocrisie, 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 499 


quand Auguste l'appelle avec Maxime, pour savoir d’eux 
ce qu'il faut faire, abdiquer ou régner. Ce désintéresse- 
ment est encore bien plus de Corneille que d’Auguste ; mais, 
qu'il est beau ! Cinna, qui n’est qu'un amoureux conspirateur 
par l'ordre d’Emilie qui le gouverne, se déclare pour la monarchie, 
afin d’avoir le plaisir de tuer inutilement César; mais il est 
monarchiste, en si beaux vers qu’on ne sait plus si c'est 
un lâche ou le plus grand des politiques qui nous parle et con- 
centre toute sa pensée dans ces mots d’une précision de génie: 
« Le pire des états, c’est l'état populaire ». 

En somme, le philosophe et l’homme d'état, c’est Corneille ; 
le lâche, c’est Cinna. Maxime, pour la République, est beaucoup 
moins éloquent et beaucoup plus franc. 

Aussi, à peine Cinna a-t-1l quitté Auguste, qu’il va pleurer 
chez Emilie, stupidement, aussi faible qu’il était tout à l’heure 
cruel ; et c'est une femme qui doit lui rendre le courage du crime. 
Euphorbe, inspiré par son maître Maxime, jaloux de l’amour 
d’'Emilie pour Cinna, découvre la conspiration à Auguste. Nous 
connaissons les remords d’Octave, et cette sublime confession, 
rendue publique par le génie de Corneille, d’une âme repen- 
tante, délicate jusqu’au scrupule et qui hésite entre la vengeance 
et le pardon. Il pardonne enfin, poussé par son cœur et par les 
conseils d’une femme. I1 y a là une de ces belles scènes d'intimité 
conjugale où Corneille excelle, sans que la familiarité de la 
peinture nuise en rien à la hauteur des sentiments et à la beauté 
tragique de la pièce. Mais la Livie du poète n’est pas la vraie 
Livie, beaucoup moins morale, on le sait. Qu'importe, si la 
vérité humaine de l'âme est respectée, et si le spectacle est noble 
et fortifiant. 

Cinna, accusé par Auguste lui-même, nie et ment pour se 
sauver. Triste personnage ! L'empereur le broie dans le pilon 
de son ironie. C’est sa seule vengeance. Au juge qui a rempli son 
devoir, succède, pour ainsi dire, le père. Il pardonne. Il par- 
donne à Maxime, odieux après avoir êté grand ; il pardonne à 
Emilie comme à Cinna ; il pardonne d’autant plus, d’autant 
mieux, d'autant plus tragiquement, d'autant plus chrétienne- 
ment que le poignard de l’ingratitude s'enfonce trois fois dans 
son cœur. Il a sa couronne d’épines. Et l’âme chrétienne 
de Corneille a créé un Auguste, à l’image lontaine de J.-C., 
un Auguste isolé, dans un ennui mortel, sur le trône du 
monde, supplicié par ses amis, et, pour finir « maître de lui 


500 LA POÉSIE 


comme de l'univers ». Emilie, une excentrique, qui se sert pour 
remplir le but de sa haine, de l'amour d’un amant imbécile, 
quoique républicain, Emilie, une sorte d'Euménide, qui abuse 
du nom de la liberté pour venger son père, est bien un 
type de femme païenne, incapable de s'élever plus haut qu’elle- 
même. Elle aime, malgré tout, et tremble pour Cinna qu’elle 
abîme parfois de son ironie. Elle est femme, et du haut de son 
héroïsme tragique, « l’adorable furie » descend aux genoux 
d’Auguste qui peut lui rendre son amant; elle redevient la 
fragile créature dont la sensibilité mobile a passé d’un excès à 
l’autre. Rien de mieux observé que ce double mouvement de 
l'âme dans Emilie. Et Cinna la reçoit comme épouse de la main 
de celui qui l’a mis à nu, raillé, méprisé, justement puni avant 
de lui pardonner. Il se retire dans la coulisse, battu, marié, con- 
tent. On ne peut pas être plus vil; Auguste ne pouvait pas ètre 
plus grand. 


*x 
*k *x 


Nous glisserons sur Polyeucte, qui est de 1640. Il est si 
connu ! Il paraît que le poète chrétien, marié de la veille, comme 
son héros, dicta à sa jeune femme, en l’improvisant, la plus belle 
scène de cette pièce, le grand dialogue et si pathétique entre les 
deux époux. C’était à Petit Couronne près de Rouen, où l’on 
allait par le coche et par la Seine, à volonté, depuis la ville de 
Paris. La modeste compagne du poète mérite d’être immorta- 
lisée, pour ce fait tout seul, comme la maison de la rue de la 
Pie, où naquit le grand tragique. Que l’anecdote en question 
soit une légende, c'est possible, et l’histoire des poètes, au 
besoin, veut être embellie, comme ils embellissent l’homme et 
ses sentiments. On sait d’où est tiré la tragédie, de l’abrégé du 
Martyre de S. Polyeucte, écrit par Siméon Métaphraste, et rap- 
porté par Surius : Un fonctionnaire imbécile, un fruit de 
l'Empire, un'esclave de César, un égoïste gouverneur de l’Ar- 
ménie, nommé Félix, a refusé sa fille Pauline 4 un chevalier 
romain, pauvre et nommé Sévère. Mais tout change. Sévère est 
devenu par son héroïsme le favori de l'empereur Décie ; il arrive 
à Mélitène où réside Félix, pour y offrir un sacrifice, en recon- 
naissance de nouvelles victoires. Hélas ! il n’est plus temps de 
marier Pauline au plus fort et au plus riche ; elle a pour époux 
Polyeucte, un opulent seigneur de l’Arménie. Mais voir Sévère, 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 501 


l’adoucir. Pauline, forte d’une ancienne et pure amitié, le verra et 
l’adoucira pour sauver la place ou la fortune de son père. Pendant 
ce temps, Polyeucte, qui a hésité quelques instants entre la grâce 
et la crainte de déplaire à sa femme, la païenne Pauline, court 
au baptême, et plus audacieux désormais que son inspirateur et 
maître de tout à l’heure, son ami Néarque, il va au temple où 
l'on sacrifie, mais pour y briser les idôles. Il] est prisonnier de 
son beau-père ; il résiste à Pauline qui veut le sauver et se le 
garder par l’apostasie. Qu'il est dramatique dans la violence 
qu'il se fait pour résister à ce qu'il aime, le plus au monde ! 


« Je vous aime, dit-il à sa jeune épouse, | 
Beaucoup moins que mon Dieu, beaucoup plus que moi-même. » 


Qu'il est lyrique, lorsqu'il appelle du haut des cieux, la grâce 
pour le sauver, par l’amour de Dieu, de l'amour périlleux de 
Pauline ! Qu'il est héroïque, à la fois, et tragique, et beau de la 
dernière beauté morale, lorsqu’avec les apparences de la dureté 
qui cache la vertu la plus voisine de la sainteté, il offre à Pau- 
line Sévère pour époux et pour protecteur, afin de détruire par 
le plus cruel sacrifice, ce qui le sépare encore du devoir et de 
Dieu ! Qu'elle est grande à son tour, Pauline, quandelle écrase de 
son héroïsme, cet indélicat païen qui a cru pouvoir espérer, de 
loin, la main de Pauline, ce demi-chevalier, cé philosophe hési- 
tant, ce type éternel des gens raisonnables et même assez naturel- 
lement généreux, qui remettent au lendemain, de connaître, 
d’aimer et d’embrasser la vérité. Il sauvera bien Polyeucte 
cependant; mais Félix est assez lâche pour n’en rien croire. Il 
presse, malgré sa fille, malgré Sévère auquel il croit plaire, la 
condamnation de ce gendre que son rival doit haïr de toute 
nécessité. [l essaie cependant, une fois, en se dissimulant sous la 
peau du renard et sous l'apparence d’un catéchumène, d'amener 
en douceur le chrétien à l’apostasie, pour contenter sa fille : 


« Dissimule un moment... » 


Rien n'y fait, Polyeucte va mourir : 
« Où le conduisez-vous ? dit Pauline, 
A la mort, risposte Félix. 

Et le martyr : 
À la gloire.» 


502 LA POÉSIE 


Voilà qui sera éternellement beau, mille fois renouvelé par la 
lecture ou l’analyse, et toujours plus sublime, à mesure que l’on 
creusera cette poésie enracinée dans le christianisme comme la 
croix dans le calvaire; voilà qui sera toujours nouveau, comme 
l’incomparable sacrifice de N.-S. J.-C. sur la terre; toujours 
nouveau même dans le ciel, où les vers de Corneille pourront 
être chantés aux pieds de la Sainte Trinité, par les élus! Polyeucte 
est mort; son sang arrose Pauline qui se relève chrétienne de sa 
douleur, et lance à son père des imprécations qui le touchent, 
dans cette moëlle de son cœur où s’est conservé un sentiment 
vrai, l’amour de sa fille. Sur ce cœur déchiré, ouvert, la grâce 
descend, et Félix est chrétien ; demain, sans doute, il sera martyr 
avec Pauline. C’est un coup de foudre; c’est encore le dernier 
trait d’un artiste qui nous fait aimer, à la fin, un personnage 
odieux jusque-là; non pas tellement odieux qu'il ne nous ait 
rendus indulgents pour son égoïsme, par la confidence faite au 
public, dans la personne d’Albin, de la torture où le üent la 
lutte de la nature et de la grâce. 

Rien désormais ne vaudra Polyeucte, ni Théodore, tragédie 
chrétienne, mais qui répugne à notre délicatesse française; ni 
Pompée (1641) où la grandeur le dispute à l’emphase, où la main 
de Dieu frappe et tue Ptolémée et ses acolytes, assassins du grand 
homme, qui, du sein de la mort, semble se venger, où César est 
peint avec sa fausse magnanimité, de façon à laisser percer le 
plus cruel égoïsme, sous le masque de la générosité politique. 

* 
* * 

Le Menteur, eh 1643, fait diversion à tant de scènes sublimes; 
et, transportés d'Alexandrie en France, à Paris, nous nous 
demandons si c’est Molière ou Corneille qui a écrit ces vers qui 
peignent notre capitale : 

‘ « Connaissez mieux Paris puisque vous en parlez, 
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés, 
L'effet n’y répond pas toujours à l'apparence ; 

On s’y laisse duper autant qu'en lieu de France; 
Et parmi tant d'esprits et polis, et meilleurs. 

Il y croit des badauds autant et plus qu'ailleurs, 
Dans la confusion que ce grand monde apporte 

Il y vient de tous lieux, des gens de toute sorte 

Et dans toute la France, il est bien peu d'endroits 
Dont il n'ait le rebut aussi bien que le choix ». 


AU XVII ET AU XVIIIe SIÈCLE 503 


Paris n’a guère changé ! La pièce est gaie d’abord, on rit des 
contes de Dorante ; mais on s’indigne, quand un défaut assez 
inoffensif devient un vice; quand Géronte, le père du Menteur, 
est dupé par celui qui lui doit la vie. On pleure avec le vieillard ; 
on maudirait volontiers Dorante; volontiers on lui dirait : 


« Etes-vous gentilhomme... » (1) 


Corneille est toujours grand, toujours moral, dans la comédie 
comme dans la tragédie ; il fait jaillir du cœur, dans le Menteur 
comme dans le Cid, le flot des sentiments généreux. On se 
rappelle : 


« Rodrigue as-tu du cœur... » 


Don Diègue n’en doute pas; il dit : « T'# » à son fils : Géronte 
soupçonne le sien d’avoir manqué à l’honneur; il dit : Vous. 
C'est l’art sorti du cœur. 

Essaie qui le voudra de se retrouver dans l’imbroglio des 
aventures romanesques et amoureuses de Dorante, dans le Men- 
teur et la Suite du Menteur; jamais Corneille ne fut si em- 
brouillé, pas même dans Héraclius. Mais là On pardonne au tra- 
gique pour des vers émouvants comme ceux-ci. C’est Phocas 
qui parle : 


« Hélas ! je ne puis voir qui des deux est mon fils, 
Et je vois que tous deux ils sont mes ennemis. 

En ce piteux état, quel conseil dois-je suivre ?.. 

O malheureux Phocas! 6 trop heureux Maurice ! 
Tu recouvres deux fils pour mourir après toi, 

Et je n’en puis trouver pour règner après moi ! (2) 


Ïl a fait mourir Maurice ; il a voulu ensuite, sous une appa- 
rence quasi chrétienne, tromper Dieu en protégeant, par poli- 
tique, les disciples de J.-C. Dieu l’a fait plus malheureux que 
Maurice ! Est-ce Martian ? Est-ce Héraclius qui est son fils. 


« Devine si tu peux, et choisis, si tu l’oses ». (3) 


dit Léontine qui a été la gouvernante d’Héraclius et de Martian. 


(1) Acte 5. Sc. 3. 

(2) Acte 4. Sc. 5. J'ai extrait des pièces de second ordre plus de citations que des 
autres, telles que Cinna, Horace, Celles-là sont connues : Héraclius, D. Sanche, 
Sertorius, le sont trop peu. 

{3) Acte 4. Sc. 4. 


504 | LA POÉSIE 


À la fin, c’est Martian qui se console de la mort de son père 
Phocas tué par Exupère, en recevant pour épouse, Pulchérie 
des mains du nouvel empereur, le véritable Héraclius, son ami, 
et frère de celle qu’il aime. 


* 
* * 


Nous sommes en 1647. Corneille trébuche parfois dans la 
carrière ;(1)il est toujours le grand Corneille. Rotrou donne alors 
ses plus belles tragédies, avec un mélange de grandeur et de 
naïveté gauloise. 

I] brille de son éclat le plus vif, de 1646 à 1649. Mais nous 
ne suivrons pas l'ordre chronologique de ses succès ; nous irons, 
par degré, jusqu'à ce qui paraît le plus glorieux et le plus chré- 
tien dans les pièces du poète. Don Bernard de Cabrère, (2) 
intitulé par l’auteur tragi-comédie, est une futilité littéraire, 
parfois comique, sur ce thème : la persévérance de la maligne 
fortune à contrarier tous les desseins d’un honnête homme. D. 
Bernard est un héros, le favori du roi d'Aragon, D. Pèdre ; il 
a lui-même un ami qui est le personnage principal, l'infortuné 
D. Lope de Luna, poursuivi par le destin. Cet ami remettra 
au monarque, après s'être couvert de gloire contre l’ennemi, un 
« paquet », de la part de son général D. Bernard ; il l’oublie ; il 
le retrouve ; D. Pèdre, amoureux, le reçoit d’un air distrait, 
sans lui répondre. Et puis, en relevant sa maîtresse, Léonor, 
qui fait un faux pas, il laisse tomber le fameux « paquet ». D. 
Bernard, de retour, se fait lui-même, devant D. Pèdre, l'avocat 
de son ami ; D. Pèdre s'endort. Ainsi de suite ; c’est fatigant et 
puéril. 

Voici qui est beau, c'est la conclusion de tant d’avanies, faite 
en beaux vers, par D. Lope : 


« Cour, fantôme pompeux, de qui les vanités 
Engagent la prudence à tant de lâchetés, 
Cour, où la vérité passe pour un beau songe, 
Où le plus haut crédit est le prix du mensonge, 
Tu n'es, à bien parler, qu’un servage doré, 
Un supplice agréable, un enfer adoré ! 

Dans tes pièges encor ma raison retenue 

Me pourrait arrêter quand tu m'es si connue. » 


(1) En particulier, dans Pertharite. 
(2) 1647. 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 505 


Ilira « cacher sa vie, 
À tant d'indignités et d’ affronts : asservie ». (1) 


I] fait bien, Rotrou aurait pu faire mieux. 


* 
*X * 


Un mot de Cosroès, qui est de 164). Cosroës est un roi de 
Perse mené par sa seconde femme, Sira. Lui-même a jadis tué 
son père ; le remords l’a fait tomber en une espèce de démence ; 
et la marâtre en profite pour le faire abdiquer en faveur de son 
fils Mardesane, au détriment de Siroës, le fils d’une première 
femme. Mais les satrapes ne veulent que Siroës, pour souverain; 
ils vont égorger tout à l'heure Sira, son enfant, et Cosroës lui- 
même. Siroès, loin d’être leur complice. se jette alors aux pieds 
de son père, dans un mouvement du cœur le plus généreux, et 
d’une véritable beauté tragique : 


« Seigneur (dit-il) daignez m'entendre. O vous, terre; o vous, 
Vous pouvez sans horreur jeter ici les yeux. [dieux ! (2) 
L'objet de vos mépris encore vous y révère ; 

Je ne suis ni tyran, ni juge de mon père, 

J'ai tous les sentiments que vous m'avez prescrits, 

Et renonce à mes droits pour être encor son fils. 

Est-il un bras d’un fils qu'un soupir, une larme, 

Un seul regard d'un père aisément ne désarme ». 


Siroës veut même délivrer sa belle-mère et Mardesane. Mais 
Sira et son enfant ont bu le poison, Cosroëès en fait autant, et 
Siroès règne malgré lui, sur trois cadavres. C’est trop, même 
en Perse. 


* 
* * 


Venceslas fut payé à Rotrou, criblé de dettes et menacé de Ia 
prison, cent francs, avec un cadeau. C'était bien mal récompenr- 
ser le poète qui avait fait S. Genest, un chef-d'œuvre, l’année 
précédente, c’est-à-dire en 1646: En deux mots, Ladislas, fils de 
Venceslas, roi de Pologne, amoureux de Cassandre, duchesse de 
Cunizberg, croit tuer, la nuit, son rival, Frédéric, duc de Cour- 
lande, favori de son père ; il a tué son frère, l’intant Alexandre, 


(1) Acte 5. Sc. 6. 
(2) Acte 5. Scène 5. 


‘506 LA POÉSIE 


seul aimé de Cassandre. Celle-ci, à limitation trop marquée, 
mais peu réussie de Chimène, vient implorer la justice du sou- 
verain. Les remords de Ladislas sont touchants, la douleur du 
père pathétique, la conduite du roi est sublime ; le tout est fort 
beau. Venceslas, pour sauver son fils et la justice, renonce à la 
couronne, en ces termes : (1) 


« Je ne vous puis sauver tant qu’elle sera mienne, 

Il faut que votre tête ou tombe ou la soutienne, 

I] faut vous en pourvoir, s’il vous faut pardonner, 
Et punir votre crime ou bien le couronner. 

L'Etat vous la souhaite, et le peuple m'enseigne, 
Voulant que vous viviez, qu’il est las que je règne, 
La justice est aux rois la reine des vertus 

Et me vouloir injuste est ne me vouloir plus. 

Je ne veux plus d’un rang où je vous sens contraire, 
Soyez roi, Ladislas, et moi, je serai père ». 


Après : qu’il mourut ! après : soyons ami Cinna, c’est beau, 
d’une beauté morale et sublime. L'âme, tout à l'heure dans l’an- 
goisse tragique, entre dans la paix d’un dénouement heureux, 
dans la Joie et l’admiration du sacrifice. 

Je m'arrête là. D’autres vers, même beaux, gâteraient ce der- 
nier vers qui est de Rotrou, et qui pourrait être de Corneille. 

Un petit poète du dix-huitième siècle, corrigea le style, à son 
avis, suranné, de Venceslas. Ce n'était plus du Rotrou; ce ne 
fut que du Marmortel.… 

Nous arrivons à Saint Genest, (1) plus exactement à la pièce 
intitulée : Le véritable Saint Genest, comédien païen, représen- 
tant le martyre d’Adrien. Celui qui portait ce nom de Saint 
Genest, était un comédien fameux du temps de Dioclétien et 
de Maximin. Un jour qu’il jouait devant eux, pour leur satisfac- 
tion païenne, la mort d’Adrien, martyr, la grâce entra dans son 
âme ; 1l prit son rôle au sérieux et représenta au naturel celui 
dont il devait imiter seulement le témoignage en faveur de la 
vérité et la mort; ou plutôt il ne fut plus Adrien, mais saint 
-Genest et chrétien. Les Césars, qui n’y comprenaient rien, pour 


(1) Acte 5. Sc. 9. Pourquoi faut-il que dans un dénouement invraisemblable,Vea- 
ceslas espère que son fils Ladislas épousera la duchesse de Cunizberg qui le hait à 
juste titre ? 

(1) Le même sujet avait été traité, en latin, en 1630, par un P. Jésuite sous ce 
titre : Le martyre d’Adrien. D'autre part, un laïque Desfontanier, avait publie, 
-en 1645, l'Illustre comédien ou le martyre de Saint Genest. 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 507 


commencer, s'irritèrent bientôt outre mesure, et lui donnèrent, 
en le livrant au dernier supplice, la palme dont ils étaient venus 
se moquer. Il y a dans cette tragédie, de la grandeur mêlée à une 
naïveté qui charme. C’est du romantisme de bon aloi, dans une 
tragédie que nous appellerions aujourd’hui un drame. Dioclé- 
tien, entre autres détails, fait à Genest l'honneur de l’entretenir 
des progrès de la scène, et l’acteur ; ou l’auteur plutôt, répond 
à l'Empereur, comme si nous étions à Versailles (1) devant 
Louis XIV: 


« Nos plus nouveaux sujets, les plus dignes de Rome, 
Et les plus grands efforts des veilles d’un grand homme 
Portent les noms fameux de Pompée et d'Auguste. 
Ces poêmes, sans prix, où son illustre main, 

D'un pinceau sans pareil a peint l’esprit romain, 
Rendront de leurs beautés notre oreille idolâtre, 

Et sont aujourd’hui l’âme et l’amour du théâtre ! » 


Généreux Rotrou ! Il parle à Dioclétien, de Corneille, ni plus ni 
moins. Malgré l’anachronisme, c’est ravissant, et nous n’en 
sommes plus là. J’admire le cœur de ces deux hommes, au 
moins autant que leur génie; et leur génie n'est-il pas sorti de 
leur cœur ? 

Un peu plus loin, le bon Genest donne des conseils au déco- 
rateur : (2) 

IL s'habille et tient son rôle à la main : 


« Il est beau (le décor), mais encore, avec peu de dépense, 
Vous pouviez ajouter à la magnificence. 

N'y laisser rien d’aveugle, y mettre plus de jour ». 

C'est de la couleur locale. 

« Le temps nous presse ; allez préparer la lumière » 


Puis il débite son rôle, en se disposant à entrer en scène : 


« Ne délibère plus, Adrien, il est temps. 

De suivre avec ardeur ces fameux combattants. 
Si la gloire te plaît, l'occasion est belle ; 

La querelle du ciel à ce combat t'appelle, 

La torture, le fer et la flamme t'attend ». 


C'est Adrien qui parle; il est sur la scène. Un instant après, 


(1) Acte 1. Sc. 5. 
(2) Acte 2. Sc. 1. 


508 LA POÉSIE 


c’est Genest, instruit par le rôle d’Adrien passé dans son cœur (1) 
et baptisé dans la coulisse par un ange, qui prend la parole 
pour son compte : (2) 

Dioclétien et Maximin l'entendent : 


« Depuis que le soin d’un esprit angélique 

Me conduit, me redresse et m'apprend ma réplique, (3) 
J'ai corrigé mon rôle, et le démon confus, 

M'en voyant mieux instruit, ne me suggère plus. 

J'ai pleuré mes péchés, le Ciel a vu mes larmes ; 
Dedans cette action, il a trouvé des charmes, 

M'a départi sa grâce, est mon approbateur, 

Me propose des prix, et m'a fait son son acteur ». 


Dioclétien se fâche. Le nouveau chrétien poursuit : 


« Ce n'est plus Adrien, c’est Genest qui s'exprime, 
Ce jeu n’est plus un jeu; maïs une vérité, 

Où, par mon action, je suis représenté, 

Où moi-même l’objet et l'acteur de moi-même, 
Purgé de mes forfaits par l'eau du saint baptême, 
Qu'une céleste main m'a daigné conférer, 

Je professe une foi que je dois déclarer. 

Ecoutez donc, Césars, et vous, troupes romaines, 
La gloire et Ja terreur des puissances humaines, 
Mais faibles ennemis d’un pouvoir souverain, 
Qui foule aux pieds l'orgueil et le sceptre romain. » 


Est-ce Corneille qui parle ou Rotrou ? Un jour leurs deux 
âmes se sont unies dans une même sublimité. 


(A suivre.) A. CHARAUX. 


LA RÉSURRECTION 
DE JÉSUS-CHRIST 


Les Apôtres se sont considérés comme des « témoins du Christ et 
spécialement comme des témoins de sa Résurrection », c’est à ce titre 
que S. Pierre, après l’Ascension, propose d'élire un Apôtre en rempla- 
cement du traitre. Pour S. Paul, la foi des chrétiens est vaine, sans 
base solide si le Christ n’est pas ressuscité, et, aujourd'hui encore, on 
peut dire que le Christianisme repose sur la foi à la Résurrection. 

M. Harnack dans son « Histoire des dogmes » traite cette affirma- 
tion, jointe à celle de l’historicité du fait de la Résurrection, de non sens. 
Il est bien certain pourtant que, même après sa longue histoire, le 
Christianisme suppose nécessairement la foi à la Résurrection — ce 
qui ne veut pas dire, d’ailleurs, qu’on puisse prouver la vérité du 
Christianisme uniquement, exclusivement, par cette {oi, et par la 
vérité historique du fait. 

De tout temps, la Résurrection du Christ a été mise en avant par 
les disciples du Maitre et attaquée par ses adversaires. Ces attaques 
ont redoublé ces dernières années, il sufñit pour s'en convaincre de 
parcourir la bibliographie, placée en tête du beau livre de M. Mange- 
not, et où sont indiqués seulement les travaux les plus importants. 

Du côté catholique, les réponses n'ont pas manqué, 1l faut citer, 
parmi celles parues en français, antérieurement à l’ouvrage de M. 
Mangenot, celle du P. Rose (la dernière de ses « Études sur les 
Évangiles » ), et la remarquable conférence de Mgr Ladeuze. 

On attaque la Résurrection du point de vue de l’histoire et de celui 
de la philosophie. La négation à priori de tout surnaturel, ainsi que les 
théories de M. Le Roy, appartiennent à la philosophie et bien que les 


(1) La Résurrection de Jésus, suivie de deux Appendices sur la Crucifixion et 
l’Ascension par l'abbé E. Mangenot, professeur d’Ecriture Sainte à l’Institut catho- 
lique de Paris. — Un vol. de 404 pages, 3 fr. 50. — G. Bcauchesne et C!*, Paris, 
1910. — La Résurrection de Jésus-Christ... par M. Jacquier, professeur aux Facul- 
tés catholiques de Lyon. — Paris, Gabalda et C', 1911. 


510 LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST 


opinions philosophiques, la première surtout, soient au point de 
départ — et en contrefort — de la plupart des objections de critique 
historique, c'est à l’étude de ces dernières qu'est consacrée exclusive- 
ment l’étude de M. Mangenot. 

Les objections présentées contre la Résurrection, envisagée comme 
fait historique, peuvent se ramener à trois points principaux. 

Ou bien on compare entre eux les différents récits que nous avons 
des apparitions et on prétend y relever des divergences notables et 
même des contradictions. 

Ou bien acceptant les récits comme base sérieuse et preuve de la foi 
et du témoignage des disciples on critique la valeur de ce témoignage. 
Établir la tradition primitive, écrit le professeur Lake, n'équivaut pas 
entièrement à établir les faits dont elle témoigne. Cette tradition pri- 
mitive n’est proprement que le jugement des premiers témoins, lequel 
peut être accepté ou contesté. Ceux qui le contestent ne le peuvent faire 
qu'en accusant les Apôtres d’illusion ou de supercherie. On n'apporte 
plus aujourd’hui cette dernière accusation, on préfère une forme plus 
ou moins compliquée de l'illusion : hallucinations, visions entière- 
ment subjectives, « hallucinations vraies » se produisant sous l'influ- 
ence de la foi, transformation des faits par des explications conscientes 
ou provenant du travail de la subconscience. On a, sans tarder, utilisé, 
pour rajeunir les vieilles objections, les théories récentes de la psycho- 
logie moderne, théories parfois intéressantes, mais déjà fort discutées. 

Enfin on nie que la Résurrection de N.-S. puisse être l'objet de 
constatation de témoignage historique. Avec une des propositions 
condamnée par le décret Lamentabili, on soutient que « la Résurrec- 
tion du Sauveur n’est pas proprement un fait d’ordre historique, mais 
un fait d'ordre purement surnaturel ni démontré ni démontrable. (1) « 


Pour le premier groupe d'objections, on pourrait se borner à 
répondre d’une façon générale que suivant une loi fondamentale de 
critique historique, les divergences entre plusieurs récits d’un même 
fait — si ces divergences respectent la substance du fait et ne portent 
que sur les circonstances — Join de diminuer la valeur des divers 
témoignages, sont une excellente garantie de leur véracité. S'il pro- 
vient quelque difficulté de ces divergences, ce ne peut être qu’au point 
de vue exégétique ou encore dogmatique, il nous faudra expliquer ces 
divergences ou les concilier avec la doctrine de l’Inspiration ; et 
depuis le IIfe siècle les écrivains ecclésiastiques se sont souvent livrés 
à ce travail — mais ce débat n'intéresse pas l'historien. Toutefois « la 
critique des narrations évangéliques a pris, dans ces derniers temps, 
une forme nouvelle qui laisse loin derrière elle les anciennes objec- 
tions ». On groupe les contradictions apparentes des récits « en deux 


(1) Proposition 36°, 


LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST Sz1 


séries de narrations, qui représentent deux traditions dissonantes et 
inconciliables et que l’on nomme galiléenne et hierosolymitaine, 
selon qu’elles rapportent les apparitions du ressuscité exclusivement. 
en Galilée ou à Jérusalem ». (1) 

La tradition galiléenne est représentée par l'Évangile de S. Marc 
(sauf la finale, XVI, 9-20), celui de S. Matthieu et aussi l'Évangile 
apocryphe de Pierre. D’après M. Rohrbach, suivi par M. Loisy, 
c'est la tradition primitive, elle provient de la catéchèse de S. Pierre, 
et S. Paul l'aurait apprise à Jérusalem et l'aurait lui-même prêchée. 

L'autre tradition est postérieure, elle a supplanté la première et 
s’est introduite dans les Évangiles canoniques. Elle provient probable 
ment des presbytres d'Asie Mineure, dont parle Papias ; on la trouve: 
dans S. Luc, dans le quatrième Évangile (sans son appendice), dans 
la finale actuelle de Marc et même dans deux versets de Matthieu. 
(XX VITE, 16,17). 

Cette théorie présentée en un exposé rapide, produit une assez forte 
impression, si elle était prouvée elle détruirait la valeur historique 
d'une bonne partie de nos documents, ceux qui relatent les appari- 
tions judéennes. Ces documents s'écartant de la tradition primitive 
auraient été rédigés dans un but apologétique ou polémique. 

M. Mangenot fait une critique détaillée de la théorie et des divers 
arguments dont elle s’étaie. En suivant sa discussion, on est vite 
frappé du grand nombre de suppositions, non prouvées, que nécessite 
cette distinction des deux traditions. 11 montre que, loin d'être une 
conclusion certaine tirée des documents, elle ne constitue, avec son 
explication historique, qu’une brillante hypothèse, reposant sur 
d'autres hypothèses et destinée à interpréter des faits, qui supportent 
d’autres explications. 

En fait nos Évangiles canoniques, dans leur teneur actuelle, ne se 
partagent pas en deux groupes, représentant, l’un les apparitions. 
judéennes, l’autre les apparitions galiléennes. Ils réunissent des appa- 
ritions des deux traditions. 

La non-authenticité de la finale de S. Marc et de l'apppendice de: 
l'Évangile de S. Jean constitue la base la plus sérieuse de la nouvelle 
hypothèse ; or cette non-authenticité est loin d’être définitivement 
prouvée, (2) les critiques catholiques récents continuent à maintenir 
sur les deux points la thèse traditionnelle. M. Mangenot montre 
d’ailleurs que, même en concédant ce point, les conclusions qu'en 
tirent les partisans des deux traditions sont loin d’être justifiées. 

Il y a cependant dans leur thèse un argument impressionnant. M. 
Mangenot l'expose (3) sans en diminuer la valeur, je crois même qu'il 
l'exagère un peu. 

(1) E. Mangenot, luc. cit. p. 241. 

(2) Loc. cit. p. 255 et suiv. 


(3) P. 260. 


512 LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST 


« Le problème à résoudre est le suivant : les récits de Marc et 
de Matthieu, qui ne mentionnent que des apparitions galiléennes, 
excluent-ils nécessairement les apparitions judéennes, racontées par 
Luc et Jean? Ce qui prouverait leur exclusion, c'est la rédaction du 
message aux Apôtres : « Allez en Galilée, c'est la que vous le verrez. » 
Cette rédaction que rien n’explique ni ne corrige ensuite, écarte toute 
mention des manifestations de Jésus aux apôtres à Jérusalem. Mais 
s'oppose-t-elle à l'existence réelle d’apparitions en ce lieu? Elle s’y 
opposerait sans doute si elle était seule. Or elle diffère en S. Luc, 
XXIV, 6, où elle a cette teneur : « Rappelez-vous comme il vous a 
parlé quand il était encore en Galilée. » Le message de l'ange a donc 
subi de la part d’un évangéliste une élaboration rédactionnelle. Serait- 
ce S. Luc seul qui a retouché et remanié la parole de Jésus ? » 

M. Mangenot, en se basant sur le plan spécial des deux premiers 
évangélistes, conclut qu'ils ont pu modifier la parole du Maître de 
façon à lui faire exprimer cette pensée : « C'est en Galilée qu’eurent 
lieu les manifestations que nous voulons décrire. » S. Marc et S. 
Matthieu, dans toute leur narration du ministère du Sauveur, ne sor- 
tent guère de Galilée, il était conforme à leur plan de s’y confiner au 
terme de leur récit, ils omettent les apparitions judéennes sans les nier 
toutefois ni les exclure expressément. 

Je reconnais volontiers la valeur de cet exposé comme argument ad 
hominem, mais je dois dire que la parole de S. Luc, rapprochée du 
message : « Allez en Galilée, c'est la que vous le verrez » ne m'apparaît 
pas comme en étant, nécessairement, une modification. Je sais bien 
que M. Loisy l’admet, et c’est pourquoi l'argument est bon contre lui; 
mais, pour un lecteur attentif, quoique sans préjugé, les deux paroles 
peuvent avoir fait partie d’un mème discours. 

Il reste la difficulté que pose le message rapporté par les deux pre- 
miers évangélistes : « Allez en Galilée, c’est là que vous le verrez ». 

Qu'on relise ce message, dans son contexte, et on verra qu'il cons- 
titue en effet une difhculté sérieuse, mais, même seul, même sans 
ce qu’on nous donne comme la variante de S. Luc, je ne pense 
pas qu'il s'oppose absolument à l’existence réelle d’apparitions à 
Jérusalem. 

Ce message établit, j'en conviens, le dessein primitif du Sauveur de 
se manifester uniquement, ou du moins principalement en Galilée ; 
mais ce dessein a pu être modifié. La chose est possible, on peut en 
donner des raisons vraisemblables qui la rendent au moins probable, 
et justifient suffisamment les récits qui nous ont conservés les appari- 
tions judéennes. _ 

Ce changement de dessein nous n'avons pas à en donner des preuves 
évidentes, il suffit — en plus des textes qui sont ici en cause et ne 
peuvent servir d'arguments — d'explications vraisemblables. 

Parmi ces explications, il en est une que M. Mangenot, après Mgr 


LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST 513 


Ladeuze, déclare tout à fait insuffisante ; avec le P. Rose, (r) je ne la 
trouve pas si mauvaise : « Serait-ce téméraire d'affirmer que les dires 
des saintes femmes n'ont pu provoquer la foi en la Résurrection et 
déterminer l'acheminement des apôtres vers la province du nord, 
puisque, d’après tous les évangélistes, ils furent accueillis avec incré- 
dulité et que d’après S. Matthieu (2) lui-même, des disciples refusèrent 
de croire même après avoir vu Jésus ? » 

Je crois d’ailleurs, avec M. Mangenot à la valeur de l'argument tiré 
du procédé rédactionnel. Il est excellent et on ne peut pas dire qu'il 
soit créé pour les besoins de la cause. Nous nous trouvons devant un 
problème analogue à celui que posent les discours et paroles rapportés 
dans les synoptiques, il est évident que nous n’avons pas toujours ces 
paroles dans leur teneur ni leur contexte original. Seulement, je pré- 
senterais l’argument dans une forme différente. {1 me paraît préférable 
de rapprocher le message de l'ange, de la parole de N.-S. avant sa 
Passion : « Après ma résurrection je vous précéderai en Galilée. » (3) 
Cette parole, prise dans son contexte, exprime le dessein du Sauveur de 
reconstituer en Galilée son troupeau dispersé. Dans une catéchèse 
spéciale, cette parole, légèrement modifiée dans sa forme et rattachée 
à un autre récit, a très bien pu devenir notre message actuel. 

On peut également admettre, avec vraisemblance, d'après les con- 
clusions générales de l’étude des synoptiques, que la parole de l'ange, 
dans les deux premiers Évangiles, est détachée de son contexte origi- 
nal, et que de là lui vient son caractère absolu, exclusif, le sens obtenu 
par cette citation incomplète étant d’ailleurs conforme au plan général 
des deux écrits. 

En définitive, il ne reste pas en chose de la brillante hypothèse 
des deux traditions, et de l'essai d'histoire des textes imaginée pour 
l'expliquer, c'est l’impression que fortifie peu à peu la patiente 
discussion de M. Mangenot. 

L'objection, sous sa forme nouvelle, ne prouve pas mieux que les 
essais antérieurs, l'existence de contradiction essentielle entre nos 
récits des apparitions. Est-ce à dire qu’on peut les concilier dans leurs 
moindres détails. M. Mangenot, (4) après le P. Rose, se montre sévère 
pour les nombreuxet variés systèmes d'harmonisation détaillée desrécits 
évangéliques de la Résurrection. {l a raison de redire qu'ils ne sont 
nullement nécessaires. Lors même que plusieurs différences de détail 
resteraient irréductibles, la valeur historique des documents n'en serait 
nullement diminuée, et ces différences « ne sont ni plus nombreuses, 
ni plus graves que dans les autres passages parallèles des Évangiles ». 

(1) Études sur les Évangiles, 1905, p. 299. 

(2) 28, 16. 


(3) S. Marc, 14, 28. — S. Matth., 26, 32. Cfr. P. Rose L. cit., p. 298. Que l'on 
compare surtout les deux versets, 26, 52 et 28, 7, dans S. Matthieu. 
(4) Pp. 263, 204. — Rose, p. 299. 


E. P. — XXV. — 33 


514 LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST 


D'autre part, nos Évangiles sont des écrits indépendants les uns des 
autres, des livres distincts, complets en eux-mêmes et appropriés aux 
besoins des communautés chrétiennes pour lesquelles ils ont été com- 
posés. Chacun d'eux a une individualité distincte et indélébile. « Vou- 
loir en séparer les récits particuliers, les isoler, pour les grouper ensuite 
dans un cadre différent de celui où ils rentraient naturellement, et les 
y souder pour former avec leurs débris un récit unique, parfaitement 
harmonique et complet, c'est un travail qui nous paraît chimérique, 
impossible à réaliser... » (1) 

Il est vrai et la raison est excellente. Mais au lieu de se livrer au jeu 
de patience de vouloir juxtaposer, en un texte unique, nos divers textes 
coupés en petites tranches, on peut se proposer non plus d’harmoniser 
les textes, mais de concilier Les faits même les moindres. Cela, encore 
une fois, n’est pas nécessaire, mais on le peut. Cette conciliation ne 
sera que vraisemblable, et il suffit. Il ne répugne pas qu’il y ait même 
plusieurs conciliations vraisemblables, précisément parce qu'aucune 
ne peut se prouver positivement. Nul de nos récits ne reconstitue 
entièrement l’histoire, ils ne visent pas à être complets et sont loin de 
l'être ; nous n'avons que des données, susceptibles de diverses combi- 
naisons, la trame compliquée et continue nous manque, qui pourrait 
fixer une de ces combinaisons et l’imposer en restituant l’histoire 
vivante ; cette histoire nous manque, elle n’a pas été écrite, les brefs 
récits nous conservent quelques faits, preuves de la Résurrection. 

Ces conciliations vraisemblables, négatives, peut-on dire, sont utiles, 
elles établissent qu'il n’y a pas de divergences réelles de quelque impor- 
tance. Récemment encore, on en a proposé une qui ne manque pas 
de valeur. (2) 

Mais c’est le droit de M. Mangenot, de ne £as recommencer, après 
tant d’autres, un travail d'ailleurs non nécessaire et que le plan ni la 
manière de son étude n'exigeaient. [Il se borne à indiquer briève- 
ment (3) ce classement des apparitions de N.-S., racontées dans les 
Évangiles canoniques: « Nous aurons un premier groupe formé des pre- 

(1) P. 264. 

(2) R. P. Paquet : les Récits évangéliques de la Résurrection. Bruxelles. 1900. 
(Coll. Science et Foi.) « Notre prétention, en cette étude, nous l’avouons sans détour, 
en dehors de toute préoccupation sur la valeur historique, va jusqu'à vouloir conci- 
lier ces récits, non seulement dans les grandes lignes, mais dans les moindres 
détails. » (p. 7.) 

L'hypothèse des deux groupes de femmes, mise à la base de cet essai de concilis- 
tion, solutionne bien des difficultés et est vraisemblable, bien plus vraisemblable, 
pour prendre un point de comparaison, que les neuf dixièmes des hypothéses dont 
fourmillent les gros commentaires de M. Loisy sur le quatrième Évangile et les Év. 
synoptiques. 

Ce n'est pas à dire que nous nous chargions de défendre tous les détails du sys- 


tème, ni toutes les assertions de l'auteur, Ainsi pp. 26-27, la question est posée 
d'une façon incomplète, et partiellement inexacte. 


(3) Pp. 275-276. 


LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST 515 


mières apparitions judéennes. Le jour même de Pâques, Jésus au matin 
se montra d'abord à Marie Madeleine, puis aux autres femmes (si ces 
deux apparitions ne sont pas toutefois la même), ensuite dans la jour- 
née, à Pierre, puis le soir, aux disciples d'Emmaüs et enfin aux onze 
(sans Thomas). Huit jours plus tard, à Jérusalem encore, il apparut 
aux onze (avec Thomas). Un second groupe comprend toutes les appa- 
ritions de Galilée : aux sept disciples sur le lac Tibériade, et aux onze 
sur une montagne gahléenne. La dernière apparition qui précéda 
YAscension eut lieu, quarante jours après Pâques, sur le mont des 
Oliviers, devant tous les apôtres assemblés ». 

Ainsi, malgré la forme nouvelle et ingénieuse donnée aux objections 
classiques sur ce point, on peut maintenir l’accord, au moins dans les 
grandes lignes, des divers récits évangéliques des apparitions. Pour 
être complet, il resterait à concilier ces récits avec l'Énumération que 
fait S. Paul, I Cor., XV, 5-8, de six apparitions de N.-S. — énuméra- 
tion qui, d'après le texte, suit l'ordre chronologique. M. Mangenot 
relève deux parties dans l’Énumération de l’Apôtre : les deux premières 
apparitions se rattachent à la tradition évangélique, forment le qua- 
trième article du court symbole ; les quatre autres restent en dehors 
e: sont présentés sous la simple affirmation de l'écrivain. Les deux 
premières apparitions, objet de la catéchèse primitive, parce que faites 
à des témoins officiels, ont une importance toute particulière. M. 
Loisy n'arrive pas à prouver qu'elles ont eu lieu en Galilée, au con- 
traire on a les meilleures raisons de les identifier avec celles qui eurent 
lieu à Jérusalem, le jour même de la résurrection. On voit assez com- 
bien l’hypothèse des deux traditions et du caractère tardif — et pure- 
ment apologétique — de la tradition judéenne en devient invrai- 
semblable. | 

Les récits évangéliques, le texte notablement plus ancien de l'épître 
aux Corinthiens, prouvent l’historicité des apparitions — ou, tout au 
moins, d’après nos adversaires, établissent la foi primitive des Apôtres 
et leur témoignage. Ce témoignage, nous dit-on, ne doit pas être ac- 
cepté tel quel, il doit être critiqué. Cette critique porte en fait sur 
deux points : la nature des apparitions, la nature de la Résurrection. 


Les apparitions étaient-elles des illusions, des hallucinations — ou 
bien des perceptions réelles de Jésus crucifié ; étaient-elles des visions 
_ subjectives ou des apparitions objectives, corporelles de Jésus ressuscité? 

Qu'était la Résurrection : « Un simple réveil du cadavre, ou une 
spiritualisation du corps, ou la création d’un corps nouveau, ou la 
seule entrée du Sauveur dans la gloire, ou moins encore sa survie 
dans le souvenir de ses disciples » ? 

M. Mangenot étudie successivement, et en détail, ces deux questions, 
d’ailleurs étroitement connexes, d'après le témoignage et dans la 
pensée de S. Paul, puis d’après nos récits évangéliques. Il critique les 


516 LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST 


diverses théories erronées des critiques modernes, puis il établit que 
pour S. Paul, et d’après nos récits, les apparitions ont été des percep- 
tions sensibles, les Apôtres ont vu réellement le corps de Jésus 
ressuscité. La foi à la Résurrection n’est pour rien dans la production 
des apparitions qui sont au contraire la véritable explication et le 
fondement historique de cette foi. 

Pour S. Paul, M. Mangenot le prouve longuement, la Résurrection 
ne signifie pas seulement la vie immortelle du Christ entré dans sa 
gloire. Il n'est nullement opposé à ce qu’on appelle la représentation 
populaire de la Résurrection : le Christ apparaissant avec un corps 
matériel ; et, s’il n’a pas donné cet « argument brutal » de la réalité 
du corps de Jésus, le fait que le Christ mange ou ofire qu’on le touche, 
ainsi que le rapporte S. Luc, n’est nullement contraire à la doctrine 
de S. Paul, et à la tradition primitive. La doctrine de S. Paul, con- 
forme à la tradition primitive, et s’accordant avec toutes les données 
de nos récits, est celle-ci : « Le corps glorieux'de Jésus ressuscité était 
son corps terrestre vivant, spiritualisé, transformé et vivifiant. » 

Reste le troisième point. On nie que la Résurrection, précisément 
entendue ainsi, puisse être objet de constatation — et de témoignage 
— historique. (1) 

Le corps du Christ ressuscité, est spiritualisé, par ses propriétés, il 
est en dehors du cadre normal de l’expérience terrestre. 

M. Mangenot dit lui-même : « Le Christ n'appartient plus norma- 
lement à l'ordre de l'expérience terrestre ; son corps, quoique réel, ne 
tombe plus sous les sens et n'est plus dans l'état phénoménal comme 
avant sa mort, il n’est plus régulièrement objet de perception sensible. 
Pour qu'il soit perçu par les sens, 1l faut qu'il apparaisse, qu'il se 
fasse voir et entendre, qu’il se rende visible et palpable. L'état glorieux 
du ressuscité n'était pas perceptible à tous, ni à tout moment ; il a été 
constaté par les disciples seulement et au cours des apparitions par 
lesquelles leur Maître leur attestait à la fois la vérité de sa résurrection 
et les qualités de son corps glorifié. La vérité de sa résurrection résul- 
tait des apparitions réitérées, et la vie glorieuse de leur alter- 
nance... » (2) 

J'ai tenu à citer tout au long ce passage parce qu'il m'a paru être 
un de ceux qui se rapprochent le plus de la question qui nous occupe. 

Cette question, il ne me paraît pas que M. Mangenot la traite direc- 
tement, il fournit d'ailleurs, en divers endroits, des éléments de 
solution. . 

L'objection ne laisse pas d’être spécieuse. M. Toussaint (3) y fait 
une réponse au moins incomplète et qui demanderait à être précisée. 


(1) Voir les textes de M. Loisy cités, en note, par M. Mangenot, p. 13-14. 
(2) P. 290. 
(3) Les Epitres de S. Paul. — Paris, Beauchesne. 1910, p. 411 et note. 


LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST 517 


Si l’on concède « que le fait des apparitions est incontestable pour 
l'historien, cela doit lui suffire, encore qu'il ne puisse en préciser la 
nature et la portée, ce qui n’est plus du domaine de l’histoire. » Voilà 
qui est nettement dit, maïs alors ne vous semble-t-il pas que ce sont 
les apparitions qui constituent le fait historique, et non la Résurrec- 
tion, celle-ci devient un objet de foi qui repose sur ce fait. Du reste 
M. Mangenot montre excellemment, dans le texte cité plus haut, que 
l'alternance des apparitions et leurs circonstances précisaient d’une 
certaine façon /a nature de la Résurrection. 

La comparaison que M. Toussaint établit avec l'existence de l’âme 
me paraît mal choisie, on prouve et on contrôle l'existence de l’âme, 
mais indirectement. 

L'âme est la seule explication des mouvements vitaux... mais est-ce 
que la Résurrection, telle que nous l'entendons est la seule explication 
des apparitions ? Ÿ a-t-1l une connexion nécessaire, étroite, perceptible 
entre la Résurrection, telle que nous l’entendons, et les faits, les appa- 
ritions. Pour fixer les idées, la Résurrection est-elle un fait historique, 
au même degré que la mort, la sépulture de N.-S. ou encore la résur- 
rection de Lazare ? Cette dernière était contrôlable, exactement 
comme l'existence de l’âme humaine. | | 

Notons tout d’abord que N.-S., comme le remarque M. Mangenot, 
et comme l'affirmait déjà S. Pierre (1) ne s'est manifesté qu'à ses dis- 
ciples, à ses témoins. Et dejà cette circonstance place la Résurrection 
dans un ordre à part. De plus nos documents ne nous disent rien sur la 
manière dont s'est opérée la Résurrection, nous ignorons si elle a été, 
ou non, observable. | 

Un premier élément constatable, c'est le tombeau vide. C’est une 
preuve d’ordre historique, indirecte il est vrai, mais excellente. Aussi 
ce tombeau vide gêne beaucoup les critiques incroyants. M. Mangenot 
réfute en détail les hypothèses imaginées pour se débarrasser de ce 
témoin gênant. La brève mention de S. Paul confirme plutôt les récits 
concordants de nos quatre évangiles. Les détails ajoutés par S. Mat- 
thieu, grandissent encore la portée historique du fait — ils sont en 
eux-mêmes très vraisemblables, et on ne peut rien objecter de sérieux 
contre leur vérité. 

De ce tombeau vide, la seule explication valable qu’on puisse don- 
ner, c’est la Résurrection, et, en raison de l’alternance des apparitions, 
une résurrection autre que la simple réanimation du cadavre. 

De cette résurrection, les apparitions sont la preuve directe, mais 
que prouvent-elles, précisément ? 

Ces apparitions ont un caractère évident de réalité, d'objectivité, 
M. Mangenot le prouve longuement et M. Loisy accorde (2) que telle 


(1) Act. 10, 40, 41. 
(2) Les Évangiles synoptiques. T. Il, p. 743-744. 


518 LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST 


est la pensée exprimée dans nos documents, telle aussi la persuasion 
des disciples. 

Bien que, d'abord, pour une raison ou pour une autre, plusieurs 
ne reconnaissent pas le Maître et le prennent pour un fantôme, il se 
fait toujours connaître à eux, ils le voient, ils l'entendent, ils le 
reconnaissent et constatent que Jésus est réellement, personnellement 
présent devant eux, « d'une présence objective, extérieure, sensible ». 

Mais ceci n'équivaut pas encore à constater la Résurrection. Saint 
Thomas nous dit que les visions corporelles peuvent se produire de 
trois façons, et les écrivains mystiques récents en ajoutent une qua- 
trième ; or, des quatre, trois au moins sont objectives. 

Le caractère extraordinaire des apparitions, prouve qu'il ne s'agit 
pas d’une simple réanimation du cadavre, mais le Sauveur apparait-il 
avec son propre corps, ou avec un corps d'emprunt (comme cela a 
lieu dans les apparitions des anges, racontées dans l'Ancien et le 
Nouveau Testament) ou encore produit-il sur les yeux des disciples, 
par le moyen de rayons lumineux, d’ondulations, les mêmes impres- 
sions que produirait un corps véritable ? Le seul fait des apparitions 
ne permet pas de le déterminer, et en ce sens, la Résurrection n'est pas, 
jusqu'ici, objet de constatation historique. 

Mais il y a plus. Non seulement, les disciples entendent leur 
Maître, le voient, le reconnaissent. Mais celui-ci leur affirme que ce 
qu'ils voient c’est bien son corps à lui, son corps en chair et en os et 
pour le prouver, il mange devant eux, leur offre de le toucher et 
montre à Thomas les plaies de ses mains et de son côté. (1) 

Ainsi l'affirmation du divin Maître garantit la réalité et l'identité 
de son corps, et ce témoignage encore est d'ordre historique. Il reste 
que l'état et les propriétés du corps ressuscité, glorieux, ne sont pas 
perçus directement. 

« Il est sans doute très vrai que les impressions faites par lui (le 
corps ressuscité du Christ) sur l’ouiïe, la vue, le toucher, n'ont pu 
fournir une idée adéquate des conditions nouvelles de son être et de 
son mode d'action. n (2) 


(1) Les deux premières preuves visent la réalité du corps, M. M. le montre bien 
pour la manducation, pour la seconde preuve, le texte de S. Luc (24-59) l'indique 
expressément. D'après le contexte. dans S. Jean, Thomas doute de l'identité. 

(2) M. Lepin. La valeur historique du quatrième Évangile, T. 1, p. 589. Cet 
auteur ajoute : « Mais on ne voit pas pourquoi il aurait été impossible au Sauveur 
d'impressionner miraculeusement les sens de ses disciples, et de leur donner, par 
cette preuve expérimentale d'ordre très particulier, la certitude que leur Maitre 
était là avec le mème corps qui avait été crucifié et enseveli, et qui se trouvait main- 
tenant ressuscité pour une vie immortelle. » Rien ne s'oppose, en effet, à ce que 
N.-S,. ait pu impressionner miraculeusement les sens des disciples et leur donner 
ainsi la certitude qu'il était là, Quant à les rendre certains de l'identité. et de l'état 
glorieux de son corps, je viens de dire pourquoi les apparitions seules n'y suffisaient 


pes. 


LA RÉSURRECTION DF JÉSUS-CHRIST 519 


Quand M. Loisy vient nous dire : « L'entrée d’un mort dans la vie 
immortelle se dérobe à l'observation » ou encore : « Si l'on prend la 
Résurrection du Christ pour un fait historique, ce fait n'est ni démontré, 
ni démontrable », nous pouvons donc lui répondre : l'observation peut 
constater — après la mortet la sépulture — le tombeau vide et cela, 
dans de telles circonstances, que la Résurrection reste la seule explica- 
tion valable du fait. L'observation peut encore s’exercer sur les appa- 
ritions qui prouvent la survie du Christ, sur la présence du Christ, se 
manifestant réellement ; sur l'alternance des apparitions et sur diverses 
circonstances, qui empêchent de considérer la Résurrection comme une 
simple réanimation du cadavre ; sur les paroles du Maitre affirmant 
la réalité et l'identité de son corps ; sur les preuves, appropriées à la 
mentalité des Apôtres, qu’il en donne. Enfin si la théorie du corps 
ressuscité, due à S. Paul, ne sort pas toute faite des récits d'apparition, 
elle s'y adapte très bien et ceci encore est du domaine de l'observation. 

La Résurrection est un fait historiquement démontrable. Ce qui met 
cette vérité en pleine lumière, c'est le thème de la prédication de Pierre 
au lendemain dela Pentecôte. Notons seulement que l’Apôtre interpose 
dans la démonstration le témoignage des disciples, témoignage qu'il 
corrobore par les miracles opérés au nom de Jésus ressuscité. On 
pourrait définir sa prédication : un témoignage au sujet d’un fait, dont 
les alentours sont éclairés, garantis par l'histoire — et une histoire 
récente, bien connue de tous les auditeurs. Ce témoignage, lui- 
même, nous venons de le montrer, est d'ordre historique en ce qu’il 
porte, non sur la doctrine du corps glorifié, mais sur les éléments 
essentiels — et éléments de fait — de la Résurrection: Jésus triomphant 
de la mort, sorti du tombeau, avec son corps réellement vivifié ; mais 
soustrait désormais à plusieurs lois limitatives de notre vie mortelle. 

En définive, il reste dans la Résurrection, comme en tout miracle, 
un élément d'interprétation, de déduction. (1) 

Le plan suivi par M. Mangenot est très net. Après Mgr Ladeuze, il 
accorde une très grande importance au témoignage de S. Paul, c'est 
un point sur lequel on peut s'entendre avec les critiques incroyants 
contemporains. Ce témoignage est le plus ancien, par lui nous 
remontons à une tradition très primitive ; au point de vue historique, 
il a une valeur de tout premier ordre. 

M. Mangenot étudie donc, d'après S. Paul, dans une première partie 
les préliminaires de la Résurrection : la crucifixion, et la sépulture de 
Jésus; le fait mème de la Résurrection, le témoignage des écritures, 
la circonstance du troisième jour — Îles apparitions du Christ ressus- 
cité — enfin la nature du corps ressuscité et apparu. Cette première 


(1) On peut relire à ce sujet dans Denzinger (ed. 1900) une des propositions que 
l'on fit souscrire à l'abbé Bautain (n° 1491) : il y est question des preuves certaines 
de La Résurrection déduites, per le raisoanement, de la tradition (écrite et orale). 


520 LA RÉSURRECTION DE JESUS-CHRIST 


partie, consacrée à l'analyse du témoignage et de la pensée de S. Paul, 
n'occupe pas moins de 160 pages, autant que la seconde où les mêmes 
questions sont examinées, cette fois, d’après les récits évangéliques. 

On retrouvera dans cet important travail les idées exposées déjà 
dans la conférence de Mgr Ladeuze, dont M. Mangenot adopte pres- 
que toujours les positions sur les points controversés. Ce n’est pas à 
dire que le livre de ce dernier fasse double emploi, sa valeur et sa 
grande utilité résident dans l'enquête précise et détaillée que le savant 
professeur poursuit sur tous les points attaqués par les récents critiques, 
avec un grand souci d’objectivité et une abondante documentation. 
Son travail lui a demandé beaucoup de temps, et un labeur considé- 
rable, il nous le dit dans son avant-propos et, après l'avoir lu, on le 
croit volontiers. Ni son temps n'a été perdu, ni son effort inutile. De 
pareilles questions demandent un examen étendu. 

La conférence de Mgr Ladéuze, que j'ai pour ma part fort admirée, 
a produit sur certaines intelligences catholiques, intelligences pourtant 
vigoureuses et cultivées, un effet dont j'ai été le témoin étonné et que 
son auteur m'avait ni prévu, ni voulu. C’est que, si les ingénieuses 
hypothèses des critiques incroyants gagnent à être exposées en une 
brillante synthèse, en un raccourci habile qui n’en laisse pas voir les 
points faibles, la réfutation demande à être très développée et précise, 
elle doit vérifier en détail chaque assertion avec la méthode minutieuse 
qu'exige la critique biblique. Elle demande aussi, chez le lecteur 
intelligent et instruit, mais non spécialiste, une attention soutenue et 
prolongée, tandis que les généralisations plus brillantes que scienti- 
fiques, donnent à l'esprit une satisfaction immédiate, sans exiger de 
lui un effort sérieux. | 

Pour ces raisons, je crois qu'il n’est pas opportun de vulgariser, de 
lancer dans le grand public des études succinctes sur des sujets si com- 
plexes et délicats. Dans ces études, à un exposé objectif, dans lequel 
on s’est appliqué à présenter dans toute leur valeur les objections des 
critiques, on ne peut opposer qu’une réponse rapide, si complète soit- 
elle. Un esprit cultivé, ouvert, maïs non habitué à ces recherches, 
sera plus frappé de l'objection que de la réponse forcément résumée, 
fut-elle, d’ailleurs, pleinement satisfaisante pour le professeur qui 
possède son sujet et pour les auditeurs, ou les lecteurs, au courant de 
ces questions, et qui réintègrent mentalement dans Îla trame de la 
documentation tous les compléments, et les détails nécessaires. 

L'étude de M. Mangenot possède l'ampleur nécessaire à un exposé 
scientifique, elle offrira, de plus, l'avantage de n’introduire dans ces 
difficiles questions de ceux qui disposent du temps nécessaire pour en 
pénétrer suffisamment les complexités, et en poursuivre jusqu'au bout 
l'examen approfondi. 

M. Jacquier, professeur aux Facultés catholiques de Lyon, a traité 
également de « la Résurrection de Jésus-Christ » dans quatre con- 


LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST S2r 


férences apologétiques. Il se place, comme M. Re au point de 
vue critique et historique. 

Après un bref exposé de la question, il étudie successivement la 
valeur historique des documents — la mort et l'ensevelissement de 
Jésus, sa Résurrection — les apparitions de Jésus ressuscité, la foi des 
Apôtres à la Résurrection du Seigneur. — Enfin, il expose et discute 
les systèmes rationalistes sur la Résurrection de J.-C. 

La première conférence nous donne un résumé d'une belle clarté 
sur l'origine et le caractère de nos documents ; sur le but, le plan et la 
manière de leurs auteurs et il conclut à leur valeur de premier ordre 
comme témoins de la doctrine des faits évangéliques. Nul n’était 
mieux qualifié que M. Jacquier pour faire avec compétence et autorité 
ce résumé de questions étudiées dans les quatre volumes de son his- 
toire des Livres du N.T. 

Avec la deuxième conférence, commence l'étude sur la Résurrec- 
tion. M. Jacquier la divise en trois parties. 

10 Étude historique et critique de récits évangéliques sur la Résur- 
rection. Ces récits, M. Jacquier les groupes sous trois chefs : la mort 
et l'ensevelissement de Jésus ; sa Résurrection ; ses apparitions à ses: 
disciples. Il insiste principalement sur l'ensevelisement dans un 
sépulcre spécial, sur la garde mise au tombeau, sur la découverte du 
tombeau vide par les femmes galiléennes et les apôtres Pierre et Jean. 

Dans l'examen comparé des récits des apparitions, il s'attache à 
montrer que les diverses sources relatent les mêmes faits principaux, 
en ajoutant des détails qui leur sont particuliers, les mêmes pensées, 
en des termes différents. M. Jacquier cite ensuite et analyse briève- 
ment le long fragment si intéressant de l’évangile de Pierre. Il note 
qu'on pourrait en dégager plusieurs observations qui viennent en con- 
firmation des récits évangéliques sur quelques points mis en doute par 
les critiques rationalistes. 

Le témoignage des Apôtres est étudié d’après les Actes des Apôtres 
et d'après le texte fameux de I. Cor. XV. M. Jacquier s'applique avec 
soin à démontrer que S. Paul, quand il dit que le Christ a été vu, 
entend parler des apparition d'un personnage réel. 

La quatrième conférence est consacrée à l'exposé et à la discussion 
des systèmes rationalistes sur la Résurrection de Jésus-Christ. M. J. 
traite surtout de l’hypothèse des visions objectives. Après un résumé, 
dont les éléments sont empruntés aux principaux critiques radicaux, 
il établit, assez longuement, ces trois conclusions : la théorie des 
visions objectives, telle qu'on la présente, ne supporte pas le contrôle 
des faits connus. Cette théorie est contredite par le témoignage de S. 
Paul qui affirme avoir vu réellement le Christ, et conçoit son corps 
glorifié comme identique au corps mortel, mais doué de propriétés nou- 
velles et animé non plus par le principe naturel de vie, mais par l'es- 
prist de Dieu. Enfin, la prétendue formation légendaire des récits 


522 LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST 


évangéliques et l'hypothèse des deux traditions ne reposent sur aucun 
fait positif, M. Jacquier le prouve brièvement en insistant sur le 


Caractère de récits qui, tout en étant indépendants les uns des autres, 
se supposent mutuellement. (1) 


Fr. HUGUES. 
O. M. cC. 


(1) Quatre autres conférences, par M. le professeur Bourchany, sur x les miracles 
-évangéliques » complètent le volume. Elles mériteraient mieux que ia brève mention 
.à laquelle nous devons nous borner ici. Voici les sujets traités : 1. Réalité historique 

des faits miraculeux rapportés par les évangiles.— 11. Caractères surnaturels des faits. 
Réfutation des explications naturelles qui en on été proposées. — III. Valeur 
démonstrative des faits en faveur de l'affirmation personnelle de messianité et de 
filiation divine émise par Jésus. — IV. La sainteté incomparable de Jésus, miracle 
-d'ordre moral. 


LES AMBASSADEURS 
DE TYPOO-SAHIB A BREST EN 1788 


RÉCIT D'UN CAPUCIN 


Typoo-Sahib, dernier Nabab de Mysore au Maïssour, bercé 
du désir de dominer sur l’Hindoustan, ou du moins d’en 
chasser les Anglais, voulut s'assurer de l’appui et des secours 
de la France. Il fit partir à la fois six ambassadeurs en 1787. 
Trois prirent la voie de terre, mais avant d’atteindre la Méditer- 
ranée, deux étaient morts par suite des fatigues et des difficultés 
du voyage, le troisième dut revenir aux Indes. Trois autres 
ambassadeurs s’embarquèrent à Pondichéry le 22 juillet 1787, 
sur la frégate l'Aurore, commandée par M. de Monneron. 
Arrivés à l'Ile de France le 27 août, ils en repartirent le 
4 décembre. L’on ignorait, en France, quel serait leur port de 
débarquement, et des préparatifs avaient été faits à Brest et à 
Toulon pour les recevoir. Après avoir relaché au Cap, à l’Ile 
de l’Ascension, à Gorée, à Malaga, ils se décidèrent pour 
Toulon où ils arrivèrent le 7 juin :788. Le 21 juin, ils étaient à 
Marseille qu'ils voulaient visiter car ils en avaient entendu 
parler par les Maures. Ils furent, pour la France qu'ils traversè- 
rent à petites journées, un objet de curiosité, et ils alimentèrent 
pendant quelques mois les conversations et les journaux. Enfinils 
arrivèrent à Paris et ils obtinrent une audience publique de 
Louis XVI, à Versailles, le 3 août ; mais au lieu des secours 
qu'ils venaient solliciter, on ne leur donna que des spectacles et 
des fêtes. Leur départ de Paris eut lieu le à octobre en compa- 
gnie de M. Pivron de Morlat, qui avait représenté la France au 
Maïssour, et de M. Ruffin, premier interprète du Roi près la 


524 LES AMBASSADEURS 


cour Ottomane ; et par Orléans, Tours, Nantes et Lorient, ils 
arrivèrent à Brest le 8 octobre. Le Ministre de la Marine et les 
autorités locales attendaient avec une égale impatience le 
moment où l’on serait débarrassé de ces hôtes quelque peu 
incommodes qui soulevaient chaque jour de nouvelles difficultés, 
et faisaient entendre les réclamations les plus étranges. 

Enfin le 11 novembre ils partirent sur La Thétis, comman- 
dée par M. Mac-Némara, envoyé près de Typoo-Sahib comme 
ambassadeur, ou plus exactement comme médiateur entre ce 
prince et les Anglais. (1) 

A Brest, comme dans les autres villes, il y eut en leur honneur 
des fêtes, des spectacles, des illuminations. Un Capucin de 
cette ville écrivit à son frère, docteur-médecin à Quimper, une 
relation du séjour des ambassadeurs à Brest, et c’est ce récit 
que nous publions. 


Brest, 14 novembre 1788. 
Mon cher Docteur, 


Les ambassadeurs de Typoo arrivèrent comme tu le sais à 
Brest le 28 octobre. Au moment de leur bienvenue, ils reçurent 
visites et harangues à foison. Je n'ai ouï, ergo je n’est retenu 
que celle de notre Gardien, je vais te la transmettre du consente- 
ment de l’auteur qui t'embrasse : 

« Nosseigneurs. Séparés par état et par Shox du tumulte de 
» la société, mais toujours attachés par les sentiments les plus 
» purs et les plus affectueux, toujours patriotes zélés, toujours 
» sujets fidèles, toujours citoyens Français, nous nous empres- 
» sons de venir prendre part à l’allégresse que votre présence 
» répand dans tous les lieux, et dans toutes les classes de la 
» nation dont nous avons l’avantage d’être membres, et dont 
» les amis de quelque climat qu'ils soient, seront inviolable- 
» ment les nôtres. L’hommage que nous rendons à vos Excel- 
» lences est simple, mais ïl est vrai comme nous. Daignez le 
» mesurer, Nosseigneurs, sur la conduite et la juste reconnais- 
» sances de ceux de nos confrères, qui, sous la protection du 
» souverain dont vous êtes les dignes représentants, jouissent 
dans l'Inde de la même tranquillité qu’ils pourraient souhaiter 
dans leurs propres foyers, et vous aurez une idée favorable et 


Ÿ ÿ 


(1) Bulletin de la société académique de Brest, 111. 237. 


DE TYPOO-SAHIB A BREST 525 


» la mieux fondée de la démarche que nous nous permettons et 
» de l'esprit qui nous inspire ». (1) 

N'est-ce pas là, docteur, savoir proprement prendre son parti, 
l’exprimer sagement, se déclarer en peu de mots sujet fidèle, 
vrai Français et bon confrère ; en un mot n'est-ce pas là haran- 
guer à circumstantus ? Le troisième ambassadeur répondit par 
interprète entr'autres choses très gracieuces « qu’amis sincères 
» des Français, ils ne pouvaient mieux accueillir des Français 
» de notre état qu'en se recommandant à nos prières, et qu’en 
» se rappelant avec plaisir, que, quoique musulman, il avait 
» su, en son particulier, se faire des amis deceux de nos 
» confrères qui vivent dans son pays, sous la protection de son 
» souverain, protection qui leur serait d'autant plus sûrement 
» perpétuée, qu'ils l'avaient jusqu'alors méritée par leur sagesse, 
» leurs lumières et leur simplicité, et que nous-mêmes nous 
» avions cru devoir la demander pour eux. » Il ajouta peu 
après que nous devions le croire vu notre analogie (par la barbe) 
avec les musulmans. 


Le 29, les ambassadeurs furent complimentés par M. le 
comte d’Hector (2) à l'entrée au parc, dont il visitèrent en corps 


(1) Le Gardien de Brest était le Père Michel de Chateaulin, dans le monde Yves, 
Esprit, Marie, le Bescond de Coatpont, né à Chateaulin le 16 mai 1750, fils de 
Michel Jean le Bescond, S' de Coatpont, et de Marie-Louise le Clerc du Fresne. Il 
avait fait profession le 10 juin 1755, et il fut nommé Gardien de Brest au Chapitre 
de 1787, le dernier de l’ancienne province de Bretagne. En 1790, il opta pour la vie 
commune, et plus heureux que ses frères en religion, il ne vit pas les horreurs de 
la révolution, et mourut dans son couvent entre les bras du P. Alexandre de 
Quimper le 21 octobre 1790. Celui-ci rédigea la circulaire qui annonçait cette mort à 
tous les couvents de la province de Bretagne, comme il l'écrit au Docteur Delaroque 
le 26. Le P. Michel fut le dernier religieux enterré dans le couvent des Capucins de 
Brest, 

Il ÿ avait eu avant lui deux autres Capucins de la famille le Bescond de Coatpont 
dans la province de Bretagne, et qui portaient tous deux en religion le nom de 
Denis. Le premier, Guillaume, fils de Jean le Bescond, S' de Coatpunt, et de 
Marguerite Diraison était né à Pleyben vers 1670, et ce doit ètre celui que le 
P. Balthasar de Bellème dans le manuscrit de la bibliothèque de Rennes où il nous 
donne les noms des mille premiers Capucins de la province de Bretagne, appelle : 
Denis de Quimper, prêtre, vêtu le 14 mai 1650, à 18 ans, Le second nommé 
également Guillaume était né le 21 avril 1688 de Michel le Bescond, S' de Coat- 
pont, et de Renée Pouchart. — Nous devons ces renseignements généalogiques à 
M. J. de la Passardière, ingénieur à Brest. dont la mère appartenait à la famille le 
Bescond de Coatpont et nous sommes heureux de l'en remercier. 

(2) Charles, Jean Comte d’'Hector, né à Fontenay-le-Comte le 21 juillet 1722, chet 
d'escadre le 4 mai 1770, après les plus glorieux services de mer, fut nommé l’année 
suivante commandant du port de Brest et remplit ces hautes fonctions jusqu'au 
mois de février 1791. Obéissant à la voix des princes qui l’appelaient à Coblentz, il 


526 LES AMBASSADEURS 


et avec pompe l'académie, les ateliers et les magasins. Le 30, ils 
virent lancer le Duguay-Trouin ; et se récrièrent sur la perfec- 
tion des œuvres préparatoires, et sur la précision des dernières 
manœuvres d'exécution. ÀAu moment où le vaisseau s’élançait, 
le troisième ambassadeur fixa, m’a-t-on dit, le soleil, et chargea 
l'interprète de rendre à M. d’Hector, qu'après le soleil 1l n'avait 
rien vu d’aussi beau, d'aussi parfait. Ce jour le dîner fut chez le 
commandant, à qui un des ambassadeurs, voulant faire compli- 
ment, dit que le Roi était heureux d’avoir pour son port de 
Brest un tel général. — « Les trente officiers que vous voyez 
valent mieux que moi. — Eh bien ! le Roi devrait faire trente 
ports et les leur confier, etc, etc. 

Le 1 novembre, au soir, on illumina en rade une gabarre, et 
on lança quelques bombes artificielles, quelques fusées volantes, 
que sais-je ? assez et trop peu de choses ; elles parurent aux spec- 
tateurs comme le prélude d'un grand s=--tacle qui n'eut point 
heu, et ne plurent guère aux Ambassadeurs. Que ne s’est-on 
souvenu que les Chinois et les Indiens sont les premiers artifi- 
ciers du monde ! Le 2 novembre on alluma un feu, dit-on, de 
joie, à l'issue des vêpres des morts, pour remercier, avait-on dit 
préalablement, le Roi d’avoir rendu la tranquillité à la province. 
J’y étais au nombre des députés de mon corps, tout m'y parut 
violenté, tout m’y parut en désordre. Les divers corps seuls, sans 
piquet d'honneur, sans artillerie, confondus avec la populace, 
et, qui pis est, avec la foule des perruquiers soldats, apparem- 
ment commandée pour graisser et poudrer nos robes de palais, 
nos habits galonnés, etc. ; presque tous les individus convaincus 
et répétant qu’on chantait victoire avant les combats, plusieurs 
souhaitant que la fête enfantât des procès ; point ou peu d’accla- 
mations, quelles réjouissances ! Maïs le Sénéchal voulait sa 


se rendit près d'eux et reçut le commandement du Corps de la marine royale, exclu- 
sivement composé d'officiers de marine. A la fin de la campagne, ce corps fut licen- 
cié, mais il fut réorganisé deux ans plus tard en Angleterre, et le Comte d’Hector en 
fut de nouveau nommé colonel, ce qui fit donner à ce régiment formé tout entier 
d'officiers de marine, comme en 1792, le nom de régiment d’Hector. Lorsque ce 
régiment fut appelé à faire partie de l'expédition de Quiberon, il se trouva que les 
intrigues de Puisaye avaient fait écarter le comte d’Hector. Ses instances furent telles 
qu'à la fin il lui fut accordé d'aller rejoindre son poste de combat. Mais comme il 
faisait route pour la Bretagne, il apprit le désastre de l'expédition (21 juillet 1705). 
D'Hector avait alors 75 ans et il fallait renoncer à l'espoir qu'il avait eu de mourir 
sur le champ de bataille. I1 se renferma dans la retraite à Reading, en Angleterre, et 
c'est là qu'il mourut le 18 août 1808 à 86 ans. (Merland. Le Comte d’Hector, lieut. 
général de la marine. Nantes, 1870.) 


DE TYPOO-SAHIB A BREST 527 


revanche sur M. Moynier (commandant la place et le château), 
qui, quinze jours auparavant, avait tout net prohibé ces sottises 
là. Le soir de cette triste vêprée on illumina. On pouvait lire, 
dit-on, en lettres de feu chez M. R... Deposuit patentes de sede 
et exaltavit humiles. Quel effort de génie ! Non, l’idée n'était 
pas Brestoise, à moins que par le dernier mot humiles. M. R... 
n'ait voulu faire la leçon au Parlement. On lisait ailleurs : 
Cedant arma togam. Quel abus ! Le vœu de la Nation n'est-il 
pas pour cette fois a confrario : vincant arma togam ? On lisait 
bien d’autres choses encore aussi mal appliquées. Je t’en fais. 
grâce. Depuis le 2 du mois jusqu’au jour de leur départ de 
Brest, les ambassadeurs se sont baignés, chauffés, etc. et, dit-on, 
murmuré et écrit contre M. d’Hector et puis c’est tout. Le 11, à 
5 heures au soir, ils se sont embarqués sur la Thétis au bruit 
des canons du château et de la batterié rovale ; depuis hier matin 
ils sont en mer avec bon vent. 


Crois moi ton frère et bon ami, 
Fr. ALEXANDRE DE QUIMPER, Capucin, Lecteur. 


A Monsieur 
Monsieur Trémaria, 
Docteur médecin, 
a Quimper. 


Le lecteur a remarqué le ton empoulé de cette lettre et de: 
l’allocution du Gardien aux Ambassadeurs. Nous sommes au 
XVIIIe siècle, c'est dans le goût de l’époque. On aime lesgrandes- 
phrases, les réminiscences classiques, les allusions à l’histoire 
ancienne et aussi ce que l’on appellerait aujourd’hui le chauvi- 
nisme de ces temps-là. Puis nous sommes à la veille de la révo- 
lution ; on voit poindre ce mélange des classes et des ordres qui 
bientôt va s'affirmer plus hautement ; ce désordre, cette indisci- 
pline que le P. Alexandre constate à Brest, qu'il a peine à com- 
prendre et qui lui font encore écrire à son frère : « J’ajouterai à 
tout ceci ce qu'on me dit hier, si je pouvais le croire, que nos 
compatriotes tournent casaque, et que de sujets fidèles ils devien- 
nent tout autres, mais je n’en Crois rien. » 

Ce capucin, le P. Alexandre de Quimper, né dans cette ville le 
8 septembre 1756, s'appelait dans le monde Félix-Marie Dela- 
roque Tremaria, et il avait fait profession au mois de décembre: 


528 LES AMBASSADEURS 


1772. Il était fils de Jean-Baptiste François Delaroque, sieur de 
Tremaria et de Kerandraon qui épousa le 8 février 1751 Marie- 
Thérèse Corentin Huchet de Kerourein, fille du maire de 
Quimper. En 1700, le P. Alexandre était au couvent des Capu- 
cins de Brest, il opta pour la vie commune, et il alla la mener 
avec ses confrères au couvent de Roscoff jusqu’à l'évacuation de 
la maison en septembre 1792. De là il passa à Jersey, puis en 
Angleterre où il mourut en 1798. (1) Son correspondant est son 
frère aîné Alexandre-Marie Delaroque-Tremaria, docteur en 
médecine, né à Quimper en 1751, qui fut arrêté comme suspect 
en 1793, avec son plus jeune frère, Victor-Hyacinthe, capitaine 
de vaisseau, âgé de 30 ans. Ils furent d’abord emprisonnés à 
Lorient où on leur fit subir un interrogatoire qui se trouve au ‘ 
dossier. Puis un décret de la Convention en date du 15 brumaire 
an II les traduisit devant le Tribunal révolutionnaire de Paris. 
Fouquier Tinville accusa les deux frères d’être les chefs de toutes 
les conspirations formées dans les départements du Finistère et 
du Morbihan. « Leurs trames, dit-il, sont établies au plus haut 
degré d’évidence, non seulement par les correspondances qui ont 
eu lieu entre eux deux, mais encore avec leur sœur, et avec un 
nommé Alexandre Laroque, leur frère, ci-devant capucin, qui 
peut-être dans ce moment, combat ou prêche avec les brigands 
de la Vendée. En eftet, il suffit de parcourir ces correspondances 
volumineuses pour être convaincu qu'ils n'ont cessé depuis 1790 
de conspirer dans leurs départements, pour y allumer le feu de 
da guerre civile avec les torches du fanatisme et du royalisme... » 

Les deux frères furent guillotinés à Paris le 6 nivose an II 
{26 décembre 1793). Le 1 thermidor an IT (19 juillet 1794) deux 
de leurs sœurs montaient sur l’échafaud avec la Mère Victoire de 
St-Luc, religieuse de la Retraite, et des nombreux enfants de 
J.-B. Delaroque il ne restait qu’un fils, Guillaume, dont la petite 
fille, dernière du nom, épousa en 1868 M. de Poulpiquet de 
Brescanvel. (2) 

Fr. ARMEL. 


(1) Plasse. Le clergé français réfugié en Angleterre. 11, 239, 417. 

(2) Kerveler, Biobibliographie bretonne confond les prénoms des deux frères et 
‘il se trompe en disant qu’au dossier des Arch. Nat. W. 304, on trouve des lettres 
adressées au Capucin. Il y a quelques lettres échangées entre le médecin et le capi- 
taine de vaisseau, mais on trouve surtout au dossier des lettres écrites par le Capucin 
au Docteur et qui sont intéressantes pour l'histoire du Finistère de 1790 à 1792. 
Nous nous proposons de les publier lorsque nous aurons pu identifier tous les per- 
“onnages dont il est question dans ces lettres. 


SCHISME CHEZ LES MARIAVITES 


La secte existait depuis quatre ans, mais n'avait pas encore 
d’évêque. C'était la fin à brève échéance. 

En novembre 1909, l'abbé Jean Kowalski allait recevoir à 
Utrecht la consécration épiscopale des mains de l'archevêque 
janséniste. Le 4 septembre 1910, l'évêque Kowalski conférait 
en l’église mariavite de Lowicz (gouvernement de Varsovie), 
l’épiscopat à deux jeunes prêtres de 34 à 35 ans : l’abbé Proch- 
niewski et l'abbé Léon Golebiowski. Il était assisté par deux 
prélats jansénistes de Hollande : Gérard Gul, archevêque 
d’Utrecht et J. van Thiel, évêque de Haarlem. L’évêque suisse 
vieux-catholique Herzog, s'était fait représenter par l’un de ses 
prêtres, l’abhé Antoine Absenger, curé vieux-catholique de Biel. 

Le Gouverneur-Général de Varsovie était aussi représenté 
par un haut fonctionnaire russe. La fondatrice mère Marie- 
Françoise Kozlowska se prélassait au premier rang, comblée des 
félicitations émues des évêques. Dans un discours prononcé en 
un polonais très-pur, le délégué d’Herzog salua d’abord la mère, 
et ensuite les évêques. Le retour fut un triomphe. Dix mille 
personnes, ivres d'enthousiasme, acclamaient Marie Kozlowska. 
La police russe faisait un service d'ordre, on pavoisait, on jetait 
des fleurs. Jamais reine ne jouit d’un tel « triomphe », s’écria 
l’évêque de Haarlem. 

Que devait penser cette pauvre couturière, vivant d’aumônes, 
à Plock, il y asix ans ? Vient à l'esprit le rapprochement usé 
(c'est dommage) ! du capitole et de la roche tarpéienne. 

Voici une nouvelle mère qui supplante l’ancienne. Marie 
Cygler, tchèque de naissance, hystérique et visionnaire, vient de 
s'établir à Varsovie depuis quelques mois. Dans le modeste 
appartement qu’elle occupe, une pièce sert de chapelle ; un prêtre 
mariavite y vient dire la Messe, la malheureuse conserve toute 


E. F. — XXV. — 34 


530 SCHISME CHEZ LES MARIAVITES 


la journée la sainte Réserve sur sa poitrine, et se communie elle- 
meme par pudeur, de peur qu’un homme ne lui touche du bout 
des doigts, les lèvres ou la langue. Son chapelain est le plus 
populaire, disent les journaux, des prêtres mariavites, l’abbé 
Zebrowski. Il est complètement sous l'influence de Marie Cygler, 
et s'est déjà saumis à la pratique de la confession publique que 
la visionnaire veut imposer au clergé : ce au scandale du peuple. 

L'Évèque a interrompu d'autorité cette accusation portant sur 
des sujets fort délicats. 

Or, le 7 février, mille mariavites en comptant les femmes 
et les enfants, allaient, accompagnés de leur curé, l'abbé 
Zebrowski, demander à l’évêque Kowalsky, de ne pas le desti- 
tuer commeilen avait manifesté l'intention. 

Alors il se passa dans l’église mariavite de la rue Karolkowa, à 
Varsovie, une scène scandaleuse qui dura plus de deux heures, 
et ne cessa que sur l'intervention de la police. Dessinons-en une 
simple silhouette. L’évêque Kowalski à l'abbé Zebrowski : 

« Croyez-vous que Marie-Françoise Kozlowska est confirmée 
« en grâce ? » La foule : « Qu'il le croie ou non, nous ne le 
« CTOYONS pas ». 

ny al : « Je vous défends d’avoir à l’avenir aucune relation 
« avec Marie Cygler ». La foule : « Un prêtre ne peut refuser 
« à personne le secours de son ministère ». L'Évêque : « L’es- 
« sence du mariavitisme, c'est une obéissance aveugle et sans 
« réserve aux ordres de la mêre Marie-Françoise Kozlowska. 
« Ce devoir s'impose aux prêtres et aux évêques comme aux 
« simples fidèles ». La foule : « Nous n’avons pas abandonné 
« le Pape de Rome, pour nous soumettre à la papesse de Plock. 
« Notre religion n’a d'autre fondement que le Christ et d’autre 
« règle que l Évangile ». 

Des cris scandaleux interrompirent ensuite l’adoration du T.S. 
Sacrement présidée par l'Évêque, si bien qu'on dut appeler la 
police qui fit plusieurs arrestations. Depuis lors cette église et 
celle de la rue Szara sont fermées au public. On n’y pénètre que 
muni d’une carte d'invitation personnelle que des policiers véri- 
fient à la porte. 

L'Évêque a frappé de suspense l’abbé Zebrowski, a nommé 
curé à sa place l’abbé Rittner, interdisant à l'abbé Zebrowski le 
port dela soutane sous peine de l'y faire contraindre par la police. 

Les paroissiens se divisent en deux obédiences. Sur cette 
question de doctrine dirais-je, si le mot n'était ici déplacé, 


SCHISME CHEZ LES MARIAVITES 5317 


vient se greffer une question financière. Ce fut l’occasion d’une 
seconde émeute à peu près aussi scandaleuse que la première. 
Elle eut lieu le dimanche de la septuagésime dans l’une des 
églises nommées plus haut. Voici à quelle occasion. | 

Tous les bénéfices ecclésiastiques des mariavites grevés d'hy- 
pothèques étaient incrits au nom de l’abbé Zebrowski. L'évé- 
que, après l’avoir destitué et trappé de suspense, lui ordonna de 
se présenter à la chancellerie de l'évêché pour régulariser cette 
situation. L'abbé refusa d’obéir. L’évêque administrateur-géné- 
ral de tous les bénéfices mariavites se contenta de faire cons- 
tater devant témoins ce refus. Plusieurs partisans de l’abbé 
Zebrowski accusèrent, à tort sans doute, l’évêque Kowalski de 
vouloir s'emparer de ces bénéfices. Un grand nombre mécon- 
tents de la fermeture des églises à la construction desquelles ils 
avaient contribué de leurs deniers, regrettaient hautement leurs 
largesses ; quelques-uns même en réclamaient la restitution. 
Ces sentiments s’affirmèrent d’abord dans une réunion publi- 
que, le samedi 11 février. On y constatait une grande efferves- 
cence : «Je leur ai donné, disait un ouvrier, mes économies 
« s’élevant à 600 roubles (environ 1600 francs), aujourd’hui je 
« le regrette ». « Ah! les brigands ! s’écriait une femme du 
« peuple misérablement vêtue, j'ai volé de l'argent à un paysan 
« pour le leur apporter ! » 

Le lendemain 12 février, à la Messe solennelle, l’abbé Wiecho- 
wicz monte en chaire trèsému. Il lit d’abord l'Évangile du jour 
au milieu d’un silencegénéral. Mais lorsqu'il commence ensuite 
la lecture d’une lettre circulaire de l'évêque Kowalski, cette lecture 
est hachée par les interruptions de l’assistance : « Ce n’est pas 
vrai! « C’est faux ! Mensonges !» 

La majorité des mariavites paraît se détacher de l'évêque 
Kowalski dans des conditions identiques à celles qui aboutirent 
à la révolte de ce dernier contre son Archevèque et contre le 
Pape. Il y a six ans, l'abbé Kowalski et les siens rompaient avec 
Rome, pour suivre une visionnaire; aujourd hui l'abbé Zebro- 
wski, suivi d'une foule de fidèles, rompt avec Kowalski pour 
suivre une autre visionnaire. Qui pourra les départager ? Tous 
les arguments opposés se retournent contre Kowalski. On ne 
voit qu'une solution logique : le retour de tous, dans le sein de 
l'Église Romaine. Un bon nombre de partisans de Zebrowski 
semblent disposés à cette conversion. Les autres demeurant sans 
chefs, offriraient une proie facile à quelque secte nouvelle. 


532 SCHISME CHEZ LES MARIAVITES 


En attendant, la lune de miel entre mariavites polonais et gou- 
vernement russe, fait place à l'exigence nullement platonique. 
« Do ut des ». Le sacre de deux nouveaux évêques fut autorisé 
pour permettre la propagande du mariavitisme en Lithuanie 
et en Russie, avec l’emploi exclusif de la langue russe. 

L'obédience de Rome fait place à celle de Saint-Pétersbourg. 

Le patriotisme du troupeau lui permettra-t-il de suivre ses 
faux pasteurs jusque là ? A coup sûr, un très grand nombre 
refusera de favoriser ainsi la russification de la Lithuanie, sœur 
de la Pologne depuis six siècles. 

Un télégramme de Saint-Pétersbourg annonçait, il y a quel- 
ques jours seulement la déposition à la Douma d'un projet de loi 
tendant à considérer la secte mariavite non comme ayant sa 
hiérarchie complète, mais comme une société reconnue à cer- 
taines conditions de contrôle et d'approbation du pouvoir civil. 

Le clergé mariavite serait astreint au service militaire. La 
liberté de construire des églises et d'établir des cimetières serait 
soumise à la permission des gouverneurs de province, l’organi- 
sation des paroisses à l’approbation des ministres de l’intérieur 
et de la justice. Les mariavites comptent à ce jour quatre-vingt 
dix paroisses. J’ignore le nombre de paroissiens. 

« Messieurs, pas de rêveries », disait Nicolas [er à la noblesse 
varsovienne peu après l'insurrection de 1830. 

Si la Russie faisait sans réserves à la Pologne une situation 
acceptable, toutes les rêveries religieuses politiques, et sociales, 
résultat d'un malaise permanent, disparaîtraient devant cette réa- 
lité bienfaisante, comme les fantômes nocturnes aux rayons du 
soleil. | 

L'idéal personnel du tsar Nicalas II, c'est la monarchie 
anglaise. Malheureusement ce souverain, moteur par sa situation, 
est instrument par caractère. 

Puis la Bureaucratie ! Ce monstre philologique franco-grec, 
est adéquat à la monstruosité qu'il exprime. La Bureaucratie, 
notamment la Bureaucratie russe, est la pire des autocraties, car 
elle est anonyme, et souvent insaisissable. Ma mémoire regorge 
d'exemples à l'appui, mais Boileau m'avertit de ne pas abuser. 

« Qui ne sut se borner, ne sut jamais écrire ». 


Albert de KOSKOWSKI. 


SCHISME CHEZ LES MARIAVITES 533 


SOURCES 


Journaux varsoviens 
(février-avril 1911) notamment : 


1. Dztennik powszechwy (Journal catholique). 

2. Kuryer Poranny (Courrier du matin). 

3. Dzien (le Jour). 

4. Gazeta Warszawska (Gazette de Varsovie). 

5. Zycie Warszawskie (Vie varsovienne). 

J'ai consulté enfin le Kalendarz Maryawicki (Almanach ma- 
riavite 1911) qui raconte longuement la cérémonie du 4 sep- 
tembre 1910. 


A PROPOS 
D'UBERTIN DE CASALE 6 


Le P. Frédégand Callaey, Frère Mineur Capucin de la Province 
belge, vient de publier un livre qu'aucun de ceux qui s'intéressent à 
l’histoire franciscaine ne devra ignorer. C'est une étude sur l'un des 
personnages les plus tragiques de l'Ordre : Ubertin de Casale. 

Formé à la sévère discipline de l’Université de Louvain, l’auteur 
procède avec une méthode sûre. Il va droit aux sources pour tout ce 
qui concerne son héros, et nous le fait connaître aussi bien qu'il est 
possible de connaitre un esprit si complexe, 

Le Chap. I, consacré à la jeunesse d'Ubertin, abonde en détails 
typiques sur ses relations, ses amitiés, sa formation spirituelle, son 
tempérament et son caractère. L'état de l'Ordre à la fin du XIIIe 
siècle fait l'objet du Chap.Il. Nous y voyons le jeune religieux lecteur, 
prédicateur et déjà polémiste ardent. Dans les Chap. III et IV le P. 
Frédégand nous fait assister à la composition de l’Arbor Vitæ. Il 
nous montre les sources où puise celui qui sera plus tard le chef des 
spirituels en Toscane ; avec ordre et clarté il nous expose ses théories 
religieuses uniquement inspirées par la contemplation du Christ et ses 
idées mystico-politiques empreintes de pessimisme. C'est à bon droit 
que ce livre étrange, à la fois prière, chronique et pamphlet est qualifié 
d'« œuvre violente de parti» (p. 139). Puis viennent les débats du 
Concile de Vienne qui occupent les Chap. V et VI. C’est là que l'au- 
teur nous dépeint le Défenseur des Spirituels dans toute la fougue de 
son zèle pour la pauvreté, avec son habileté, sa loyauté et aussi ses exa- 
gérations. Enfin le Chap. VII discute et établit le rôle d’'Ubertin dans 
la controverse sur la pauvreté du Christ qui mit aux prises Jean XXII, 
les Frères Mineurs et Louis de Bavière. Ce dernier chapitre se termine 
par un point d'interrogation sur la fin mystérieuse d'Ubertin. Suivent 


(1) L'idéalisme franciscain spirituel au XIV* S. Étude sur Ubertin de Casale par 
Frédégand Callaey, O. M. Cap., Docteur en sciences morales et historiques. Louvain, 
Bureau de la Revue d'Histoire ecclésiastique ; Paris, A. Picard ; Bruxelles, Alb. 
Dewit. 1911. Maison Saint Roch, Couvin, Belgique. Un vol. in-8 de XXVI1-280 pp. 
5 fres. 


D'UBERTIN. DE CASALE 535 


des notes critiques et bibliographiques sur les écrits d’'Ubertin, une table 
analytique et une table alphabétique que complète en tête du livre une 
copieuse bibliographie. 

L'ouvrage se présente donc avec tout l'appareil scientifique que l'on 
exige aujourd’hui des travaux d’histoire. Est-ce à dire que le savant 
auteur n’a pas eu quelques distractions ?.... Qui n'en a pas ?..…., Nous 
allons en signaler quelques-unes immédiatement, pour n'avoir plus à 
y revenir. 

Et d'abord les citations de l'Arbor Vitæ manquent de précision. 
Sans doute l'unique édition, celle de Venise 1485, n’a pas de pagina- 
tion, mais à la fin du volume on trouve une tabula capitulorum qui 
indique à quel folio commence chacun des Chapitres. On peut en se 
servant de cette table déterminer d'une façon moins vague, pas toujours 
juste cependant, le folio des citations empruntées à cet écrit. C'est 
ainsi qu'a procédé M. Sabatier dans son édition du Speculum Perfec- 
tionis (cf. p. CXLII). 

La table alphabétique au mot Pier re de Macerata identifie Libérat 
de Loro et Libérat de Macerata qu sont certainement deux person- 
nages différents (1). 

P. 160, il est question de tres de Nicolas III contre les Spirituels. 
Le texte cité parle bien de lettres d'un Pape Nicolas, sans dire s’il s'agit 
de Nicolas III ou de Nicolas IV. En réalité il s'agit de ce dernier (2). 

Après le P. René dans son Histoire des Spirituels (p. 388), le P. Fré- 
dégand mentionne un Chapitre Général à Carcassonne, au lieu d’un 
chapitre provincial (p. 209). 

P. 211 note 1, les Spirituels de Toscane sont anis à ceux de 
Provence. Ce rapprochement n'est pas très juste dans la circonstance. 
Car les Spirituels de Toscane employèrent la violencæ contre les 
membres de la Communauté sans aucune PIUNCESES de leur part. Ii 
n'en fut pas de même des autres. 

Les luttes d'Ubertin contre les sectes du « libre-esprit » dont fai- 
saient partie Gérard Ségarelli et les Pseudo-Apôtres, nous sont contées 
un peu confusément(p. 44-49). Le R. P. ne nous dit rien de la réfuta- 
tion de leurs théories qui se trouve dans l'Arbor Vitæ (fol. 78. 79). 
Elle est assez longue et assez cinglante pour mériter une mention. 
La note 1 de la page 53 cite bien une ligne de cette. réponse, mais 6h 
la donnant comme tirée du Livre IV, C. I, et dirigée contre les Ma- 
nichéens. A la vérité cette phrase : istis respondendum esset non dis- 


(1) Le P. Girolamo Golubovich, dans &a Biblioteca Bro-bibliografita della Terra 
Santa T. 1. p. 345, note, 4 distingue à justetitre Libérat de Loro de Libérat de Me- 
cerata, mais à la note 1 de la même page il a le tort de distinguer également Pierre 
et Libérat de Macerata qui sont les deux noms d’un même individu. Cf, Analecta 
Francescana T. 1V p. 280 n. 1 ; F. Tocco, Studfi francescani, p. 246. 7, 382. 3. 

(2) La Bulle Gloriosam Ecclesiam (213 Janvier 1318) de Jean XXII fait allusion à 
ces lettres de Nicolas IV. Cf. Bullarium franciscanvm t. V. p. 138. 


536 A PROPOS 


putatione sed igne, est extraite de la diatribe virulente contre le « libre- 
esprit, » qui occupe la fin du Chap. III du Livre III Jesus desertum 
incolens. 

Voici comment Ubertin nous présente ces hérétiques : Sed adhuc 
impii econtra virus iniquitatis effundunt dicentes : Nunc tempus est 
Spiritûs Sancti qui est spiritus libertatis et anima interius perficit, ut 
omnia mundi delectamenta in Deum referat et de abstinentia parum 
curat. Sancti autem locuti sunt pro temporibus suis quibus tanta 
spiritüs copia non dabatur. » 

Il expose leurs théories, cite les autorités scripturaires et patris- 
tiques qu'ils invoquent. I] les réfute ensuite une à une, notamment par 
un texte de S. Jérôme contre les Manichéens dont les sectes du « libre- 
esprit » renouvellent les monstruosités : a Vides, dit-il alors, diaboli- 
cum finem ad quem secta ista deducit. Vere istis respondendum esset 
non disputatione sed igne.» Plus loin: « Quod autem pro radice er- 
roris assumunt, scilicet quod nunc est tempus spiritüs sancti qui est 
spiritus libertatis quia sicut ait Apo. IT ad Cor IIT (v. 17) : Ubi 
Spiritus Domini, ibi libertas, omnino est contra eos », Il le prouve et 
ajoute à sa démonstration ce coup de boutoir « Cum enim Spiritus 
Sanctus, dicatur Sanctus, impollutus et castus, qui in eos intravit ad 
talia operanda est ille Spiritus qui intravit in porcos. x Le chapitre 
se termine par ces mots: « oc contra iniquitatis spiritum dixisse suff- 
ciat, cum tamen hoc solum debuerit sufficere quod Salvator noster et 
magister Jesus, virginitatis observator et filius, desertum austeritatis 
incoluit et quadraginta dierum numero jejunavit. Ad quem imitan- 
dum, si mentem intraverit, Spiritus sanctus inducit. » 

I s'agit donc bien de la secte du « libre-esprit ». 

Au sujet de la question posée par Jean XXII sur la Pauvreté du 
Christ, Ubertin n'eut que le mérite de meftre au point la réponse qui 
pacifia momentanément les Mineurs et les Prêcheurs. Elle avait déjà 
été esquissée par le Cardinal franciséain Bertrand de la Tour et, bien 
avant ces controverses qui devaient avoir de si tristes conséq uences, 
par Jean Pecham et St Bonaventure. (1) 

Mais voici une autre question plus délicate. C’est celle de l'usage 
pauvre. Profitons de l'occasion que nous offre l'ouvrage du R. P. 
Frédégand pour y insister ; d'autant plus qu'elle a été très peu étudiée 
au point de vue historique et qu'elle fut d’une très grande importance 
non seulement pendant la guerre des Spirituels contre la Commu- 
nauté, mais encore dans la naissance de toutes les réformes. 

Il s’agit de la distinction entre l’usage moderé et l'usage étroit. Uber- 
tin défend l'usage étroit et le P. Frédégand (p. 152 n. 1) fait entendre 


(1) Ct. Apologia Pagiierum c. VII $ 32-40 ; C: VIII S 22, Opera omnia t. VIII 
p. 283. 5, 293.4. Voir aussi F. Tocco, la Quistione della poverta, (Napoli, 1910) qui 
donne le texte de toutes les réponses. | | 


D'UBERTIN DE CASALE 537 


qu'il est ainsi en contradiction avec la Bulle Exiit qui seminat qui per- 
met l'usage modéré: moderatus usus secundum eorum regulam et veri- 
tatem omnimodam concessus est Fratribus. Lorsque Ubertin tient un 
langage qui semble s'éloigner de ses tendances rigoristes et lorsqu'il 
parle de l’usum pauperem, arctum vel moderatum, le R. P. (p. 184 
n. 1) pense que c’est par habileté et pour ne pas se mettre, devant ses 
juges, en contradiction trop flagrante avec la Bulle Exrit qui seminat. 
I] y 4 là une confusion qui provient de la notion actuelle que nous 
avons de l'usage pauvre. Nous distinguons l'usage éfroit de l'usage 
modéré. Mais à la fin du XIIIe s. cette distinction n'était pas encore 
établie et Ubertin est pleinement d'accord avec la Décrétale de Nicolas 
III qui résume toute la tradition. 

En effet, jusqu'à la fin du XIIIe S. on ne connaissait que deux 
sortes d’usages : 1° ceux qui sont permis, 2° ceux qui sont prohibés. 
Permises toutes les choses nécessaires à la nourriture et au vêtement, 
à l'étude et au culte divin ; prohibées toutes les autres. Il était bien 
entendu que même l'usage des choses permises devait être pauvre ; 
c’est-à-dire qu'il fallait le modérer, le restreindre à la seule nécessité (1). 
Nicolas III ne distingue pas entre usage étroit et usage modéré. 

Aussi bien ces deux mots ont-ils toujours été employés indifférem- 
ment jusqu'à cette époque pour désigner l'usage pauvre recommandé 
par la Règle : | | 

S. Bonaventure emploie de préférence le mot éfroit.Dans son Expo- 
sition de la Règle il se pose cette question: « Ex quo Fratres habent tan- 
tum usum rerum, possuntne habere usum quarumcumque et quanta- 
rumcumque rerum ? » Il termine sa réponse en disant : « Non ergo 
competit veris pauperibus habere magnas areas, vel sumtuosa 
æœdificia aut quæcumque alia similia non vasa ornata, non cella- 
ria, non prompluaria instaurata ; Sed ut omnia, quantum patitur 
fragilitas, ad paupertatis strictissimam regulam reducantur. n (2) 
Ailleurs : « Evangelicæ paupertatis est possessiones terrenas quan- 
tum ad dominium et proprietatem relinquere, usum vero non 
omnino rejicere' sed arctare. » (3). Plus loin : « Evangelica 
vero paupertas, pro eo quod ad æterna Spiritum sublevat, tan- 
quam ea quæ in cælis totaliter thesaurizat, perfecte ipsam profitent: 


(1) Quinimo necessariarum rerum tam ad vitæ sustentationem quam ad officiorum 
sui status executionem, excepto quod de pecunia infra subjungitur, moderatus usus 
secundum eorum regulam et veritatem omnimodam concessus est Fratribus (Bulle 
Exitt qui seminat. Seraphiceæ legislationis textus originales, Quaracchi 1897, p.194.) 
Ex quibus omnibus satis claret ex regula, ad victum, vestitum cultum:et sapientiale 
studium, necessarium usum Fratribus esse concessum (ib. p. 196)... Non enim om- 
nium rerum usum habere debent.…. quinimo in omnibus appareat in eis quoad do- 
minium omnimods abdicatio et in usu mecessitas (ib. p. «p9). 

(2) Expos. Reg. F. M. c. VI. 8 12-15, Opera omnia t. VIII p. 422. 3. 

(3) Apologia pauperum c. VII. $ 3, Op. omn. t. VIII p. 273. 


538 À PROPOS 


suadet omnibus temporalibus debere nudari quoad affectum atque 
dominiumt, et arcta sustentatione recessitatis esse contentum quantum 
ad usum. Et hoc est ipsius modus â&ive medietas, quod sic relinquat 
dominium, quod non rejiciat usum ; Sic recipiai usum quod non 
reservat dominium ; sic arctitudinem servet quod sustentationem 
naturæ necessariam non devitet ; sic necessitati Subventat, quod ab 
arctitudine non recedat. » (1) 

Pierre-Jean Olive, lui, le Chef des Spirituels de Provence emploie 
tantôt le mot modéré seul, tantôt les mots modérée et étroit joints l'un 
à l'autre. Dans son traité de usu paupere il réfute ceux « qui audent 
publice astruere et dogmatizare et in scolis suis sollempniter deter- 
minare quod usus pauper seu usus moderatus nullo modo cadit sub 
professione et voto regulæ nostrae. (2) Il dit encore : « In his vero 
que ad victum ac vestitum, divinum culium et sapientiale studium 
spectant, sub rationali circumstanciarum moderancia usum arctat et 
restringit. Et hoc tam respectu presentis lemporis quam futuri, quia 
personarum qualitas, temporum varietas, locorum conditio, status 
nostri. execulio ef nonudle ælie circumstancie plus minuve ac aliter 
provideri requirant. Hanc autem moderanciam que nichil aliud est 
quam virtutis paupertatis medium non secundum rem, sed secundum 
rationis adaequetionem sumpiam non intelligo sic praecise includi in 
voto paupertatis evangelice quod omnis excessus aut immoderancia 
sit mortale peccatum aut voti substantiam interimens, sed solum 
quando est talis ac tanta quod merito debet censeri enormiter ledere 
statum evangelice pawpertatis (3). » I était difhcile à P. J. Olive d'être 
davantage dans la tradition. | 

. La thèse opposée fut défendue par Pierre Auriol. Celui-ci ensei- 
gnait dans son traité de Paugpertate et usy paupere (4) que la pauvreté 
franciscaine consisté essentiellement dans l'abdication de toute pro- 
priété et non pas dans l'usage pauvre. D'après son opinion, qui était 
celle du parti laxiste de la Communauté, le F. M. en gardant à sa 
disposition des choses rares, précieuses, abondantes, peut blesser 
l'humilité, la tempérance, la simplicité, mais il ne viole pas la pau- 
vreté dès là qu'il ne se reconnaît sur ces choses aucun droit. Et Pierre 
Auriol, avocat de la large observance, se sert pour caractériser l'usage 
pauvre des mèmes expressions que P. J. Olive: « Usus pauperes qui 
consistunt in arctatione et moderatione usüs rerum reducuntur ad 
alias virtutes et non ad paupertatem.» (fe 128!). Ce n'est donc 
point par habileté diplomatique que dans le langage d’Ubertin de 
Casale les deux mots éfroit et modéré se trouvent accolés : « Docent 
Ærronee, dit-il en parlant des partisans de la SORmEnenr: quod pau- 


(à) nie panp. cap. XII $ 20 loc, cit. p. 522. 3. 

(2) Archiv für Litteratur und Kirchengeschichte t. 111 p. 5:35. 
(3) Archivum franciscanum historiowm, t. 1 p. 611. 

(4) Speculum Minorum, Venise 1513, P. il fol. 126! - s29b8, 


D'UBERTIN DE CASALE 539 


pertas Christi et apostolorim in FEvangelio imposita et paupertas 
voti nostrae regulae in voti substantia nullum moderamen vel arta- 
tionem in usu rerum includit sed solam expropriationem » (1). Dans 
ce passage et dans d’autres encore qu'il serait trop long de citer, l’avo- 
cat des Spirituels employait le langage courant de son temps. On pen- 
sait encore avec S. Bonaventure que se proclamer disciple volontaire 
de la très haute pauvreté et ne vouloir souffrir aucune pénurie, avoir. 
les dehors d’un mendiant et, à l’intérieur, vivre comme les riches dans 
l'abondance, était une honteuse hypocrisie (2). C'était, semble-t-il, 
d'assez bonne logique. Mais, à la faveur de la théorie que Pierre Auriol 
couvrait de son autorité, une nouvelle conception de l'usage pauvre 
s'élabora. On prétendit que le F. M. n'y était obligé que dans la me- 
sure où la règle le prescrit (3). Les usages que l’on avait toujours 
regardés comme prohibés sauf en cas de nécessité (p. ex.: porter des 
Chaussures, aller à cheval) furent mis au nombre des usages permis, 
mais étroits ; les autres devinrent les #sages modérés. Il en résulte que 
les deux mots étroit et modéré qui, tout en ayant grammaticalement 
un sens différent, avaient désigné jusque là une seule et même chose, 
commencèrent, à désigner deux degrés différents dans la pratique de la 
pauvreté : l'un très sévère et l'autre moins (4). La Bulle Exivi de Para- 
diso adopte, quoiqu'en disent F. Tocco, le P. René et le P. Frédé- 
gand (5), le point de vue des partisans de la Communauté. Elle ne 
définit pas, il est vrai, si l'usage pauvre est ou n’est pas de l'essence du 
vœu, mais elle affirme que le F. M n'y est tenu que dans la mesure où 
il est exprimé par la Règle (6). Clément V met ainsi sur la voiedela dis- 
tinction universellement admise aujourd'hui et que l'on trouve nette- 
ment formulée dans une lettre de S. Bernardin de Sienne (7). 

On ne saurait faire un grief au R. P. Frédégand de n'être pas entré 
dans ces précisions qui ne tenaient pas directement à son sujet. Elles 


(1) Archiv. für Litt. und Kirch. t. 11 p. 385. 

(2) « Foedum est enim profanumque mendacium summæ paupertatis voluntarium 
professorem se asserere et rerum penuriam pati nolle, interius divitum instar afflu- 
ere et exterius more pauperum mendicare » Epist. offic. Ile $ 4, Op. omn. t. VIII 
P- 471. 

(3) Aliis e contrario asserentibus quod ex professione sua ad nullum usum pau- 
perem qui non exprimatur in Regula obligantur, licet teneantur ad usum modera- 
tum temperantiæ, sicut et magis ex condecenti, quam ceteri Christiani. (B. Exivi 
de Paradiso de Clément V. Ser. Leg. Text. Orig. p. 2561). 

(4) Le même sort est arrivé aux mots « stricte et régulière Observance». Le Décret 
du Concile de Constance, emploie indifféremment ces deux termes pour désigner 
les religieux réformés ; mais plus tard ils désigneront deux familles. différentes. 

(5) F. Tocco, Studit francescani p. 357, 402; René, Histoire des Spirituels p. 
381 3 ; Frédégand Callaey, op. cit. p. 192. 

(6) « Dicimus quod Fratres Minores ex professione suæ Reguiæ obligantur ad 
arctos usus seu patiperes qui in ipsorum Regula continentur et ex eo obligationfs 
modo sub quo continet seu ponit Regula dictos usus. (Ser. Leg. Tex. orig. p.256.) 

(7) Analecta F'ranciscana t. 11 p. 303. 


540 A PROPOS 


l’auraient cependant empêché de faire à Ubertin un reproche immé- 
rité. 

Par contre on ne peut que le louer de l'équité de son jugement sur 
le Speculum perfectionis (p. 110. n. 2et p. 114.)(1),sur le fameux Frère 
Élie (p. 116. 7) et sur la valeur historique des écrits d’'Ubertin de Ca- 
sale : « Son témoignage vague et partial, basé sur une tradition sus- 
pecte ne mérite pas qu'on y ajoute foi... Est-ce à dire qu'il faille traiter 
Ubertin de fourbe et de calomniateur ? On chercherait vainement 
pourquoi : il n’a fait que rapporter les bruits qui se colportaient dans 
son milieu. » (p. 110). 

D'ailleurs les pages excellentes abondent dans l’ouvrage du K. P. 
Frédégand ; les analyses sont précises et détaillées, l'exposition des 
faits claire et rapide. Citons en particuler les pages qui ont trait à 
l'état de l'ordre au XIIIe s. (p. 40-2), celles où il fait justice de cette 
belle légende de la révélation de la Règle, si particulièrement néfaste 
puisqu'elle a donné naissance à la scandaleuse rébellion des Spirituels. 
Citons encore les pages où l’auteur discute avec tant de sagacité la 
collaboration franciscaine à l'appel de Saxenhausen (p. 242-249), et 
enfin le portrait d'Ubertin qui termine l'ouvrage (254-257). Personne 
ne s'étonnera que cette étude si dextrement menée et beaucoup plus 
complète que les monographies d’E. Knoth et de Ch. Huck, ait con- 
quis au KR. P. Frédégand le grade de Docteur en Sciences morales et 
historiques à l’Université de Louvain, summa cum laude. 

Souhaitons que les deux autres acteurs principaux du drame spiri- 
tuel, P. J. Olive et Ange de Clareno trouvent, pour les mettre en 
scène, un écrivain aussi érudit et aussi habile que l’auteur de l’Étude 
sur Ubertin de Casale. 


F. GRATIEN. 
O. M. C. 


(1) H'est bien probable que le dernier Opuscule de critique historique (L'Incipit 
et le premier Chap. du Speculum Perfectionis, Paris Fischbacher 1910) publié par 
M. Sabatier ne l'aura pas fait changer d'avis. Je laisse à « l'ardeur combative » d’un 
«docte capucin », directement mis en cause, le soin de rompre lecharme dont le savant 

diteur du Speculum sait envelopper la vraisemblance trompeuse de ses arguments. 


LA FOI CATHOLIQUE 


EN GÉORGIE () 


Les Prophètes l'ont prédit, et le Christ Notre-Seigneur en a donné 
le commandement à ses Apôtres : tous les peuples de la terre doiveñt 
entendre résonner à leurs oreilles, l'Évangile éternel. Au lendemain 
des persécutions romaines, sous Constantin, la nation géorgienne, 
située aux portes de l'empire, entra, à son tour, dans l’Église catho- 
lique. Son apôtre fut sainte Nino (Nouna, Nouné). A la date du 
15 décembre, le Martvrologe romain l'appelle Sainte Chrétienne. 
C'était une esclave du pays des Grecs. Emmenée en Géorgie, ses 
vertus, son austérité, sa chasteté, ses prières, ses miracles exercèrent 
une telle influence que bientôt la Foi catholique se répandit dans le 
pays. Sur le conseil de Nino, une ambassade fut alors députée à 
Constantinople, pour demander des Missionnaires. C'est ainsi que la 
sainte Église de Constantinople, envoyant aux Géorgiens, leurs pre: 
miers prêtres et leurs premiers évêques, Jean et Michel, eut la joie 
d’enfanter au Christ une nouvelle chrétienté. L’historien Procope 
(De bello persico, lib. I, c. r2), dira plus tard : « Parmi tous les 
chrétiens que nous connaissons, les Ibériens (Géorgiens) sont les 
plus fidèles aux lois et aux cérémonies sacrées n. 

A la fin du Ve siècle et au commencement du VIe, un nouveau 
groupe d'envoyés apostoliques se répandit en Géorgie. C'étaient 
cette fois, treize Religieux Syriens que l’Église catholique chargeait 
de raffermir et d'étendre la foi catholique en ces régions. Leur zèle 
renouvelle la face du pays. Plusieurs devinrent évêques. L'un d'eux, 
Abibos, évêque de Nékressi, fut tué par les Perses. Son crime était 
non seulement de prêcher publiquement contre le eulte idolâtre du 
feu, mais encore d'avoir osé, joignant l’action à la parole, éteindre avec 
de l'eau, l'élément que les Persans vérèrent. D’autres, devenus archi- 


(1) Micnez Tamarari. L'Église Géorgienne, des Origines jusqu’à nos jours. Avec 
104 portraits et reproducticns de monuments géorgiens, deux cartes géographiques 
et de nombreux documents inédits. Rome, Imprimerie de la Société Typographico, 
Editrice Romaine, 1910, pages 710. 


542 LA FOI CATHOLIQUE EN GÉORGIE 


mandrites, fondèrent des monastères, foyers de vie chrétienne pour le 
pays, refuges, aux siècles troublés, de la littérature géorgienne. 
Plusieurs de ces asiles de la prière et de l'étude ont traversé les temps 
et subsistent encore aujourd'hui. 

La grande épreuve du peuple géorgien fut les continuelles invasions 
qu’il eut à repousser. Les Perses d’abord, qui dès l’antiquité, rencon- 
trèrent les Géorgiens sur le champ de bataille; puis, lorsque l'Islam 
eut étendu sa domination sur les plus belles provinces de l’empire 
romain, la Géorgie devint périodiquement la proie des hordes musul- 
manes. Les arabes d’Habib et de Merwän, les Mongols de Gengis Khan 
les Tartares de Timour-Leng,les Turcs, les Persans, tous ces peuples, 
les uns après les autres, foulent le sol de la Géorgie, persécutent les 
disciples du Christ, brûlent les églises et les monastères, enlèvent des 
milliers d'esclaves qui, à vil prix, sont ensuite vendus dans les bazars 
de tout l'Orient ! Certes, le peuple géorgien n'a point manqué de bons 
soldats, d'intrépides capitaines, mais des divisions funestes entre 
princes et entre seigneurs, une sorte d’anarchie féodale, expliquent, 
d'une part, comme en Pologne, la faiblesse politique du pays devant 
l'ennemi, et, d'autre part, l'oubli de la Loi de Dieu justifie suffisam- 
ment aux yeux du chrétien, ces effroyables calamités publiques qui, 
comme jadis sur Israël rebelle à Dieu, vinrent s’abattre sur cette 
malheureuse nation. « Dans ce temps-là, dit une vieille chronique et 
c'était la veille de l'invasion mongole, la paix régnait dans le pays, 
on ne songeait qu'à boire et à manger... » (Page 420, l'Église 
géorgienne). 

Ici se place une question de la plus haute importance. À quelle 
époque et dans quelles circonstances la Géorgie s'est-elle détachée de la 
grande unité catholique ? M. Michel Tamarati a le patriotique plaisir 
de faire observer que les Géorgiens n'ont jamais eu aucune espèce 
d'inimitié contre les Latins, et qu'ils ont professé, de tout temps, un 
grand respect pour l’Église romaine. Pas ailleurs, à l'époque de la 
scission grecque, la Géorgie, au point de vue de l'administration 
ecclésiastique, était depuis longtemps autocéphale. Elle n'avait donc 
rien à voir dans les démêlés du patriarchat de Constantinople avec les 
évêques de Rome. A défaut de tout document positif pour résoudre le 
problème, M. Tamarati ne voit d'autre explication que l'éloignement 
matériel, l'isolement géographique et par suite, le défaut de relations 
avec l'Eglise Mère. Soit, mais la distance matérielle par elle-même, 
ne brise pas la charité, et les phénomènes d'ordre moral ont pour 
causes des agents de même ordre. Ne serait-il pas plus simple de voir 
dans l'état de séparation où la Géorgie apparut clairement au milieu 
du XIIIe siècle, (1) un effet naturel du prestige et de l'influence 


(1) D'après M. M. Tamarati (page 425) jusqu'à la fin du XII° siècle, les Géorgiens 
conservérent le num des Papes sur leurs diptyques. 


LA FOI CATHOLIQUE EN GÉORGIE 543 


prépondérante de Constantinople ? Les évêques géorgiens n'étaient 
pas soumis, en droit, au clergé de Constantinople, c'est vrai, mais 
la Liturgie du Caucase était, et est encore, la Liturgie grecque; sa 
discipline était la même, en fait, le culte des Géorgiens avait ses 
modèles à Constantinople, les Géorgiens ont donc suivi les Grecs, 
même dans leurs erreurs, comme des clients suivent leurs patrons,. 
comme des disciples suivent leurs maîtres et les imitent. 

Quoiqu'il en soit, il est certain que sous le Pape Grégoire IX, des 
Missionnaires latins, Frères Prêcheurs et Frères-Mineurs, furent 
envoyés en Géorgie. Les travaux des envoyés du Pape ne furent point 
stériles, puisque nous voyons, d'une part, le Pape Jean XXII ériger en 
1328, l'évêché catholique de Tiflis, dont le premier titulaire fut le 
dominicain Jean Ange de Florence, et d'autre part, nombre de Géor- 
giens entrer dans l'Ordre de saint François, tel ce Frère Démétrius de 
Tiflis, Frère lai, qui, en 1321,s’en alla, au pays des infidèles, cueillir 
ka palme du martyre. 

Parmi les missionnaires venus de Rome, le Frère Louis de Bologne, 
de l'Ordre des Frères-Mineurs, nonce apostolique sous les Papes 
Calixte III, Pie II, Paul II et Sixte IV, est certainement un de ceux 
qui ont le plus fait pour la nation géorgienne. [1 travailla en même 
temps et à l'unité ecclésiastique et à l'entente politique des princes. 
chrétiens contre l'ennemi commun : l'Islam. Une ambassade géor- 
gienne, encouragée par le Pape, conduite par Louis de Bologne, vint 
mème au royaume de France solliciter alliance et amitié contre les 
Turcs envahisseurs. Les Géorgiens virent le duc de Bourgogne et le roi 
Charles VII de France. Ils ne purent rien obtenir. Ils assistèrent à la 
mort de Charles et au couronnement de Louis XI en 1461. Celui-ci 
refusa également d'entreprendre la guerre contre les Turcs. Quel 
malheur que les princes et les rois d'Occident n'aient pas senti alors 
comme les Pontifes romains, les nobles devoirs de la solidarité chré- 
tienne. S'ils avaient su, oubliant leurs misérables querelles, se rallier 
sur le terrain des intérêts généraux, il y a beau temps que les chants 
nasillards des muezzins ne retentiraient plus sur l’une et l’autre rive 
du Bosphore ! | 

À l'aurore du XVIle siècle, la prédication évangélique éclaira de 
nouveau de sa lumière les chrétientés géorgiennes. Les princes de 
Géorgie eux-mêmes demandaient des Missionnaires catholiques. Deux 
Jésuites français, le P. Louis Granger et un Frère coadjuteur (1615) 
leur furent envoyés de Constantinople. Cette mission n'eut pas de 
suite. En :624, les Dominicains ayant visité la Géorgie, adressèrent 
au pape Urbain VIII, une relation sur l'état du pays et sur l'urgence 
d'y envoyer une mission. En 1626, la Mission catholique de Géorgie 
était fondée et la Propagande la confia aux Théatins italiens. Parmi 
les bienfaits dus aux Pères Théatins, il faut signaler l'abolition du 
trafic des esclaves. C'était alors une coutume barbare en Géorgie 


544 LA FOI CATHOLIQUE EN GÉORGIE 


de vendre aux étrangers, même et surtout aux Musulmans, des milliers 
d'esclaves. La seule province de Mengreli livrait ainsi chaque année 
deux mille de ses enfants au plus hideux esclavage. Les Mission: 
naires latins s'élevèrent hardiment contre un tel désordre, au nom 
de Jésus-Christ et les Géorgiens, dociles à Jeurs remontrances, appri- 
rent à connaître et à respecter la sublime dignité de chrétien. 

À la fin du XVIIe siècle, les PP. Théatins n'envoyant plus de 
nouveaux missionnaires, la Propagande par décret du 13 juin 1661, 
confia la Mission de Géorgie aux Frères-Mineurs Capucins d'Italie. 
Le premier préfet apostolique fut le R. P. Bonaventure de Sorrente, 
et un des Capucins les plus célèbres, le R. P. Bernard de Naples, le 
traducteur en langue géorgienne, de Saint François de Sales et de 
Bellarmin. Au milieu des persécutions de toutes sortes, l'apostolat 
franciscain, comme une vigne impitoyablement taillée, produisit 
d'abondants fruits de salut. Les noms des illustres personnages qui 
embrassèrent la Foi romaine, à la prédication des Capucins, témoi- 
gnent suffisamment de l'efficacité de leurs efforts. M. Michel Tamarati 
cite entre autre, le roi Georges et son frère, les archevêques 
Eutthyme et Antoine, l'évêque de Tiflis Christophore, les princes 
Barzim, Léon, Saba, Jean et Vakhtang Orbeliani, etc. 

Malheureusement à la fin du XVIIIe siècle deux événements portè- 
rent un rude coup aux travaux des Missionnaires : la Géorgie, par les 
traités de 1781 et de 1799, se donna à la Russie pour échapper à la 
Perse musulmane; puis en Italie, les troubles politiques dispersèrent 
les Religieux. Néanmoins, la Mission catholique subsista jusqu'en 
l'année 1845. Le Tzar alors, d’un trait de plume, expulsa les envoyés 
de la Propagande qui furent reconduits comme des malfaiteurs, par 
les Cosaques moscovites jusqu'à la frontière ottomane. Le dernier 
Prétet apostolique avait été le R. P. Damien de Viareggio. 

L'ouvrage de M. Michel Tamarati signale, dans les dernières pages, 
la fondation à Constantinople, d'une Congrégation géorgienne. Le 
R. P. Pierre Caristchiaranti (il mourut en 1890) en fut, en 1861, le 
fondateur et la Vierge Marie, dans le mystère de sa conception sans 
tache, en reste la célèbre Protectrice. Qui ne connait, à Constantinople 
le quartier de Feri-Keuï où le sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes 
attire tant de pèlerins et où de si nombreux ex-voto attestent la recon- 
naissance des suppliants ? C'est là que, dans un esprit catholique, se 
forment ces Prêtres géorgiens, destinés ensuite à porter aux chrétiens 
du Caucase, les secours spirituels. 

Puisse Dieu exaucer les vœux de M. Tamarati pour le bien spirituel 
des Catholiques géorgiens, ils sont 40.000 — et le retour de sa patrie 
à l’unité romaine. Unum ovile et unus pastor. 


Fr. GRÉGOIRE de Tours. 
O. M. cC. 


À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


MORALE 


Nouvelles orientations de la Morale, par Paznoriès, Docteur ès 
lettres. — 1 vol. in-16 de la collection Études de Morale et de Seciologie. 
2 f. 5o. Bloud et Cie, Paris. 

Ce titre général recouvre trois études de philosophie morale qui n’ont de 
commun que l'esprit idéaliste et catholique de leur inspiration. 1. Féminisme 
et Morale. — 11. Nietzsche et la Morale de la force. — 111. Le problème 
moral et la Sociologie. 

M. Palhoriès, — cela va sans dire, — repousse et combat le féminisme 
des socialistes ; mais ce qu’il appelle « le vrai féminisme » lui paraît « une 
fleur éclose sur le terrain de l'Évangile ». (pag. 39) Si ce « vrai féminisme » 
se contente de réclamer plus de droits dans l'éducation ou la tutelle des en- 
fants, plus de recours contre les trahisons et les gaspillages du mari, plus 
d'influence sociale, il est difficile de ne pas encourager ce mouvement vers Le 
mieux, Îl n'est pas nécessaire pourtant d'y voir avec l’auteur (pag. 39) «peut- 
être l'ancre de salut que Dieu lance aux peuples ballottés par les tourments 
de la politique ». | 

Frédéric Nietzsche communément rangé, comme on dit, parmi«les Maitres 
de la pensée contemporaine », fait partie de ce groupe de blasphémateurs cyni- 
ques qui ont restauré, en Europe, les principes du plus authentique paganisme. 
Rien n'y manque, pas même cette distinction declasses qui sépare radicalement 
les humbles, les médiocres, les esclaves des maîtres, des forts, des surhommes! 
C'est bien l'égoisme paien que ressuscite Nietzsche. Écoutez plutôt. Après 
avoir dit comment partout ou le vulgaire va boire « les fontaines sont empoi- 
sonnées », il ajoute : « J’aime tout ce qui est propre, et je ne puis voir les 
gueules grimaçantes et la soif des gens impurs, etc ». — Parler de morale à 
propos de Nietzsche c’est lui faire beaucoup d'honneur : il établit, lui, ses théo- 
ries u par delà le bien et le mal ». Aussi M. Palhoriès a-t-il beau jeu à mon- 
trer comment les fragiles constructions de ce triste penseur one antiphiloso- 
phiques, immorales, antisociales. 

La 3cétude: Le problème moral et la sociologie, est une critique rationnelle 
des morales laïques, dépourvues d'obligation comme de sanction. Sans 
méconnaître les services que les recherches sociologiques, historiques, des- 
criptives peuvent rendre aux sciences morales, l’auteur démontre qu’en fait, 
les théories positivistes sont, par la suppression de tout principe religieux et 
métaphysique, anti-scientifiques. 

Fr. GRÉGOIRE. 


E. PF. — XXV. — 35 


546 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


La doctrine morale de l'Évolution, par Émile BRUNETEAU, Profes- 
seur à l’École de théologie catholique de Poitiers. — 1 vol. in-12, 93 pp. 
G. Beauchesne, Paris. 

C'est en histoire naturelle, en zoologie que l'explication évolutioniste a 
d’abord été appliquée. Après l’homme physique, l'animal raisonnable des 
Anciens, c’est l’homme moral, l’honnète homme, qu'on a voulu soumettre 
aux lois de l’évolution. Vain effort, stérile entreprise ! Tous les travaux des 
évolutionistes, sur ce terrain, ont manifestement échoué ! La morale, celle 
qui reste morale, demeure un domaine où leurs suppositions n'ont rien à faire. 
L'ouvrage de M. Bruneteau a paru déjà dans le Dictionnaire apologétique de 
la Foi catholique de M. l'abbé Adhémar d'Alès. (fasc. VI) 11 se divise en 
deux parties, l'exposé des doctrines et leur critique ; l’une et l’autre menées 
avec décision, entrain, bon sens et raison. 


Ea bonté et ses trois principaux adversaires, par Joserx 
VERNHES, ancien professeur de Morale au Grand Séminaire de Bordeaux. — 
Conférences de Notre-Dame des Étudiants de Saint-Sulpice. — In-12, 
210 p. 1911. prix 2 frs. Téqui, Paris. 

Ces adversaires de la vertu de bonté sont le jugement téméraire, la médi- 
sance et l'égoïsme. Ils sont vaincus par l'exercice de la bonté dans les pensées, 
dans les paroles, dans les actions. À ces six sujets de conférence, ajoutez un 
discours préliminaire sur la bonté en général et un dernier entretien sur Jésus 
modèle et source de bonté et vous aurez le présent volume de huit conféren- 
ces. Données à Notre-Dame des Étudiants de Saint-Sulpice, elles peuvent 
servir aux Directeurs de Cercles, de Patronages et autres œuvres de jeunes 
gens. Mais pourquoi ne pas appeler la belle vertu dont l’auteur fait l'éloge 
par son vrai et authentique nom, la charité ? 11 y a dans ce nom de charité, 
quelque chose d'énergique, de profond, et même de catholique, qui le rendra 
toujours préférable, pour désigner l'objet de ces conférences, à toute autre 
appellation. G. 


DOGME 


Exposition de la Doctrine de l’Église catholique, par Bossuer. 
Nouvelle édition publiée par l’abbé Albert Vogt, Docteur ès-lettres, Profes- 
seur à l’Université de Fribourg (Suisse). Collection « La Pensée chrétienne ». 
214 p. 1911. Bloud et Cie, Paris. 

Les chefs-d'œuvre de Bossuet ne vieillissent pas parce qu'ils sont, dans 
une langue parfaite, l'expression des vérités éternelles. On peut les rééditer, 
sûrs qu'ils seront d'avance les bienvenus. Dans l'Exposition de la Doctrine 
de l’église catholique, l'éloquent évèque explique à « Messieurs de la religion 
prétendue Réformée » le véritable enseignement de l'Église du Christ tel que 
les Pères du saint Concile de Trente l'ont formulé et défini. Dès son appa- 
rition, cet ouvrage fut traduit dans les différentes langues de l’Europe. En 
1675, le Père François Porter, de l'Ordre des Frères-Mineurs, Recteur du 
Collège Saint-Isidore à Rome, en fit une version irlandaise qui, dit Bossuet 
(p. 58) « fut imprimée à Rome de l'impression de la Congrégation de Propa- 
ganda Fide ». Les Ministres huguenots, pour combattre ce traité, déclarèrent 
d'abord que Rome ne l'approuverait jamais. Quand vinrent les approbations 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 547 


des théologiens romains, entre autres celle du R. P. Laurent Brancati de 
Lauria, de l'Ordre des Frères-Mineurs. consulteur et qualificateur du Saint- 
Office et bibliothécaire du Vatican (pag. 61), et les brefs du Pape Innocent 
: XI, ils raillèrent Bossuet « d’être allé chercher des approbations au delà des 
monts ! » Mais qui donc aujourd’hui a conservé seulement le nom de ces 
obscurs ministres 1 | 

Dans une Introduction de 42 pages, M. l'abbé Vogt nous raconte l’histoire 
de ce traité, qui est, dit-il, de tous les ouvrages de Bossuet, celui qui eut, du 
vivant même de son auteur, le plus prodigieux succès. Puissent les Protes- 
tants, avides de vérité religieuse, retrouver en ces pages la voie droite et 
orthodoxe, le chemin de l’unique bercail où les attend notre Divin Pasteur ! 


Essai sur la Foi dans le catholicisme et dans le protestan- 
tisme, par l'abbé SNELL. — In-12, 170 p. 1911. P. Téqui, Paris. 

L'histoire des Variations continue au camp huguenot. Les opinions suc- 
cessives que les professeurs calvinistes ont enseignées touchant le concept 
même de la Foi en est un exemple frappant. Fidéistes, symbolistes, agnosti- 
cistes, peu importe l'étiquette scientifique qu'ils se donnent, les protestants 
de langue française sont aujourd’hui loin des conceptions, encore assez tra- 
ditionnelles, sur ce point, de leurs ancètres du XVIesiècle! L’Esprit-Saint et 
l'Église n'étant plus là pour gouverner leurs pensées, c’est la dernière philo- 
sophie du jour qui informe leurs hypothèses religieuses. Chez eux s'épanouit 
le règne du plus pur modernisme. Soit ! mais alors qu'on ne nous donne pas 
cette ombre de mauvais christianisme comme l'authentique religion de 
l'Évangile et des Apôtres ! 

M. Snell nous permettra une petite critique. 11 tient beaucoup à employer 
le mot « d'évolution » en parlant des différents développements théologiques 
de la notion de Foi chez les auteurs catholiques. Il ne veut pas, dit-il par 
deux fois, laisser à la science séparée « la prétention au monopole de ce mot » 
(pag. VI et 19). Or l’idée de changement, de transformation impliquée dans le 
terme d'évolution semble difficile à concilier avec ce que l’auteur dit lui- 
même (Préface, pag. X1): «L'autorité infaillible de l'Église a conservé intact 
le concept traditionnel (de la foi) en face des entreprises de la nouveauté ». 


Harnack et le Miracle d’après son étude sur Clément de 
Rome, par HERMANN vAN Laak, S. J. professeur de théologie à l’Université 
grégorienne. — Traduction de l'Italien par le P. Ch. Senoutzen, S. J. — 
124 P.in-12. 1911. Bloud et Cie, Paris. 

Étude de théologie historique et de patrologie. 11 faut croire que le fait de 
la perpétuité de la Foi catholique, depuis saint Pierre jusqu’au pape Pie X, 
est écrasant pour les ennemis de l'Église, puisque vingt fois repoussés, vingt 
fois 1ls reviennent au combat et veulent à tout prix découvrir une rupture 
dans la chaîne magnifique des traditions apostoliques. Harnack, comme on 
sait, fait remonter le catholicisme de la religion chrétienne, au 11e siècle. 
Avant cette époque, c’est la période « pré-catholique », comme il le dit. Ita 
donc entrepris de démontrer le caractère pré-catholique de la lettre du Pape 
S. Clément aux Corinthiens, et, d’après lui, saint Clément, en particulier, 
n'attribuerait aucune valeur religieuse aux miracles. Le R. P. Hermann van 
Laak examine en détail l'argumentation du Professeur de Berlin. En chaque 


548 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


partie de son raisonnement, il découvre tantôt une erreur de méthode, tantôt 
une autre, parfois mème plusieurs ensemble contre les règles d’une saine 
herméneutique. Donnons un exemple. Clément, remarque Harnack, se tait 
sur les miracles quand il décrit l'activité de Dieu. Mais, réplique le théologien 
romain, « Harnack ne prend pas garde que, dans le passage qu'il a sous 
les yeux, Clément décrit l’activité divine en vertu de laquelle Dieu est le prin- 
cipe de l’ordre dans les relations ordinaires des créatures entre elles. I! est 
clair, par conséquent, que, dans ce développement, il ne devait nullement 
pénétrer l'activité qui en cause les exceptions, je veux dire l’activité miracu- 
leuse ». (pag. 117). 

Personne ne trouvera exagérée la conclusion du R. Père, à savoir, qu'il ne 
faut accepter les jugements d'Harnack sur la pensée et la doctrine des 
Pères qu'avec la plus grande réserve et la plus grande circonspection (pag. 
124). Fr. GRÉGOIRE. 


Le petit catéchisme de la Première Communion, expliqué en 
douze leçons avec histoires, gravures et prières d’après l'esprit du Décret 
Quam singulari, par l'abbé A. de la VazeTTe MONBRuN. Approuvé par 
plusieurs res — 167 pp. Prix : o fr. 50.— 1911. — Beauchesne & Ci, 
rue de Rennes, 117, Paris. 

Le décret Quam singulari a déjà fait éclore toute une littérature à l'usage 
des enfants. 11 a fallu, en particulier, rédiger de nouveaux catéchismes et 
mettre à la portée des jeunes intelligences et des jeunes cœurs les vérités de 
la Foi Catholique. L'ouvrage que nous présentons ici se recommande 
aux catéchistes désireux d’avoir un texte court, clair, intéressant, qui puisse 
servir de base à leurs enseignements. — L'auteur voudra bien nous permet- 
tre deux remarques. Page 78. voulant inculquer l’indissolubilité du Mariage, 
l’auteur dit : « L'Église interdit absolument le divorce ». 

Ce n’est pas assez dire. Même et surtout dans un livre élémentaire, une 
grande précision est de rigueur. C'est notre Dieu, Jésus-Christ, qui a rétabli 
tel, pour nous chrétiens, le sacrement de mariage (cf. Saint Paul, [ Cor. 
VIL, 10). Enfin, les prières qui terminent chaque leçon sont spécialement 
bonnes : J'y vois cependant une exception. Page 70. « Petit Jésus, faites pour 
Bébé, ce que Bébé ferait pour vous, si Bébé était petit Jésus, et que vous 
fussiez Bébé. » Nulle part en sa sainte Liturgie, notre Mère et Maitresse 
l'Église Romaine, ne nous propose, comme type de prière, de pareils balbu- 
tiements, pour ne rien dire de plus. P. G. 


Qu'est-ce donc que le Sacré-Cœur ? par FéLix An1ZAN, Prêtre, — 
in-12. 126 p. Prix : 0.75. — Lethielleux, Paris. 

Un petit traité de deux chapitres: 1. L'’Objet de la dévotion au Sacré- 
Cœur. 11. La définition du Sacre-Cœur. Après tant d'éloges décernés à 
l'ouvrage par des évêques, des supérieurs généraux, des théologiens, nous 
pouvons souhaiter de le voir entre les mains de tous les professeurs et pré- 
dicateurs qui ont à parler du divin Cœur. Ils y trouveront, en quelques 
pages, des notions nettes, précises, logiques. Ce petit volume est un chef- 
d'œuvre de théologie rationnelle. À notre époque où l'érudition envahis- 
sante se prend volontiers pour de la science exacte, il y a plaisir à voir, 
comment la raison théologique demeure toujours souveraine dans cette 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 549 


discipline sacrée dont les principes sont révélés d'En-Haut. Ce n’est pas que 
l’auteur ignore les documents historiques ; non, mais, comme saint Thomas 
et les grands Docteurs de l’École, il les relègue au second plan, après les 
principes, et les interprète d'après ceux-ci. Voici du reste, la définition spéci-: 
fique qu'il discute, commente, adopte : « Le Sacré-Cœur de Jésus, c'est le 
Verbe Incarné en tant que manifesté dans l'amour que symbolise son cœurs, 
(Pag. 113.) On le voit, mettre bien en relief l'indivisible Personne du Sau- 
veur, terme nécessaire de nos adorations, c'est tout le but de ce travail. 
M. Anizan n'innove pas, puisque jamais personne, — sauf les hérétiques 
anathématisés à Éphêse, — n'a divisé le Christ, mais il fait saillir davan- 
tage les lignes générales et essentielles de cet adorable mystère : Notre 
Seigneur nous présentant son Cœur. 


Le Sacré-Cœur étudié dans l'Évangile, par le T. R. R. ExuPèRE 
de Prats-de-Mollo, o. M. c. — in-12. 275 p. Casterman. Paris, Tournai. 

Le P. Exupère est un méditatif. Les réflexions et considérations que lui 
inspire le texte de l'Évangile, toujours pleines de sens, sont souvent person- 
nelles jusqu’à l'originalité. Le T, R. Père ne vise point à l'effet. C'est de son 
âme de prêtre et de religieux que reflètent avec limpidité ses œuvres ascé- 
tiques. il y a toujours profit à s'approcher, par la lecture, d'un prêtre aussi 
grave et aussi zélé ; d'un enfant de saint François aussi détaché des soins ter- 
restres. Comme d'habitude, ce sont des leçons de vertu morale que le T. KR. 
Père, en ce volume nouveau, a extrait de l'Évangile. Pour le mois du Sacré- 
Cœur, voilà un excellent livre de lecture spirituelle. 


Dieu existe, par Henry de Puzzv. — Prix : o fr. 50. 62 p. 1911. — 
Beauchesne. Paris. 

Opuscule d'apologétique, divisé en quatre parties: 1. À rguments d'autorité ; 
11. l'Origine des choses ; 111. Qui a fait l'homme ? 1V. Qui a fait la nature? 
A une époque où l'erreur, et quelle erreur ! se propage partout, on ne saurait 
trop multiplier les affirmations de la vérité. Ce n’est pas ici un gros traité 
mais un simple résumé littéraire, un canevas. 

Page 24, à propos de l'origine du mouvement, l’auteur dit : « Ici-bas, la 
volonté humaine est la clef de tous les mouvements qu’exécutent nos 
machines de plus en plus puissantes... » Pas d'équivoque, s'il vous plaît. La 
volonté humaine, en fait, ne communique aucun mouvement aux machines. 
Heureusement, ce n'est là qu’une comparaison et l'argument qui nous amène 
à concevoir Dieu comme l’immobile cause efficiente de tous les mouvements 
mécaniques, n’en est point affaibli. On peut dire quand même : « Une 
volonté est à la clef des mouvements qu’exécute cette machine géante qu'est 
l'Univers... » 


PSYCHOLOGIE 


L'Esprit de Taquinerie, par FERNAND NicoLay, Avocat à la Cour de 
Paris. — Étude de psychologie comparée. — 1911. 294 p.— Librairie acadé- 
-mique Perrin et Cie, Paris. 

En somme, il n’y a guère que chez les Français que M. Nicolay retrouve 
la taquinerie telle qu'il l'entend et encore de vastes catégories, les marins, les 


350 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


paysans, ne taquinent pas. Taquiner, en effet, est profondément distinct, dit 
l'auteur, de berner, narguer, bafouer, mystifier, conspuer, vilipender, méca- 
niser, blaguer, persifler, etc. (pag. 23 et seq.) Les Grecs d'autrefois, comme 
les Israëlites d'aujourd'hui, parait-il, ignorent la taquinerie. Quant aux autres 
peuples européens, les uns, par esprit de sérieux ou de fierté, les Anglais, les 
Allemands, les Espagnols, les Portugais etc., les autres par bonté d'âme, les 
Hollandais, les Scandinaves, les Russes, etc., ne connaissent pas cette habi- 
tude malicieuse. M. Nicolay ne l'a pas rencontrée davantage chez les Turcs, 
les Arabes, les Chinois, les Japonais et autres peuples soumis à son enquête. 
Cette espèce de gauloiserie n'est donc pas quelque chosede bien inhérent à la 
nature humaine, et l’auteur, que des confrères publicistes avaient « défié d'é- 
crire un volume sur ce sujet » (Préface VI) dit fort bien page 37 : « L'homme 
très bon, très indulgent, ne se livre pas volontiers à la taquinerie ; 1l craint de 
chagriner, de mortifier, d'offenser en quoi que ce soit ses semblables ». 

FR. G. 


_ L’obsession et le scrupule, par ANTONIN Evuieu ; in-12 de X1-375 
pp., 1910, 3 fr. 50. — Perrin, 35, Quai des Grands-Augustins, Paris. 

Le volume présent est le second d’une série qui porte comme titre général : 
Le gouvernement de soi-même. Le succès du premier a été rare : quatorze 
éditions françaises en quatre ans, sans parler des éditions étrangères, indi- 
quent assez avec quelle faveur le public l’a accueilli. Le volume que nous 
présentons aux lecteurs est destiné, croyons-nous, à un égal succès ; pour 
beaucoup il sera une révélation sur la pathologie psychologique ; il appren- 
dra l'existence d’une maladie qui se dissimule dans ces cas innombrables que 
l'on baptise des noms de nervosité et de neurasthénie. D'après la somme des 
observations recueillies jusqu'à ce jour la maladie de l’obsession, dont le 
scrupule n’est qu'un cas particulier, est énormément répandue dans notre 
civilisation livrée au surmenage de la pensée, de l’activité et de l'émotion. 

L'ouvrage se divise en quatre parties : I. L'idée obsédante. A la base de 
l'idée obsédante se trouve une maxime générale impérative d'ordre pratique 
portant sur ce qu'on aime ou hait le plus. Dans le plupart des cas, la maxime 
est sage ; ce qui ne l'est pas et qui constitue l’obsession maladive, c'est un 
autre élément, un peut-étre qui, à propos de tout et de rien, se dresse comme 
une menace contre l'idée chère, contre la tendance préférée. « 11 faut res- 
pecter les hosties consacrées » ; c’est très bien, mais on ajoute « Or, voici 
dans la rue, quelque chose de blanc ; c’est peut-être une hostie ; je dois peut- 
être aller chercher un prètre et avertir les passants de prendre garde. « Il ne 
faut pas tuer ses enfants » ; c'est très bien, mais on ajoute : « J'ai peut-être 
voulu les tuer ; si je regarde ce couteau, c’est peut-être parce que j'ai envie 
de les tuer ». Le peut-étre est essentiel à l’obsession et 1l est à la fois absurde, 
angoissant, tenace. S'il n'y a pas de peut-être, il y a erreur ou vérité; s'il 
n'est pas absurde, c'est délicatesse de conscience, s’il n’est pas angoissant, 
c'est raison ou indifférence ; s’il n’est pas tenace, c’est une erreur qui se 
dissipe. . 

L'idée obsédante une fois constituée évolue nécessairement sous l'effort 
continu du malade pour s'arracher à son angoisse ; elle se modifie en deux 
sens: par développement et par dégradation. Tous les efforts du malade 
pour se débarrasser de ses doutes, non seulement demeurent stériles, mais 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 551 


ne font qu'aggraver le mal : l'impuissance persiste et grandit, les associations : 
morbides s’exagèrent, la tendance à l'hallucination et l'impulsion aux actes 
redoutés se déclarent. Puis l’agitation provoquée se prolonge en phénomènes 
d'ordre inférieur, les uns liés à une manie précise, les autres se dégradant 
en agitations diffuses. 

II. L'obsédé. Ce qui caractérise l’obsédé tel qu'il se dépeint lui-même, 
c'est un sentiment plus ou moins profond et continu d’impuissance et d’ina- 
chèvement qui domine toute sa vie consciente : dans les idées, difficulté de 
la mise en train ; dans les actes, difficulté de la décision; dans les sentiments, 
joie impossible, engourdissement. dégoût de vivre ; l'obsédé a l'impression 
d'une altération de sa personnalité ; ce n'est pas seulement la dissociation, 
l'écartellement du moi, mais de plus une incohésion, une diminution, une 
fragilité dans le moi authentique lui-même. Le fondement réel de cette 
impression réside, non dans une malformation de l’organisme, mais dans son 
mauvais fonctionnement, non en des tares, mais en des insuffisances : 
insuffisances psychologiques qui se ramènent, non pas toujours, mais habi- 
tuellement aux symptômes de la neurasthénie. II y a des obsédés occasion- 
nels, mais la plupart sont des prédisposés. L'obsession rencontre générale- 
ment dans les antécédents lointains du sujet, dans sa constitution, dans son 
éducation un terrain propice et il suffit d’une circonstance plus ou moins 
banale pour jeter dans ce terrain de culture la graine morbide et en déter- 
miner l'éclosion. 

11. Théorie de l'obsession. Son exposé repose sur deux hypothèses, celle dela 
tension psychologique et celle de la hiérarchie psychologique. La tension psy- 
chologique est le degré de vie psychologique suffisant, dans un acte donné, 
pour unifier, coordonner la personnalité, le moi ; elle est en raison inverse 
de la quantité du travail et en raison directe de la vie en acte. La hiérarchie 
psychologique est la gradation des phénomènes psychologiques d’après la dé- 
pense vitale qu’ils exigent ; elle doit s'établir au point de vue de la difficulté 
relative des actes à exécuter ; la complicité de l'acte constitue l'élément prin- 
cipal de la difficulté. L'obsession est donc produite quand 1l y a disproportion 
entre la tension psychologique dont on dispose et la difficulté qu'il faut vain- 
cre, soit que la ditficulté ait trop grandi par sa complexité, soit que la tension 
se soit trop abaïissée. 

Ces explications théoriques permettent de comparer l'obsession, pour l'en 
distinguer, avec les maladies qui s'en rapprochent. Elle n'est pas la tentation : 
non seulement le vouloir mais encore l'instinct se révolte contre l'idée mau- 
vaise ; elle n’est pas la folie: le bon sens est opprimé mais il proteste ; elle n’est 
pas la neurasthénie : car elle est une improportion, non entre la tension 
nerveuse et le besoin de l'organisme, mais entre la tension psychologique et 
le besoin mental ; elle n’est pas l’hystérie : son champ de conscience est 
très étendu, et la dissociation du moi d’une part n’est que partielle et d'autre 
part est douloureuse ; elle n’est pas l'épilepsie : la conscience est non pas 
obnubilée ou abolie, mais affolée et déchirée. Après le diagnostic, le pro- 
nostic : la guérison est difficile, impossible même sans un secours étranger : le 
malade ne peut agir efficacement au dessus du niveau de ses propres énergies; 
avec un secours étranger elle est possible etcela dansla mesure où l’obsessionest 
accidentelle et où les actes devenus impossibles s'élèvent dans la hiérarchie. 

IV. Le traitement. I] v des méthodes inefficaces. L’hypnose et la sug- 


552 À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


gestion ne prennent pas chez les obsédés, d’ailleurs elles seraient inefficaces, 
même nuisibles. La méthode nécessaire, c’est la direction, la collaboration 
du malade et du médecin. Le médecin doit inspirer la confiance : il doit la 
conquérir par sa compétence et sa bonté. Il doit exiger l’obéissance et se 
montrer ferme ; qu'il parle net, à l'impératif, sans motiver ses décisions 
ni admettre la discussion ; qu’il se fasse écouter, qu'il fasse exécuter et ne se 
déjuge jamais. Le rôle du malade est d'obéir, de vouloir guérir ; sa tendance 
préférée n’a rien à y perdre et tout à y perdre s’il ne guérit pas. 

La méthode n’est que l'enveloppe du traitement. Nous savons que pour ré- 
tablir le fonctionnement normal, il faut abaisser la difficulté ou relever la ten- 
sion jusqu'à ce qu'elles soient de pair. On abaisse la difficulté en simplifiant 
les phénomènes trop difficiles : simplification de l’idée obsédante par le 
principe des évidences et, dans certains cas extrêmes, par la suppresion provi- 
soire et simplement apparente du principe d'obligation ; simplification des 
autres difficultés en supprimant les désirs irréalisables, les actes inutiles .On 
élève la tension de deux manières : en évitant les gaspillages, en augmentant 
le capital. Le surmenage gaspille l'énergie vitale et l’obsédé est un surmené : 
il doit donc éviter dans l'activité physique la fatigue, dans les idées le dé- 
doublement de la pensée, les ruminations trop continues, dans les senti- 
ments le découragement, l’ennui, les émotions, dans le genre de vie 
les situations trop difficiles. Voilà pour les mesures préventives. Mais, 
de plus, des mesures réparatrices s'imposent : le repos, le sommeil, la 
distraction, la cure physiologique, l'isolement. L’obsédé est trop pauvre ; 
il faut qu'il augmente son capital. La vie est une puissance d’unification, 
c'est-à-dire de synthèse, de concentration, d'organisation ; d'où nécessité 
d'accroître cette puissance pour augmenter le capital. Le moyen, c'est 
l'activité ; cette activité, pour unifier, doit adapter les fonctions en retard et 
pour cela les développer par des exercices gradués : conscients, volontaires, 
de concentration, d'attention, d'effort, de décision. Le sentiment a son rèle 
dans cette restauration ; on fera appel aux sentiments qui stimulent, qui for- 
tifient; et rien n'est plus fortifiant, plus tonifiant que l'idéal et surtout l'idéal 
religieux ; il contient « le secret de la guérison, au moins jusqu’au degré où 
la patience n’a plus besoin d’être héroïque et où l’on peut attendre d'un cœur 
tranquille les revanches de l'avenir. » F. BÉNIGKE. 


HISTOIRE 


Fénelon, Études historiques. par EUGÈNE Griseze, Docteur en lettres. 
Lauréat de l’Académie Française, Directeur de la « Revue Fénelon ». — Un 
vol. 3 frs 50. Hachette, Paris. 

C'est une heureuse idée du R. P. Griselle d’avoir groupé dans un livre, ces 
sérieuses études de quinze années sur Fénelon, « Ces études, nous dit-il dans 
son Avant-propos, tirent leur unité... surtout de l’ensemble convergent des 
détails historiques rassemblés sur sa vie et sur son caractère. Deux aspects 
surtout nous y sont révélés : son rôle presque inconnu de prédicateur et en 
particulier l'épisode. capital dans sa carrière, de la condamnation de son 
livre des Maximes des Saints. 

De plus, dans chacun de ses articles, il fait appel à la sagacité des cher- 
cheurs consiencieux. C'est que le second centenaire de la mort de Fénelon 


À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 553. 


doit sonner en 1915. Ne serions-nous pas heureux de voir paraitre, à cette 
date, l'édition définitive de ses œuvres ? « Nos grands classiques religieux. 
n'ont point été gâtés sous ce rapport. » Aussi, comment ne pas souhaiter 
avec le vaillant Directeur de la « Revue Fénelon » que ces « Catacombes » 
de la bibliographie du XVIÏle siècle attirent de plus en plus les chercheurs et 
rencontrent de nombreux Rossi ? « La galerie des ouvrages de l’Archevéque 
de Cambrai mériterait de tenter plus d'un amateur d'histoire. » 

Et lui-même s’est mis à l’œuvre. S'il n’a pas retrouvé tous les sermons de 
Fénelon, il nous en rend du moins quelques « échos ». 

Deux cents pages de son livre (35 à 237) sont consacrées à la correspon- 
dance d'Antoine Bossuet, frère de l'Évèque de Meaux, avec son fils, l’abbé 
Bossuet, triste neveu du grand Évèque. Ces « Lettres sur le Quiétisme » sont 
appelées à dissiper bien des malentendus, à faire tomber bien des préjugés. 
Le R. P. Griselle nous donne une première preuve de leur utilité, en publiant 
les « Notes d'un contemporain sur la lutte de Bossuet contre le Quiétisme » 
(p. 237 à 267). 11 prend l’auteur anonyme de ce mémoire en flagrant délit 
d'erreur, de contradiction, sinon de mauvaise foi. Et pourtant, cet abrévia- 
teur du « Mémoire Ledieu » paraissait bien placé pour tout voir. 

À signaler encore le chapitre intitulé : « La correspondance de Bossuet et 
de Fénelon (p. 267 à 309). C’est une étude sérieuse, approfondie du magni- 
fique ouvrage de M. l’abbé Delplanque : « Fénelon et la doctrine de l'amour 
pur, d'après sa correspondance avec ses principaux amis », et de la « Cor- 
respondance de Bossuet » éditée par MM. Eugène Levesque et Charles. 
Urbain. 

Si toutes ces études, comme le dit lui-mème le R. P. Griselle, à propos du 
livre de M. Delplanque, ne sont point de celles qu'il suffit de feuilleter d’une 
main distraite pour en soupçonner le prix, on y est largement récompensé 
de l'attention qu'on y accorde. Comment ne pas ètre frappé par le ton calme 
et digne de l'historien ? 11 aime Bossuet comme Fénelon ; il n'a qu'une am- 
bition : sans immoler l'un à l’autre, leur rendre à tous deux justice, l’histoire 
en main. « Les deux grands hommes ont été hommes et tous deux à ce titre 
relèvent de l’histoire. » Le R. P. Griselle n’est pas un « spectateur de tour- 
nois ». Fr. PLACIDE. 


L'Avenir du Christianisme, par ALSERT DurourCQ, prof:sseur à 
l'Université de Bordeaux. Première partie : Le passé chrétien. Vie et Pensée. 
Époque méditerranéenne. Histoire de l’Église du VILIe au XIe siècle, tome V, 
le Christianisme et les Barbares. Troisième édition entièrement refondue et 
considérablement augmentée. — in-12 de 351 p. 1911. Bloud et Cie, Paris. 

Ouvrage couronné par l’Académie des Sciences morales et Politiques. 

L'Église du Christ, on peut le dire, a deux fois déjà converti le monde. 
La première fois, lorsque, par une double victoire doctrinale et sociale, elle 
réussit en quatre siècles d’apostolat, à infuser la Foi catholique au vieux 
monde gréco-romain. La seconde fois quand, après avoir baptisé les peuples. 
barbares, elle se livra patiemment et persévéramment à leur éducation intel- 
lectuelle et morale. C'est ce dernier travail pour la période qui va du Ville 
siècle au XIe, que raconte, en ce volume, M. le Professeur Albert Dufourcq. 
Les titres de ces trois chapitres qui composent ce cinquième tome d'une his- 
toire générale de la religion judéo-chrétienne, peuvent donner une idée de 


554 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


l'importance des questions traitées : 1. Le Christianisme et les Germains ; 

Il, Le Christianisme et l'organisation impériale ; 111. Le Christianisme 
et l'organisation seigneuriale. C'est l’époque des ténèbres, mais l’Église 
catholique est immortelle, elle ne se dessaisit pas un instant du flambeau de la 
“vérité que lui a confié son Fondateur et, par elle, la sainteté fleurit toujours 
sur la terre : saints d'Italie (p. 282), saints d'Espagne (p. 285), saints de. 
Languedoc (p. 289), saints de Languedoïl (289), saints de Lorraine (p. 291), 
saints de Germanie (p. 294). saints d'Angleterre (p. 304). 

L'auteur est un savant et son livre, résumé d'une masse de faits, de tra- 

vaux, de jugements sur les hommes et les évènements, est écrit avec la 
netteté et la précision qui distinguent le professeur. Les questions qui inté- 
ressent les rapports du clergé et des laïcs, dans l’Église et dans l'État, sont 
particulièrement mises en évidence, et quelquefois même en termes très 
modernes. N'importe, cette histoire mérite d'être consultée et les étudiants y 

trouveront avec une critique très éveillée, une exposition ferme de la civili- 

sation catholique dans le haut moyen-àge. — Un mot cependant : à pro- 

pos de l'état de Israëlites au 1Xe siècle, pourquoi parler de « l’Église juive ». 

‘On dit, la synagogue. 

FR. GRÉGOIRE. 


Le clergé de France et Frédéric Le Play, par le P. L.uvovic de 
Besse, Frère-Mineur Capucin. — Maison St Roch, Couvin. — Bureau des 
Publications Franciscaines, 187, Avenue du Maine, Paris. — 522 p. Prix 
franco 3,50 fr. 

Le regretté P. Ludovic a ramassé dans ce livre l'ensemble des considéra- 
tions théologiques, mystiques, historiques et sociales qui ont guidé, pendant 
tant d’années, son apostolat dans les œuvres sociales populaires. 

Frédéric Le Play et son École avaient ravi la vive intelligence qu'était le 
Révérend Père, et il travaillait au relèvement du peuple, avec la conviction 
-méditée de faire œuvre évangélique. S'il a donné à ce livre, -- le dernier 
tombé de sa plume, — le titre qu’on vient de lire, c'est pour inviter le clergé 
des chères Églises de France à entrer davantage dans l'étude des questions 
sociales et à reconquérir les sympathies du peuple par un dévouement sans 
bornes à ses besoins matériels et moraux. Certes, le prêtre de Jésus-Christ, 
avant tout homme de Dieu, est donné au monde pour notifier les vérités éter- 
nelles et conduire les hommes à la félicité du Ciel, mais il est dans son rôle 
lorsqu'il se penche avec la charité du bon Samaritain sur les plaies vives du 
peuple d'aujourd'hui, et prend sur lui de les soigner et de les guérir. Aussi 
bien, cette charité est un excellent moyen de gagner la confiance des hommes. 
On peut alors, quand les cœurs sont ouverts, prêcher ouvertement Jésus- 
Christ et toute sa doctrine. Le Pape Pie X, glorieusement régnant, dans sa 
lettre sur le Sillon, n'a-t-il pas recommandé aux Évèques de préparer, parmi 
les prêtres, des ouvriers capables de travailler efficacement aux œuvres socia- 
les ? Beatus qui intelligit super egenum et pauperem ! 


Les Conservateurs et la III: République, par Grorcrs Hooc. — 
Notes d'histoire. — 1910. Bloud & Cie, Paris. 

En sept chapitres, M. Georges Hoog rappelle simplement quelques-unes 

des grandes circonstances où se déploya la tactique des conservateurs, où se 


À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 555 


brisa leur effort. (Avant-propos, page 6). Voici les titres de ces chapitres : 
I. Les royalistes à l'assemblée nationale. 11. Les origines anticléricales 
de la troisième République. 111. L'échec du « Seize-Mai ». IV. Un régime 
de la faiblesse : la République provisoire. V. De l'Union conservatrice au 
Boulangisme. VI. Le Ralliement de l'Esprit nouveau. VI. Du Nationalisme 
a la Monarchie. — Un souffle de patriotisme très sincère et d'une sérénité 
toute romaine anime ces pages. Évidemment, l’auteur a l'esprit ouvert aux 
questions générales et le bien public de la Cité lui tient au cœur. Mais puis- 
qu'il est Catholique — et il sait le dire intrépidement, — pourquoi accoler 
aux noms de ces grands hommes que furent Louis Veuillot, le Cardinal Pie, 
des épithètes désobligeantes ? (pages 35, 40, 43.) Pourquoi dans la question 
de l'indépendance du Pape, et dans celle de la persécution des Catholiques 
Allemands, abandonner la logique chrétienne et craindre qu’une attitude 
plus ferme de la Chambre et du Ministère eût pu être préjudiciable à la Répu- 
blique ? Les « politiques qui n'ont point les lumières de la Foi, et ses sublimes 
audaces, peuvent ourdir dé ces raisonnements timides, mais il ne viendra 
jamais à l'idée d'un chrétien que la Patrie eut couru à sa perte en portant 
secours, comme le demandaient le Pape Pie IX et les évêques de France, au 
Saint-Siège opprimé. Il y a une politique chrétienne, comme il y a une phi- 
losophie chrétienne. Celle-ci ne détruit pas plus la raison que celle-là n'exclut 
la prudence, mais à toutes deux la Foi surnaturelle ajoute ses divines lumières. 
M. Georges Hoog sait cela : reste à avoir le courage de le professer jusqu'au 
bout. P. C. 


Au pays des Massacres, Saignée Arménienne de 1909. par JEAN 
d'ANNEZAY. — 1910. 1 franc. Bloud & Cie, Paris. 

Jamais peut-être les idées d’humanité et de fraternité universelle n’ont été, 
comme aujourd'hui, célébrées dans les livres et les discours. Ce n’est pas un 
mal, assurément. Mais ne pourrait-on pas souhaiter que, dans l'occasion les 
forts et les puissants réduisissent en actes ces beaux sentiments généreux ? 
A quoi bon entretenir de magnifiques armées et de terribles flottes de guerre 
sinon pour faire trembler les méchants ? Hélas ! qu'ont fait en 1895 les 
nations dites civilisées pour protéger le peuple Arménien, qu'ont-elles fait en 
1909 ? Rien ou presque rien. Ce sont sans doute des horreurs que nous 
raconte Jean d’Annezay, mais il est bon de rappeler sévèrement à nos con- 
temporains que le renom de philanthropie et de solidarité dont ils aiment à se 
parer, cache, en réalité, un terrible fond d'égoïsme très barbare. 


VARIA 
Les paroles de Jeanne d'Arc, par PIERRE FROMENT. Préface de 
M. J. Guibert, supérieur de l’Institut catholique de Paris. —- Paris, de 
Gigord. 


L'idée qu’on a eue de réunir en un volume les paroles de la Bienheureuse 
Jeanne d'Arc est excellente. Les paroles des Saints, venant d’un cœur pur, 
rendent toujours, pour des oreilles chrétiennes, un son d’une ineffable gra- 
vité. Ce recueil, du reste, sera un précieux trésor pour les orateurs, les pané- 
gyristes, les prédicateurs qui ont à parler de notre héroïne nationale. Rien 
en effet, — et M. Guibert le dit fort bien dans la préface, — ne manifeste 


556 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


une âme comme sa parole. On a donc là dans le plus fidèle des miroirs, la 
figure intellectuelle et morale de la douce Vierge. Lorraine. 


Le Père Doussot, Dominicain, et 1a Mère Elisabeth, Carmé- 

lite, sa Sœur, avec 19 illustrations dans le texte et 7 hors texte, par le 
P. MaRie-Josepx du Sacré-Cœur, Carme déchaussé de la province de France. 
340 p. Prix : S frs. — 1911. Librairie Plon, Paris, Vie. 
- La suite des événements par lesquels Dieu appelle à son service, les âmes 
qu'il s’est choisies, est toujours souverainement intéressante et l’histoire de 
Gaston et Noémi Doussot, d'Épernay en Champagne, devenus par la profes- 
sion religieuse, celle-ci, fille de sainte Thérèse, et celui-là, enfant de saint 
Dominique, méritait, un livre à part. J1 se dégage de ce livre, — j'entends 
principalement la première partie qui narre la radieuse jeunesse du frère et de 
la sœur et leur vocation sainte, — une profonde leçon sur la Providence. Qui 
donc aurait pu prévoir que, d'un foyer incrédule et voltairien, rayonneraientun 
jour ces deux astres de vie surnaturelle et sainte ? Mais Dieu sut, en dehors 
des parents et malgré eux, donner à ses élus la foi, la pureté, l’héroïsme. 
C'est ce que le R. P. Marie-Joseph nous raconte de la manière la plus vivante. 
L'intérêt, comme dans un drame bien composé, ne fléchit pas un instant ; et, 
parce qu'il ne s'agit pas ici de fiction, mais de vérité, le lecteur se prend 
vingt fois à bénir le Seigneur Tout Puissant et Très Bon dont, suivant l'Ap6- 
tre Paul, les conseils sont admirables et les voies profondes ! Nous souhai- 
tons volontiers qu'un ouvrage si plein d'édification se répande au loin et 
redise bien haut les miséricordes de Dieu et les travaux de ses saints. 


QUESTIONS SOCIALES 


La dépopulation en France, par HENRY CLÉMENT. — Ouvrage cou- 

ronné par l’Académie des sciences morales et politiques. 1 vol. in 16 de 366 
pages — 3 frs 50 — 1910. Bloud et Cie, Paris. 
. Le livre s'ouvre sur ces paroles douloureuses, effrayantes aussi, de M. de 
Foville : « La France est atteinte d'un mal dont il est probable qu'elle mour- 
ra. Ce mal, c'est la stérilité croissante et généralement volontaire qui fait que 
la population française ne s’augmente plus et qu'elle commence mème à 
décroitre, alors que, autour de ses frontières, les races rivales continuent à 
pulluler abondamment. » 

Bien que la belle étude de M. H. Clément se termine par des paroles d’es- 
pérance « quand même » elle laisse le lecteur sous la même impression 
attristante que cette parole dont elle nous donne le commentaire abondant 
et précis. 

Il faut louer M. CI. de n’avoir jamais perdu de vue l’étonnante complexité 
du problème dont il apprécie avec justesse les causes multiples. A bon droit, 
il place au premier rang, sans s’attarder à des démonstrations superflues, 
« l'oubli des croyances, des pratiques ‘et des traditions religieuses. » 1l y a 
même de ce côté des responsabilités qu’il ne dit pas. Les autres causes, qu'il 
serait trop Jong d'énumérer ici, sont examinées et précisées dans des études 
détaillées. 

On ne résume pas un tel livre, il faut le lire et il se lit facilement, il est élo- 
quent par les statistiques, les faits et les citations dont il est rempli et aussi 


À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 557 


par l'accent d'émotion profonde et de patriotisme ardent qui en amine 
toutes les pages ; à part quelques théoriciens criminels, nul ne nie plus d’ail- 
leurs l'existence du mal et la nécessité d'y remédier. 

Il y a quelques mois,un ministre radical prononçait à la tribune des paro- 
les très affirmatives et aussi très fermes dans ce sens. Il est vrai que, depuis, 
M. Monis a fait brutalement disperser, après l'avoir autorisée, une manifes- 
tation des pères de familles nombreuses et qu’on « défend » de plus en plus 
l'école laïque dont le triomphe sans conteste dans les départements les plus 
dépeuplés projette une lueur fâcheuse sur ia mentalité radicale et laïque. 

Ce n’est pas de l'école laïque, et du radicalisme que vient tout le mal. Le 
mal n'est pas nouveau, M. C. le sait et il cite (p. 326) une bien curieuse 
circulaire du préfet de l'Allier en 1833 ; peut-être pourrait-il y insister davan- 
tage. Ce qui est vrai, c'est que le mal s’est généralisé et étonnamment déve- 
loppé — et que ces développements ont été causés en partie et trop favorisés 
par la diffusion de l’esprit laïque et l'état de choses actuel. L'auteur cite des 
faits révoltants à propos de l'inertie du pouvoir vis-à-vis d’une propagande 
immonde, dont ce n'est pas assez dire qu'elle est libre puisqu'elle semble 
parfois patronnée, qu'on relise le cas du pensionné Robin, ex-directeur de la 
« porcherie de Cempuis » (p. 325). 

A ce mal mortel pour un pays, on a proposé beaucoup de remèdes, M.C. 
les expose tout en montrant qu'il n’en ignore ni les côtés faibles ni les imcon- 
vénients. Peut-être garde-t-il encore, sur ce point, trop d'illusions. On peut 
douter que son impôt sur les célibataires, ait une influence sérieuse, le 
projet ne pouvait manquer de sourire à ceux qui sont préposés au pressoir 
national ; mais, outre que les célibataires sont gens peu endurants, ce qu'il 
faut, ce n'est pas précisément augmenter le nombre des mariages. 

11 y a bien aussi dans cette vaste enquête, quelques inexactitudes. On nous 
dit (p. 43) que la Belgique n'est pas arrivée à saturation « puisque c’est le 
seul pays d'Europe dont les habitants n'émigrent pas x. Sans doute, mais il 
y a à Paris, d'après le dernier recensement, plus de cent mille Belges, et plu- 
sieurs centaines de mille d'ouvriers passent chaque jour la frontière, ou vont 
travailler en France pendant quelques mois. 

Je pourrais ajouter quelques autres critiques de détail, je préfère conseiller 
la lecture de ce livre à ceux qui s'intéressent aux phénomènes sociaux, à ceux 
surtout qui veulent travailler pour leur part à l’avenir de la France et spé- 
cialement aux prédicateurs. Peut-être, dans le passé, ont-ils trop peu parlé 
sur ce point. 


La crise sociale, par GEORGES DEHERME. 1 Vol. in 16 de 374 pages — 
3 frs 50 — 2e éd., 1910. — Bloud et Cie, Paris. 

M. G. Deherme s'est fait une place parmi les penseurs de ce temps. Il 
écrivait jadis : « la première démarche qu'exige de nous la pensée libre est 
de penser librement. Nous nous efforçons pour notre part, de n’y manquer 
jamais ». Observateur et écrivain sincère, il a, lui aussi, en étudiant les graves 
événements que déroule notre vie politique et sociale, parcouru sa courbe. I] 
le reconnaissait dans la préface de son livre « la Démocratie vivante » com- 
posé, en grande partie, d'articles parus au cours d'une dizaine d'années, en 
disant que, s’il avait à récrire ce livre, il y devrait beaucoup changer. Sa 
« confiance ingénue en la démocratie » a mal résisté à ses expériences — 1l 


558 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


lui semble, aujourd’hui, « que le souci de l’ordre doit l'emporter sur celui de 
la liberté ». 

Le souci de l’ordre, avec un véhément désir du relèvement de la patrie, se 
retrouve à travers les pages de son nouvel ouvrage sur la crise sociale. 

M. D. y étudie successivement : la crise économique — la crise politique 
— la crise morale. C'est dans la première partie, surtout, que M. D. se 
montre observateur pénétrant et critique avisé. Peut-être aussi ce point a-t:1l 
été moins souvent étudié ces derniers temps. 

Son exposé critique des tendances révolutionnaires sincères et de l'effort 
réformiste sérieux m’a paru remarquable. II montre aussi, avec clarté et pré- 
cision, les raisons d'espérer que nous donne le mouvement syndicaliste 
actuel malgré ses tâtonnements du début et ses maladies d'enfance. IL 
s'accorde pour y voir, avec les catholiques sociaux, une merveilleuse réac- 
tion vitale contre l'erreur des doctrines et des institutions dont nous souffrons 
depuis plus d’un siècle. Le syndicalisme n'est pas responsable de la plupart 
des excès qu'on lui reproche : antipatriotisme, grève générale. Les vrais 
coupables, ce sont des intellectuels et des universitaires comme les France et 
les Hervé, des politiciens arrivistes du type Briand. (pp. 132-133.) 

Dans la deuxième partie, il expose avec une impitoyable analyse et une 
grande vigueur d'expression les plaies de notre régime politique : fonction- 
narisme, anarchie dissolvante, parlementarisme. On comprend, après avoir 
lu ces pages, que l’auteur ait été expulsé de l’Université populaire, fondée 
par lui, et liquidé comme un simple congréganiste. Nos jacobins ne pou- 
vaient envisager d'un œil calme la diffusion d'idées claires et saines. mais 
fort dures pour eux. M. D. n’a pas la naïveté de s'en étonner, mais, pour 
avoir partagé leur sort, on sent qu'il garde aux congréganistes une réelle 
sympathie. 

Au mal généralisé et profond dont notre pays souffre, au point de vue 
politique, on propose, comme remède, la dictature positive, suivant la for- 
mule de Comte. La crise morale, « la décomposition morale », dont nous 
mourrons, sera guérie, s’il en est temps encore, par « le pouvoir spirituel », 
par le « sacerdoce positif ». 

L'auteur, on le voit et on le sait sans doute déjà — est adepte convaincu, 
et religieux, du positivisme, Ici, commeen ses autres ouvrages, 1l témoigne 
d'une vénération profonde pour Auguste Comte, pour celui qu'il appelle 
« le Maitre ». Quand, après des pages de critique âpre et éloquente, il ouvre 
un aperçu sur les espérances positivistes, le ton change, à l’analyse objective 
et d'’allure scientifique, succèdent des accents empreints de conviction, de 
foi mais s'exprimant en un langage plus vague, avec moins de judicieuse 
précision. 

. Mais ce n'est point ici le lieu de discuter la doctrine de M. D. Il propose 
la coopération sociale du catholicisme et du positivisme, le travail en commun 
pour le relèvement national, sans discussion théorique, chacun gardant ses 
convictions. Je ne vois pour ma part rien à objecter à cette coopération, les 
catholiques ont à se plaindre des abus et des vices que combat l’auteur, et ils 
désirent les mêmes réformes que lui. Ils n’ont pas la même confiance dans 
les remèdes indiqués. La dictature positive, sans leur déplaire, ne leur pro- 
met pas autant d'espoir et le pouvoir spirituel les laisse encore plus sceptiques. 
Mais ils ont le même sincère amour du pays et du bien, une appréciation 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 559 


identique, ou à peu près, des événements contemporains et des maux dont 
nous souffrons. Catholiques et positivistes peuvent travailler ensemble, 

En dehors de la doctrine de l’auteur, J'aurais un certain nombre de réser-. 
ves à proposer: Et, tout d’abord l'estime qu'il témoigne à la religion catho- 
lique ne peut être que dédaigneuse ; elle n’est utile, nécessaire même qu'à 
défaut de mieux — ce mieux est le positivisme. M. D. nous dit que cette coopé-. 
ration, sur le terrain social et moral, est plus nécessaire à l’Église qu'au: 
positivisme ; je crois que cette union des bonnes volontés sera très utile à 
notre pays, mais l'Église n’a rien à craindre pour elle même, elle a les pro- 
messes de la vie éternelle, et elle a traversé déjà des crises aussi terribles que 
la nôtre. C'est là un fondement plus sérieux que le très lointain avenir du 
positivisme. | 

M. D., arrivé à un état plus parfait, garde une sympathie réelle pour le 
théologisme, mais l’intelligence lui en devient plus difficile, d'où dans sa troi- 
sième partie des pages moins fortes, des jugements moins exacts. Il est aussi 
telle remarque qu'il lance au passage et qu'il lui serait difficile de prouver, à 
propos par exemple du stoïcisme préparant les voies au catholicisme. Ce qu'il 
dit à propos du fondement de la morale, en s'appuyant d’un texte insigni- 
fiant de Renan, parait peu digne d’un si vigoureux esprit. 

Mais, sans doute, M. D. poursuivra encore ses expériences et il perdra. 
peut-être « sa confiance ingénuée » en un système qui renferme des idées et 
des formules ; mais non pas une source vraie de régénération et de vie. 

En attendant, souhaitons à la patrie, dans la crise profonde qu'elle tra-- 
verse, beaucoup d’esprits aussi sincères, beaucoup d'hommes d’une telle 
bonne volonté, 


L'Attitude sociale des Catholiques français au XIX: siècle — 
Les premiers essais de synthèse, par l'abbé CHARLES CALIPPE avec 
préface du comte Albert de Mun. 1911. — Bloud & Cie, Paris. 

M. C. nous met d'abord sous les yeux, dans son introduction, les appels 
qui furent, au cours du siècle dernier, adressés aux catholiques pour solli-- 
citer leur intervention sur le terrain des luttes sociales, appels venus des 
milieux les plus divers et où se manifeste une évidente sympathie mélée de 
crainte ou d'espérance. Par cette réunion de textes, dont plusieurs fort 
curieux, il veut montrer à quels besoins profonds de l’âme française répond 
l’activité sociale des catholiques français. Mais le but principal de ce livre — 
et des deux séries d’études qui doivent suivre — est de montrer comment, 
au cours de tout le siècle, les catholiques français les plus illustres ont été 
préoccupés du problème social et se sont efforcés de répondre à ces appels. 
« À ce point de vue... la plupart d’entre-eux se donnent aujourd'hui la main 
au dessus des barrières factices et fragiles des écoles ou des partis. Ultramon- 
tains et « libéraux » légitimistes et démocrates, tous parvinrent à s'orienter 
dans un sens vraiment et résolument social partout où ils surent, quel que füt 
d’ailleurs leur drapeau, demeurer fidèles aux traditions et à l'esprit de 
l'Église ». 

« Ni en France ni ailleurs, les doctrines, les tendances et l’activité sociales 
des catholiques ne datent seulement de vingt, trente ou quarante ans ». Il. 
est vrai, ainsi que le note l’auteur,que nous ne sommes ni très persuadés de 
cette vérité, ni suffisamment instruits des faits qui l’établissent, sauf en ce 


560 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


qui concerne quelques grands précurseurs, nous savons peu de choses à 
cet égard et les études de M. Calippe, si elles démontrent sa thèse — et il 
faut attendre pour en juger — répondront à un besoin réel et nous rendront 
un véritable service. Pour l'instant, j'en suis encore à craindre qu'il n'exagère 
parfois l'importance relative des préoccupations sociales dans la vie et les 
pensées de plusieurs de nos grands catholiques — surtout la grandeur de 
leurs efforts dans ce sens. Mais encore une fois, il convient d'attendre, et je 
veux seulement, par cette observation, marquer ici l'intérêt et la réelle utilité 
des études entreprises par M. l'abbé Calippe. Le présent volume nous 
montre l'action profonde, exercée dans les âmes, par le christianisme, au 
début du siècle dernier, action qui s'est manifestée sous les formes les plus 
diverses et dans les esprits les plus opposés. Il le fait en nous présentant 
« les premiers guides français de la pensée catholique » au début du XIX=e 
siècle : J. de Maitre, De Bonald, Chateaubriand, A. de Tocqueville, Ballan- 
che, Buchez, Bordas Desmoulins, François Huet, Lamennais. 


À. C. 


Avec la permission des Supérieurs. Gabriel Jouitteau, Gérant. 


2 


TAMINES. — IMP. DUCULOT-ROULIN. 


SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST. TOUJOURS! 


LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


74 


| DANS LA | 
| PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 


OH 


“4 _: 


IT 


L'homme n'est pas exclusivement une intelligence et une 
volonté. C’est une nature personnisée, résultant de l’étroite 
union de l’âme et du corps. Dé ce chef, l'exercice de la vie 
rationnelle est en lui intimement lié aux phénomènes d'ordre 
inférieur de la vie animale. Dans quelle mesure, ceux-ci ressor- 
tissent-ils au commandement de la volonté ? Poser cette ques- 
tion, c’est demander équivalemment si le vouloir peut de fait 
réduire les sens en servitude ; c’est rechercher si, dans l’éternel 
conflit entre la chair et l'esprit, l'influence de la volonté he serait 
pas prépondérante ? 

Délimitons le débat. Il est en nous trois ordres de fonctions 
organiques : les premières, dites de nutrition; les secondes, de 
locomotion ; les dernières, de relation. Duns Scot remarque 
avec raison que « les fonctions de nutrition se soustrayent plei- 
nement à l'empire de la volonté ». (1) Et quoique une certaine 
thérapeutique lui reconnaisse quelque influence sur notre méca- 
nisme, en ce que pour bien digérer et pour bien se porter, il 
importe beaucoup de le vouloir et de se montrer optimiste, il ne 
nous semble pas que cette action soit d'ordre organique. Tout 
au plus, la volonté intervient-elle frès indirectement, pour 
imposer la modération, la régularité et le discernement dans le 


(1) Oxon. I. IIL. d. 16, q. 2. n° 2. 


E. PF. — XXV. — 36 


562 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


boire et dans te manger, l’emploi des remèdes dans la maladie ; 
en un mot, pour régler tous les mouvements extérieurs du corps, 
qui relèvent de la faculté de locomotion. (1) 

Il en va différemment de l’ensemble des phénomènes cons- 
cients, de la vie sensationnelle, émotive, psychique. Ceux-ci, 
originairement éclos sous l’appréhension des organes, situés à 
la superficie du corps, sont centralisés par les fibres du système 
nerveux en un point déterminé du cerveau, où s’accomplit la 
fonction de conscience, en rapport direct avec l'intellect agent 
qui transforme du tout au tout les faits d'ordre inférieur et les 
introduit dans le domaine de l’aperception intellectuelle. 

Toutefois, on doit distinguer deux sortes d'opérations sensa- 
tionnelles : les unes d’appréhension, relatives à la genèse de nos 
représentations du monde extérieur ; les autres d'attraction, 
motivées par la tendance de la matière à se repaître de matière : 
c’est l'appétit sensuel, ou concupiscence de la chair. Cet appétit 
s'affirme en donnant naissance aux désirs inassouvis des 
passions. Celles-ci n’ont en soi rien d’anormal ; mais elles sont 
mauvaises quand elles excèdent en ce qui est permis ou que leur 
inclination est déviée par les habitudes prises. Obéies, elles en- 
gendrent le vice ; mâtées, elles deviennent de puissants instru- 
ments au service des dispositions vertueuses. Elles sont de fait, 
pour beaucoup, un sérieux obstacle à l’existence honnète, méri- 
toire, conforme aux règles de l'éthique et de la morale chrétienne. 

La volonté doit-elle exercer sa maîtrise sur les sens, sur 
Pappétit charnel, sur les passions ? — Duns Scot pose cette 
question en maints endroits. Ajoutons qu'il la solutionne dans 
un sens nettement affirmatif. Il cite à l’appui ce passage de S. 
Augustin (2) : « L'ordre et la marche de la tentation pour nous 
sont les mêmes que pour nos premiers parents. Le serpent 
avait persuadé la femme ; celle-ci séduisit l’homme ; le péché 
fut consommé de la sorte. En nous, le rôle du serpent échoit à 
l'appétit charnel ; la raison inférieure s’y substitue à la femme ; 
la partie supérieure, à l’homme.» Or, comparaison n'est pas 
raison. Est-il, — oui ou non, — au pouvoir de l’homme, de 
contrarier ou de satisfaire, à son gré, les exigences de la vie 
animale ? — Il est évident, explique le Subtil, (3) que la volonté 
ne réduit pas en servitude l'appétit de concupiscence de la même 


(1) Cf. Oxon. ibid. De Rerum principio, q.6. ho 51. — Quodi. q. 18. h° 20. 
(2) De Trinit. 1. XII. c. 13. 
(3) Oxon. 1. II. d. 42. q. 4. n° 16. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 563 


façon que les mouvements de locomotion. Car, à moins queles 
membres ne soient paralysés, il est manifeste qu’ils se meuvent 
d'ici de là, partout, au gré de la volonté. II en va bien autre- 
ment de l'appétit de concupiscence. « La volonté, en raison de 
son étroite union à ce même appétit, est naturellement inclinée 
à partager ses penchants, tout comme l'intelligence est condam- 
née pour le même motif à percevoir les propriétés des corps. La 
volonté délaisse-t-elle les voies de la saine raison, c’est qu'elle 
favorise les tendances de l'appétit charnel, convoite les objets 
conformes à ces inclinations et s’y complait conjointement aux 
sens. Il en résulte, suivant la diversité des tempéraments, une 
propension plus ou moins accentuée vers les appats grossiers, 
proportionnellement à la violence que les sens soulevés exerrent 
sur la volonté. D'’aucuns, subissant, aveuglément et sans 
égard pour la règle des mceurs, leurs premiers penchants, 
s’adonnent de préférence, soit à la luxure, soit à l’orgueil, soit à 
d’autres dérèglements. La concupiscence charnelle n’est donc pas 
soumise, comme nos mouvements extérieurs, au despotisme du 
vouloir. Bien au contraire ! La volonté a beau se cabrer contre, 
les sens n'en tendent pas moins, par inclination naturelle, vers 
ce qui leur convient et les délecte. S'il faut absolument que la 
volonté ait gain de cause, ce n’est pas sans peine, ni sans douleur 
pour la partie inférieure de l’homme, arrachée de force à l’objet 
de son choix et de sa convenance. » (1) 

Il n’est donc pas au pouvoir de la volonté d’étouffer en nous 
les besoins de la nature animale. L’appétit de concupiscence lui 
tient pied.C’est en pure perte qu'elle s'insurge contre la chair ; la 
volonté peut bien la brider, mais non pas la détruire. L'homme 
expérimente d’autant plus la résistance de la matière, il ressent 
d'autant plus vivement l’aiguillon de la concupiscence, qu'il 
s'applique davantage à faire ce que volonté doit. Seul, un effort 
intense et persévérant doit réduire les sens en docilité. Or, 
toute défaite de la partie animale, étant une soustraction aux 
aises et aux plaisirs du corps, c’est, pour notre être de chair, une 
vraie souffrance. C’est là le premier élément de l’abnégation 
évangélique et toute vie vertueuse est, de ce chef, une pénitence. 

C’est un fait : la volonté doit, de toute nécessité, subir le 
voisinage de l'appétit charnel. Celui-ci existe indépendemment 
d'elle, il subsiste contre et malgré elle. « Toutefois, les actes de 


(1) Oxon. 1. 2. d. 42. q. 4. n° 16-18. 


564 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


l'appétit charnel sont indirectement soumis — politice subdun- 
tur — au gouvernement de la volonté. De même qu'un bon 
prince régit ses sujets selon la justice, ainsi la volonté, dans le 
royaume de l’âme, exerce sa souveraineté sur l'appétit charnel, en 
le modérant et en lui faisant emboiter l’ordre moral. » (1) Duns 
Scot compare heureusement l'emprise que la volonté exerce sur 
les sens à un gouvernement. Un prince, pour exécuter ses 
ordres a recours aux rouages administratifs ; la volonté dompte 
la résistance des passions par le moyen des mouvements exté- 
rieurs, dont elle peut disposer à son gré. Elle est donc merveil- 
leusement apte à modérer les révoltes de la chair et à les contenir 
dans des limites librement établies. « Elle peut, précise Duns 
Scot, (2) modérer l'appétit charnel de deux manières : 1° en vue 
des passions actuelles ; 2° en vue des passions futures. 

« Elle tempère les premières : a) en retenant l'élan de la pas- 
sion vers son objet, de crainte que, laissée à elle même, elle ne 
conduise aux excès ; b) en rapportant Île plaisir sensible à une fin 
morale, qui ne découlerait pas rigoureusement du penchant 
propre aux sens. » 

Ilest, en effet, dans l’homme, des tendances innées. Les sens 
sont originairement enclins à se porter vers un objet déterminé. 
La vue nous est donnée pour voir; l’ouïe, pour entendre ; 
l’odorat, pour sentir ; le tact, pour toucher ; le goût pour dégus- 
ter les mets. Chaque organe a sa sensation particulière et s’y 
complait, quand elle est agréable. Pour accomplir ces fonctions, 
aucun apprentissage n'est nécessaire. Îl n’y a pas, en un sens, 
une éducation de l'œil pour le rendre apte à voir ; de l’ouiïe, 
pour lui faire saisir les sons. Ainsi, de tous les organes. 
Ce sont là des aptitudes innées. La volonté ne peut empêcher 
l'œil ouvert, dans son état normal, d’apercevoir les couleurs 
et les formes à sa portée. Or, la curiosité, qui veut tout voir, 
devient trop souvent un piège à l'innocence, en fomentant le 
désir des sens. Mais l’homme de volonté fait un pacte avec ses 
yeux. Il les ferme devant des objets obscènes ; il n’a garde de 
repaître sa vue de tableaux malsains ; son regard est grave et 
contenu. L’œil est la fenêtre de l’âme ; et plus souvent, il lui 
tient lieu de porte. C’est par là que les suggestions perverses, 
phase première de la tentation, entrent en nous. En d’autres 
termes, la vue est, pour une bonne part, l'aliment de la concu- 


(1) Loc. cit. 
(2) Oxon. I. II. d. 6. q. 2. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 565. 


piscence inférieure. Que de mouvements déréglés peut susciter 
un simple regard ! Que d’abominablés fautes ont ieur source 
dans un imprudent coup d’œil ! Par contre, que d'hommes 
éprouvent une facilité plus grande à se conduire chastement, à 
user modérément de toutes choses, uniquement parce que le 
cœur est fermé aux désirs des yeux. Et ainsi, c’est en réprimant 
le plaisir propre à chaque sens que la volonté empêche le débor- 
dément des passions, que le moindre excitant suffirait Pour 
mettre en ébullition. 

C'est encore modérer les passions, que leur faire emboiter 
l'ordre moral. L’appétit sexuel, non réfréné, donne naissance 
au vice de la luxure. Mais il a sa raison d’être dans ce dessein 
admirable du Créateur, qui a mis le plaisir dans l'acte, qui 
engendre Ja paternité. La société conjugale endigue providen- 
tiellement la plus commune et la plus puissante des passions, en 
la subordonnant au but pour lequel Dieu a fait dissemblables 
l’homme et la femme et de plus naturellement portés l’un 
vers l’autre. « Dieu fait bien ce qu'il fait. » [il a donné à ses 
créatures la puissance de perpétuer la vie. Et heureux l’homme, 
si, Se conformant pleinement au plan divin, il fait de la société 
domestique, non pas l'instrument de satisfactions égoïstes et 
coupables, mais le moyen d'assumer la lourde et noble tâche 
de la fécondité ! 

En d’autres termes, l’homme dispose de deux moyens pour 
réprimer ses passions. D’une part, il les réduit au silence, en 
leur refusant l’aliment, qui les surexcite ; par ailleurs, parce que 
— servatis servandis — les passions naissent d'un bon mouve- 
ment, ilest du ressort de la volonté de les maintenir rigoureuse- 
ment dans leurs fonctions d'instruments coordonnés à une 
intention morale supérieure. 

Ce qui précède ne doit pas faire oublier que l’homme n’est 
vicieux ou vertueux, que parce qu'il le devient. S'il est vrai, 
d'une part, que les passions sont normales, l'habitude toute 
seule doit en régler l’usage. Duns Scot (1) enseigne, en consé- 
quence, qu'on peut prévenir les assauts futurs : 

« a) En détournant les sens de l’objet, qui les mettrait en 
éveil ; 

» b) En les appliquant uniquement à des objets peu suscep- 
tibles de motiver les sursauts immodérés de la chair. » 


(1) Ibid. 


566 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


Ainsi, «sans détruire le fonds de la nature, on en prévient 
néanmoins les excès ». On remarquera que toute la théorie de 
l'éducation est basée sur cette conviction, qu'il est possible de 
réprimer dans l’enfant les mauvais penchants au profit des dis- 
positions bonnes. L'éducation s'applique, de prime-abord, à le 
préserver des influences délétères, et l'ignorance devient provi- 
soirement le meilleur préservatif de l’innocence. Or, comment 
empêcher la nature de se développer et de réclamer instincti- 
vement son dû ? D'où la nécessité de former progressivement 
l’homme, de l’initier à la lutte qu’il devra soutenir contre ses 
propres penchants. Pour cela, on fait appel aux sentiments géné- 
reux et aux ressources d'énergie que Dieu déposa dans l’âme 
de l'enfant. Ce qui importe, par dessus tout, c’est la formation 
de l’homme de devoir, de conscience, de caractère et de volonté. 

La volonté, par une sage direction, doit prévenir et empêcher 
les soulèvements des sens ; comme aussi, elle doit réprimer les 
révoltes inévitables, qui font de la vie vertueuse un combat de 
tous les jours, où l'esprit et la chair s’infligent tour à tour de 
mutuelles défaites. Car « les sens résistent à la volonté ». Il 
n'appartient pas à celle-c1 d’étouffer en eux le cri de la nature. 
Elle peut, toutefois, les réduire à une juste modération et en 
subordonner les mouvements à la réalisation d’une fin honnête. 
Là, où la raison est impuissante à persuader, la volonté se 
fait obéir. 

Duns Scot explique comment ce but est atteint d’une façon 
indirecte par le moyen de la faculté, dite de locomotion. Soit 
l'exemple suivant : « La volonté peut commander à l'œil de voir 
ou de ne pas voir tel ou tel objet, ce qui dépend du mouvement 
des paupières ; de cette façon la curiosité des yeux est soumise à 
la volonté. (1) » Il en est ainsi des autres sens extérieurs. Et 
parce que ceux-ci alimentent en nous les appétits charnels, ils 
deviennent pour la volonté un instrument de domination sur 
toute la vie animale. | 

Toutefois, cette domination ne s'exerce pas sans peine. 
L'homme est malgré tout fortement entrainé par les plaisirs des 
sens. La volonté elle-même est poussée d’instinct — movetur et 
allicitur — vers l’objet, qui sollicite l'appétit inférieur. L'homme 
est âme et matière, et l’étroite mixture de l’une à l’autre fait 
peser lourdement sur l'esprit la loi de la chair. La concupiscence 
est une nécessité de la nature animale. Malheureusement, le 


(1) Ibid. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 67 


déséquilibre règne entre nas facultés. « Car, par la désobéis- 
sance du premier homme, nous sommes déchus de l'état de 
justice originelle, et la volonté, tel un vaisseau livré sans gou- 
vernail à la fureur des flots, est laissée sans forte protection aux 
séductions de la chair. » (1) Hélas ! le vouloir n'est que trop 
fréquemment ébranlé! Il est impossible de ne pas constater l’em- 
prise trop considérable de l'amour charnel, sur les décisions 
moins libres de l’homme de péché. 


IV 


La suprématie du vouloir sur l'intelligence et sur les sens 
est manifestement d'ordre psychologique. Or, ne serait-elle pas 
de plus d'ordre moral ? 

Duns Scoi le proclame nettement : « Nul, dit-il, ne mérite la 
louange, s’il n’agit volontairement. Nulli debetur laus, nisi 
volontarie agenti. » (2) Le mérite et le démérite dépendent donc 
essentiellement de la volonté. Sans la volonté, pas de responsa- 
bilité ; l’ordre moral humain ne serait pas possible sans elle ; et 
l'homme, même avec sa raison, deviendrait, selon le mot pitto- 
resque du Subtil « une bonne bête x. C'est que tout en lui serait 
déterminisme. Fout l’ordre moral tient pratiquement à ce 
fondement unique : l’homme est-il, oui ou non, responsable ? 
Si l’on dit oui, l’ordre moral est donné ; si l’on prononce non, 
il n’y a plus d'ordre moral. 

Les pages qui précèdent, exposent suffisamment les bases 
psychologiques du libre arbitre.[l ne nous semble pas qu'il faille 
puiser, en dehors du témoignage de la conscience, la preuve 
de notre liberté. Avec le mot en moins, Duns Scot a fait la 
part des systèmes déterministes. Pour lui, comme pour ses 
devanciers, la connaissance, loin de la détruire, rend possible 
l'exercice de la liberté. « Elle en est même, a-t-on dit, (3) 
la mesure », en ce que « tout ce qui élargit le champ de 
la connaissance, agrandit d'autant la liberté ». Les ten- 
dances charnelles ne portent pas atteinte à l'autonomie du 
vouloir ; celui-ci, par l'intensité de l'effort persévérant, les 
réduit si bien en docilité, que les hommes aux fortes passions 
sont, pour l'ordinaire, les plus maîtres d'eux-mêmes. 


(1) Oxon. L. 1. d. 375 09 7. 
(2) Oxon. IL. III. d. 33. q. unica, ne 2. 
(3) C. Piat. La liberté, t. 1. p. 14. 


568 LÉ ROLÉ DE LA VOLONTÉ : 


C’est. un fait. de conscience, d’une évidence incontestable : 
Je suis libre, donc je puis et je dois me soumettre au devoir. 
Toute la valeur morale de l’homme en dépend : ce qu'il sait 
importe peu. Celui-là est honnête et digne d’estime,qui fait bien; 
celui-là est vil èt méprisable, qui agit mal. Il y a loin de Voltaire 
au bienheureux Vianney ;' ce dernier seul a mené une vie édi- 
fiante. 11 n’a pas laissé comme l’autre une œuvre marquée à 
l'empreinte du génie. Il a fait mieux que cela. Il a vécu en 
saint. 

Pour bien saisir, du point de vue scotiste, la prépondérance 
pratique du vouloir libre, un exposé sommaire de l’éthique de 
Duns Scot n’est pas indispensable. Celle-ci, dans ses grandes 
lignes, ne s’écarte pas de la morale traditionnelle, Mais elle se 
sépare « sensiblement du thomisme, eu égard à l'influence que 
les motifs de connaissance exercent sur les déterminations du 
vouloir libre» (1). Ces déterminations ont pour effet l’acte 
humain, plus communément défini : un acte qui procède de la 
volonté délibérante. Toutes les questions de la morale se greffent 
à ce point capital. Comment, en effet, élaborer, sur des bases 
solides et ad usum hominis, les théories relatives à la loi morale, 
à la conscience, à la distinction objective du bien et du mal, au 
mérite et au démérite, à la sanction, etc., si l’acte responsable 
devait être une pure fiction ? Or, trois conditions réalisent l’acte 
humain : | | 

1° La délibération ; 

2° La détermination ; 

3° L’intention. 

La part de la volonté est-elle prépondérante en chacune de ces 
phases devant aboutir à l’assensus liber ? 


+ 
x * 


Duns Scot ne traite pas ex professo les divers doutes soulevés 
par S. Thomas (prima et secunda secundæ partis, quæstio 
XIV), au sujet de la première de ces trois opérations. Dans son 
commentaire d’Oxfort, il rappelle incidemment (1. 1. d. 39 q. 5. 
n°11.— À. 2. d.22. n°22. — I. III. d. 18) que le choix du 
libre arbitre présuppose une enquête préalable de l'esprit sur la 
nature des moyens aptes à réaliser les intentions de la volonté. 


(1) Rev. de phil. janvier-juin 1910. p. 630. 


DANS LA: PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 569 


Celle-ci décrète elle-même la fin (Oxon. 1. II: d. 38. — 1. IT. 
d. 36. h° 15.) L'enquête doit plutôt éclairer la poursuite pratique 
du but. (Oxon. 1. II. d. 25 et 38.) Elle est donc précisée et déli- 
mitée par l’orientation que lui dônne la volonté, qui commande 
cette consultation (Oxon. 1. IT. d. 5 q. 7 n° 10.) Dans la prati- 
que, les moyens se subordonnent et s'adaptent à la fin.. Ils 
fournissent de préférence matière à délibération. Celle-ci est 
nécessairement un acte de la volonté, où l'intelligence remplit le 
rôle d’éclaireur, de conseiller. La volonté, pour trancher en 
plein ressort, doit pouvoir discuter, pondérer les motifs de ses 
déterminations. Or, cela est impossible sans le concours de 
l'intelligence. | 


* 
* * 


Toutefois, si la volonté délibère avec le concours de l’intelli- 
gence, si selon le mot des scolastiques, elles tiennent « conseil » 
à deux, l’acte de choisir ressortit uniquement à la volonté. 

« C’est, dit Scot, (1) la même faculté qui veut ou décrète la 
fin, qui après consultation et discussion sur les moyens, choisit 
de préférence ceux que la raison (pratique) lui signale comme 
plus efficaces et plus aptes à la poursuite du but. » Exceptionnel- 
lement, il se rencontre que la fin commande d’elle-même les 
moyens, sans supplément d’information. C'est quard la 
connexion des moyens à la fin est évidente à première intuition. 
Ainsi, à supposer que je veuille cueillir un fruit à la portée de 
ma main, je n'ai qu’à faire un mouvement pour le saisir, sans 
qu'il y ait lieu de m’enquérir autrement. 

Ces intuitions pratiques sont plutôt rares. « Plus communé- 
ment, la volonté se détermine après raisonnement. Le choix 
procède alors de la volition efficace de l’objet. Cette détermina- 
tion commande aussitôt l’enquête sur lés moyens. La volonté, 
par une série de déductions pratiques, choisit ceux que la raison 
estime plus aptes à la réalisation de la fin. Conséquemment, le 
choix est, dans ce cas, la résultante d’un syllogisme pratique. 
« In plunibus electio est actus voluntatis consequens conclusio- 
nem syllogismi practici; eaque electio procedit ex efficaci 
volitione objecti ; qua stante, fit, ut mox imperet inquisitionem 
mediorum, quibus per practicum syllogismum deductis, volun- 


(1) Oxon. Prol, q. 4. n° 20. 


570 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


tas eligit ea quæ recta ratio concludit esse magis opportuna ad 
finis assecutionem ; est igitur electio haec sequela conclusionis 
ayllogismi practici. » (1) 

Ce texte paraît subordonner la détermination de La volonté au 
dictamen de la raison pratique. Celle-ci pose les conclusions ; 
la volonté statue en conséquence. C'est, si je ne me trompe, la 
position du thomisme. Or, n’impliquerait-elle pas une sorte de 
causalité efficiente au profit de l’entendement pratique ? — 
Duns Scot pose clairement la question : «le dictamen de la 
raison pratique est-il proprement le principe efficient, ou ne 
serait-il que l’occasion, la condition indispensable, de la déter- 
mination libre ? » (2) Deux solutions sont ici en conflit. Duns 
Scot écarte résolument la première : « Non, la connaissance de 
l'objet n’est pas la cause totale de la résolution libre ». La raison 
est toute claire : savoir, n’est pas choisir, décider, trancher, en 
un mot, vouloir ; seulement, il faut savoir pour vouloir. «Il 
n'apparaît pas, dit-il en conséquence, avec autant d’évidence que 
l'on doive rejeter la causalité partielle. Pourtant, celle-ci ne 
paraît pas indispensable. La volonté doit seule, en effet, produire 
son acte, sauf à se faire montrer auparavant son objet. Cette 
explication cadre mieux avec le pouvoir souverain de la volonté, 
avec la noble prérogative qui la rend autonome. Comment 
reconnaître à l’entendement cette causalité partielle ? L’acte de 
connaître serait-il plus qu’une représentation des objets ? » 
L'intelligence connaît ; elle ne veut pas. Les décisions libres ne 
peuvent, dès lors, dériver d'elle. 

À supposer, néanmoins, qu'il faille s’accommoder de cette 
ingérence de l’entendement dans l’acte de décider, la conclusion 
ne varierait pas. « Car, dans le concours simultané de deux 
causes à un même acte, si la cause principale est libre, encore 
que la cause secondaire soit nécessaire, l’acte en découle quand 
même librement. Soit l’exemple suivant : la vision provient de 
la puissance visuelle, qui la produit naturellement. La volonté, 
en appliquant l'œil à tel ou tel objet, intervient comme agent 
principal, de sorte que nous voyons librement. La raison en est 
que la volonté peut, à son gré, détourner ou arrêter le regard à 
ceci ou à celà. » De cette façon, dans l'hypothèse d’un concours 
actif de la raison pratique dans les déterminations du vouloir, 


(1) Oxon. 1. II d. 6. q. 1. n° 4 
(2) Collat. 3. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 571 


parce que la volonté y tient la plus grande part «le choix reste 
pleinement libre — libera electio dicenda est ». 

Ailleurs, Scot (1) répond à cette objection : « La décision 
est bonne ou mauvaise, suivant qu'elle procède d’un dictamen 
vrai ou faux de la raison pratique : celle-c1 est donc cause par- 
tielle, puisqu'elle permet de caractériser l'élection. » — Sans 
doute, explique le Maître, (2) l’acte de choisir préexige le dicta- 
men de l’entendement et la volonté est, d’ailleurs, portée à tran- 
cher conformément aux lumières de la raison pratique. Mais, 
ne peut-elle pas, pratiquement, agir en dehors ou contre, 
s'abstenir même ; en un mot, faire son bon plaisir ? Dira-t-on 
que, même dans les circonstances où le vouloir se montre 
rebelle en tous points, c'est la raison pratique, qui motive le 
choix causative ? Du point de vue moral, il faut donc attribuer 
au vouloir tout seul la plénière responsabilité de ses délibéra- 
tions. Le dictamen pratique serait seulement l’occasion, la 
condition sine qua non, la concomitante nécessaire des décisions 
responsables. 

Un point est nettement acquis. Dans la pensée de Scot, il n’y 
a pas de vouloir responsable sans connaissance. Mais, une fois 
dûment informée, la volonté demeure pleinement autonome, 
libre de faire crédit aux suggestions de la raison pratique ou de 
se comporter déraisonnablement. L’antidéterminisme est donc 
à la base de la morale scotiste. Pourquoi l'apologie contempo- 
raine ne tirerait-elle pas de leur carquois les flèches de pur acier 
que le scotisme tient en réserve? Le déterminisme ne serait-il pas 
une des plus grandes erreurs, la plus grave peut-être des temps 
modernes ? Au lieu de découvrir chez Scot les postulats de Kant 
et les rétrécissements imposés à la raison théorique par le volon- 
tarisme contemporain, 1l se trouve précisément qu’il proclame 
hautement l'irréductibilité de la connaissance à la pratique, 
réservant seulement à la volonté la prérogative de semer la 
liberté dans toute l'étendue de la vie consciente. 

On lira avec intérêt ce passage (3) où Scot affirme explicite- 
ment l'autonomie de la volonté in eligendo : « La volonté veut 
d'une liberté absolue. Nullement contrainte par la nécessité, 
entre plusieurs moyens proposés, elle choisit ceux-ci et ceux-là. 
Elle dédaigne de même tels ou tels autres. N'y aurait-il qu’un 


(1) Oxon. Prol. q. 4. n° 3. 
(2) Cf. ibid. et Oxon. 1. 11. d. 25. n° 6. 
(3) Metaph. I. IX. q. 15. n° 8 et suiv. 


572 - LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


chemin pour la conduire au but, elle garde encore son indé- 
pendahce, à moins toutefois, qu’elle ne veuille, de plein gré, le 
but. Car la volonté, surtout dans l’état actuel de l’homme — 
prœsertim in via, — n'est pas nécessairement ébranlée et 
attirée par la bonté des choses. Bien au contraire, cette qualité 
connue, elle se décide plus librement, soit à sa poursuite — ad 
illud prosequendum, — soit à un objet contraire — ad opposi- 
tum, — soit encore, qu'elle se dispense d’agir — ut queat ab 
omni actu se suspendere. Conséquemment, voulant efficacement 
un but déterminé, après enquête sur les multiples moyens à sa 
portée, il dépend d’elle seule de négliger les plus efficaces et de 
leur préférer les moindres. La volonté est ainsi libre en tout ce 
qu’elle choisit. Si quelque nécessité devait forcer l'élection, cela 
ne se produirait-il pas surtout en présence de moyens meilleurs 
et plus sûrs, parallèlement à d’autres moins aptes et incertuins ? 
Mais la volonté se différencie des sens, en ce que ceux-ci sont 
tellement excités par les objets les plus agréables et les plus en 
rapport avec l'appétit, qu’ils les poursuivent nécessairement. Par 
contre. la volonté, en raison de sa noblesse native et de son 
autorité souveraine, exerce une telle maîtrise sur soi,qu'’elle peut, 
à son gré, poursuivre ou délaisser l’objet le plus attirant. » Donc 
pas de prépondérance insurmontable des considérants de la 
raison pratique. Absolument parlant, un mot doit exprimer 
l’autonomie pratique de la volonté ; e/le veut PARCE QU'ELLE 
VEUT ! En d’autres termes, le choix est un acte où la raison 
pratique, exerce l'influence que lui reconnaît, de plein gré, Île 
vouloir libre. 


+ 
+ + 


On remarquera que le choix porte, non pas uniquement sur 
les moyens et sur les fins secondaires, mais sur la fin principale, 
dominante, première et dernière de l’acte humain. Il prend alors 
le nom d'intention. 

Celle-ci fournit à Duns Scot l’occasion d’accentuer un peu 
plus que S. Thomas l’indépendance du libre arbitre. Et cette 
attitude (1) donna naissance à la fameuse controverse scotisto- 
thomiste sur les actes indifférents. 

D'une part, les thomistes soutenaient que, abstraction faite 


(1) En ceci, comme sur beaucoup de questions controversées, Scot prit posi- 
ton dans un conflit, déjà soulevé par ses devanciers. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 573 


de l’objectivité de certains actes, soustraits fhéoriquement à la 
prohibition et au précepte de la loi morale, l’homme les exerce 
TOUJOURS DE FAIT, DÉPENDEMMENT D'UNE FIN BONNE OU 
MAUVAISE. De cette façon, ils participent pratiquement de la 
moralité de l’intention, de sorte que l’acte pris isolément — in 
concreto et in individuo — et en regard de l'intention — in 
specie — est infailliblement revêtu d’une qualité morale, méri- 
toire ou déméritoire. 

- Les scotites, fondés sur l’autorité du Subtil, protestaient que 
« s’il est du devoir de la volonté de vouloir et de ne pas vouloir, 
il est pareillement de son ressort de vouloir de telle ou telle 
manière, voire de rapporter ou de ne pas rapporter l'acte à une 
fin. Car, chaque fois qu’il est au pouvoir d’un agent de faire, le 
mode d’agir dépend également de ce même agent. Il est donc 
loisible à la volonté d'opter pour un bien, à cause de lui-même, 
sans relation d'intention avec un autre bien, et de ne pas opter 
de cette manière. L'acte, dans ce cas, est intentionnellement 
neutre, ou indifférent. « Sicut in potestate voluntatis est velle et 
non velle, ita et in potestate ejus est modus volendi, scilicet refer- 
re et non referre. Quoties enim in potestate agentis est agere, 
pariter et modus operandi est in ejusdem potestate; ergo in 
potestate voluntatis est aliquod bonum velle propter se ; tunc 
autem habet actum neutrum. (1) C'est la théorie des actes 
indifférents. 

« On doit admettre, explique Scot, (2) un certain acte de. 
volonté, qui ne soit pas la fin, ni non plus pour la fin. » En fait, 
aucun acte important ne s'affranchit de cette coordination à la 
fin. Mais parce que la vnlonté est pleinement autonome, elle 
peut faire abstraction de tout et vouloir uniquement parce qu’elle 
veut. « În potestate potentiæ liberæ est sic et sic agere, referendo 
vel non referendo, ac proinde in quodcumque volibile potest 
volontas tendere secundum hunc actum, vel secundum illum. » 
Et ceci revient à dire : sit pro ratione voluntas ! — Du point de 
vue scotiste, le vouloir peut donc s'exercer avec une indépen- 
dance plénière, affranchi de toute considération intéressée ! 

Qu'on ne dise pas : mais c'est du pur Kant !... Car, Scot 
entend préciser ici ce que peut la volonté, et non ce qu’elle doit. 
Conséquemment à ces prémisses, les scotistes concluaient qu’il 
peut y avoir des actes inientionnellement soustraits à l’ordre 


(1) Ibid. 
(2) Ibid. 


574 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


moral, c'est-à-dire que, à défaut de moralité objective, la fin 
morale n’est pas ce pourquoi la volonté les décrête, les exécute 
ou les fait accomplir. Là est toute la question. D'’aucuns l'ont 
quelque peu déplacée. Maints manuelistes s’évertuent, du point 
de vue objectif, à montrer que, de fait, un acte dévie de la fin 
morale ou la favorise. Le moindre reproche qu’on puisse leur 
faire, c'est de ne pas être remontés aux sources. 

Ilest, d’ailleurs, évident que la volonté, de quelque façon 
qu'elle veuille, contracte la responsabilité de l’acte, quand celui- 
ci est moralement qualifié dans son objet. Duns Scot n’a garde 
de renverser les frontières indélébiles qui séparent les deux 
domaines du bien et du mal. Seulement, parce que certains 
actes délibérés sont d'eux-mêmes « hors cadre », à supposer que 
la volonté agisse sans intention finale — ex quadam imagina- 
tione — ils sont, par le fait, sans portée morale, vu que la volonté 
leur dénie l'orientation finale, dont ils sont objectivement 
dépourvus. De actibus a deliberativa ratione procedentibus, sed 
ex quadam imaginatione, ut fricare barbam, aut movere ma- 
num, et hujusmodi, alia est ratio ; nam ü actus, qui non sunt 
proprie morales et humani, esse possunt indifferentes, QUASI 
EXTRA TOTUM GENUS MORALIUM ACTUUM EXITENTES. (1) 

Déjà, S. Bonaventure avait dit : « Souvent, l’homme médite 
sur la vérité, sans rapporter son action à Dieu. I] serait dur de 
lui imputer cela à faute. On peut converser avec un autre par 
sentiment naturel, ou par pure convenance, comme par exemple 
lorsqu'on salue un passant : faut-il dire que ces entretiens sont 
méritoires Ÿ... Quand un homme marche pour se récréer, ou 
qu’il mange pour se refaire, une telle action est estimée indif- 
férente, en ce que Dieu ne la rémunère pas, sans toutefois la 
rendre déméritoire. » (2) Alexandre de Halès avait parlé dans le 
même sens. (3) Pour peu que l’on veuille s'affranchir des préju- 
gés d'écoles, on conviendra que, en regard d'actes soustraits 
objectivement à l’ordre moral, donc pleinement facultatifs, si 
l'intention de la volonté ne les caractérise pas autrement, ils 
restent dans la conduite ce qu'ils sont en théorie : sans qualifica- 
hon morale. 

(1) Oxon. 1. II. d. 41. ne 1. 

(2) S. Bon. Sent. 1. II. d. 41. art. 1. q. 5. 

(3) Halensis. Summa. theol. 3 p. q. 35. membr. — S. Jérôme, dans sa 89° lettre 
à S. Augustin dit : « Bonum est continentia, malum luxuria, capitis manibus purga- 


menta projicere, sputis reumata jacere, hoc nec bonum, nec malum ; sive enim 
fecim, sive non feceris, nec justiciam habebis, nec injustitiam,. » 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 579 


: On peut, ainsi, par défaut d'intention, agir en pure perte ; 
mais il ne s'ensuit pas que l’on doive encourir, de ce chef, une 
sanction quelconque. L’intention est ce qui prédotnine dans 
l'acte humain. Tout l'exercice de la vie libre gravite autour d’elle. 
L'homme ne serait pas suffisamment maître de sa destinée, si la 
fixation du but ne s’accomplissait pas par acte de pur vouloir. 

« Former l'intention, explique le Subtil, (1) veut dire éthymo- 
logiquement : tendre vers un autre — in aliud tendere. Ceci, au 
sens général, s'entend d’une inclination vers un but, ou impri- 
mée par un agent ou spontanée. Ce but est, selon les cas, ou 
présent ou éloigné, ou absent. Ainsi définie, l'intention s’appli- 
que indistinctement à toutes les facultés... Plus strictement, 
l'intention se dit d’un agent qui tend vers une fin, sans etre dirigé, 
ai attiré, mais se mouyant et se portant de lui-même vers la fin. 
Cette définition écarte toutes les facultés dites #aturelles, parce 
que l’inclination vers l’objet en elles est irrésistible et inévitable. 
C'EST LE PRIVILÈGE DE LA SEULE VOLONTÉ DE TENDRE 
LIBREMENT VERS SA FIN ». 

D'après ces données, la volonté décrète elle-même sa fin. 
Toutefois, on ne doit pas, en cette phase initiale et fondamen- 
tale (2) de la vie libre, isoler le vouloir du connaître. « Parce 
que, poursuit Scot, (3) le vouloir libre est l'acte du franc arbi- 
tre, qui inclut simultanément l’intellect et la volonté, l’inten- 
tion doit ressortir à l’un et à l’autre, en tant qu'il s'agit d’assi- 
gner l’objet de la fin. » [1 convient, en effet, de distinguer avec 
S. Anselme, dans l'acte libre, l’objet — quid — du motif — 
cur, — qui nous fait vouloir. L'intelligence nous montre l'objet ; 
mais la volonté décrète sa poursuite. L'objet devient alors une 
fin ; et c’est la volonté, qui l’investit de cette prérogative. D'où 
Hd suit que l’homme est libre dans la détermination du but 
comme dans le choix et l'emploi des moyens. 


* 
*k * 


La part du vouloir libre est ainsi prépondérante en chacune 
des phases devant réaliser l’acte proprement humain : tendance 
libre, par des moyens libres, vers une fin libre ; tendance, 
moyens €t fin décrétés en toute indépendance, parce que le libre 


(1) Oxon. 1. 2. d. 28. n° 2, 
(2) D'après l’adage : finis primus in intentione, ultimus in executione. 
(3) Report. 1. 2. d. 38. n° 2. 


576 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


arbître est une résultante du coficours simultané de l'intellect et 
de: la volonté : de :l’intellect, comme conseil ; de la volonté, 
comme souveraine. | …_ 

L'homme est donc absolument és poneible. Par suite, c’est à 
bon droit, que Dieu a subordonné sa conduite à une marche 
qu’il doit librement suivre, s’il prétend réaliser sa destinée. La 
faculté d'agir conformément à ses intentions libres (liberté psy- 
chologique) rend l’homme parfaitement apte à faire ce qu'il doit 
(liberté morale). D’aucuns ont dit : l'obligation est donnée ; 
donc l’homme est responsable. Nous disons de préférence : 
l’homme est responsable ; donc l'obligation est possible. 
fait de la liberté est dans l’homme le support effectif de l'ordre 
moral appliqué. Enlevez-lui la maîtrise sur ses actes, et vous 
aurez de ce fait détruit l'obligation. Or, si l’on considère que la 
source de l'obligation est dans le vouloir créateur, on dira avec 
fondement : l'obligation est donnée ; donc Dieu a fait l’homme 
libre. 


V 


_ Hne faudrait pas croire, comme on l’a dit sans preuve, que 
Duns Scot fasse dépendre la moralité de l’acte humain du bon 
plaisir divin. Car, le Docteur franciscain n’a pas éliminé de 
l'éthique. traditionnelle l’adage bien connu : Quœdam sunt 
prohibita, quia mala. Il accorde que le bien et le mal sont 
objectifs, dans bien des cas : « La première note, dit-il, (1} 
qui caractérise la bonté ou la malice de l’acte humain tient à 
l'objet, en ce qu'il convient ou ne convient pas à la perfection 
de l'agent. » L'homme est un être raisonnable, subordonné 
à une fin morale. Par suite, suivant que l'objet du vouloir le 
rapproche ou l’éloigne de la fin, l’acte sera moral ou immo- 
ral, permis ou prohibé, méritoire ou déméritoire. 

Plus loin (2) notre Docteur définit la bonté morale « une 
conformité entière aux prescriptions de la raison pratique 
dument informée. » Bonitas moralis est integritas eorum, quæ 
secundum rectam rationem agentis perhibentur ipsi actui conve- 
nire debere. Cette intégrité rationnelle s'entend d’une multitude 
de circonstances pouvant ajouter ou retrancher à la bonté ou à 
la malice de l’acte. La raison pratique est juge de ces circons- 


(1) Quodi. q. 18. n° 5. 
(2) Ibid. n° 2 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 577 


tancés. « De fait, bien que l'acte humain soit spécifié par son 
objet, il n’est pas éthiquement bon, par cela seul qu'il'inspire de 
l'attrait à la volonté. Il faut que cette attirance s'exerce 
dépendemment de la raison pratique, bien éclairée, et que, 
celle-ci statue que l’objet doit être opté ou évité. La raison prati- 
que comprend les règles auxquelles la volonté doit se soumettre 
dans la poursuite de la fin, de sorte qu’elle détermine ce qu'il 
convient de faire ou d'omettre. Par règles, on entend ici ces lois 
que la nature raisonnable porte gravées dans son cœur et celles 
promulguées par l'autorité divine ou humaine. » (1). 

, Jusqu'ici, il ne semble pas que Scot s’écarte des principes 
communs. La rectitude pratique consiste à agir de manière à 
nous parfaire moralement. Certains actes participent ou s’éloigent 
naturellement de cette rectitude. La conscience décide en chaque 
cas, s’il faut en conséquence émettre l’acte ou s'abstenir. Elle est 
la norme immédiate de l'acte humain. Les lois sont la règle 
éloignée. Elles sont immuables, sauf en ce qui concerne l’expres- 
sion d’un dessein variable du Législateur. (2) . 

‘Voici maintenant le passage où Duns Scot ferait de Dieu 
Pabsolue liberté. Si l’on en croit Gonzalès, dans la théorie 
scotiste, la distinction du bien et du mal, en éthique, découlerait 
du sic jubeo divin, de telle sorte qu'elle aurait pu, absolument 
parlant, ne pas être décrétée. Duns Scot aurait de cette façon 
préparé la voie au cartésianisme. Cette méprise colossale, en 
évidente contradiction avec les textes, a malheureusement 
trouvé bon accueil auprès d’esprits prévenus et peu soucieux de 
contrôler des appréciations émises sans information préalable.(3) 
Pour en venir à notre sujet, Duns Scot traite cette question, 
lorsqu'il se demande « si la bonté du vouloir dépend de la loi 
éternelle ». (4) — Il pose en principes : 1° que « les lois justes 
sont la norme éloignée de l'acte humain » ; 2° que la bonté des 
lois positives dérive de la loi éternelle. » — Il cite à l’appui le 


(+) Oxon. I. IL, d. 17. n° 11. 

‘(2) D'après les adages : a) Aliqua sunt bona, quia prœæscripta ; b) Aliqua sunt 
mala, quia prohibita. 

(5) Nous tenons de source autorisée que dans les milieux néo-scolastiques italiens 
Duns Scot est tenu pour le père du modernisme ! Mais combien en est-il qui aient 
consacré une demi journée à une page de Duns Scot ? Quel malheur qu'il v ait si 
peu de néo-thomistes aussi bien informés que les Goudin, les Capréol, les Cajetan | 
Ces derniers du moins osaient affronter les « barbouillamenta Scoti » et savaient 
rendre hommage à la force de sa dialectique et à la perspicacité de son génie. Duns 
Scot était pour eux un rival pouvant lutter de pair avec S. Thomas. 

(4) Oxon. 1. I, d. 3. q. 4. n° 18. 


E. F. — XXV. — 37 


578 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


témoignage de S. Augustin. (1) L’évêque d’Hippone parle du 
jugement que les hommes, même pervers, portent sur la nature 
de certains actes qu'ils louent ou blament : « Sur quoi se fondent 
ces jugements humains, sinon sur certaines lois, qui leur indi- 
quent comment chacun doit se conduire et qu’ils méconnaissent 
de fait ? Où sont-elles consignées, pour que le méchant lui- 
même y apprenne ce qu'il ne fait pas ? Où les trouver, sinon 
dans ce livre de resplandissante clarté, que l'on nomme la 
Vérité ? » 

Duns Scot explique à quelle vérité le Docteur africain fait ici 
allusion. Cette vérité suprême, absolue, c’est l’entendement 
divin, cause exemplaire et source de toutes les vérités spécula- 
üves et morales. Je découvre cette explication dans la définition 
scotiste de la loi éternelle : « La loi éternelle, dit-il, s'entend de 
l'appréciation de l’entendement divin, lequel engendre toutes 
choses dans l’ordre de la connaissance et donne à chacune son 
essence particulière ; toutes les vérités prenant ainsi du relief, 
l'intelligence divine les pénètre en toute leur étendue et connaît 
toutes les certitudes, soit spéculatives, soit pratiques, qui découlent 
de cette science illimitée. Et ainsi Dieu sait que le bien est 
aimable, le mensonge odieux, qu’il ne faut injurier personne et 
autres préceptes semblables. Dieu, en son savoir véridique, 
prononce qu'il en est ainsi et, par ce décret immuable, fixe 
d'une volonté ferme et irrévocable la loi éternelle. » Nomine 
legis æternæ intelligimus judicium divini intellectus, qui produ- 
cens omnia in esse intelligibile, subinde datunicui que primum 
esse intelligibile, atque in eis omnes veritates relucent, adeo 
ut intellectus pervadens terminos necessario intelligat veritates 
omnes in illisinvolutas, tam speculativas, quam practicas. Ex 
natura ergo eorum extremorum intellectus videns bonum esse 
diligendum, ..…. mendacium non esse proferendum,.… aliaque id 
genus, una judicat ita esse, atque tali judicio immutabih, firma 
ac immobilis stat lex æterna... (2) 

Ainsi, d’après Scot, Dieu connaît le bien et le mal et il fixe 
les bases de l’ordre moral, en dehors de toute intervention 
arbitraire de sa volonté souveraine. Donc, en regard de la spé- 
culation comme de la pratique, Dieu n'est pas L’ABSOIUE 
LIBERTÉ. Le bien et le mal sont en raison d’une conformité 
morale que Dieu connaît sans que cela dépende en rien de son 


(1) De Trinitate, lib, XIV. c. 15. 
(2) Oxon. 1. I. d. 3. q. 4. Cf. Metaph. 1. XII. q. 4. 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 579 


bon plaisir. Descartes, en faisant de Dieu l’absolue liberté, n'a 
donc pas renouvelé les spéculations profondes du Subtil. 

En Dieu, l’ordre pratique se subordonne à la connaissance. 
Dieu sait le bien et le mal ; en conformité de cette science, il 
décrète le bien et défend le mal. I} ne serait plus le plus saint et 
le plus parfait, si sa volonté toute puissante devait autoriser le 
désordre moral. Or «la volonté de Dieu est juste et indé- 
viable ». (1) Partant, ce n’est plus faire du 7#beo divin le fonde- 
ment initial de la qualification morale des actes, quand on affirme 
que « la bonté et la rectitude du vouloir humain dépendent de 
sa parfaite concordance avec le vouloir incréé ». (2) Dieu est, 
sans doute, absolument libre en ce qu’il opère comme Créateur. 
Cette liberté est cependant limitée. Dieu ne peut pas l’absurde, 
ni non plus ce qui serait immoral ; son pouvoir s’arrête devant 
une répugnance métaphysique ou éthique. Et c’est précisément 
parce que sa volonté ne peut dévier de la rectitude nécessaire en 
toute chose, qu’il est l’Absolue Liberté en son action créatrice. 

Mais cette conception de l’Absolue Liberté, qui met a nu la 
pure gratuité de l’œuvre divine n’est pas particulière à Scot et ne 
pénètre en rien l’ordre des conformités éternelles. Cet ordre est 
nécessaire et immuable. Dieu pouvait, cependant, faire de 
l’homme un être, non appelé à la dignité morale. Mais, ayant 
gratuitement fait l'homme tel que nous sommes, l’ordre moral 
dans ses applications ne pouvait se concevoir différemment quant 
à ses lignes essentielles. Car, il est en Dieu indépendamment des 
décrets libres et éternels, une « causalité exemplaire », qui fait 
loi. Sans contraindre la volonté à agir hors de l’essence divine, 
cette « cause » est la norme indéviable en ce que PE aime 
nécessairement et en ce qu'il opère librement. 


*k 
* * 


Le lecteur trouvera, sans doute, que Duns Scot a bel et bien 
formulé une sorte de « volontarisme », apparenté de très loin aux 
systèmes contemporains. Nous accepterions cette conclusion, si 
elle ne recélait une arrière-pensée. Mais, nous reconnaissons 
sans peine que le rôle de la volonté est plus accentué en Duns 
Scot qu’en S. Thomas. Cette divergence de vue n'engage pas, à 
proprement parler, l'autonomie de la volonté. Toutefois, elle 


(1) Report. 1. E. d. 48. 
(2) Cf. Quodil. q. 16. — Oxon. I. I. d. 2. — De primo principio. c. 4. concl. 4. 


580 LE ROLE DE. LA VOLONTÉ 


justifie, en théologie, les controverses relatives à la grâce et aux 
sacrements. Îl eut été intéressant d'exposer, parallèlement à la 
doctrine de Scot sur la volonté, l’enseignement de S. Thomas. 
Mais pourquoi ressusciter OO E nent les vieilles polémi- 
ques del École ? Un exposé désintéressé de la doctrine françis- 
caine aura plus facilement raison, je ne dis pas du thomisme (1), 
(je suis pour ma part, plein de vénération pour ce système), 
mais des inepties inqustifiées, que le volontarisme de Duns Scot 
interprété dans le sens des théories contemporaines, mèle gra- 
tuitement à la pensée du maître franciscain. 

À quoi se réduit, en effet, le volontarisme scotiste ? — Essayons 
pour cela de nous résumer. — Duns Scot enseigne que dans 
l’homme, la volonté prime tout. Elle peut, par l'opiniâtreté de 
l'effort, rendre plus intense et plus perspicace la vue de l'esprit 
et le faire triompher des obstacles, qui s'opposent à sa marche 
en avant dans la recherche de la vérité. Obligée de lutter contre 
les assauts des passions et contre les désirs charnels, elle arrive 
par une résistance prolongée à les soumettre à ses desseins. Tout 
dans l’homme cède à la volonté ; intelligence et sens, tout est 
soumis à son empire. Cette prédominance est manifestement 
d'ordre psychologique. 

Elle devient d'ordre moral, en ce qu’elle rend l’homme plei- 
nement responsable. Car s’il est libre, l’acte qu’il veut librement 
est acte humain. Et ainsi, l'obligation nous peut être imposée. 
Cette possibilité de l’obligation morale, en fonction de l’homme, 
fonde pratiquement l’ordre moral créé. 

Cet ordre étant donné, la perfection de la volonté serait de 
toujours faire ce que l’on doit, sans arrêt ni déviation d'aucune 
sorte. 

En Dieu, ces déviations sont impossibles. Dieu n’est pas 
l’'absolue liberté en ce qu’il agirait déraisonnablement ou mal- 
honnêtement. 

Cette expression n’est plus déplacée, si l’on entend que, ayant 


(1) On devrait entendre par thomisme un ensemble de conclusions particulières à 
S. Thomas et à son école sur les questions controversées. Le scotisme apparaitrait 
alors comme un système de conclusions opposées au thomisme sur ces mêmes ques- 
tions. La «phrlosophie perennis » serait, comme dans le passé, affranchie de la 
caducité des systèmes, et on discuterait de part et d'autre avec plus d'harmonie 
in necessaris et avec plus de confiance sur tout le reste. Pourquoi ravir à d'autres, 
au profit de S. Thamas, ce bloc intangible de principes et de conclusions fonda- 
mentales (méthode scolastique), qui fut le patrimoine respecté de tous les penseurs 
orthodoxes ? 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 58 


créé, Dieu pouvait ne pas créer ; et que ayant produit tels et 
tels êtres, 1l dépendait de son bon plaisir tout seul de faire un 
choix différent dans le nombre illimité des possibles, dont la 
connaissance idéale est en lui éternellement. 

Si l’on remonte aux sources divines de l’ordre moral, on 
s'aperçoit que c’est l’ordre de la connaissance, qui trace la voie 
au vouloir divin. Dieu veut en raison de ce qu'il sait ! 

_ Ainsi, de l’homme! Sa volonté, pour évoluer dans toute 
l'étendue de la liberté sainement comprise, doit réaliser les 
prescriptions de cette loi que sa raison lui découvre, en ce qu’elle 
est « une certaine clarté spirituelle, et comme une dérivation de 
la lumière incréée... Car l’entendement divin est la norme 
de toute la nature et la nature est une certaine exécution de 
l'architecture divine. Intellectus enim divinus est mensura totius 
naturæ, et natura quædam explicatio est artis divinæ. (1) 

En définitive, Duns Scot, loin de subordonner la théorie à la 
pratique, fait de celle-là la règle de celle-ci, et l’ordre de la con- 
naissance est, à ses yeux, d'une indépendance illimitée. (2) 


S. BELMOND. 


(1) Metaph. I. XII. q. 4. 


(2) Pour « ressusciter » la grande école de Duns Scot, il était indispensable de 
mettre à la disposition des hommes d'étude, comme instrument de travail, le 
texte même du Docteur Subtil. A défaut de la grande édition de Wadding ou 
de Vivès, on peut consulter avec profit les ouvrages suivants, tous d’un 
format commode et d’un prix abordable. 


19 — Joannis DUNS SCOTI SUMMA THEOLOGICA 6 vol. 40 francs. — 
S'aDREsser Collegio Sant'Antonio, 124, via Merulana. — Rome. — C'est 
la réédition de l'ouvrage publié par le P. Jérome de Montefortino en 1720. 
L'auteur suit pas à pas l'ordre de la Somme de S. Thomas et fait entrer dans 
ce cadre le texte de Duns Scot. On peut, à l’aide de cet ouvrage, établir, en 
s'affranchissant des méprises postérieures, la portée exacte de l'opposition 
thomisto-scotiste. | 


20 — CAPITLIA OPERA BEATI Joannis Duxs Scori. 5 vol. S'adresser au 
R. P. Déodat Marie, 3. rue des Noyers. Le Havre. — Deux volumes ont 
paru. L'auteur groupe, dans un ordre logique, les principaux textes du 
Docteur Subtil autour d’une même question. Le premier volume « praepa- 


582 LE ROLE DE LA VOLONTÉ 


ratio philosophica » est une sorte d'introduction à la théologie proprement 
dite, où l'on traite notamment /a theorie de la connaissance, les questions 
de la théodicée, de l'âme et des fondements de l'apologétique. — Un second 
volume : Synthesis theologica credendorum primaria vient de paraitre. 
Une préface en français, comme pour la « præparatio philosophica », 
explique le dessein de l'auteur. L'une et l’autre font honneur à la profonde 
érudition du P. Déodat Marie. Le prologue comprend quatre livres prélimi- 
naires : a) rapports de le théologie avec la métaphysique et les sciences 
naturelles ; b) nature des objets de la théologie ; c) division ; d) des rêgles de 
la foi. Le P. Déodat groupera tous ses textes autour de trois idées symthéti- 
ques : théologie des croyances ; théologie des amours ; théologie des 
espérances. Le second volume est surtout consacré à l'étude de l’objet 
nécessaire à la foi. C'est, en d'autres termes, et avec des subdivisions 
empruntées à Scot, le thême de nos traités de Deo uno et Trino. Nous ne 
doutons pas que cet ouvrage ne doive contribuer beauconp à faire apprécier 
à sa juste valeur l’enseignement de Duns Scot. Il sera surtout utile aux 
professeurs désireux de contrôler les jugements précipités de manuelistes mal 
informés. 


30 — BEATI Joannis Duns ScoTI QUESTIONES RERUM PRINCIPIO. — T'racta- 
tus de primo rerum principio. — S'adresser Collegio San Bonaventura — 
QUARACCHI, près FLORENCE. — 1 vol. 7 francs. — Le KR. P. Fernandez 
Garcia nous donne sous ce titre une édition soignée de deux traités de Duns 
Scot en suivant littéralement l'ordre et la disposition du texte de Wadding. 
La division des deux traités en articles et en paragraphes est ajoutée par 
l'éditeur. Cet ouvrage a un avantage sur les précédents, en ce qu'il est la 
reproduction intégrale de l’œuvre originale de Duns Scot. On ne saurait 
trop en recommander la diffusion. 


4° — LEXICON SCOLASTICUM PHILOSOPHICO-THEOLOGIUM, etc. opera et studio 
R. P. Mariani Fernandez Garcia, O. F. M. — 1 vol. — Comme le précé- 
dent, cet ouvrage débute par une exposition de la vie et des œuvres de Duns 
Scot. Il comprend : 1° la grammatica speculativa de Duns Scot, soit son 
tractatus de modis significandi. L'étude de cette première partie est une 
sorte d'initiation à Ja terminologie scolastique, dont le Subtil est lui-mème 
l'auteur. Toutefois, Duns Scot s’y montre plus grammairien que logicien. 
Le P. Fernandez Garcia avait déjà édité à part ce traité en 1908. Un vol. 
in 8° de XXXIV — 194 pages. S'adresser au Collegio San Bonaventura.— 
Quaracchi près FLORENCE. 1 franc. — 2° La seconde partie du Lexicon, de 
beaucoup la plus considérable de tout l'ouvrage — p. 51-738, — constitue 
un vrai dictionnaire de théologie scotiste, où pas un seul mot n’est de l'édi- 
teur. Chaque mot est corroboré par de larges extraits du Subtil avec renvoi 
aux endroits parallèles. Une semblable compilation suppose une connais- 
rance complète de l'œuvre entière de Duns Scot. N'eût-il fait que cela, le P. 
Fernandez Garcia mériterait d’être cité au premier rang parmi les restaura- 
teurs de la Grande Scolastique. — 30 La troisième partie de l'ouvrage : 
effata explique par le même procédé les adages les plus usités au sein de 
l’École comme ceux-ci ; ad absolutum in causa sequitur absolutum in effectu, 
accidentis esse est inesse, etc. Le Lexicon complet est misen vente au prix net 


DANS LA PHILOSOPHIE DE DUNS SCOT 583 


de 24 francs. Ce livre est à conseiller à quiconque est désireux de connaître 
rapidement et succinctement la pensée de Duns Scot sur les questions philo- 
sophiques. Malgré son abondance de références originales, le Lexicon ne 
saurait remplacer, soit la Summa de Montefortino, soit les Capitalia du P. 
Deodat Marie, mais il facilite beaucoup l'utilisation de l’une et des autres. 


50 — FR. PETRI DE AQUILA, O. F. M. COGNOMENTO SCOTELLI COMMENTARIA. 
— 4 vol. S'adresser an R. P. Cyprien Paolini, Convento dei Minori, 
Levanto-Genova, Italie, — Les commentaires de Pierre d’'Aquila, disposés 
selon l’ordre des Sentences de Pierre Lombard sont une sorte de bréviaire, 
où, en peu de mots et en empruntant à Scot presque toutes ses expressions, 
l'auteur condense les enseignements d'Oxtord et de Paris. En raison de sa 
commodité matérielle, de la clarté et de la précision, que Scotellus opporte à 
chaque question, cet ouvrage doit être considéré comme devant FeOare plus 
aisée la vulgarisation du Scotisme. 


60 — FRASSEN. SCOTUS ACADEMICUS SEU UNIVERSA DocrToris SuBrTiLis 
THEOLOGICA DOGMATA. — 12 vol. 40 francs, S’adresser : Collegio Sant’ 
Antonio, 124, Via Merulana. Rome. — Comme Pierre d'Aquila, le P. 
Claude Frassen suit l’ordre des Sentences. Réédité en 1901, par les soins du 
Rme P. David Fleming, cet ouvrage venge les scolastiques de la dernière 
période (XVIIe et XVIIIe siècles) des appréciations injustes d’historiens, 
qui, sans doute, ignorent jusqu'au nom des Lychet, des Pons, des Cavellus, 
des Macedo, des Henno et des Montefortino. La théologie scotiste gagne à 
être étudiée dans le texte de Frassen et beaucoup auront l'illusion de lire un 
auteur, postérieur en date aux définitions du concile du Vatican et à la pro- 
clamation du dogme de l’Immaculée Conception. Le P. CI. Frassen avait 
préparé, peu de temps avant sa mort, une édition corrigée de son « Scotus 
Academicus. » Ces corrections, conservées dans l'exemplaire de la Biblio- 
thèque nationale de Paris ont été introduites dans l'édition de 1901. Il 
serait à souhaiter que ce chef d'œuvre théologique fut entre les mains de 
tous les lecteurs de l'Ordre. Les prédicateurs y trouveront une mine inépui- 
sable de schémas développés pour l'exposition du dogme. 


NOS PRÊTRES ET LA RÉVOLUTION 


QUELQUES PAGES DE MONOGRAPHIE PAROISSIALE 


CONCERNANT 


LE PÈRE CYPRIEN NAVES 
DE CATUS 


RELIGIEUX CAPUCIN — PREMIER CURÉ DE SAINT-DENIS 
(1765-1830) 


Les quelques pages qu'on va lire ont été rédigées d’après des 
documents recueillis et aimablement communiqués par un des 
frères en religion du Père Naves ; plusieurs détails d'intérêt 
local ont été puisés dans la notice de M. l'abbé Gary sur le 
Clergé de Cahors pendant la Révolution ; enfin les registres 
paroissiaux de Saint-Denis, et aussi quelques témoignages de 
tradition orale ont été mis à contribution. À mesure que les 
premiers documents relatifs au Père Naves ont été recueillis et 
ordonnés, le cadre s’est élargi peu à peu : autour du sujet très 
délimité, visé tout d’abord, sont venus se grouper plusieurs 
détails d'intérêt local, relatifs à l’époque où se déroula le drame 
de la Révolution, époque que le Père Naves eut à traverser. Les 
règles de la littérature, concernant l’unité de sujet, n’ont peut- 
être pas toujours été observées avec une fidélité rigoureuse ; les 
divers détails qui pourront sembler être à côté du sujet principal, 
et que l’on appellera, si l’on veut, digressions, seront justifiés 
par le titre plus général donné à ces quelques pages: Nos 
prètres et la Révolution, sujet que l’auteur n’a d'ailleurs essayé 
de traiter qu’en la forme modeste d’une simple notice paroissiale. 


LE PÈRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 585 


* 
+* + 


Pierre Naves (en religion le Père Cyprien Naves) naquit à 
Catus (Lot), le 26 novembre 1765. Ses parents, Jean Naves et 
Marguerite Lasarladie, habitants de Catus, étaient d’honnèêtes et 
laborieux cultivateurs. Baptisé sous le nom de Pierre, en l’église 
Saint-Astier de Catus, il eut pour parrain, Pierre Miquel et 
pour marraine Marguerite Pégourié. 

En 1782, il prit l’habit des Frères-Mineurs Capucins au novi- 
ciat de Condom (Gers) ; il fit profession à l’âge de 21 ans. Ses 
supérieurs l’envoyèrent au couvent d'Agen, suivre les cours de 
théologie. L’évêque de cette ville, Mgr de Bonnac, lui conféra la 
tonsure et les ordres mineurs ; quelque temps après, lorsque le 
jeune religieux eut reçu l’ordination sacerdotale, son Provincial, 
le Père Alexis de Casseneuil, l’envoya au couvent des Capucins 
de Montauban. Il y séjourna deux ans, heureux de se trouver 
au milieu de confrères presque tous orignaires de Quercy ; il 
pouvait redire la parole des psaumes : « Oh ! comme il est 
doux et agréable, pour des frères, de vivre ensemble, n'ayant 
tous qu’un cœur et qu’une âme ». Parmi les religieux quercynois, 
formant à cette époque la communauté de Montauban, nous 
pouvons citer : le P. Joseph d’Autoire (Joseph Périé), supé- 
rieur, ancien Provincial, mort à Autoire, en la fête de saint 
Joseph, son patron, le 19 mars 1816 ; — le P. Clément de 
Lauzerte (Pierre Brousse), mort dans cette ville, le 23 décembre 
1793 ; — le P. Pierre, de Martel (François Melon), mort à 
Cahors, dans la maison de réclusion du séminaire, pendant la 
tourmente révolutionnaire, le 22 décembre 1794. 

Ce fut une douce satisfaction pour le Père Cyprien Naves, 
de Catus, de voir M. Jacques Perboyre, lazariste, (1) également 
de Catus, venir à Montauban, en qualité de directeur au grand 
séminaire de cette ville ; mais les circonstances ne permirent 
pas aux deux religieux compatriotes d’avoir, à Montauban, de 
longues relations : M. Perboyre fut envoyé au séminaire d'Albi, 
et, sur ces entrefaites, éclata l’orage révolutionnaire. 

Les déclamations des philosophes du dix-huitième siècle 
représentaient les monastères, comme des prisons, où l’on tenait 
enfermés une foule d'hommes et de femmes, victimes des pré- 
jugés de leur temps ; les mêmes philosophes, qui prétendaient 


(hi Né à Villari, près Catus, le 10 avril 1763 ; oncle de B. Jean-Gabriel Perboyre, 


586 LE PÈRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 


être les oracles de la raison et des droits de la personnalité 
humaine, s'étaient élevés contre les règles monastiques, les con- 
sidérant comme la consécration d’une odieuse tyrannie, et pré- 
sentant les vœux comme contraires au droit naturel. En vertu 
de ces principes, l'assemblée dite nationale décréta, le 13 février 
1790, que les ordres religieux étaient supprimés, que les vœux 
monastiques cessaient d’être obligatoires, et que ceux qui les 
avaient prononcés pouvaient rentrer dans le monde, pour y 
jouir de tous leurs droits, comme citoyens libres. 

Le Père Naves se trouvait alors, comme nous l’avons dit, au 
couvent de Montauban. Le 28 mai 1700, il vit arriver l'officier 
municipal chargé de faire l’inventaire de la maison. Aux pro- 
positions libérales d'émancipation nationale les religieux capu- 
cins répondirent en optant pour la vie commune ; quand vint le 
tour du Père Naves de donner son sentiment il fit la déclaration 
suivante : « Mon désir est de vivre de la vie de communauté 
dans le couvent que l’assemblée nationale me désignera ; entré 
par libre choix dans l’ordre des Capucins, je veux y vivre et y 
mourir ». | 

Notons en passant la belle manifestation que les habitants de 
Montauban firent à cette occasion en faveur des religieux et 
l'opposition énergique que les agents officiels rencontrèrent 
dans l’accomplissement de leur besogne et l’exécution d’une loi 
prétendue libérale et soi-disant populaire. Mais le dernier mot 
resta à la force, et les humbles religieux furent chassés de leur 
maison, au nom de la loi. et de la liberté ! 

La manière dont le décret du 13 février 1790 fut accueilli. 
dans toute la France, par les prétendues victimes des établisse- 
ments monastiques, donna un éclatant démenti aux déclamations 
des philosophes : infime fut le nombre des religieux qui con- 
sentirent à bénéficier du décret soi-disant libérateur ; quant aux 
femmes, la plupart rentrèrent dans leurs cloîtres dès qu'elles le 
purent. Voilà la vérité historique : Ce fait est et demeure enre- 
gistré dans nos annales, pour l’honneur de la France chrétienne, 
pour la consolation du passé et l'exemple de l’avenir. 

Le 10 mars 1791, se conformant à un arrêté du Directoire du 
district de Cahors, désignant les couvents de Gourdon et de 
Figeac, pour les Capucins qui voudraient mener la vie de com- 
munauté, le Père Naves se retira au couvent de Figeac, où il 
resta jusqu’en 1792, pensionné à 700 livres. Mais, pouvait-il se 
croire en sûreté, dans une maison religieuse déjà inventoriée, 


LE PÈRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 587 


sous une législation qui venait de confisquer tous les biens du 
clergé séculier, de confisquer aussi le patrimoine des pauvres, 
en mettant en vente les biens des hôpitaux ? Les droits des reli- 
gieux seraient-ils plus inviolables que ceux du clergé séculier et 
que ceux des pauvres ? Leurs biens auraient-ils des garanties 
plus sûres et des titres de propriété mieux fondés ou plus sacrés ? 
Le Père Naves ne se berçait pas de pareilles illusions : l’inven- 
taire ne pouvait être que le prélude de la spoliation. En effet 
comme toutes les maisons religieuses, le couvent de Figeac fut 
confisqué, et vendu aux enchères. Le Père Naves dut alors 
quitter Figeac : il reprit le chemin de son pays natal, et se 
retira dans sa famille, à Catus. Mais, là encore, serait-il en 
sûreté ? 

Le jeune religieux aurait pu prendre le chemin de l’Espagne, 
qui ouvrait généreusement ses portes hospitalières aux victimes 
de la persécution ; mais avec sa nature ardente, son intrépide 
courage, son cœur débordant de zèle sacerdotal, il préféra, au 
lieu d'aller à l'étranger manger tristement le pain de l'exil, dans 
la sécurité, rester au milieu de la lutte, pour secourir dans son 
pays, même au péril de sa vie, les âmes en détresse. 

Le mouvement révolutionnaire s'était déjà étendu dans la 
province ; au moment où le Père Naves revient à son pays 
natal, Catus n'était plus la cité pacifique de ses jeunes ans. 
Toutefois, bien que l'agitation y fut considérable, jamais, 
paraît-il, on n'eut à y déplorer de ces scènes de brigandage, de 
cruauté et de barbarie, qui se déroulèrent, en tant d’endroits, à 
cette époque. 

Pendant quelque temps. M. Jourreau, curé de Catus, et son 
vicaire M. Boudousquié, purent jouir d’une certaine liberté — 
liberté très relative — dans l'exercice de leur ministère pastoral. 
Mais cette liberté devenait un fruit de plus en plus rare: pour- 
tant, dans la plupart des communes de France, on avait planté 
et parfois copieusement arrosé l'arbre de la liberté ! 

Après avoir dépouillé l'Église de France par la confiscation et 
la mise en vente de tous ses biens : biens cultuels, biens monas- 
tiques, biens hospitaliers, la révolution se hâta d’aller plus loin. 
Elle chercha à mettre la main sur la puissance spirituelle elle- 
même, en décrétant, dans l’ordre spirituel, une transformation 
analogue à celle qu'elle avait opérée dans l’ordre politique: C’est 
ce qu'on appela la Constitution Civile du Clergé. Cette Consti- 
tution qui n'était, de fait, civile qui de nom, statuait, d’une 


588 LE PÈRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 


manière souveraine, sur des objets qui sont, par leur nature, 
exclusivement dépendants de l'autorité spirituelle : c'était une 
véritable brisure dans la juridiction et la hiérarchie ; elle était 
donc nulle, de plein droit, et schismatique. 

Tout le Clergé de France fut appelé à prêter serment à cette 
Constitution qui avait été décrétée obligatoire (12 juillet 1790). 
M. Jourreau et son vicaire, regardant à bon droit la prestation 
de ce serment, comme un acte d’apostasie, avaient répondu par 
un refus catégorique. Ils n’ignoraient pas ce à quoi ils s’expo- 
saient en agissant ainsi; mais ils étaient de la noble race de 
ceux dont la devise est toujours : « Fais ce que dois, advienne 
que pourra ». Cette attitude fut, du reste, celle de l’immense 
majorité du Clergé français : ce qui fut le signal etle prétexte 
du déchaînement de la persécution contre les prêtres, dont tout 
le crime était l'attachement inébranlable à leur foi et leur 
héroïque fidélité aux devoirs sacrés de leur sacerdoce. Leurs 
ennemis eux-mêmes ne pouvaient s'empêcher de rendre hom- 
mage à cette admirable légion de persécutés : « Nous avons pris 
leurs biens, ils ont gardé leur honneur ». (1) 

Ajoutons que parmi les prêtres qui prêtèrent serment à la 
Constitution Civile du Clergé, un grand nombre le firent de 
bonne foi, n'ayant en vue qu’un acte de soumission à l'autorité 
civile et n’apercevant pas la brisure que la Constitution opérait 
au point de vue hiérarchique. Mais dès que Pie VI eut con- 
damné explicitement cette constitution comme schismatique, et 
déclaré qu’on ne pouvait s’y soumettre sans apostasie, beaucoup 
de ceux qui avaient prêté le serment, le rétractèrent déclarant que 
leur bonne foi avait été surprise, et qu’ils n'avaient pas cru 
donner à leur acte, une telle portée ; d’autres firent annexer au 
procès-verbal du serment prêté, des explications et des restric- 
tions qui étaient l’équivalent d’une rétractation. 

Il sera peut-être intéressant de citer un exemple de ces décla- 
rations : si ce détail paraît être une digression au point de vue 
biographie, il rentre bien dans le cadre plus large de l’idée géné- 
rale mentionnée en tête de ces pages : « Nos prêtres et la Révo- 
lution ». L'auteur de la présente notice choisit cet exemple dans 
un document qui a trait à l’histoire locale de sa paroisse natale. 

Le 20 mai 1791, M. Bastide, curé de Cénac, se présenta 
chez M. Estang, notaire royal à Sauzet, et avec lui, MM. Cal- 


(1) Paroles de Mirabeau. 


LE PÈRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 589 


vinhac, curé de Rouffiac, Estang, curé de Sauzet et Tholue, son 
vicaire, Duclaut, curé de Carnac et Carmié, son vicaire, pour 
faire tenir acte de l'explication ou rétractation authentique de 
leur serment « qu'ils déclarent n'avoir fait que conditionnel... » 
c'est-à-dire dans l’ordre purement civil. Ils ajoutent « qu'ils 
avaient été d’autant plus fondés à croire qu'on ne prétendait 
exiger d'eux d'autre serment, que l'assemblée avait plus d’une 
fois déclaré qu’elle ne voulait, ni entendait toucher au spirituel 
par ce que, disait-elle, les objets sur lesquels l'autorité spirituelle 
agit et la manière dont elle s'exerce, sont hors de la sphère de 
la puissance civile... » Apprenant que le corps électoral du 
district de Cahors a reçu leur serment comme pur et simple, ils 
déclarent que « c’est pour eux un devoir sacré de manifester 
hautement leurs regrets sur une défection extérieure qui les 
couvrirait d'une confusion éternelle, s'ils tardaient plus long- 
temps à publier la pureté de leur intention, sans équivoque et 
sans détour. Ils déclarent donc solennellement et ils protestent 
que leur intention fut toujours de faire un serment restrictif.… 
se réservant expressément tous les objets qui dépendent de 
l'autorité spirituelle, ne pouvant, ni entendant, lorsqu'on y 
porte atteinte, y donner leur consentement, ni y participer 
d'aucune manière. » (1) 

Tout prêtre qui refusait de prêter le serment constitutionnel, 
ou qui, l'ayant prêté de bonne foi, le rétractait était qualifié de 
réfractaire et signalé aux comités : on sait le sort qui lui était 
réservé. | 

Le Père Naves n'était pas compris dans les cadres du clergé 
paroissial et ne fut pas inquiété au sujet du serment ; mais sa 
qualité de religieux et de prêtre ne tarda pas à le rendre suspect. 
Il eut la douleur de voir le vénérable pasteur de Catus saisi et, 
malgré son grand âge, jeté en prison. Le même sort était réservé 
au vicaire ; mais celui-ci, averti à temps, ou soupçonnant le 
danger, prit assez tôt ses mesures et malgré l’activité des recher- 
ches dirigées contre lui, il parvint à se dérober à la poursuite des 
révolutionnaires. 

D'autre part, M. Jacques Perboyre, qui, après son refus de 
prêter le serment schismatique, avait dû quitter le grand sémi- 
naire d'Albi, où il était directeur, s'était retiré dans sa mai- 
son paternelle, à Villari, près Catus ; il ne s’y trouva pas 


(1) Les six prêtres précités signèrent à la minute et avec eux M. Raymond 
Gagnayré, ancien curé de Cénac, y résidant. 


590 LE PÉRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 


davantage en sécurité. II avait dû se cacher, comme le vicaire, 
pour éviter les poursuites des émissaires de la révolution. Sa 
retraite était derrière le château de Villari, près de Catus, 
dans une grotte profonde, située sur le flanc de la monta- 
gne, parfois aussi, il allait dans une autre grotte, peu 
éloignée, appelée grotte de Barbaro. Il recevait sa nourri- 
ture de chaque jour, de la main du petit berger de Villari, qui 
devait mettre beaucoup de prudence, dans l’accomplissement 
de sa fonction. La nuit, il sortait de sa retraite, pour aller 
porter aux âmes, les secours spirituels. 

Le compatriote et l’ami du Père Naves ne fit pas un long 
séjour dans les environs de Catus ; il songeait au grand nombre 
de paroisses du diocèse qui étaient privées du ministère du 
prêtre ; il savait que, si le vicaire de Catus avait était séparé 
violemment de son curé, il restait toujours fidèle à son devoir 
au milieu de la persécution. Dans ces circonstances, son zèle le 
porta vers une de ces contrées où les besoins spirituels étaient 
plus urgents. Sur la fin de 1791, Saint-Cirq-Lapopie bénéficiait 
de son dévouement. 

Le Père Naves était donc privé du précieux réconfort que lui 
aurait valu le voisinage de son digne ami. S'il pouvait avoir 
parfois quelques rapports avec M. Boudousquié, ce n’était que 
très-rarement, à la dérobée, à la faveur des ténèbres, et en s’expo- 
sant à de très graves dangers ; et pourtant n’avaient-ils pas à se 
concerter sur les pieuses industries auxquelles ils devaient recou- 
rir, l’un et l’autre, pour exercer un apostolat qui rappelle 
celui de l’ère des catacombes ? Avec quelle prudence il fallait 
procéder et combien ce ministère tout apostolique était difficile 
et méritoire ! Toute maison qui était soupçonnée cacher un 
prêtre, était visitée par les gardes nationaux, avec un soin et 
une assiduité dignes d’une plus juste cause : greniers, caves, 
granges, tout était inspecté ; et comme dernière preuve du 
zèle avec lequel ils faisaient leurs perquisitions domiciliaires, 
les émissaires de la révolution ne se retiraient pas, sans enfoncer 
leurs piques ou leurs baïonnettes, dans les meules de paille ou 
de fourrage qui garnissaient les coins des granges. 

Profondément pénétré de cette grande pensée que le prêtre 
n'est pas prêtre pour lui, mais pour les âmes, le Père Naves ne 
se laissait pas arrêter par la crainte du danger ; afin de suppléer, 
dans la mesure du possible, à l’absence de M. Jourreau incar- 
céré et de M. Boudousquié sans cesse poursuivi, il rayonnait 


LE PÈRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 591 


autour de Catus, prudemment déguisé, donnant les secours de 
la religion à ceux qui les demandaient, consolant les malades et 
préparant les mourants à franchir chrétiennement le seuil de 
l'éternité : les âmes étaient tant en souffrance ! 

Le vicaire de Nuzéjouls, M. Bénéchie, qui desservait Saint- 
Denis ne paraissait plus depuis le mois d’août 1792; ilavait dû, lui 
aussi, se soustraire aux poursuites révolutionnaires. Et en effet, 
aux mois de septembre et d'octobre 1792, nous trouvons consi- 
gnés sur les registres paroissiaux de Saint-Denis, sous la seule 
signature du maire, trois actes de sépulture. À première vue, il 
semblerait que ces sépultures furent purement civiles ; mais la 
note que de sa main, le maire apposa sur le registre prouve 
que ces sépultures avaient été religieuses et qu'un prêtre avait 
accompli les cérémonies de l’église. Voici le texte de cette note : 

« Nous, soussigné, avons arrêté et paraphé le présent registre, 
comme les prêtres qui ont fait les honneurs funèbres suivantes 
(sic) (1), se sont retirés sans en faire l’enregistrement ; et en con- 
formité de la loi donnée à Paris, le vingt septembre mil sept cent 
quatre-vingt douze, avons enregistré ». 

Fait à Saint-Denis, le onze octobre mil sept cent quatre-vingt 
douze ». 

Signé : COUBERC, Maire. 


D'autre part, M. Gamel, curé de Nuzéjouls et aussi de Saint- 
Denis (Saint-Denis dépendant alors de Nuzéjouls, au point de 
vue paroissial) avait été arrêté, conduit à Cahors et condamné 
à la déportation avec soixante-six autres prêtres du Lot. Le 
citoyen Blanc, du faubourg de Cabessut, en sa qualité de 
maître des bâteaux, avait été chargé du transport de ces pré- 
tendus révoltés dont le seul crime était le refus d’un serment 
schismatique, qui répugnait à leur foi, à leur sacerdoce, à leur 
conscience. Les déportés arrivèrent à Bordeaux, au commen- 
cement de mai 1793; les prisons de cette ville étant insufñ- 
santes pour les recevoir tous (car d’autres départements avaient 
fourni aussi leur contingent), ils furent internés à Blaye. 

Le régime des détenus était d’une rigueur véritablement 
inhumaine : le pain leur était distribué avec une parcimonie 
qui allait parfois jusqu’à les condamner à la famine ; et encore, 
quel pain ! Il avait, dit un de ces captifs, une odeur et un goût 


(1) Cet adjectif au féminin, prouve que si ce maire écrivait eu français, il 
pensait en patois. 


592 LE PÈRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 


tellement détestables, qu'il fallait, pour le manger, qu'il fut 
assaisonné de la faim dévorante qui nous tourmentait. (1) 

Après cinq mois de détention à Blaye, M. Gamel, en raison 
de son grand âge et de ses infirmités, fut renvoyé à Cahors, 
non pour être remis en liberté, mais pour être enfermé dans la 
maison de réclusion du séminaire, avec un grand nombre 
d’autres prêtres. Nous n’essayons pas de dépeindre ce que ces 
admirables confesseurs de la foi eurent à souffrir durant leur 
réclusion : 

« Res sacra miser ! » 


Telle est l'inscription qu'on aurait pu graver sur la porte de 
cette maison, où la persécution avait entassé tant de captifs et 
accumulé tant de misères ! S’il est vrai que le malheur marque 
celui qu'il touche, d’une sorte de consécration, que dire de ces 
vénérables vieillards ainsi traités ? En ces nobles victimes du 
devoir, l’âge, la souffrance, l’infirmité venaient ajouter ce quel- 
que chose de sacré dont le malheur nimbe la vertu. 

Brisé par la douleur, accablé sous le poids de sa dure capti- 
vité, après avoir enduré toutes sortes de mauvais traitements, 
de honteux procédés, et d'ignobles outrages, M. Gamel, mourut 
en réclusion, à Cahors, à l’âge de 71 ans, le 25 germinal an I, 
(14 avril 1794), s'estimant heureux, à l’exemple des premiers 
apôtres, d’avoir été digne de souffrir pour la cause de Dieu. 

La paroisse de Saint-Denis, annexe de Nuzéjouls, était donc 
bien un troupeau sans pasteur : ellé ne pouvait guère escompter 
que les secours spirituels lui viendraient du clergé paroissial du 
Catus. Nous avons vu en effet que M. Jourreau avait été 
arrêté et reclus. A la vérité son incarcération ne dura pas très 
longtemps : on le relächa à cause de ses infirmités. Nous avons 
à ce sujet, l'attestation de M. Lagarde, officier de santé, consta- 
tant l’état d’infirmité de M. Jourreau et déclarant que cette 
infirmité résulte de son âge (5 nivôse, an III de la République 
— 25 décembre 1795) : c'est dire que cette situation mettait ce 
prêtre dans l'impossibilité d'exercer un ministère actif. — Quant 
au vicaire, il était toujours en butte à la persécution et était 
l'objet de perquisitions de plus en plus actives.Cet état de choses 
dura, pour ce prêtre, plusieurs années, car en 1798, il était 
signalé à l’administration centrale du département du Lot. 


(1) M. Leproust, chanoine de Tours. 


LE :PÈRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 593 


Le 18 frimaire, an VI (8 décembre 1798) cette administration 
ordonne l'arrestation de soixante-dix prêtres réfractaires ou 
rétractés. Sur la liste des prêtres poursuivis, «liste dressée en 
séance publique, vu la correspondance tant des administrations 
. communales que des commissaires près d'elles », nous relevons 
le nom de M. Boudousquié, vicaire de Catus. RE 

. La persécution sévissait donc toujours : dans ces conjonctures 
ce n'était qu'au prix de beaucoup de fatigues et en s’exposant à 
de très graves dangers, que le Père Naves pouvait continuer à 
exercer, à Catus et aux alentours, les actes les plus essentiels 
d'un ministère excessivement restreint et devenu quasi impos- 
sble. Comme le vicaire qu'il secondait, il s’exposait à encourir 
la rigueur des lois. Or nous savons combien il était facile, pour 
les prêtres surtout, de tosnber sous le coup des lois de proscrip- 
tion. Du reste, quand le délit faisait défaut, le simple soupçon 
suffisait : n'avait-on pas édicté la loi contre les suspects ? 

Dans les considérants multiples de l'arrêté du :8 frimaire, an 
VI, dont nous venons de parler, il est dit que les prêtres signalés 
« doivent être poursuivis, parce qu’au mépris de toutes les lois, 
notamment celle du 19 fructidor, ils exercent publiquement 
leur culte — forment des rassemblements nocturnes — dévelop- 
pent des principes subversifs de l’ordre social — cherchent par 
tous les moyens qui sont en leur possession, a éteindre les flam- 
beaux d’une douce et humaine philosophie, pour y re 
les torches du fanatisme le plus farouche... » 

— « Aimez-vous les uns lesautres — pardonnez à vos ennemis 
— vous ne tuerez point — vous respecterez le bien d’autrui — 
rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui 
appartient à Dieu »... — Telle était pourtant la doctrine émi- 
nemment humaine, philosophique et sociale, dont les prêtres 
persécutés, ministres de l'Évangile, étaient les hérauts officiels : 
« Fanatisme farouche ! » clamaïient les persécuteurs ; et au nom 
de la prétendue « philosophie douce et humaine » de l’ère nou- 
velle que prétendait inaugurer le culte de la Déesse Raison, la 
Terreur sévissait, Robespierre, Marat, Danton, Jourdan sur- 
nommé coupe-tetes, leurs comités et émissaires de province, 
accomplissaient leurs sinistres exploits par la proscription en 
masse, et la guillotine en permanence. Mais revenons à nos 
pasteurs dispersés par l'orage et à leurs ouailles en souffrance. 

Durant cette époque si troublée, où les églises étaient fermées 
de par la loi, et où le culte était interdit sous peine de mort, les 


Et P. —xxv — 38 


594 LE PÈRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 


habitants de Saint-Denis eurent l’avantage de pouvoir bénéficier 
du zèle et du dévouement du Père Naves ; grâce à lui, ils ne 
furent pas complètement déshérités au point de vue spirituel. 
Si les réunions à l’église n'étaient plus possibles, le Saint 
Sacrifice était offert quand même, de temps à autre, sur le ter- 
ritoire de la paroisse, mais seulement à la faveur des ténèbres de 
la nuit : c’est la tradition locale. Nous avons en particulier le 
témoignage concordant de personnes plus qu'octogénaires qui 
ont conservé, à ce sujet, le souvenir des récits entendus, dans 
leur enfance, de la bouche de leurs parents. La messe était 
célébrée nuitamment au village de Lafage, Bégot, Pechboubot, 
Bouscarrat ; parfois c'était dans une maison, (1) parfois aussi 
dans des granges ou dans des cabanes. Des affidés dont il n’y 
avait à craindre aucune trahison, allaient avertir discrètement 
les chrétiens fidèles : « La nuit prochaine le Père dira la messe 
dans telle maison, dans telle grange... » et ils repartaient. A 
minuit au lieu indiqué, les initiés arrivaient, un à un, par les 
chemins creux ou les sentiers détournés, dans le silence le plus 
complet, sentant parfois leur cœur battre plus fort, au moindre 
bruit que faisaient leurs pieds déchaussés, heurtant les brouis- 
sailles ou foulant les feuilles desséchées. On allumait deux 
petits cierges dont, par prudence, on s'ingéniait à voiler la 
lumière. Le prêtre était là : le divin sacrifice commençait. 
Quelques sentinelles se postaientaux coins du bois et aux avenues 
principales des villages, et là, veillaient, interrogeant les téné- 
bres. Parfois elles jetaient un cri convenu, signal de danger : 
aussitôt les cierges étaient éteints, chacun retenait l’haleine, 
l'oreille au guet. fausse alerte ! C'était un retardataire qui 
arrivait ; les cierges se rallumaient, la messe s’achevait, la com- 
munion était distribuée. Et l’on se retirait de ces cénacles 
domestiques ou champêtres, la foi plus vive, l’âme réconfortée. 
Le Père Naves se retirait parfois, la nuit, à Bouscarrat dans 
la maison Gimbert et aussi au Bosc, où un coffre à grains lui 
servait de cachette et de lit de repos. Ce coffre, que la famille 
Pouly, du Bosc, possède encore, est en bois de châtaignier ; ila 
environ 2 m. de longueur sur o®. 70 de largeur et autant de 
profondeur ; sa forme très allongée a quelque chose de funèbre 
et donne tout d’abord l'impression d’une sorte de cercueil. 
Celui qui écrit ces pages avait la très légitime curiosité de voir 


(1) Au village de Lafage, maison Laborie, où un buffet servait d'autel. 


LE PÉRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 595 


ce meuble, intéressant par les souvenirs qui s’y rattachent : il 
tient à remercier ici, M. l'abbé Pouly, du Bosc, de lui avoir 
procuré aimablement cette satisfaction ; c’est également à la 
même obligeance qu'il doit de pouvoir relater le trait suivant, 
que ce bon et vénéré confrère déclare avoir entendu narrer, bien 
des fois, jadis, à sa mère et à sa grand’mère : cette tradition de 
famille nous relie ainsi à l’époque de la Révolution. 

Les poursuites contre les prêtres de Catus sont de plus en plus 
actives et passionnées. Le club se met un jour, avec un zèle 
exceptionnel, à la recherche du curé. (1) Après avoir perquisi- 
tionné dans toutes les maisons de Catus à eux suspectes, les 
agents du comité révolutionnaire vont de village en village, visi- 
tant les cabanes, arpentant les bois, fouillant les épais fourrés 
des garennes .… Vaines recherches ! Enfin, voilà qu’au moment 
où ils désespéraient d’arriver à leur fin, quelqu'un leur dit que 
le curé se cache dans la maison Gimbert, à Siffray. De fait c’est 
bien là qu'est le prêtre. 

Sortant par hasard de sa maison, Gimbert aperçoit le club qui 
arrive ; il avertit M. Boudousquié : « Alors, que faire ? » dit 
celui-ci. — « Pour vous sauver, Monsieur le curé, vous n'avez 
qu’un moyen, le voici : prenez un jupon d’une de mes filles, 
coiffez-vous d’un de leurs bonnets (2) et mettez-vous, comme 
elles, au coin du feu, filant votre quenouille. » 

Immédiatement ladite toilette est ajustée, et /a fileuse impro- 
visée tourne, dans son coin, le fuseau, conscientieusement. 

Le club arrive, cherche dans la maison et aux alentours pen- 
dant deux heures ... il ne trouve pas le curé, 

Désappointés par leur insuccès, les citoyens perquisiteurs 
vont à la grange et emmènent un bœuf, qu'ils abattent, à l'entrée 
de Catus. Ils dévorent leur dépit … et les tranches de bœuf. 

Enfin un jour vint, racontaient nos vieux pères, où l’on 
poussa un immense soupir de soulagement ; l’on s’embrassait 
en disant : Vive la paix! Les hommes arboraient des bouquets 
à leur chapeau ou fleurissaient leur boutonnière, les femmes 
piquaient à leur corsage des roses blanches ; c'était la pacifica- 
tion religieuse : les églises étaient rouvertes, les chrétiens respi- 
raient, les cloches carillonnaient, la vie paroissiale ressuscitait. 

Mais la persécution avait décimé les rangs du clergé parois- 


(1) M. Boudousquié succéda, comme curé de Catus, à M. Jourreau dont il avait 
été vicaire. 
(2) En patois : un pierrot. 


596 LE PÈRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 


sial : plus dé cent vingt prêtres du diocèse de Cahors avaient été 
dirigés sur Bordeaux, pour être déportés dans les déserts brû- 
lants de lu Guyane, une virigtaine étaient morts dans les prisons 
de la Gironde, uñe quizaine:sur les pontons des navires, une 
trentaine en exil, une vingtaine en réclusion à Cahors, d’autres 
avaient été gutllotinés.. (r) 

Les ruines religieuses et morales entassées par la révolution 
étaient immenses : il fallait donc multiplier les ouvriers pour 
travailler à l’œuvre de relèvement qui s’imposait avec de si 
impérieux besoins. Parmi les religieux que la tourmente révolu- 
tionnaire avait chassés de leurs couvents, un certain nombre 
furent appelés par l'autorité diocisaine à administrer les 
paroisses vacantes : c’est dinsi que le Père Naves retiré à Catus, 
füt chargé en 1800, de desservir comme pasteur attitré celle de 
Saint-Denis, qui avait eu déjà pendant la période révolution- 
naire, les prémices de son ministère. Le 3 juillet 1800, il se 
rendit à Cahors, avec les autres prêtres pour y faire sa déclara- 
tion de soumission à la Constitution de l’an VIII, ordonnée à 
tous les ministres du culte ; en 1801, il signa son adhésion au 
Concordat: inutile de dire que dans ces actes, pures formalités 
administratives, il n’y dvait rien qui ressemblât au serment relatif 
à la Constitution civile du clergé, au sujet de laquelle le Père 
Naves avait toujours ne d'ailleurs, d'une parfaite et constante 
orthodoxie. 2 

Dès son arrivée à Saint-Denis, comme pasteur attitré, il 
apposa au registre paroissial, une hote qui nous fait connaître 
l’intrusion à Saint-Denis d’un prêtre assermenté, M. Courrech, 
lequel y était resté depuis septembre 1708 jusqu’en décembre 
1799, et avait pris part au synode constitutionnel tenu en l’église 
cathédrale de Cahors, le 30 messidor, an V. Mais l'auteur de 
‘cette note la raya ensuite de plusieurs traits de plume, probable- 
ment parce que M. Courrech était revenu de ses errements et 
l'était rétracté. 

Le Père Naves étant nommé curé de Saint-Denis, cette 
église cessa de relever de Nuzéjouls au point de vue paroissial 
ci fut érigée en succursale. Celui qui, pendant les troubles de 
sa Révolution, lui avait donné les prémices de son ministère, 
d'une manière tout apostolique, y exerça paternellement et 
fructueusement le ministère pastoral, pendant près de trente ans. 


(1) Voir leurs noms dans la notice de M. l'abbé Gary sur le Clergé de Cahors, 
pendant la Révolution — notice où nous avons puisé plusieurs détails d'intérêt local. 


LE PÈRE CYPRIEN NAVES DE CATUS 597 


Son titre de curé de Saint-Denis ne lui fit pas perdre celui de 
Père : il fut toujours pour la famille paroissiale : « le Père ». 

Il mourut à Saint-Denis, le 16 janvier 1830, âgé de 65 ans ; 
ses obsèques eurent lieu le surlendemain. L'acte de sépulture : 
mentionne qu'il fut enterré dans l’église, sous la chaire. 

Lors de la reconstruction de l’église de Saint-Denis, (1898- 
99) tout le dallage de l’ancienne nef fut enlevé, mais il ne fut 
pratiqué aucun déblai, ni aucune fouille : les restes du Père 
Naves reposent donc toujours dans l’église,.au lieu de leur 
sépulture, à l'ombre du sanctuaire, sous la chaire, d’où le 
vénéré pasteur enseignait l'Évangile‘de Celui qui a dit : Je suis 
la résurrection et la vie ; — près de la table sainte où il distri- 
buait à la famille paroissiale, le Pain des enfants de Dieu : 
— près de l’autel, où, pendant plus d’un quart de siècle, il offrit 
pour son peuple, la Victime du Salut. 

Bienheureux ceux qui meurent dans le Seigneur ! 


L. LACAVALERIE. : : 
curé & S. Denis — Caius: 


} 


LES FRANCISCAINS ONT-ILS EU 


DEUX ÉCOLES UNIVERSITAIRES A PARIS 
DE 1238 À 1253 ? 


Il était admis par tous les historiens, à partir du XVIe siècle, 
et jusqu'à ces dernières années, qu’ils appartiennent ou non à 
l'Ordre des Frères-Mineurs, que les Franciscains n’eurent jamais 
à Paris qu’un seul Maître Régent et par conséquent une seule 
École publique universitaire. Jos. Antoine Endres, le premier, 
soutint l’opinion contraire, sans toutefois en donner la preuve 
détaillée. (1) J'ai essayé autrefois de démontrer la justesse de son 
hypothèse et de prouver que les Franciscains, très vraisembla- 
blement, avaient deux Maîtres Régents de 1238 à 1253, par con- 
séquent possédaient deux Écoles distinctes au Studium 
generale. (2) 

Voici résumées les raisons qui me semblaient décisives. 
D'une part il est hors de doute que le célèbre Mineur Jean de 
la Rochelle enseignait comme Maitré Régent, à Paris, au moins 
depuis 1238 et qu'il conserva son Ecole jusqu’à sa mort, en 
1245, (3) en suite elle passa à un autre Maître Régent de 
l'Ordre. (4) D'un autre côté il paraissait bien établi que le grand 
Alexandre de Halès dirigeait aussi sa propre École, avant son 
entrée dans l'Ordre Franciscain et qu’il en conserva la direction 
jusqu’à la fin de sa vie (f 1245). (5) Il semblait certain qu'après 


(1) Endres : Des Alexander von Hales Leben, dans le philosophisches Jahrbuch 
der Gôrresgesellschaft, 1, Fulda 1838, p. 38. 

(2) Voir l'Histoire des Études dans l'Ordre de saint François, traduit de l'alle- 
mand par le T. R. P. Eusèbe, de Bar-le-Duc, Paris et Couvin 1908, p. 226, 242. 

(3) La preuve dans mon Histoire des Études, p. 323 ss. 

(4) Loc. cit. p. 234. 

(5) Loc. cit. p. 186 ss. 


DEUX ÉCOLES UNIVERSITAIRES A PARIS 599 


sa mort il avait été remplacé par des Maîtres Régents qui se 
succédèrent rapidement jusqu’en 1253. (1) La même année, je 
le croyais du moins, le Général de l'Ordre avait laissé tomber 
une des deux Ecoles, parce que les professeurs de théologie 
séculiers l’exigeaient à tout prix, employant même les procédés 
violents et fort peu honorables. (2) 

T'elles étaient les considérations qui me servirent de point de 
départ et m’amenèrent à admettre l'existence de deux Écoles 
théologiques de Mineurs à Paris. Toutefois la chose n'était pas 
complètement élucidée. Elle me préoccupait et me força à 
entreprendre de nouvelles recherches dont les résultats s’éloi- 
gnaient de plus en plus des donnéss que je viens d'exposer. 
Aujourd'hui la question semble définitivement résolue et je tiens 
publiquement à remettre au point cette PAPE de mon histoire 
des Études dans l'Ordre. 

Comme je l’ai dit, tout revient à savoir, si oui ou non, à partir 
de 1238 Alexandre de Halès a continué d'exercer la charge de 
Maître Régent concuremment avec son ancien disciple Jean de 
la Rochelle. La plupart des historiens le niaient, s'appuyant sur 
la relation du dominicain Thomas de Cantimpré au sujet d’une 
démonstration des professeurs de l’Université de Paris en 1238. 
D'après Thomas de Cantimpré, qui était alors présent à Paris, 
l’évêque Guillaume convoqua tous les Maîtres de la Faculté à 
une réunion solennelle, pour délibérer sur la pluralité des 
bénéfices ecclésiastiques. Parmi les Maîtres, qui, en cette 
occasion, déclarèrent inadmissible qu'un bénéficier touchât les 
revenus de plusieurs bénéfices, se trouvait Jean de la Rochelle. 
Thomas de Cantimpré ne fait aucune mention de Frère Alexan- 
dre. De ce silence Wadding (3) et les savants auteurs des 
Scriptores Ordinis Prædicatorum, Quétif et Echard (4) con- 
cluent qu’Alexandre n'était plus Maître Régent en 1238, mais 
qu'il avait déjà abandonné sa chaire à Jean de la Rochelle. 
Daunou, (5) Hauréau (6) et d’autres écrivains pensent de même 
sans aucune hésitation. 

Cette conclusion n'est aucunement justifiée. Thomas com- 


(1) Loc. cit. p. 230, 237. 

(2) Loc. cit. p, 338, 240. 

(3) Annales ad. a. 1238, n. 8 ; ad. a. 1253, n. 26. 

(4) Scriptores Ord. Prædic. I, p. 2675. 

(5) Alexandre de Halés, théologien, dans l'Histoire littéraire de la France 
XVIII, Paris 1835, p. 304. 

(6) Histoire de la philosophie scolastique, 2° partie, I, Paris 1880, p. 132 s. 


600 - _ » LES FRANCISCAINS ONT-ILS EU 


mence par raconter que, dans une réunion de tous les Maîtres 
de théologie, on a débattu la question de la pluralité des béné- 
fices, (1).11 ne mentionne pas le nom de chacun des docteurs, 
parce que toute l'assemblée fut d’un sentiment unanime. Mais 
il cite cœux qui, pendant la tenue de l’assemblée et ensuite dans 
leurs cours, se sont acquis à ce propos un mérite spécial. 
C'étaient, outre l’évêque Guillaume, les trois Dominicains : Fr. 
Hugues, Fr, Guerricus et Fr. Geoffroy, ainsi que le Franciscain, 
Jean de la Rochelle. Voilà uniquement pourquoi il est fait 
mention d'eux, et si, du silence observé par Thomas au sujet 
d'Alexandre de Halès, on voulait conclure que cæ dernier ne 
prit point part à l'assemblée, il faudrait aussi admettre qu’à cette 
époque le personnel de la Faculté de Théologie se composait de 
ces quatre docteurs. Or c’est à une:absurdité. Donc une seule 
chose ressort du témoignage de Thomas de Cantimpré, c’est 
que, dans cette affaire, Alexandre ne se fit pas plus remarquer 
que la plupart de ses collègues. Thomas ne dit, en aucune 
manière, s’il a assisté où non à l'assemblée de 1238. D’après 
Gonzague, au contraire, je fait est affirmé par l'abbé d'Urs- 
perg. (2) Malheuœusement je n'ai pu contrôler cette asserioû 
du sérieux. historien Gonzague. | 
Du reste la présence d'Alexandre de Halès à l'assemblée de 
1238, comme son absence n’ont aucune importance dans la 
question de savoir s'il était encore, à cette époque, Maitre 
Régent. Son absence ne prouve rien : il pouvait fort bien par 


(1) « Volo ut quicumque hec legerit, sciat me ab anno ab incarnatione Domini 
MCC tricesimo octavo fuisse Parisius, ubi venerabilis Guillelmus episcopus, qui in 
theologia jan rexerut, convocationerf fecerat omnium magistroruim in capitülo fra- 
trum Predicatorum. Proposita ergo questione de pluralitate beneficiorum, solertiet 
valde longa disputatione probatum est, duo beneficia, dummodo unum valeret quia- 
decirn libras parisiens. teneri tum saluté anime non posse. Hoc determinavit pre- 
üxtes epistopus; hoc frater Hugo Ord. fratrum Predicatorum, postmodum Rormsme 
cure tardinalis, hoc fratrer Guerricus et fratrer Gaufridus eiusdem Ordinis, freter 
Johannes de Rupella, Ord. fratrum Minorum, et alii quamplurimi magistri theole- 
gie determinaverunt in scolis propriis successive». Thomas Cantimpratanus: Bonum 
universale de apibus lib. I, c. 20, Duaci 1627, p. 70. Denifle-Chatetain : Chartal. 
Universit. Paris. I, p. 1578., n. 108. Wadding : Annales ad. a. 1238, n. 6. 

(2) « Paralipomena quoque Abbatis Uspergensis referunt hunc (Alexandrum 
Alensem) anno 1238, disputationi Parisiensi de pluralitate beneficiorum interfuisse 
suamque de ea sententiam dixisse ». Gonzaga : De origine seraphic®æ religionis I, 
Venetiis 1603, p. 135. Nous n'avons pas pu découvrir ces Paralipomeus d'un Abbé 
d'Usperg. Nous connaissons parfaitement la Chronique de l'Abbé Burchard 
d'Usperg (éd. Abek Weiland, Rerum Germanic. Scriptores XXIIZ, p. 333, 383). 
Elle ne doit pas être la même chose que les Paralipomena et ne s'étend pas d'ail- 
leurs eu delà de 1290. 


DEUX ÉCOLES UNIVERSITAIRES A PARIS 601 


hasard ne pas se trouver à Paris,: Par ailleurs sa présence à 
l'assemblée re prouverait. pas davantage, . qu'en 1238,.il était 
encore actu regens. Des trois Dominicains cités plus haut, il 
n'y avait que deux Maîtres Régents, puisque les Fr. Prêcheurs 
n’eurent jamais plus de deux Écoles à Paris, On avait donc 
invité à-la consultation sur la pluralité des bénéfices, les Maîtres 
résidant à Paris, qu'ils fussent ou non actuellement en activité. 
11 était d'usage dans les affaires importantes de consulter les Mai- 
tres aciu regentes et les nonregentes, Ainsi en 1248, à lg consul- 
tion Sur le Talmud, il y a trois Dominicains, dont deux seulem- 
ent étaient actu regentes (r). Le même fait se présenta en 1285, 
«omnibus magistris thelogicae facultatis Parisiuscommorantibus 
tam actu in eadem. facultate réègentibus, quam etiam. non 
regentibus, ad hoc speciahter convocatis » (2). La question de 
svoir 51 Alexandre était ou non encore actu regens, reste donc 
sans solution, qu'il ait été présent ou non à l'assemblée de 1238. 
Force nous est de chercher d’autres renseignements. À partir 
de 1238, Alexandre est très squvent cité comme Maître avec 
Jean de la Rochelle par les témoins les mieux informés. 
En 1230, ils étaient, l’un et l’autre, Maîtres à Paris, nous dit 
Jourdain de Giano (3). L'année suivante (1240), Bernard de 
Besse, en parle en termes élogieux ; Alexandre et Jean étaient 
deux remarquables Maîtres de théologie, qui éclairaient alors le 
monde comme deux grands astres (4). Un peu avant 1245, Fr. 
Gérard de Frachet, O. P., (ft 1271) les désigne comme Mai- 
tres. (5) Lorsque Alexandre mourut dans le courant du mois 
d'août 1245, toute l’Université pleura sa mort, raconte un témoin 
oculaire, Jean de Garlande (6), ce qui suppose cependant jus- 
qu’à la fin de sa vie des rapports très amicaux avec le Studium. 
Toutefois, de tous ces témoignages, 1l n'apparaît pas claire- 
ment qu'il soit resté Maître regens de 1238 à 1245. 

Un document de l’Université de Paris, de 1241, semble nous 


(1) Denifle-Chatelain: Chartul. 1, p. 216. 

(2) Loc. cil., p. 633, n. 522. 

(3) « Frater Alexander et Frater Johannes de Ruppella, magistri Parisienses 
tanc temporis ». Iordanus a Jano : Chronica, n. 61. 

(4) « Praecelientes in theologia magistri, scientia et religione clarissimi, frater 
Alexander et frater Johannes dictus de Rupelle, qui tunc mundo tanquam duo 
Magna lumiaaria lucebant », Catalogus general. Ministror., éd. P. Hilarin, p. 102. 
Anal. franc. 111, p. 696. 

(5) Vitae Frairum, éd. Reichert, Lovanii 1896, p. 274 s. 

(6) Voir l'Histoire des Études, p. 196. 


602 LES FRANCISCAINS ONT-ILS EU 


promettre de meilleures informations. Le 13 janvier 1241, 
l'Évêque de Paris condamna dix erreurs, « convocato concilio 
omnium Magistorum theologiæ tunc Parisiis regentium » (1). 
Or, Alexandre de Halès prit part à ce jugement qui, d’après sa 
teneur, fut rendu seulement par les Maîtres Régents de Théo- 
logie, « Magistris theologiæ Parisiis regentium » (2). S. Bona- 
venture dit expressément que <e document portait la signature 
d'Alexandre de Halès (3). On devrait donc déduire qu'il était 
alors Maître Régent. Mais Bonaventure semble précisément 
indiquer qu’Alexandre, bien que signataire était en dehors du 
cercle des Maîtres Régents. Le Séraphique Docteur nous informe 
en effet, que la décision dont il vient d'être parlé, fut prise par 
l'assemblée des Maîtres de l'Université, au temps de l’Evêque 
Guillaume, du chancelier Euces et de Fr. Alexandre, qui 
signèrent également le document (4). De ce texte on peut seule- 
ment conclure qu’Alexandre, de son vivant, prêta son assistance 
à l’Université dans les affaires importantes, sans cependant — 
en 1241 — faire partie du corps professoral pas plus que 
l’Evêque Guillaume ou le chancelier Eudes. 

Par contre, le témoignage du bienheureux François de 
Fabriano est catégorique. C'est, nous dit-il, sous Alexandre de 
Halès que saint Bonaventure fut promu à la licence (5). Or, 
Bonaventure entra dans l'Ordre vers 1243-1244, (6) et il était 
déjà Franciscain quand il fut promu; en conséquence Alexandre 
de Halès dut rester Maître Régent jusqu’à sa mort. Malheu- 
reusement le Chroniqueur vient trop tard, au déclin du XII1I® 
siècle, pour que nous puissions avoir en lui une confiance 
absolue ; bien plus on va le voir, son assertion repose sur 
une erreur. | 
Sans crainte de se tromper, on peut admettre qu’Alexandre a 
cessé d'enseigner publiquement à l’Université avant la fin de sa 


(1) Denifle : Die Universitäten des Mittelalters I, p. 74. 

(21 Denifle-Chatelain : Chartul. Univers. Paris. I, p. 1705., n. 128. 

(3) S. Bonaventurae, Sententiar. lib. 2, dist. 23, art. 2, q. 3, Opera omnia, II, 
Quaracchi 1885, p. 547. 

(4! « Nam hic est unus de decem articulis reprobatis ab universitate magistro- 
rum Pariensium tempore episcopi Gulielmi et Odonis Cancellariiet fratris Alexandri 
de Hales, patris et magistri nostri, qui ut evitentur, subscripti sunt». S. Bonav., 
loc. cit | 

(5) Chronica Fabrianensia, cités des Éditeurs des œuvres de S. Bonaventure I, 
Quaracchi 1883, LVI, Nota 1. | 

(6) Voir la preuve dans Léonard Lemmens : Der heilige Bonayentura, Kemp- 
ten, Kôsel 1909, p. 14. 64. 


DEUX ÉCOLES UNIVERSITAIRES A PARIS 603 


vie. Il ne faut pas s’en étonner. Au témoignage de Roger Bacon. 
Alexandre était déjà un vieillard, à son entrée dans l'Ordre — 
1231 (1). Comment aurait-il pu supporter pendant quatorze 
ans la lourde charge du profeësorat! D'autant plus qu’à la 
même époque, Alexandre était encore occupé à rédiger sa volu- 
mineuse Somme (2) et dirigeait la grande maison d’études des 
Mineurs, à lui confiée dès son entrée dans l'Ordre. (3) Après 
quelques années de vie religieuse, au plus tard en 1238, le vieux 
Docteur se fit remplacer comme Maître Régent, par Jean de la 
Rochelle, ce dernier n'’ouvrit donc pas une deuxième Ecole 
universitaire, mais devint à la fois successeur d’Alexandre et 
directeur de cette célèbre École. 

Voici qui confirme notre assertion. À la mort d'Alexandre et 
de Jean (1245), ce dernier seul fut remplacé comme Maître 
Régent. Si alors, ils eussent été l’un et l’autre Professeurs 1n 
actu, on n'aurait abandonné aucune des deux Écoles, mais on 
aurait donné coûte que coûte à chacun un successeur. Jean 
de la Rochelle mourut quelques mois avant Alexandre et eut 
comme successeur, Fr. Eudes Rigaud. (4) De plus une lettre 
écrite en 1245, par Robert Grossetête, nous apprend que les 
Mineurs de Paris firent les plus grands efforts pour retenir, 
comme professeur, Fr. Adam de Marsh, qui se trouvait de 
passage dans cette ville ; ils insistèrent « d'autant plus qu’Ale- 
xandre de Halès et Jean de la Rochelle étaient morts ». (5) 
Songeait-on à l’employer comme Professeur à l’Université ou 
comme Supérieur de la maison d’études des Mineurs, on ne le dit 
pas. Ce second poste eût été aussi digne du Docteur d'Oxford 
que le premier. Roger Bacon le jugeait très important. (6) 


(1) « Ipse intravit religionem jam senex ». Opus minus, éd. Brewer, p. 326. 

(2) Voir l'Histoire des Études, p. 20 5. 

(3) « Ex suo ingressu fratres exultaverunt in coelum et ei dederunt auctoritatem 
totius studii ». Roger Bacon, loc. cit. 

(4) « Fuït enim post eum (Johannem de Rupella) venerabilis pater frater Odo 
Rigaldi genere clarus, sed clarior moribus, magister in theologia, similiter deinde 
Rothomagensis ecclesiae archipraesul, famosissimus praedicator. Qui tractus et 
coactus ad curiam, vita et doctrina ut prius in ordine, sic excelenter in regimine 
fulsit, ut forma praesulum censeretur ». Bernard. a Bessa : Liber de laudibus, éd. 
P. Hilerin, p. 74. Anal. franc. 111, p. 686. 

(5) « Preterea sciatis, quod non est securum, quod frater Ada prolixius moram 
trahatinillis partibus, cum plures multum desiderent ipsum Parisius detinere, 
maxime mortuis fratribus Alexandro de Hales et J. de Rupellis ». Roberti Grosse- 
teste Eprstolae, éd. Luard, n. 114, p. 334 s. Monuwm. franc., ed. Brewer I, p, 6278. 
Denifle-Chatelain : Chartul. Univ. Paris. I, p. 186 8., n. 150. 

(6) Opus minus, éd. Brewer, p. 326. 


604 : LES FRANCISCAINS ONT-ILS EU |, 


. Quoiqu'il en soit, Adam. de Marsh ne resta pas à Paris, et à 
partir de 1245,. il n’y eut pas d'autre Maître Régent à J'Uni- 
versité qu’Eudes Rigaud. Celui-ci, grâce à l'autorité d'Alexandre 
qui vivait encore, fut admis sans difficulté dans la corporation 
des professeurs. Lorsque trois ans plus tard, Eudes fut préco- 
nisé Archevêque de Rouen, (1) Fr. Guillaume de Meliton prit 
sa place, sans aucune difficulté. Il occupa sa chaire après la 
consécration épiscopale de. Fr, Eudes, qui eut lieu en mars 
1248. (2) En 1256, le Pape Alexandre IV fit placer Guillaume 
à la tête de la commission des Mineurs chargés de continuer la 
Somme d’Alexandre. (3) Il semble bien qu'à cette époque 
Guillaume prit à la maison d’études des Mineurs, la place 
qu'Alexandre de Halës avait occupée durant les dernières années. 

Pour bien mettreen relief la prépondérancedes Maitres Régents 
dont nous étudions la vie universitaire de 1238 à 1253, voici 
quelques autres Franciscains contemporains de ces Docteurs : 
Fr. Barthélemy d'Angleterre, Robert de Bastia, Jean de Parme 
Richard le Roux de Cornouailles et Bonaventure de Bagnorea. 
Si grande qu’ait été la renommée de ces hommes, cependant 
aucun d’eux ne pouvait être alors Maître Régent. 

Fr. Barthélemy d'Angleterre, premier encyclopédiste célèbre 
du Moyen-Age et grand savant, fit un cours à Paris sur l'ensem- 
ble de l’Écriture sainte. (4) Mais dès 1231, avant même d’être 
Bachelier, 1l était nommé lecteur en Allemagne, à l'Étude de 
Magdebourg. (5) 

Nous n'avons sur Robert de Bastia aucune information pré- 
cise, tout ce que nous pouvons dire, c’est qu'il fut l’un des reli- 
gieux qui, sur l’ordre du Général Haymon, composèrent la plus 
ancienne explication de la Règle. (6) Les principaux rédacteurs 


(1) Konrad Eubel : Die Bischôfe aus dem Minoritenorden, in der rômischen 
Quartalschrift, 3. Jahrg. p. 207 s. Pius Gams: Series episcoporum eccles. cathol., 
Ratisbonae 1874, p. 614. Cf. Salimbene : Chronica, p. 93-95. 220. Glassberger : 
Chronica, éd. Anal. franc. 11, p. 85. Sbaralea : Supplementum, p. 568. Théod. 
Bonnin : Regestum visitationun Archiepiscopi Rothomagensis, Rouen 1847. 

(2) Denifle-Chatelain : Chartul. Univ. Paris. 1, p. 110. Pour ses volumineux 
ouvrages consulter : Salimbene : Chronica, p. 89; Wadding : Scriptores, p. 154 ; 
Sbaralea, loc. cit, p. 324 ; Denifle-Chatelain : Chartul. 1, p. 329. Nota ; p. 647; 
Lecoy de la Marche : La Chaire française au moyen âge, p. 511. 

(3) Denifle-Chatelain : Chartul. 1, p. 329, n. 286. 

(4) « Magnus clericus fuit et totam Bibliam cursorie Parisius legit ». Salimbene : 
Chronica, p. 48. 

(5) Jordanus a Jano: Chronica, n. 60. Voir l'Histoire des Études, P- 259 ss. 

(6) Chronica X XIV General., éd. Anal. franc. III, p. 247. Barthol. Pis. : 


DEUX ÉCOLES UNIVERSITAIRES A PARIS 605 


de l'Expositio regulae (1240-1242) sont Alexandre de Halès, 
Jean de la Rochelle, Richard de: Cornouailles (ou : Eudes 
Rigaud ? ) et Robert de Bastia, ‘on les appela les « Quatuor 
Magistri ». (1) Les plus anciens documents (2) désignent 
seulement Alexandre de Halès et Jean de la Rochelle comme 
Maîtres, les autres ne sont que des Frères savants. Eudes 
Rigaud et Richard de Cornouailles, au temps de la rédaction de 
Ÿ « Expositio » n'étaient pas encore Maîtres, et Robert, selon 
toute apparence, ne le fut jamais. Barthélemy de Pise le nomme 
bien « magnus Magister in sacra pagina » (5) mais on ne peut 
pas se fier à ce témoignage tardif et équivoque. Par contre, les 
chroniqueurs attribuent à Robert, d’un commun accord, des 
commentaires sur les Sentences de Pierre Lombard. (4) 1 était 
donc au moins Baccalaureus sententiarius sous Alexandre de 
Halès et Jean de la Rochelle. 

Sur le saint et savant Général Jean de Parme les renseigne- 
ments fournis par Thomas d’Eccleston, Bernard de Besse et 
Salimbene, nous offrent toute garantie. Sur un seul point: 
quand Jean a-t-il enseigné à Paris ? les réponses sont diver- 
gentes. Bernard de Besse remarque que du « Studium » de 
Paris, où il enseignait le livre des « Sentences » il fut promu au 
Généralat. (5) Or Jean fut élu Général en août 1247. (6) 
D'après cet auteur force nous serait d'admettre que Jean de 
Parme aurait donné son cours peu après la mort de Jean de la 
Rochelle sous Eudes Rigaud. Mais à priori ceci n’est pas vrai- 
semblable, car Jean alors âgé d'environ 40 ans, était estimé 
comme un des plus grands savants de l'Ordre, il jouissait d’une 
telle célébrité, que, déjà en 1245, le Général Crescent de Jesi 
l'avait délégué au concile de Lyon (7)et que deux ans après il était 
placé à la tête de l'Ordre. Serait-ce seulement à ce point culmi- 


Conform. lib. 1, fructus 8, pars 2, éd. 1510, fol. 81 r1. Wadding: Anal. ad a. 1243, 
D. 2. 

(1) Voir l'Histoire des Études, p. 224, note 1. 

(2) Chronica X XIV General., loc. cit. 

(3) Conformit., loc. cit. 

(4) Barthol. Pis., loc. cit. P. Rodulph. Tossinian. : Historia seraph. relig. lib. 
3, Venetiis 1586, fol. 333 v. Sbaralea : Supplementum ad Scriptores O. M. p. 
6355. 

(5) « Qui de studo Parisiensi, ubi Sententias legerat, ad ministerium est 
assumptus ». Catal, General. Ministror., éd. P. Hilarin, p. 105. Anal, franc. III, 


P. 697. 
(6) Salimbene : Chronica, p. 62. 
(7) Salimbene, loc. cit., p. 60. 


606 LES FRANCISCAINS ONT-ILS EU 


nant de sa vie qu'il aurait franchi le degré préliminaire du pro- 
fessorat à Paris ? Il y a là un désaccord évident et Bernard de 
Besse dans ce passage veut simplement rappeler que Jean avait 
été autrefois « sententiarius » à Paris. La forme verbale « il avait 
donné son cours sur les Sentences à l'Étude de Paris » (Sen- 
tentias legerat, non pas legebat ou legit) pourrait nous le faire 
entendre. Thomas d’Eccleston transforme cette supposition en 
fait, car 1l dit expressément que Jean de Parme était Lecteur 
lors de sa nomination au Généralat, après avoir fait autrefois à 
Paris un cours public sur les Sentences. (1) Salimbene nous 
renseigne mieux encore et dans le même sens. Voici ce qu'il 
écrit au sujet de son concitoyen et vieil ami Jean de Parme: 
« Il fit à Paris un cours sur les Sentences, il fut Lecteur au 
couvent de Bologne et pendant de longues années au couvent de 
Naples ». (2) Le sens de ce passage ne peut être que le sui- 
vant : Dans les premières années, en tout cas peu après l'entrée 
d'Alexandre dans l'Ordre, Jean de Parme commenta les Sen- 
tences à Paris, comme Bachelier ; puis il fut nommé Lecteur à 
l’Étude de Bologne et continua son Lectorat à Naples durant 
de longues années, jusqu’à ce qu’il fut revêtu de la dignité de 
Général en 1247. De là il paraît très clairement que Jean de 
Parme ne fut jamais Régent à Paris, mais bien simple Bacca- 
laureus sententiarius, comme les trois chroniqueurs Thomas 
d'Eccleston, Salimbene et Bernard de Besse s'accordent à le 
dire. 

Sous le généralat de Jean, l'anglais Fr. Richard le Roux de 
Cornouailles enseigna également à Paris. Roger Bacon, le bouil- 
lant adversaire des Sentences, fait au sujet de Richard cette remar- 
que dédaigneuse: « Richardus Cornubiensis, famosissimus apud 
stultam multitudinem; sed apud sapientes fuit insanus et repro- 
ribatus Parisiis propter errores, quos invenerat et pervulgarat, 
quum .solemniter legebat Sententias ibidem, priusquam legeret 
Sententias Oxonii, ab anno Domini 1250 ». (3) Tout autre est 
le jugement que porte de lui Eccleston : « Frater Richardus 
Cornubiensis.. legit cursorie Sententias Parisiis, ubi magnus et 


(1) « Huic quoque (fratri Crescentio) successit frater Johannes de Parma, lector, 
qui sententias cursorie legerat Parisius ». Eccleston : De adventu Minorum in 
Angliam, éd. Anal. franc. 1, p. 244. 

(2) « Parisius sententias legit, in conventu Bononiae lector fuit et in neapolitano 
conventu multis annis ». Chronica, p. 128. 

(3) Compendium studii theologiae, citato da Charles : Roger Bacon, p. 415. 


DEUX ÉCOLES UNIVERSITAIRES A PARIS 607 


admirabilis philosophus iudicatus est ».(1) Adam de Marsh 
rend un éloquent témoignage à la piété et à la science de son 
ami Richard. (2) 

D’après Eccleston et Bacon il est bien évident que Richard, 
à Paris, commença seulement les Sentences, par conséquent ne 
fut jamais Maître Régent à l’Université de cette ville. En outre, 
puisque Bacon le fait revenir comme sententiarius à Oxford en 
1250, on ne se trompera pas en admettant que Richard quitta 
Paris peu auparavant et qu’il fut remplacé comme Baccalaureus 
sententiarius par saint Bonaventure. (3) 

Bonaventure de Bagnorea avait, en 1248, commencé par un 
cours sur la Sainte Écriture son enseignement. à l’Université. 
Après s'être distingué dans cette charge pendant deux ans, sui- 
vant l'usage et les ordonnances, il fut promu en 1250, Bacca- 
laureus sententiarius et obtint en 1253/54 la Licence, c'est-à- 
dire le grade de Maître, bien que la Faculté ne l’ait reconnu 
comme Régent qu’en 1257. Nous arrivons à cette chronologie 
au moyen des informations de Salimbene et de Bernard de 
Besse. (4) 

Bernard, qui fut de longues années secrétaire de Bonaventure, 
doit être évidemment considéré comme la source la plus auto- 
risée. Il nous fournit les données suivantes sur son Supérieur : 
« Hinc factum est, ut in VII anno post ingressum ordinis Sen- 
tentias legeret Parisius et in X reciperet cathedram magistralem, 
etin XII vel XITI ad regimen ordinis est assumptus. Decem 
et octo annis rexit ordinem et in Lugduno tempore Generalis 
Concilii obiit Cardinalis, anno aetatis suae LITI. (5) Pour fixer 

(1) « Frater Richardus Cornubiensis... legit cursorie sententias Parisiis, ubi 
magnus et admirabilis philosophus judicatus est». De adventu Minorum in 
Angliam, éd. Brewer : Monum. franc., p. 39. Anal. franc. I, p. 239. 

(2) Epistolae, éd. Brewer, loc. cit. I. p. 365. Denifle-Chatelain : Chart. I, 
P. 2175. 

(3) Little : The Grey Friars in Oxford, Oxford 1892, 142 s., fixe à une 
époque trop tardive les études, la promotion et toute la chronologie de Richard, 
comme cela ressort indubitablement du passage que nous avons cité de Roger 
Bacon. 

(4) Dans les éditions allemande et française de notre Histoire des Études nous 
avons suivi la chronologie de S. Bonaventure telle qu'elle a été fixée par les éditeurs 
de ses œuvres X. vol., Quaracchi 1902, p. 42 s. Selon eux, S. Bonaventure serait 
devenu Frère Mineur en 1238, Bachelier en 1245 et Licencié en 1248. Récemment, 
pourtant, le P. Léon Lemmens: Der heilige Bonaventura, p. 62 ss. a prouvé 
l’inexactitude de cette chronologie, basée sur le récit du bienh. François Venimbene 
de Fabriano. Cela change nécessairement aussi notre exposé sur S. Bonaventure 
dans l’Histoire des Études, p. 235 ss. 

(5) Catalog. General. Ministror., éd. P. Hilarin, p. 112. Anal. franc. III. p. 699. 


6o8 " LES FRANCISCAINS ONT-ILS EU 


cette chronologie, il nous faut partir d’une date sûre et déter- 
minée : la date de la mort de Bonaventure, 14/15 juillet 1274. 
Il fut Général pendant dix-huit ans, c’est-à-dire À partir du 2 
février ‘1257: (1): Son élection eut lieu dans la douzième ou 
treizième année dé sa vie religieuse, il entra donc dans l'Ordre en 
1243/44. Dans la septième, c'est-à-dire 1250/51, il commentait 
lès Senténces comme Bachelier et dans la dixième, donc 
1253/54, il obtenait la chaire de Docteur. 

_Salimbene, qui vint à Paris, en 1248, (2) ajoute que Bona- 
venture, dans cette même année, ‘avait obtenu du Général Jean 
de Parme, la permission d'enseigner à Paris. (3) [1 semble y 
avoir contradiction avec les données de Bernard, en réalité, il y 
& accord complet. ISahimbené affirme qu’avant' 1248, Bonaven- 
ture n'avait encore jamais enseigné et qu’it commença les 
commentaires sur la Sainte Écriture comme Baccalaureus cursor. 
Il'dut les continuer pendant deux ans, selon l’usage, après quoi, 
en 1250/51, il put ouvrir son cours sur les Sentences. Trois ans 
plus tard, en 1253/54, il obtint la chaire magistrale, ainsi que le 
dit Bernard, pleinement d'accord avec les coutumes de l’Uni- 
versité de Paris. | 

A partir de cette épôque, Bonaventure fut reconnu officielle- 
ment comme Magister, par l'autorité compétente et enseigna 
comme tel. Les documents à ce sujet ne laissent aucun doute 
(4). Cependant, la Faculté de Théologie refusa de le recon- 
naître formellement comme Maître Régent. On doit bien dis- 
tinguer ces deux choses : promotion légale:et valide de Bona- 
venture par le chancelier de l’Université et ‘reconnaissance 
formelle de la promotion par la Faculté, autrement on trouvera 
partout des contradictions dans la chronologie postérieure du 
séraphique docteur. 

La Licence ou la « Venia docendi » était accordée aux candi- 
dats à l’enseignement par le Chancelier de Paris, représentant 
du Pape. Il octroyait la dignité et les droits de la Licence après 


(1) Salimbene, loc. cit., p.137. Cf. S. Bonaventurae Opera X, p. 46 s.. 

(2) Chronica, p. 88. . 

(3) « Frater Johannes dedit licentiam fratri Bonaventure de Balneo regis, ut 
Parisius legeret, quod gnunquam alicubi fecerat, quia baccellarius erat nec adhuc 
cathedratus : et tunc fecit lecturam super totum evangelium Lucse, ques 
pulcra et optima est ; et super Sententias quatuor libros fecit, qui usque in hodier- 
aum diem utiles et solemnes habentur. Currebat tunc annus 1248 ». Selimbene : 
Chronica, p. 120. 

(4) Denifle-Ghatelain, loc. cit., 1, p. 330, n. 293 ; p. 366, n 317. 


DEUX ÉCOLES UNIVERSITAIRES A PARIS 609 


entente des Professeurs, c’est vrai, mais cependant avec pleine 
indépendance. (1) En même temps que la Licence, il conférait 
le Doctorat qui n’en était distinct.que par la forme. (2} En effet, 
celui qui était promu à la Licence (Doctorat, Maitrise}, était 
investi de sa charge au cours d’une cérémonie solennelle à 
laquelle assistaient tous les Maîtres, et il entrait par le fait 
même en participation: de tous les droits corporatifs de l'Univer- 
sité. (3) L'’aspirant aw Doctorat ne pouvait, à cet égard, se 
passer de l’agrément du collège des Professeurs. Leur assistance 
au Principium, à: l'ouverture des cours du Licencié, était la 
manière de l'admettre dans leur corporation, et celui-ci, sans 
avoir à remplir d’autres formalités, devenait Docteur au sens 
absolu du mot. Si, au contraire, les Professeurs refusaienit 
d'intervenir, le Licencié pouvait, malgré cela, user de son droit 
d'enseigner publiquement, mais il était privé des droits corpo- 
ratifs en vertu desquels il aurait.été admis à siéger et à donner 
sa voix dans les assemblées de la Faculté de Théologie et dans 
celles de tout le corps professoral de l’Université. Il avait bien 
sa chaire et son École, mais aux yeux de l'Université, il n’était 
pes Maître Régent ou cathedratus au sens technique et rigou- 
reux du mot. Son collège était classé dans un rang inférieur ;: 
il n’appartenait pas au corps universitaire et il ne jouissait pas 
de ses privilèges. (4) 

Ce fut le cas pour oi comme dé reste, pour 
Thomas d'Aquin. Les deux docteurs furent promus au moment 
de la lutte fameuse entre le clergé séculier et le clergé régulier, 
à l’Université de Paris. Les docteurs séculiers avaient ouvert 
les hostilités par une assemblée clandestine tenue en février 
1252 : les Religieux en avaient été exclus contre tout droit. 
C’est là que fut élaboré ce statut : Chaque Ordre devra se con- 
tenter désormais d’un seul Maître Régent et d’une seule 
École. (5) Outre cette décision, il y en avait d’autres dont le 


(1) Denifle-Chatelain I, p. 75, n. 16 ; cf. 137, n. 70. 

(2) La licence conférait le pouvoir de prêcher, d'enseigner, de remplir, en un 
mot, toutes les fonctions qui se rattachaient, par leur nature, au Doctorat ou à la 
Maitrise en Théologie. Cf. Thurot: De l'organisation de l'enseignement dans 
l'Université de l’aris au moyen âge, Paris 1850, p. 154. 

(3) Thurot, loc. cit., p. 155 ss. 

(4) Voir les documents chez Denifle-Chatelain : Chartul. 1, p. 67, n. 8 ; p. 222, 
D. 200 ; p. 243, n. 209 : p. 247, n. 222 ; p. 286, n. 247. 

(5) « Singula religiosorum collegia singulis magistris actu regentibus et unic# 
scola deinceps sint contenta ». Denifle-Chatelain, loc. cit., [, p. 226, n. 200. 


E. F. — XXvV. — 39 


610 LES FRANCISCAINS ONT-ILS EU 


but était de limiter l’activité des Religieux dans l’enseignement, 
en particulier celle des Mendiants. (1) Les Religieux résistèrent 
à un tel assujettissement ; il s’'ensuivit que les Docteurs Francis- 
çcains et Dominicains furent contre tout droit,chassés de la corpo- 
ration. universitaire et que les Étudiants reçurent défense de 
fréquenter leurs Écoles. (2) L’agitation fomentée par les 
ennemis des Religieux, attisée par les moyens les plus malhon- 
nêtes, s’accrut au point que la vie des Mendiants n'était même 
plus en sûreté. (3) La tempête se calma pour un moment, 
quand le Général des Mineurs, Jean de Parme réunit l’Univer- 
sité et se déclara prêt à tenir compte, autant qu'il le pourrait, 
des desiderata exprimés par les Professeurs. (4) Les lettres du 
Pape (1° juillet au 6 octobre 1253), qui rétablissaient les profes- 
seurs réguliers dans tous leurs droits et interdisaient sévère- 
ment aux Docteurs séculiers de poursuivre le différend, n’eurent 
pas le résultat souhaité. Les ennemis des Réguliers, dans une 
circulaire adressée le 4 février, aux Prélats:et aux Étudiants, se 
plaignirent à nouveau de l'immense influence des Religieux à 
l'Université et demandèrent que tous, même les Dominicains, 
prétassent serment sur ce principe : un ordre, une école. (5) 
En 1256 et en 1257, le Pape dut encore intervenir et obliger 
sous la foi du serment, les Professeurs séculiers à reconnaître 
Thomas et Bonaventure comme Maîtres et à les recevoir dans 
la corporation de l’Université. (6) Les deux plus grands théo- 
logiens de ce temps ne furent reconnus formellement comme 
Maîtres que le 23 octobre 1257. (7) Bonaventure avait été élu 
Général de l'Ordre, le 2 février de la même année, et par 
conséquent il ne put continuer son professorat. 

La lutte contre les Réguliers de l’Université de Paris était 
née de la jalousie des Docteurs séculiers qui remarquaient, avec 
une anxiété toujours croissante, que les Étudiants affluaient 
aux Écoles des Mendiants, et qui craignaient que les différents 


(1) Denifle-Chatelain, loc. cit., et p. 247 s., n. 222. 

(2) Denifle-Chatelain, loc. cit., p. 247 S., n. 222 ; p. 249 8. n. 223. 

(3) Cf. surtout la lettre de Fr. Humbert, chez Denifle-Chatelain, loc. cit., I, p. 
209 Sg., 0. 273. 

(4) Salimbene : Chronica, p. 129 sg. 

(5) Denifle-Chatelain, loc. cit., p. 254 sg., n. 230. 

(6) Selon les documents datés du 19 et 22 octobre 1256, et du 12 août et 2 
octobre 0257, Denifle-Chatelain, loc. cit., p. 335 sg, n. 290; p, 339, n. 293; 
p. 366, n. 507 : p. 368, n. 520. 

(7) S. Bonaventurae Opera X, p. 46. 


DEUX ÉCOLES UNIVERSITAIRES A PARIS Gr 


Ordres n’en vinrent peu à peu doubler leurs Écoles et leurs 
Régents. (1) Ce violent combat se termina par la victoire des 
Religieux ; les Ordres gardèrent leurs anciennes positions ; les 
Dominicains conservèrent leurs deux Écoles, les autres Ordres 
chacun une. | | 

Veut-on une preuve de cette dernière assertion, écoutons les 
Professeurs séculiers dans leur circulaire du 4 février : « Sur 
douze chaires de Théologie, les Ordres religieux en ont déjà 
pris neuf (2); s'ils voulaient doubler leurs Écoles, à la manière 
des Dominicains, il ne resterait finalement aucune chaire pour 
les séculiers... C'est pourquoi nous avons ordonné qu'aucun 
ordre ne peut avoir en même temps deux chaires publiques 
occupées par des Maîtres Régents; par ce statut nous ne 
voulons nullement empêcher d'augmenter le nombre des 
Lecteurs extraordinaires dans les couvents pour les Frères. 
Seuls, les Dominicains s'opposent de toutes leurs forces à ces 
décrets ». (3) 

Malgré la crainte qu’avaient les Docteurs séculiers de voir 
les autres suivre l'exemple des Dominicains et revendiquer deux 
chaires, cependant ils avouent aussi que jusque-là, seuls les 
Précheurs avaient possédé deux Écoles et que les autres Reli- 
gieux avaient cessé toute nouvelle réclamation. Par conséquent, 
jusqu’à cette époque les Mineurs s'étaient contentés d’un 
Maître Régent et d'une École publique. 

La liste des Maîtres actu regentes avant 1253/54, ne contient 
que les noms de Alexandre de Halès, Jean de la Rochelle, Eudes 
Rigaud et Guillaume de Meliton, à qui succéda le séraphique 
Docteur. La chronique du bienheureux François de Fabriano 
nous apprend que, déjà sous Alexandre dé Halès, sept Frères 
Mineurs devinrent Licenciés et Docteurs en Théologie (4). 
Cette information est aussi erronée que la Chronologie de 
saint Bonaventure fournie par le même François de Fabriano. 


(1) D'après les plaintes des professeurs du clergé séculier émises en février 
1252 et 1254, chez Denifie-Chatelain, loc. cit., p. 226, n. 200 ; p. 252. n. 230. 

(2) En réalité sept seulement, selon la preuve fournie par le P. Denifle, loc. 
cit. |. p. 258. 

(3) Denifle-Chatelain, loc. cit., p. 254. 

(4) Fr. Bonaventura « licentiatus sub magistro Alexandro, primo magistro 
ordinis, quem, cum esset in saeculo, tota Parisiensis Universitas sequebatur, sub 
quo septem fratres nostri fuerunt licentiati et magistri effecti in sacra theologia ». 
Chronica Fabrianensia, cités dans S. Bonaventurae Opera 1, Quaracchi 1882, 
p. LVI. 


612 LES FRANEISCAINS ONT-ILS EU 


La confiance que l’on pensait pouvoir accorder aux données 
du chroniqueur de Fabriano est responsable de cette opi- 
nion, que les Mineurs avaient possédé avant le milieu du 
XIHIe siècle deux Écoles à Paris. Celui qui voudrait caser les 
nombreux Maîtres dont parle François, devrait nécessairement 
conclure à deux Régences simultanées. 

. Toutefois, s’il est inexact de croire que sept Mineurs furent 
promus au Doctorat sous Alexandre de Halès et qu'il y eut 
deux Écoles simultanées, il reste certain que dans les vingt pre- 
mières années qui suivirent l'entrée d'Alexandre dans l'Ordre, 
un bon nombre de ses confrères furent promus au Baccalauréat 
et qu'ils commentèrent à l'Étude des Frères Mineurs la Sainte 

riture ou les Sentences en même temps que les Docteurs 
précités. 

D'après une tradition mentionnée pour la première fois par 
Gonzague, si je ne me trompe, la Faculté de Théologie aurait 
accordé à Alexandre de Halès, à partir de 1238, le privilège de 
présenter chaque année un de ses confrères comme Bachelier, 
afin de former ainsi régulièrement de nouveaux Maîtres pour 
l'Étude des Mineurs (1), Mais démontrer une si grande régula- 
rité dans les promotions n'est pas possible pour les vingt 
premières années de l’enseignement des Ordres Mendiants à 
Paris (2). Quétif et Echard, suivant en cela Gonzague, et 
Wadding, ont reporté à une époque antérieure, des conditions 
qui ne se vérifièrent que plus tard. (3) Il fallut attendre la 
fin du XIII° siècle pour voir une certaine régularité dans la 
durée de la période d'enseignement (4), c’est alors seulement 
que les Ordres Mendiants durent présenter chaque année leurs 
Baccalarei sententiarun (5). 

Pour les premières années, nous ne pouvons citer avec 
preuve à l’appui que les Bacheliers ci-dessous mentionnés. Sans 
doute, la liste réelle ne se limite pas à ces savants et remarqua- 
bles Docteurs, en partie même de toute première valeur. Nous 


(1) Gonzaga : De origine seraphicae religionis, pars, p. 135. 

(3) C’est justement sur la grande irrégularité au sujet de l'obtention du doctorat, 
que se basëèrent les plaintes de l'Université contre les Ordres Mendiants. Cf. 
Denifle-Chatelain 1, p. 226, n. 100. Denifile : Quellen zur Gelehrtengeschichte des 
Predigerordens, dans : Archiv. IT, p. 181. 

(3) Scriptores Ord. Praedic. 176. 277. 

(4) Denifie : Quellen, loc. cit., p. 181. 

(5) Thurot, loc. cit., p. 138-143. 


DEUX ÉCOLES UNIVERSITAIRES A PARIS 613 


pouvons admettre — la circulaire du 4 février 1254, le permet (1) 
— que d’autres lecteurs enseignaient à l’Étude du couvent, 
dont les noms ne nous sont pas parvenus. 

En l’espace de quelques années la colonie franciscaine était 
un centre scientifique brillant, exerçant une réelle influence 
sur toute l’Université de Paris. Malgré cela, d’après les preuves 
que nous venons d'apporter, on'ne peut douter désormais, 
que les Mineurs ne possédèrent jamais plus d’une École 
publique au Studium Generale célèbre dans le monde entier. 
4 P..Dr. HiLariN FEbDER. 

O. M. C. 


(1) « Duximus statuendum ut nullus regularium conventus in collegio duas 
simul sollempnes cathedras habere valeat actu regentium magistrorum, non inten- 
dentes per hoc statutum eos arctare quominus liceat eis inter, fratres suos extraor- 
dinarios multiplicare sibi lectores, secundum quod sibi viderint expedire ».Denifle- 
Chatelain : Chartul. 1, p. 254. 


LA POÉSIE 


AU XVII ET AU XVIII SIÈCLE 
CORNEILLE ET ROTROU (Suite) (1). 


Est-ce Corneille qui parle ou Rotrou ? Un jour leurs deux 
âmes se sont unies dans une même sublimité. 


Aveuglé de l'erreur dont l'enfer vous infecte, 
Comme vous, des chrétiens j’ai détesté la secte, 

Et si peu que mon art pouvait exécuter, 

Mon bonheur consistait à les persécuter… 

Mais par une bonté qui n’a point de pareille, 

Et par une incroyable et soudaine merveille, 

Dont le pouvoir d'un Dieu peut seul être auteur, 
Je deviens le rival de leur persécuteur, 

Et soumets à la loi que j'ai tant réprouvée, 

Une âme heureusement de tant d’écueils sauvée. 
Au milieu de l'orage où m'exposait le sort, 

Un ange, par la main, m'a conduit dans le port, 
M'a fait, sur un papier, voir mes fautes passées, 
Par l'eau qu'il me versait à l'instant effacées. 

Je renonce à la haine et déteste l'envie 

Qui m'a fait des chrétiens persécuter la vie, 

Leur créance est ma foi, leur espoir est le mien ; 
C'est leur Dieu que j'adore ; enfin je suis chrétien. » 
Je suis chrétien, dit Polyeucte. 

« Déployez vos rigueurs, brülez, coupez, tranchez, 
Mes maux seront encor moindres que mes péchés. 
Je sais de quel repos cette peine est suivie, (2) 

Je ne crains point la mort qui conduit à la vie, 


ds 1) Voir Études Franciscaines, Mai 1911, | 
(2) Et de quelle douceur cette mort est suivie, dit Corneille dans Polyeucte. 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 615 


J'ai souhaité longtemps d'agréer à vos yeux ; 

Aujourd’hui je veux plaire à l'Empereur des cieux, 
Je vous ai divertis, j'ai chanté vos louanges, : 
Il est temps maintenant de réjouir les anges ; 

Il est temps de prétendre à ces prix immortels, 

Il est temps de passer du théâtre aux autels. 

Si je l'ai mérité, qu'on me mène au martyre, 

Mon rôle est achevé, je n’ai plus rien à dire ». (1) 


Il meurt, en effet, après avoir assigné César au tribunal de 
Dieu. (2) 

Nous n'avons pas la force de relever telle ou telle faute de 
goût de cette Candide et entraînante apostrophe à deux Césars 
consternés. Non, c’est l’âme de Corneille qui parle sur les 
lèvres de Rotrou... Qu'ils doivent s'aimer au ciel où l’on ne 
connaît pas, comme ici-bas, les rivalités de l'esprit, et où leurs 
deux génies s’égalent dans le même amour de Dieu qui les pos- 
sédait déjà et les animait sur la terre ! 

Rotrou mourut le premier, trente-quatre ans avant son ami et 
d'une façon héroïque, alors que Corneille continuait à élever 
des héros sur la scène et à cacher, dans l'ombre, l’héroïsme de 
sa pauvreté. C'était en 1650. Lieutenant civil et criminel au bail- 
liage de Dreux, le poète de S. Genest, converti lui-même, sur 
cette scène du monde où il avait trop donné l’exemple d’une vie 
dissipée, ne voulut pas quitter ses concitoyens au moment d’une 
épidémie. En vain, le seigneur de Sondreville, son frère, l’ap- 
pela-t-il à Paris ; voici quelle fut la réponse de Rotrou : 

« Le salut de mes concitoyens m'est confié, j'en réponds à la 
patrie ; je ne trahirai ni l'honneur ni ma conscience. Ce n’est 
pas que le péril où je me trouve ne soit fort grand, puisqu’au 
moment où je vous écris, on sonne pour la vingt-deuxième per- 
sonne qui est morte aujourd’hui. Ce sera pour moi quand il 
plaira à Dieu ». 

Il mourut de la peste, quelques jours après, le 18 juin. 

Le poète de S. Genesta pu dire, sans trop se vanter : «J'ai rendu 
la muse si modeste que d’une profane, j'en ai fait une religieuse». 

La foi, l'honneur, la patrie, le devoir, c’est Rotrou, c'est 
Corneille ; et Corneille n’assista pas, sans doute, aux funérailles 
de son ami ; les distances qui les séparaient étaient grandes ; 

(1) Acte 4. Sc. 6. 


(2) « Cruel ! Sauve tes jours, » lui dit Marcelle. son amie. Et S. Genest : « Lâche, 
sauve ton âme ». Acte 5. Sc. 2. 


616 | LA POÉSIE : 


mais si tout était au moins vif alors, même les impressions, 
les souvenirs étaient plus tenaces. Le grave Corneille dut long- 
temps prier et se souvenir ! Son ami n’avait-il pas dit, un jour, 
en s'adressant à Jui : 


« Juge de ton mérite à qui rien n'est égal 
Par la confession de ton propre rival ». (1) 


C'était la confession généreuse de la supériorité de son ami. 
Pas d'amitié sans sacrifice. 


+ 
k *% 


Corneille allait lui-même arriver à une époque assez pénible 
de sa longue existence. L'Académie s'était enfin décidée à lui 
pardonner sa gloire, et à le recevoir, en 1647. Ce fut peu après 
le succès de Rodogune. Il aurait pu la nommer Cléopâtre, car 
cette princesse meurtrière, au moins par la pensée, de ses deux 
fils, en haine de la jeune Parthe, aimée des deux frères, y joue 
le rôle principal. Elle a déjà fait tuer son mari : 


« J'ai commencé par lui, j'achèverai par eux » (2) 


dit-elle. | 


Qui ne connaît ses imprécations, au moment où elle va porter 
à ses lèvres la coupe empoisonnée qu’elle avait préparée pour son 
fils. Elle s'adresse à Antiochus d’abord : 


« Règne, de crime en crime, enfin te voilà roi, 

Je t'ai défait d’un père, et d’un frère, et de moi. 

Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes, 
. Et laisser choir sur vous les peines de ces crimes !, » 


Puis, se tournant, en même temps, vers Rodrogune : 


« Puissiez-vous ne trouver dedans votre union 
Qu'horreur, que jalousie, et que confusion ! 

Et, pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble, 
Puisse naïtre de vous, un fils qui me : ressemble. » » (3) 


C'est l’idéal du crime, peint dans une Re par la plume 
originale < du poète, avec une énergie, dirais-je, qui fait mieux 


(1) Dans Vence. Rotrou, ce connaisseur en amitié, fait dire à l’un deses per- 
sonnages : « L’ami qui souffre seul fait une injure à l’autre ». 

(a Acte 4. Sc. 7. 

(3) Act. 4. Sc. 5. 


AU XVIIe EP AU XVIIIe SIÈCLE 6r7 


ressortir, par le contraste et par'la di bi du re la 
Dee ou devoir. : :: 111": . RU as 
: Fe A | 
FPE VHS Lune 
_En 1651 , Corneille, toujours sublime et Cujoue nouveau, ce 
qui est une merveille, car le sublime semble monotone de sa na- 
ture, créa le drame, presque sans le soupçonner, en composant 
Don Sanche. Don Sanche est le fils d’un pauvre pêcheur, nom- 
mé Nugue; sa valeur le porte aux plus hauts emplois militaires, 
et le fait même aimer de la reine de Castille, Isabelle, sans 
compter Elvire, fille de la reine exilée d'Aragon. Il est, en même 
temps, méprisé de D. Lope, de D. Manrique et de D. Alvare 
de Lune, de vaillants seigneurs, mais engoués de leur naissance 
jusqu’à l’orgueil le plus impertinent et le plus espagnol. Ils finis- 
sent par découvrir le père de D. Sanche ou Carlos ; et la pein- 
ture de leur joie, raffinée par une générosité fausse, n'est pas œ 
qu'il y a de moins original dans la pièce. C’est l'instant tragique. 
D. Sanche.avouera-t-il, ou non, son vieux père, qui a fait cent 
lieues et plus pour voir son fils et l’admirer. Carlos souffre, 
mais n'hésite point et. répond avec tendresse à ses embrasse- 
ments. (1) Il dit à ses rivaux dont la fausse pitié lui propose 
l'artifice, c'est-à-dire renier son père : 


« Je suis bien malheureux, si je vous fais pitié ! 
Reprenez votre orgueil et votre inimitié. 

Après que ma fortune a soûlé votre envie, 

Vous plaignez aisément mon entrée à la vie, 

Et, me voyant par elle à jamais abattu, 

Vous exercez sans peine une haute vertu. 

Peut-être elle ne fait qu'une embûche à.la mienne : 
La gloire de mon nom vaut bien qu’on la retienne ; 
Mais son plus bel éclat serait trop acheté, 

Si je le retenais par une lâcheté. 

Si ma naissance est basse, elle est du moins sans tache, 
Puisque vous la savez, je veux bien qu'on la sache. » 


L’héroïsme n'appartient pas seulement aux rois, aux princes 
et aux seigneurs. Corneille a pris l’un de ses héros dans le peu- 
ple, pour le faire aimer en haut lieu et lutter avec le sang 
le plus noble de l'Espagne. Le poète n’a rien voulu de plus et 


(1) Acte. 5. Sc. 5. 


618 | LA POÉSIE 


s’étonnerait forts’il revivait, des’entendre traiter de démocrate; ou 
bien 1l l'était sans le savoir ! C'était tout simplement un chrétien. 
Sans doute, D. Sanche, à la fin de la pièce, se trouve être le fils 
d'un défunt roi d'Aragon on sait trop comment; mais c’est pour 
la forme. Corneille, tout inventeur qu'il était, n’a pas osé, 
malgré sa hardiesse naturelle, rompre d’un trait avec les mœurs 
de son temps et les exigences de la cour. En réalité, Carlos est 
bien le fils de Nugue; et son mérite personnel triomphe de l’or- 
gueil de ses nobles rivaux. C’est beau, c'est neuf, et sans décla- 
mation. Les dramatiques d’aujourd’hui n'ont fait qu’exagérer le 
grand homme qui savait garder la mesure avec génie. 
* 

| *k * 

En 1653, Pertharite échouait sur la scène; et (Corneille, per- 
suadé que le public ne pouvait se tromper, se décidait à entrer 
dans le silence et l'oubli, non sans avoir réclamé dans une lettre 
mémorable, autant qu’elle est humble, la gloire d’avoir purgé 
les passions sur la scène. Il n’avait pas seulement voulu plaire; 
et c'est tout l’orgueiïl que son âme chrétienne emportait dans la 
solitude de Rouen. Il y allait passer peut-être ses meilleures an- 
nées, rue de la Pie,'ne faisant qu'un avec son frère Thomas dont 
la maison touchait la sienne. Les deux familles vivaient dans 
une parfaite union, et les deux dames Corneille, naguère mesde- 
moiselles de Lambpérière, étaient sœurs et belles-sœurs à la fois. 
Pierre qui avait trois fils et deux filles, dont l’une, Mre de 
Farcy, fut, dit-on, l’aïeule de Charlotte Corday, était secrétaire 
de la fabrique de Saint Séverin, sa paroisse : il en écrivait les 
comptes très régulièrement. On en a l'original, pour une année 
au moins. Îl était alors dans une certaine aisance, puisqu'il fit 
don à sa paroisse d’un certain nombre de sous d’or pour la fon- 
dation, à perpétuité de messes, à l'intention des membres défunts 
de sa famille. | | | 


+ 
Kk * 


. On a dit que l’aîné des Corneille, moins prompt à versifier 
que son puîné, leva plus d’une fois une trappe qui faisait com- 
muniquer les deux maisons et les deux frères, pour demander 
une rime rebelle ; elle descendait bien vite, assure-t-on, des 
hauteurs où Thomas écrivait Timoléon. C'est une légende. Ce 
qui ne l'est pas, c’est l'amitié des deux frères Corneille. A 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 619 


Rotrou avait, pour ainsi dire, succédé un autre ami qui ne fut 
jamais jaloux de son grand frère. Il y avait de quoi cependant. 
Thomas, d’ailleurs, n’était pas sans talent. Il a mis en vers, avec 
quelque agrément, le Festin de Pierre, (1) de Molière, et toutes 
ses tragédies ne sont pas détestables. Il fit représenter, en 1673, 
un comte d'Essex, qui, s’il n'est nullement historique, est abso- 
lument romanesque. C'était un traître. Qui ne le sait ? Voici 
pourtant ce que Corneille, le jeune, lui met dans la bouche, au 
moment où il va mourir. Îl parle à Salisbury : 


« Quoiqu'à tort la reine me soupçonne, 

Voyez-la de ma part, et lui faites savoir 

Que rien n'ayant jamais ébranlé mon devoir, 

Si, contre ses bontés, j'ai fait voir quelque audace, 
Ce n'est point par fierté que j'ai refusé grâce. 

Las de vivre, accablé des plus mortels ennuis, 

En courant à la mort, ce sont eux que je fuis. 

Et s’il m'en peut rester quand je l'aurai soufferte, 
C'est de voir que déjà, triomphant de ma perte, 
Mes lâches ennemis lui feront éprouver. » 

On ne lui donne pas le loisir d'achever 

On veut sur l'échafaud qu'il paraisse. Il ÿ monte, 
Comme il se dit sans crime, il y paraît sans honte ; 
Et saluant le peuple, il le voit tout en pleurs 

Plus vivement que lui ressentir ses malheurs ». (2) 


Ily a là de beaux vers et un héros, presque un saint, un 
martyr, au moins, malgré l’histoire. Je crois qu'on irait loin 
pour en revoir d'aussi beaux dans Thomas. Thomas fut 
académicien ; Pierre est, seul des deux, immortel. 


# 
* * 


Pendant le séjour de Corneille à Rouen, éclata une épidémie 
mortelle. Le poète n'alla pas même jusqu’à Petit Couronne, 
pour éviter le fléau. À quelque temps de là, il faillit mourir 
d’une longue maladie. L'âge, le deuil donnaient insensiblement 
à son caractère, comme à son visage de poète, la dernière 
expression de maturité. Sa piété, qui lui faisait lire, tous les 
jours, l'office de la Sainte Vierge, et souvent quelques passages 
de l’Imitation, l’invitait, une bonne fois, à la traduire en vers. 


(1) 1677. 
(2) Acte 5. Sc. 6. 


620 =. LA POÉSIE 


La traduction de Corneille, faite pour l'utilité du grand nombre 
et lé service du prochain, (1} contient des passages admirable. 


ment réussis, comme celui qui commence ainsi: 
. 
« Pour t'élever de terre, homme, il te faut depx ailes, 
La pureté du cœur et la simplicité », 


Mais c ce n’est pas V Imitation, avec l’aisance, et la beauté de 
cette langue de l’Église latine, simple, claire, forte et familière, 
à la fois, souvent sublime, sans en avoir l’air, toujours à la por- 
tée du cœur du diplomate + et de f'ouvrier, fine, profonde et 
populaire. 

Malgré tout, un autre que Corneille n’aurait pu faire aussi 
bien, emprisonné dans les entraves de notre vers et les conven- 
tions littéraires d’une prosodie et d’une poésie trop artificielles. 
Quel rapport entre l’Imitation expansive, indépendante, et 
l'esclavage de la rime qui a la prétention de fixer, toujours, 
la pensée dans l’espace de douze syllabes ! 

L’Imitation qui est de 1656, rapporta à Corneille, en peu de 
temps, quelque chose comme vingt éditions, beaucoup d’hon- 
neur, et pas un liard. Son sort fut de devenir pauvre, de plus en 
plus, à mesure qu'il approchait davantage, par sa vertu et sa 
piété de ce Dieu, si différent des dieux de la terre, et qui devait le 
récompenser au centuple. 


k 
+ + 


Vers 1660, il quittait de nouveau Rouen pour Paris. On a dit 
que Molière avait été pour beaucoup dans cette résolution assez 
subite. Le comique avait dressé ses tréteaux, pour quelques 
mois seulement, dans la ville normande; Corneille reprit alors 
le goût du théâtre, il adressa même quelques vers, d’ailleurs pour 
rire et s'égayer, à une actrice de la troupe de Molière. Simple 
fantaisie ou fiction de poète, La critique de ces derniers temps 
a voulu que l’amour ait ramené à Lutèce le ridicule sexagénaire. 
Nous persistons à croire que son génie tragique conseilla et ins- 
pira à Corneille de nouveaux vers, qu’il se souvint du Cid et 
qu'il ne se crut pas si vieux, malgré l’âge, se sentant toujours 
jeune par le cœur, et plein de vers héroïques dans son âme 


(1) Épitre au Souverain Pontife, Alexandre VII. 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 621 


sublime. Il n’y n'avait pas si longtemps qu'il avait donné Nico- 
mède, en 1652, et mis en présence, d’une part, le vainqueur 
d’Annibal, le Romain déjà dégradé, astucieux, perfide, toujours 
grave et confiant ; de l’autre, le fils de l’inerte Prusias, le disci- 
ple d'Annibal. Ce Nicodème, l’élève de Corneille, encore plus 
que du Carthaginois, amoureux de Laodice, une âme sem- 
blable à la sienne, est grand et un peu sec, inaccessible à la peur 
mais non à la vanité, fanfaron de gloire, par instants, mais si 
indépendant, si libre, qu’en un temps où il n'y a plus que Rome 
et ses sujets à genoux, il résiste seul, en un point, on peut le 
dire, à l'Univers entier. Rome c’est Flaminius ; l'univers sali 
par la servitude, c’est Prusias, c'est Arsinoé, la femme intri- 
gante, fine, pleine d’expédients, tragique, on le croit d’abord, à 
force de mécharceté, mais non... si assouplie par l'esclavage, 
qu’elle se fait bonne, parce qu'il le faut, à la dernière heure ; 
c'est encore Âttale, disciple du sénat, élevé à Rome dans l’escla- 
vage, pour en faire un émule, un rival de son frère, mais qui, 
contre toute attente, s'élève peu à peu à la hauteur du Nico- 
mède et le sauve de la mort. L’ironie, celle de Rome, plus 
grave, plus impérieuse, celle de Nicomède plus naturelle, plus 
vive, plus généreuse, plus menaçante, plus vulgaire, non moins 
sublime, la familiarité sont les traits caractéristiques de cette tra- 
gédie semée d’invraisemblances et de longueurs, trop peu tragi- 
que par lirrésolution perpétuelle de Prusias. Le coup de foudre 

n’éclate jamais, et tout finit par une sorte de chœur de tous les 
personnages, se tenant par la main, de la façon la plus charita- 
ble et dans une union inattendue. 


* 
*K * 


En 1650, ce fut le Trésorier général, Fouquet, Corneille l’at- 
teste, qui le força à sortir de son silence, avec Œdipe qui ne valait 
guère mieux que Pertharite. L'amour à tout propos, l’amour 
ridé et vieilli, des intrigues de plus en nlus embrouillées gâtent 
les dernières tragédies du grand poète, Sertorius, (1662), Othon, 
Agésilas, Attila, Tite et Pulchérie, Suréna, général des Parthes. 
On sait l'épigramme de Boileau sur Attila et Agésilas. Elle est 
plus que sévère, et son aiguillon s’est bien émoussé. On connaît 
mieux Corneille aujourd'hui, même celui des derniers temps. 
Corneille a toujours des traits sublimes. On en lit un jusque 


622 LA POÉSIE 


dans Suréna. Au cours de cette pièce, l'amour d'Eurydice a 
causé la mort de Suréna : 


« Quoi ! vous causez sa perte et n'avez point de pleurs, 


lui dit la sœur de Suréna. Eurydice répond : 


Non, je ne pleure pas, Madame, mais je meurs ». 


Elle expire. 

Les vers qui suivent, dans Attila, ne sont-ils pas beaux, d’une 
beauté de vérité politique, en même temps qu'ils sortent du 
cœur d’un patriote fermement attaché à son pays : 


« Un grand destin commence, un grand destin s'achève ». 


dit Valamir, dans un dialogue où il répond à Attila, 


L'Empire est prêt à choir et la France s'élève, 
Appuyez donc la France et laissez tomber Rome, 
Aux grands ordres du ciel, prêtez ceux d'un grand homme ». 


Ce n’est pas indigne de Corneille, d’Auguste et de Pompée, 
du grand esprit qui a pénétré dans le conseil des princes, bons 
ou mauvais, pour les faire parler, comme ils ont dû parler, sui- 
vant la politique du ciel, témoin Auguste ; celle de l'intérêt 
vrai, témoin Cinna réduisant l’état populaire à sa plus simple 
expression ; celle de l’'égoïsme, témoin Ptolémée et ses ministres 
qui résument la politique immorale et cruelle ! Dans Attila, le 
poète achève Rome qu'il a déjà ébranléé dans Nicomède et pro- 
phétise les destinées de la France. 


Remontons jusqu’à Sertorius. C’est la dernière tragédie du 
grand dramatique dont on puisse dire qu'elle est belle, en 
grande partie, bien que le héros y soit ridiculement amoureux 
d’Aristie répudiée par Pompée, et recule devant l’amour de 
l'énergique Viriate, reine de Lusitanie qui « aspire à son 
hymen ». Avant l'heure fatale où Perpenna le trahit, que de 
beaux vers échangés entre Sertorius et son ennemi, dans un 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 623 


dialogue universellement admiré ! Quelle peinture des divisions 
intestines dans la bouche de Pompée : 


« Lorsque deux factions divisent un empire, 
Chacun suit, au hasard, la meilleure ou la pire, 
Suivant l'occasion ou la nécessité 

Qui l'emporte vers l’un ou vers l’autre côté. 

Le plus juste parti, difficile à connaître, 

Nous laisse en liberté de nous choisir un maître; 
Mais quand le choix est fait, on ne s’en dédit plus. 
J'ai servi sous Sylla, du temps de Marius, 

Et servirai sous lui tant qu’un destin funeste, 

De nos divisons soutiendra quelque reste ». 


Le vers est beau, de la beauté simple, d’une vérité sans image. 
Ne peint-il pas, au mieux ce débordement de licence, où l'esprit 
se perd comme le cœur, où le désordre des sens et de l’imagi- 
nation fait naître des affections sans principes pour de sangui- 
naires idoles. Tel Cinna. 

Aussi Sertorius de répondre : (1) 


« Maïs cependant, seigneur, vous servez comme un autre ; 
Et nous qui jugeons tout sur la foi de nos yeux, 

Et laissons le dedans à pénétrer aux dieux, 

Nous craignons votre exemple, et doutons si dans Rome 
Il n’instruit point le peuple à prendre loi d’un homme ; 
Et si votre valeur, sous le pouvoir d'autrui, 

Ne sème point pour vous lorsqu'elle agit pour lui. 
Comme je vous estime, il m'est aisé de croire 

Que de la liberté vous feriez votre gloire, 

Que votre âme en secret lui donne tous ses vœux ; 

Mais, si je m'en rapporte aux esprits soupçonneux, 
Vous aidez aux Romains à faire essai d’un maître, 

Sous ce flatteur espoir qu'un jour vous pourrez l'être ». 


Quelle profondeur ! Comme Pompée est jugé ! César ne 
l'était pas moins bien dans sa clémence intéressée envers son 
rival. Quelle délicatesse dans le coup de pinceau ! L’abaisse- 
ment de l’antique cité des vertus républicaines est encore nuan- 
cée d’une certaine grandeur, et l’on respecte encore Pompée, 
dans cette dégradation plus que naissante. Car Rome est 
grande jusque dans celui qui veut l’asservir. Sertorius le sent, 


(1) Acte 3. Sc. 1. 


624 1. LA. POÉSIE 


et ménage son ennemi dont il espère encore quelque retour au 
bien, pour la cause de la liberté. Mais il ne faut pas s’y mépren- 
dre. si Rome voit naître de son sein quelques héros dignes du 
passé, elle n’est plus la véritable Rome. C'est ce que Sertorius, 
poussé à bout par la corruption fine de son interlocuteur, 
exprime dans la plus cornélienne, c'est-à-dire, la plus grande et 
la plus naturelle des antithèses : 


u Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis » 


$ 
*k * 

Aussi bien arrêtons-nous là. Il n’y a pas de plus beau vers 
dans la pièce, et je le profanerais en le mêlant à d’autres vers 
trés pâlés, quoique beaux, à côté de son éclat. 

Nous ne parlerôns ni de Psyché, (1671) indigne de la gravité 
de Corneille, où il n’eut qu’une part de versificateur, ni d’Andro- 
mède, ni de la Conquête de la Toison d’or, sortes de tragédies 
lyriques, ou plutôt d'opéras dont Corneille serait le véritable 
inventeur. Même le Prologue de là Toison où conversent 
ensemble la France et la Victoire servit de modèle à tous les 
Prologues de Quinault. Rendons à chacun ce qui lui appartient. 
On y lit ces beaux vers sur les lèvres de la France. Ils ne sont 
pas flatteurs pour Louis XIV : 


« A vaincre tant de fois mes forces s'affaiblissent ; 
L'Etat est florissant, mais les peuples gémissent ; 

Leurs membres décharnés courbent sous vos hauts faits, 
Et la gloire du trône accable les sujets n. 


4 


% 
* * 

Il nous reste à voir Corneille s’avancer lentement vers la 
tombe, dans la gloire et la pauvreté. On oublie de lui payer sa 
pension. (1) Mais on veut bien encore jouir de son génie. En 
1676, Louis fait représenter à Versailles, Pompée, Horace, 


Œdipe, Rodogune, et le vieux poète sent se réveiller son ardeur. 
Il dit: 


u Est-il vrai, grand monarque, et puis-je me vanter 
Que tu prennes plaisir à me ressusciter ; 


(1) Plusieurs fois, il lui arriva d’être payé, mais irrégulièrement, au bout de 
quinze mois ou bien d’un an. Il écrivit spirituellement à Louis XIV : « Puissent 
tous vos ans être de quinze mois, comme vos commis font les nôtres ». 


AU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE 625 


1: Qu'eu bout da quarante ans, Cinna, Pompés, Horace,  , 
7 DO E la mode et. retrouvant leur, su ? » 


| L a rappelé ses ue. trAVAUX ; ; il ajoute : c. 


« Achève : les derniers n'ont rien qui dégénère, ER ON 
1.7.7 Rien qui les fasse croire enfants d'un-autre père. , Jess 
. Çe sont dés malheureux étouffés au berceau, HS HS 
Qu'un soul de tes regards tirera du tombeau. », 


Foujours, grand, plus encore par le cœur que par l'esprit, 
Corneille domine avec Démosthène et Bossuet, le cours des 
siècles. 


* 
*k * 


Corneille étant si chrétien, avait mérité de souffrir plus qu’un 
autre. C'est à Paris qu'il perd, à quatorze ans, son fils Charles, 
chanté en beaux vers latins par l'ami du poète, le R. P. de la 
Rue. Un autre de ses enfants, officier, est tué, un troisième 
blessé et rapporté à Paris. Sa fille Marguerite prend le voile et, 
pour payer sa dot, le père vend sa maison de la rue de la Pie, à 
Rouen. Douleur sur douleur ! Séparations ! Dénuement ! Un 
parent de Corneille, après avoir diné chez lui, l'accompagne et 
entre à sa suite, rue de la Parcheminerie, chez un cordonnier, 
qui répare la chaussure du poète, pour une petite pièce de mon- 
naie. Nous avons une lettre du parent de ce pauvre qui a enrichi 
la France pour des siècles, et qui n’avait pas de quoi s’acheter 
des chaussures neuves. Cette lettre raconte la navrante histoire 
avec une douleur mélangée de honte. (1) 

Il fallait finir. Après une année de recueillement et d’affai- 
blissement presque sans parole, Corneille expirait, dans la nuit 
du 30 septembre au 1° octobre 1784, entouré de sa famille. On 
l’enterrait sans pompe à Saint-Roch où la Révolution l’a respecté; 
et Dangeau écrivait : « Le bonhomme Corneille est mort hier! » 
Voilà la gloire ! 

Ilenestune autre qui est inscrite avec lenom de Corneille, dans 
les fastes du ciel, et qui mérite non pas seulement l’immortalité, 


(1) On a mis en doute l'authenticité de cette lettre. Soit. Le fond n’en est pas 
moins vrai, la pauvreté, pour ne pas dire l'indigence de Corneille. Il avait toujours 
été à la merci des comédiens qui prenaient pour eux, la plus belle part des bénéfices 
de ses pièces. celle des premières représentations. 11 ne pouvait les faire imprimer 
que plus tard. 


E, P, — XXV. — 40 


626 LA POÉSIE 


comme nous disons dans notre court langage, mais l'éternité. 
Le poète, en élevant ses héros sur la croix, en puisant le beau au 
sein ouvert et sanglant de J.-C., remuait dans la dernière pro- 
fondeur de notre nature, ce qui s’y trouve de plus grand, le 
goût, l'admiration et la joie du sacrifice. Il surnaturalisait le 
théâtre plongé auparavant et jusqu’à l’excès de la honte dans un 
naturalisme grossier et sans art, par la faute de la Renaissance, 
fille de l’orgueil, du libertinage et de la Réforme. 


A. CHARAUX. 


MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 


AU XVIIe SIÈCLE (Suite) (1) 


8 V 


Productions de l'École Scotiste durant la période qui suit 
l'édition de Wadding de 1640 à 1700. 


* En Italie les doctrines scotistes étaient étudiées et défendues 
avec une ardeur égale par les Frères-Mineurs de l’Observance et 
par les Pères Conventuels. Les Frères-Mineurs avaient des 
Études Générales disséminées dans toute l'Italie. En 1682 ces 
Études étaient au nombre de 41. (2) Dans chacune de ces 
Études il y avait trois lecteurs de théologie choisis par le Cha- 
pitre Général. A cette époque, il y avait donc 123 professeurs de 
théologie scotiste dans la seule famille cismontaine de l’Obser- 
vance. Nous n'avons pas pu retrouver le nombre soit des Études 
soit des Lecteurs de la famille ultramontaine ; mais à en juger 
par l'importance des ouvrages scotistes sortis de son sein, on 
peut affirmer, sans crainte de se tromper, que ce nombre était 
considérable. 


(1) Voir Études Franciscaines, Janvier, Mar s 1911. 

(2) Sacræ Theologiæ studia in ordine ad jubilationem : Romæ, Montis Perusii, 
Neapolis a), Florentiæ, Bononiæ, Paduæ, Genuæ, Mediolani, Panormi, Aquilæ, 
Neapolis b), Anconæ, Lucæ, Licii, Cosentiæ, Cracoviæ, Messanæ, Foggiæ, Leopoli, 
Montis-Leonis, Brixiæ, Taurini, Alexandriæ, Ferrariæ, Varsoviæ, Moticæ, Fani, 
Bastiæ. — Studia non ordinis ad jubilationem : Mantuæ, Viterbii, Ragusii, Pisa- 
rum, Tarsati, Posnaniæ, Drepani, Melitæ, Aversæ, Titi, Zagabriæ, Barlettæ, Cre- 
monæ, Laudæ, Viennæ, Pragæ, Mirandulæ, Salerni, Maceratæ, Campibassi, Thes- 
tæ. (Orbis Seraphicus, tom. IV, p. 254.) — Dans le même ouvrage on peut voir le 
nom de chaque couvent d’études et aussi le nom de chaque professeur. 


628 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


Les Pères Conventuels restaient également fidèles aux doc- 
trines du Docteur Subtil. Ils ne se contentaient pas d’inculquer 
ses enseignements aux religieux de leur Ordre, mais ils les expo- 
saient et les défendaient merveilleusement dans les chaires pu- 
bliques qu’ils occupaient dans les plus célèbres Universités de 
l'Italie. Aux Conventubls et aux Observants il faut ajouter plu- 
sieurs Pères Capucins qui restèrent fidèles à l’Ecole scotiste. (1) 
IFbstivrai de’ dire éppendant qua cette derhifre branche de POr- 
dré franciscain essaya (2) de se dônnier comme Maîtte le Docteur 


L'' FINIR d 


(1) Le Père Bernardin de Regio, mort en 1536, laissa un ouvrage intitulé : Com- 
mentaria in librum primum scripti oxoniensis Joannis Duns Scoti in tria volumina 
distributa. — Le Père Bernardin de Monte-Ulmo, mort en 1565, laissa un ouvrage 
très important intitulé : Commentaria super quatuor libros sententiarum juxta men- 
tem Scoti. — Le Père Jérôme de Pistoye, mort en 1570, composa un ouvrage sur les 
formalités, imprimé à Rome en 1570 gvec ce titre : De quantitatibus, rerumque 
distinctionibus et formalitatibus Scoti. — Le Père François de Saccia, insigne théo- 
logien et très versé dans la doctrine de Scot, mourut en 1575, alors qu'il s'occupait 
de faire imprimer ses :lèçons de philosophie: et de théologie selon la pensée du 
Docteur Subtil : Léçtiones philasophiæ et thealogiæ secundum mentem Scoti. — Le 
Père Jérôme de Palerme, Définiteur Général et plusieurs fois Commissaire Général 
mort en 1579, laissa aussi des leçons de théologie selon la pensée de Scot : Lectiones 
theologiæ ad meptem Scpti. -—:Le Père. François de .Mazzara, Provinçial de la 
Province de Messine, mort en 1588, écrivit,trois volumes de philosophie et quatre 
volumes de théologie selon la pensée de Duns Scot. Les deux ouvrages portent ce 
titré : Prælectiones in libris Añstotelis et Prælectiones theogiæ seceuñdum doctri- 
asm Soti Nous parlarons plus loin des acotistes jésusid de Bologne, Félix 
Rrandimartes, F rançois de Molins, Iluminé Oddo, J eap-Thomas de Brayden, Paul 
d'Offide, Raphaël de Méliton, qui ont enseigné durant l'époque dont nous nous 
occupons dans cette série d'artièles. :— Le Père André de Montilla de {a Province 
d'Andalousio, fit imprimer, à Séville en 1772, un ouvrage où il'expose le plan divin 
d'après Duns Scot, — Le Père Bernard de Bologne, philosophe, théologien et 
orateur fameux, nous a laissé deux beaux ouvrages scotistes : le premier a pour 
titre : Institutio philosophica'; le secénd; Institutio theologica juxta bmnia fidei 
éogmata ® Éoannis Duns Scoti séhébastica derva instrocta, imprimé à Venise ea 
1746. — Enfin le Père Jérôme-Joseph de Cabra, Provincial d'Andelousie, Hxemiï- 
pateur synodal de cinq diocèses, Qualificateur du St-Office, Commissaire Général 
des Indes occidentales, fit imprimer à Cordoue en 1801 un cours complet de philo- 
sophie scotiste intitulé : Totius philosophiæ, tam veteris quam recentioris dogmate, 
Subtilis Marianique Doctoris Joannis Duns Scoti doctrinis accommodata, et ad usum 
studentium Capuccinorum Provinciæ ntriusque Bæticæ in brevissimum compen- 
dium redacta, (Cf. Apologia de Escoto por el Padre Carcagente, p. 388-391.) 

(2) Je dis : essaya, car ce plan ne fut jamais réalisé comme l’atjestent les plus fer- 
vents bonaventuristes eux-mêmes, tels que Gaudence Bontœmps et Barthélemy de 
Barberiis. Ce dernier, qui écrit en 1087 et qui est par conséquent le dernier ou du 
moins una des derniers venus parmi les bonaventuristen, s'exprime en ces termes 
dans sa préiace au lecteur : « Merito Pater Gaudentius Brixiensis noster in sue 
summæ apperatu coaquæritur, nemiren in florentissima Minorum religione divinis- 
simi hujus Doctoris opera elucidasse, eruditiones exposuisse, $ententias propu- 
gnasse. Omnes Scotum, acutum,  subtilem Theologorwm Prinçcipem inçlamant » 


,’ DE L'ÉCOLE SCOTISTE . ; 629 


Séraphique . S.'Bonaventuré de préférence au Dosteur Subtil, 
Enûin les Pères Irlandais qui enseignèrent à Rome au collège 
St-Isidore terminent la longue série des théologiens scotistes. en 
Italie au XVIIe siècle. Nous allons meitre sous les yeux du lec- 
teur la simple nomenclature de leurs travaux durant l’espace de 
soixante ans.. : 

Le Père Laurent Drseans Alquie à Lanta. eh Calabre, le 
10 avril 1612, de parénts pauvres. Jeune homme, ïl fut atteint 
d'une'grave maladie ; ayant perdu tout éspoir dans les secours 
humains, il eut recours à S; François d'Assise, et fit le vœu, 
s’il se relevait de cette maladie, de revêtir les livrées séraphiques. 
Bientôt il revint. à la santé et entra le 2 juillet 1630 chez les 
Pères Conventuels dans la province de St-Nicolas. Il fità Rome 
de brillantes études philosophiques et théologiques. et reçut 
le titre de Maître au collège de St-Bonaventure fondé per 
Sixte V. Il enseigna avec éclat la théologie dans plusieurs villes 
d'Italie, et remplit diverses charges dans son Ordre. Il se retira 
ensuite à Albano ét se livra tout entier à l’étude, Sur l’ordre de 
son Général, le P. Catalan, il entreprit d'écrire des Commen- 
taires sur les livres des Sentences de Scot, Il s’y applique à en- 
tourer la doctrine du Docteur Subtil d’un triple rempart : celui 
de l’Écriture, celui des Pères et celui des Conciles. Ce travail lui 
acquit bientôt à Rorne une immense réputation de savoir. 11 de 
vint successivement l’ami et le conseiller d'Alexandre VII, (1) de 


etc... Plus loin le même auteur constate que les Capucins sont pleins de respect et 
de vénération pour saint Bonaventure, qu'ils l’acclament comme leur Docteur, leur 
Maitre, leur Protecteur et leur Patron, mais qu'ils ne suivent pas sa doctrine, et cela 
malgré plusieurs Chapitres Généraux qui le leur imposent. Voici ses propres 
paroles : « vidensque non sine animi mei mærore admirationeque, omnes religio+ . 
sos Capuccinos, præcipueque Lectores et Schol.res ex una parte profiteri maximam 
venerationem huic sanctissimo viro, ipsumque conclémare, et venereri veluti pro- 
prium Doctorem, Magistrum, Protectorem. Patronum et ex alia postea in acholis 
monstruose profitentes alienam doctrinam discissos in verias et diversas scholas, 
sive Thomistarum, sive Scotistarum, sive Neotericorum, quod merite nomine 
monstruositatis appello, cum in pluribus Capitulis Generalibus imposita fuerit Lec- 
toribus et studentibus lectio et studium doctrinæ BSeraphicæ, ut patet ex chronicis 
antiquis, quod statutum fuit pluries, et confirmatum in pluribus aliis capitulis nos: 
træ religionis, sed numquam perfecte observatum, ob difficultates maximas oceure 
rentes in evolvendis scriptis Seraphici Doctoris. » 

(1) « ConsiHa vero et opiniones Lauriæ Summum Pontificem adeo ipsi concilise 
runt, ut in præarduis negotiis eum fere semper et consuleret et ut plurimum seque- 
retur. Hinc in theologum gallicæ legationis delectus a Flavio Chisio cardinale, 
assensum negavit Pontifex asserens, se in uno L'auria supra omnes confidere ejusque 
operam sibi adeo esse necessariam, ut carere ea non possit. Propter tantam qua 
apud Pontificem fruebatur gratiam principum legati in negotiis suæ aulæ ejus nite- 


630 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


Clément IX, de Clément X (1) et d’Innocent XI. I1 fut nommé 
Consulteur de quatre Congrégations, à savoir du St-Ofce, 
des Indulgences, des Rites et de la visite des réguliers. Il fut 
en outre nommé Qualificateur du Consistoire, Examinateur des 
Évêques et premier Gardien de la Bibliothèque du Vatican. 
Enfin le 1 septembre de l’année 1681, le pape Innocent XI le 
créa Cardinal de la sainte Église Romaine. (2) I1 vécut encore 
12 ans, consacrant ses forces et son talent au progrès de la 
science (3) et au bien de la religion. Il s’endormit dans le Sei- 
gneur, plein de vertus et de mérites le 13 novembre 1693, à 
l'âge de 81 ans. (4) 

I] publia à Rome huit volumes in-folio de Commentaires sur le 
troisième et le quatrième livre des Sentences du Docteur Subtil. (5) 
Le premier traite des Sacrements en général, du Baptème et 
de l’Eucharistie, Il parut chez les héritiers de Menelphi en 1653 
Le second traite de la Pénitence considérée comme vertu et com- 
me sacrement. Ïl parut chez Ange Bernabo en 1656. Le troi- 
sièmé traite de la Confirmation, de l’Ordre, de l’Extrême-Onc- 
tion et du Mariage. I} parut chez Vital Mascard en 1662. Le 
quatrième traite du ciel, de l’enfer, du purgatoire et des limbes 
soit de l’état des enfants morts avant ie baptême. (6) Il parut chez 


ee sibi conciliare favorem oblatis quoque muneribus : quibus tamen constanter 
renuncians, satis sibi esse dicebat, si fides sua constaret incorrupta. » (Nomenclator 
P. Hurter.) 

(1) « Qui Pontifex factus, amicitiæ cum Lauria jam diu contractæ haud immemor, 
ejus arguebat timorem, quod infrequens et trepidus ad solium accederet, mandans 
ei serio et in virtute obedientiæ, ut secum ageret quasi cum cardinali Alterio, non 
pontifice, amico non Domino. » (Ibid.) 

(2) Le cardinal Brancatus de Lauria figure parmi les princes de l’Église qui ont 
honoré la pourpre romaine par leur science et leur savoir. Ses mérites le placent à 
côté des Cajétan, des Tolet, des Bellarmin, des de Lugo, des Baronius, etc. 

(3) « Literatorum extitit Mæcenas, viros probos ac doctos Anar promovit, 
argento fovit. » Nomenclator P. Hurter. 

(4) Il était d’une grande piété et d’une grande charité, Il mourut dans les senti- 
ments de la plus profonde humilité, et le P. Hyacinthe Serri, dominicain, put 
s'écrier en toute vérité dans la troisième partie de son oraison funèbre : « Îte nunc, 
quos scientiarum tantum gloria movet, ac delectat, prædicate quam voletis sacræ 
theologiæ reconditissimam eruditionem, Pontificii Cæsareique juris studium 
ingens ; asceticæ scientiæ peritiam nulli non imparem; Scriptürarum ac Patrum 
lectionem immensam ; historiæ autem profanæ, tum sacræ plenissimam cognitio- 
nem ; ego unam piis ejus manibus humilitatem gratulabor, etc. » ons a S. Ant., 
tom. Il.) 

(5) C’est l'ouvrage le plus important du célèbre Cardinal, et un des meilleurs 
travaux de l’École Scotiste. 

(6) Ce volume dénote une immense érudition au témoignage du cardinal Noris. 
(Vindicia Augustiniana c. 3, $ 5.) 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 631 


les héritiers de Corbelleti en 1665. Le cinquième traite des ver- 
tus cardinales et de la vertu héroïque. Il parut chez les mêmes 
en 1668... Le sixième traite des vertus théologales en général, de 
la foi en tant que propagée et devant être propagée par les mis- 
sionnaires, du martyre, de l’hérésie et des peines des hérétiques. 
Il fut édité à l’imprimerie de la Sacrée Congrégation de la Pro- 
pagande en 1663. Le septième traite de l’espérance, de la charité 
des dons du Saint-Esprit, des béatitudes, de la grâce habituelle, 
des grâces gratis datis, et spécialement des miracles. (1) Il parut 
chez les héritiers de Corbelleti en 1676. Le huitième traite de 
l'Incarnation. Il parut chez les mêmes en 1682. Le Cardinal 
Brancatus publia encore trois opuscules sur la prédestination, 
la réprobation et la grâce actuelle, d’après S. Augustin. Ces 
opuscules parurent en 1687 à Rome, chez Corbelleti en 1 vol. 
in-4°. Ils parurent de nouveau à. Rome en 1770 et à Rouen en 
1705. — En 1685, il publia huit opuscules sur l’oraison et ses 
différentes espèces. Ils parurent à Rome chez Corbelleti en un 
volume in-4°. Cet JHVRaSE a eu depuis un on nombre d’édi- 
tions. (2) 

En 1659, il publia à Rome chez Mascardi, un ouvrageintitulé : 
Résumé des canons contenus dans les Conciles Généraux et Pro- 
vinciaux, le décret de Gratien, les Décrétales, les Lettres et les 
Constitutions Pontificales jusqu’à Alexandre VII. Cet ouvrage, 
extrêmement précieux pour les théologiens, fut réédité à Rome 
en 1669 ; à Venise en 1673, 1689, 1706, 1778, et à Cologne en 
1684 et 1685. (3) Étant morten 1693, illaissa inédits quatregrands 
volumes de théologie scholastique, qui complètent l'œuvre du P. 
Ange Vulpes, et portent à seize le nombre de volumes in-folio 
de ce grand ouvrage scotiste. (4) 


(1) Ce volume est d’un grand secours pour la Congrégation des Rites. iINomen- 
clator P. Hurter.) 

(2) « Opuscula octo de oratione christiana .. quæ ascetarum manibus feruntur, 
lectitantur et a vitæ spiritualis magistris ut certa oracula suscipiuntur. » (Ibid.) 

(3) « Triennio vidit ac legit omnia concilia Generalia et Provincialia, jus canoni- 
cum, tres tomos P. Salleles, tomos quatuor Bullarii Romani, tomos 12 Cardinalis 
Baronïii, libros quatuor Damasceni de fide orthodoxa, utque ejus verbis utar agentis 
de operibus S. Augustini : « Opera, inquit, in partes undecim … in mea Basiliensis 
editione anni 1506 divisa, verbatim usque ad octavam legi, studui, et in compendium 
alphabeticum mea manu redegi. » (Bibliothec. francisc. a Joan. a S. Ant. tom, Il.) 

(4) Le Cardinal Brancatus composa encore les ouvrages suivants : Vita harmonice 
composita juxta quatuor Evangelistas. — Compendium Cardinalis Baronii. — Com- 
pendium Nicolai de Lyra. Ces trois ouvrages furent édités par le P. Comandi, con- 
ventuel, selon le témoignage de Coronelli, tom. VI. Biblioth. universalis, n° 2829.— 
Devota laudis ad Sanctissimam Trinitatem oratio, éditée à Rome en 169, 1 vol, 


632 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


Le Père Bonaventpre Ballutus:et le Père Barthélemy Mas- 
trius, tous deux Convehtuels, étant professeurs de théologie au 
collège de St-Bonaventure à Rome, écrivirent ensémble des 
ouvrages philosophiques, selon la pensée de Duns Scot. En 1639, 
ils firent paraître à Venise un volume in-4" intitulé : Disputatio- 
nés in organuñ aristotehïs, quibus ab adversantibus, tum vete- 
rum tum recentiorum jdculis Scoti logica vindicatur. Cet ouvra- 
ge parut de nouveau à Venise chez Ginamum en un volume in 4 
en 1646, et à Naples chéz Novelli de Bonis en 1660, également 
en un volume in-4°. — En 1637, ils firent paraître à Rome chez 
Louis Orignani, en un volume in-4° les : Disputationes in octo 
libros physicorum. Cet ouvrage fut réédité quatre fois à Venise 
et de nouveau à Naples. En 1640, ils publièrent à Venise, chez 
Ginamum, enun volumein-4°, les Disputationes de Genératione 
et Corruptione. — En 1640, ils firent paraître chez le même, en 
un volume in-4°, les Disputationes in libros de cælo et mundoet 
metheoris.-— En 1643, ils publièrent chez le même, en un volume 
in-4°, les Disputationes in libros de anima. Après des éditions 
répétées, tous ces ouvrages parurent réunis en cinq volumesin-folio 
à Venise chez Nicolas Pezzana, en 1688, avec ce titre : Cours 
cornplet de philosophie selon la pensée du Docteur Subtil. Après 
d’autres éditions, ce cours parut de nouveau à Venise en 1727. 
— Le Père Bellutus étant devenu Provincial, Consulteur et 
Censeur de l’Inquisition en Sicile, publia à part, sans le concours 
du P. Mastrius, plusieurs ouvrages de théologie. En 1645, il fit 
paraîtreà Catane, chez Jean Rubeis,enun volumein-folio,un traité 
sur l’Incarnation. On fit encore paraître à Catane, chez Bisagni, 
enun volume in-folio, un ouvrage du Père Belletus intitulé : Mo- 
ralium opusculorum miscellaneo apparatu, atque resolutionum 
librum posthumum. Enfin, étant mort à Catane le 18 mai 1676, 
il laissa prêt à être imprimé un traité du sacrement de l'Eucha- 
ristie en un vol. in-folio.— De son côté, le Père Mastrius, succes- 
sivenent Régent des Études à Padoue et Provincial de la Pro- 
vincede Bologne, écrivitdeux volumesin-folio sur la métaphysique. 
Il fit paraître encore des disputes théologiques sur les quatre 
livres des Sentences dans lesquelles il défend la doctrine de Scot 


in-14. — En outre il laissa inédits les ouvrages suivants : De juridictione S. Officii, 
tomos 111. — Vota pertinentid ad S. Officium, volum. 8. — Concordantia Evange- 
Horum. — De examine Episcoporum varia. — Opuscula démum eruditissima, sed 
incompleta, ut recénset laudatus Coronelli, et Gregorius Josephus Eggs in sus 
Bibliothecs Purpureta. 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE : . 633 


contre tous ses adversaires anciens ét modernes. (1) Elles furent 
éditées à Venise en 1675, chez Jean-Jacques Hertz, en quatre 
volumes in-folio (2). On en fit à Venise une seconde et une 
troisième édition en :684 et en 1698. — En 1671, il publia 
à Venise, chez Jean-Jacques Hertz, en un volume in-folio, 
une théologie morale selon la pensée du Docteur Séraphi- 
que et du Docteur Subtil. Elle fut rééditée à Venise en 1700, 
et en 1723. Enfin il publia à Ferrare, ches François Succi, 
en 1650, en un volume in-4°, une défense institulée Scotus et 
Scotistæ Bellutus et Mastrius expurgati a probosis querellis 
Ferchianis. (3) | | .. 

Le Père Alexandre Rubeus de Lugo, Conventuel, Régent 
des études au Collège d'Assise, puis à celui de Bologne et Déf- 
niteur perpétuel de sa Province, publia deux volumesin-4° de can- 
troverses théologiques entre Scotistes. 11 parut à Bologne chez 
Jean Baptiste Feroni, en 1651. (4) 

Le Père Bonaventure Theuli, Conventuel, Définituur perpé- 
tuel de la Province Romaine et Provincial de Terre-Sainte, pu- 
blia une morale d’après Duns Scot, (5) L'ouvrage parut en 1652 
à Venise chez Mathieu Leni en un volume in-8, et de nouveau en 
1661 chez Paul Baleoni. — En 1673, il publia, à Venise, chez 


(1) L'édition de 1698 est ainsi intitulée : Disputationes theologicæ, quibus ab 
adversantibus, tam veterum tum recentiorum jaculis Scoti theologia vindicatur. 

(2) Nous lisons dans la préface au lecteur du troisièine livre des Sentences, ces 
paroles significatives : « Non defuere ex nostris (quoniam omnia nova placent) qui 
mihi suadere non semel conati sunt. ut dd ostentandum ingenii acumen in præcipuis 
difficultatibus aliquam novam sententiam proprio Marte excogitatam, et peregrinss 
meditationes interdum proponerem ; ab hoc tamen abstinere consuitius nisum est, 
tum quia terminos antiquos, quos posuerunt Patres nostri, transgredi non licet ; 
turn quia acutiores speculationes quam Doctoris nostri, difficillime occurrunt ; tum 
taridem, quia vetus adagium est, qui tritarh et veterem, ut novarn ineat, deserit viatn, 
sese deceptum sæpissime experitur, 

(3) On le voit, l’œuvre des Pères Mastrius et Bellutus est considérable. Elle em- 
brasse à la fois toute la pensée philosophico-theologique du docteur Subtil, et je ne 
sais si l’École Scotiste possède un second trésor de cette valeur. On pourrait peut-être 
comparer le cours de ces deux illustres scotistes, à la théologie des Salmanticenses. 
Mastrius et Bellutus sont au premier rang parmi les grands défenseurs de la doctrine 
du Docteur Subtil, et peu de théologiens du dix-septième siècle leur sont compara- 
bles. Une nouvelle édition de leurs œuvres serait grandement à désirer. 

(4) « De secundo testimonium perhibet auctor ad lectorem : primam hanc, inquit, 
scotistarum controversiarum partem luci committo, commissurus mox etiam secun- 
dam. » (Bibl. Franc. a Joan. a S. Ant. tom. I.) 

(5) L'ouvrage a pour titre : « Scotus moralis pro confessariis, in quo ea quæ Sub- 
tilis Doctor in quatuor Sent. et quodiibet. sparsim docuit, interrogatorii forma inspi- 
ciuntur. »(Ibid.) 


634 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


Guillaume Casari, en un volume in-4°, un ouvrage sur l’Imma- 
culée Conception. (1} 

Le Père Gaspard Sghemma, de Palerme, Conventuel, Exa- 
minateur Synodal et Censeur de l’Inquisition pour le royaume 
de Sicile, écrivit plusieurs ouvrages scotistes. En 1645, il fit pa- 
raître à Palerme, chez Alphonse Isola, un ouvrage de théologie 
scotiste qu’il dédia au Cardinal de Lugo. (2) Il eut une seconde 
édition en 1652 en un volume in-4. — En 1651, il fit paraître 
un second volume in-4, de théologie scotiste, chez Pierre 
Isola. (3) — Dès l'année 1638, il avait fait paraître à Palerme, 
chez Alphonse Isola, un manuel de théologie scotiste en un 
volume in-16. (4) — De plus, d’après la bibliothèque sicilienne 
de Mongitore, tom. I, il publia, en 1645,une physique scotiste en 
deux volumes in-4 chez le même ; et en 1648, une logique scotiste 
chez François Terranova et André Colichia en un volume in-16. 

Le Père Jean-Baptiste Christadorus de Palerme, Conventuel, 
Lecteur de théologie et Définiteur perpétuel de la Province de 
Sicile, Consulteur et Qualificateur du S. Office, nous a laissé un 
Compendium de toute la théologie du Docteur Subtil. (5) 

Le Père Modeste Gavatius de Ferrare, Conventuel, Maître de 
théologie, Consulteur de l'Inquisition Romaine et Procureur 
Général, publia en 1656 à Rome, en un volume in-fol.,un ou- 
vrage sur le sacrement de l’Eucharistie, selon la pensée de Scot. 
— ]1 publia en 1642, à Bologne, chez Jean Baptiste Ferreri, un 
volume in-4, sur le péché. — Il écrivit encore un traité de 
l’Incarnation cité par le Père Castel, question I. page 185 
num. 24. (6) 

Le Père Vincent Ciorla de Naples, Conventuel, Maître de 
théologie dans le Couvent d’Aquila, écrivit trois volumesde phi- 
losophie selon la pensée de Duns Scot. Le premier et le second 
furent imprimés à Rome chez Ludovic Grignamum en 1640 et 


(1) L'ouvrage a pour titre : « Decachordum, scoticum sive methodum probativam 
puritatis Sanctissimæ Mariæ Dei Genitricis. » (Ibid.) 

(2) L'ouvrage a pour titre : « Scotica opuscula de Deo Uno et Trino, quoad Dei visio- 
nem, lumen gloriæ, fruitionem, beatitudinem, præscientiam, prædestinationem, 
ubi obiter meritum Christi, et Immaculata Virginis Conceptio, prœæelectio, præordi- 
natio. » (Joan. a. 1. Ant. tom I.) 

(3) L'ouvrage a pour titre : « Scoticum opusculum de scientia et voluntate Dei in 
ordine ad ultimum finem »(Ibid.) 

(4) L'ouvrage a pour titre : « Manuale scoticum juxta quatuor libros magistri Sen- 
tentiarum. » (Ibid.) 

(5) Biblioth. Francisc, a Joann. a S. Ant. tom. II. 

(6) Ibid. 


- DE L'ÉCOLE SCOTISTE 635 


1649, en deux volumes in-4. Le troisième parut à Naples, chez 
François Savium, en 1651, en un vol. in-4. (1) 

Le Père François Macedo, né à Coïmbre en Portugal en 
1594, entra d’abord chez les Jésuites en 1616, et y vécut jusqu’en 
1642. Avec la permission de ses supérieurs, il passa au noviciat 
des franciscains de la Province de Saint-Antoine, et fit profession à 
Lisbonne en 1643. Il y enseigna plusieurs années la philosophie 
et la théologie, et fut nommé prédicateur du roi Jean III et his- 
toriographe du royaume. S’étant mêlé à des affaires politiques, 
il fut obligé de sortir du Portugal ; il passa quelque temps en 
France et en Angleterre et vint se fixer en Italie. A Rome il se 
concilia si bien les bonnes grâces d'Alexandre VIT, qu’il le nom- 
ma professeur de théologie pclémique au Collège de la Propa- 
gande, professeur d'histoire ecclésiastique à la Sapience et Con- 
sulteur de l’Inquisition. Étant tombé en disgrâce, il se rendit à 
Venise, où il soutint en 1667, durant huit jours consécutifs, des 
thèses publiques sur toutes les branches du savoir. (2) Ces thè- 
ses lui acquirent une telle réputation qu’il fut nommé Citoyen 
de Venise, et son portrait fut exposé dans la bibliothèque de la 
ville. La même année 1667, il fut appelé à occuper la chaire de 
philosophie morale à l’Université de Padoue. Il mourut dans 


(1) Ibid. | 

(2) Le P. Macedo intitula ces thèses : Leonis Marci rugitus litterarii per dies octo 
continuos opera P. Macedi observantis Minoritæ prolati. 

I. De Sacra Scriptura,tum veteris tum novi Testamenti, deque ejus sensibus, ver- 
sionibus, interpretatione, expositione. 

II. De Romanorum Pontificum serie, successione. auctoritate suprema, deque 
conciliis æcumenicis, ac eorum causis, præsidibus, doctrina. 

111. De Historia Ecclesiastica, tum ab Adamo usque ad Christum, tum a Christo 
usque ad annum præsentem. 

IV. De sanctorum Patrum et Græcorum et Latinorum œtate et doctrina, ac prœæ- 
cipue S. Augustini, cujus opera omnia exponantur, sententiæ asseruntur, defen- 
duntur. 

V. De tota philosophia et theologia, speculativa et morali, ac illius scholis, præ- 
cipue Scotica, Thomistica, Jesuitica ; deque Sacris Canonibus et Institutis, ac libris 
Juris Civilis. 

VI. De Historia Græca, Latina, Barbara præcipue Itala et Veneta. 

VII. De Rhetorica, ac illius arte ac methodo, ad usum ita redacta, ut quamcum- 
que quis quæstionem dicenti ponat, de ea ex tempore dicentem audiat. 

VIII. De poetica ad mentem aristotelis,deque illius formis et versibus.Poetis præ- 
cipuis Græcis, Latinis, Italis, Hispanis, Gallis, oblata quavis materia, extemporalis 
eam poeta suscipiet, et versu describet. 

Cuilibet disputatura ponere, et rogare quid velit licitum esto. Incipiunt a dielunæ 
26 septembris 1667, publice in Ecciesia S. Francisci de Vinea Venetiarum. (Joan. a 
S. Ant. tom. 1 Biblioth. Franc.) : 

« Monstrum scientiarum propterea meruit vocari. » (Nomenci. P. Hurter.) 


636 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


celte même ville le à mai. 168: à lâge de 88 ans. (1) Le Père 
Macedo nous a laissé une multitude d'ouvrages paétiques, littés 
raires, historiques, scientifiques, polémiques, philosophiques, 
théologiques et scripturaires. (2) Nous ne devons mentionner 
ici que les ouvrages philosophiques et théologiques. En 1671, le 
Père Macedo commença la publication. de son plus fameux ou: 
vrage intitulé : Collationes .doctrinæ S. Thomæ et Scoti cum 
differentiis inter utrumque, textibus utriusque fideliter produc- 
us, sententiis subtiliter examinatis, commentariis interpretum 
Gajetani in primis et Lycheti diligenter axcussis et aliarum pene 
omnium scholarum, præcipue jesuiticæ Suario et Vasquio autho- 
ribus, controversiis apte pralatis. Dans cet ouvrage, le P. 
Macedo compare les doctrines des deux grands théologiens sur 
les questions traitées dans les trois premiers livres des Sentences. 
A ses yeux Scot l'emporte sur.S, Thomas comme philosophe et 
théologien et il y montre comment le Docteur Subtil a eu raison 
de se séparer de S. Thomas sur un grand nombre de questions 
philosophiques. Get ouvrage comprend trois grands volumes in- 
folio. Le premier parut en, 1671 à Padoue chez Pierre Marie 
Frambotti ; le second parut en 1673 chez le même. Il est dédié 
au cardinal Ottoboni, Le troisième parut en 1680 chez Cadorini; 
il est dédié au Pape Innocent XI.(3) — En 1664, il publia à 
Rome, chez Philippe-Marie Manzini, en un volume in-folio, 


(1) Quoique le P. Macedo soit mort à Padoue, on lit a Rome cette épitaphe dans 
le couvent d’Ara-Cœli : 

Viro omniscio P. Fr, Francisco a S. Augustino Macedo 
Patria Lusitano, Veneto Civi, Minor Observantium 
Provinciæ Portugalliæ Lectori jubilato. In Patavine 

Academia Ethico Professori, Galliarum Reginæ Annæ 
Concionatori et Consiliario, Regis Lusitaniæ Joannis 
IV Chronologo Latino, Sancti officii Romæ Qua- 
lificatori. in Collegio l’ropagandæ Fidei Controver- 
riarum Lectori. In Romano Sapientia Historiæ Eccle- 
siasticæ Magistro. Poetæ estemporaneo celebherrimo. 
Pluribus in Catholicæ et Litterariæ Reipublicæ 
obsequium laboribus claro. Adversæ fortunæ ictibus 
intrepido, ingenio acri, memoria infallibili 
Septuaginta voluminum Patri, die ! Maii 168: 
Ætatis suæ anno 88 Paduæ ad Superos profecto. 

(2) On peut voir la nomenclature de ses ouvrages dans la Biblioth. Francis. de 
Jean de S. Ant. tom. I. 

(3) « Opus est singulare in quo agit : de ineffabili et altissimo Incarnationis mys- 
terio, et aliis continentibus, cum apparatu ad idem mysterium, et tractatu de Imma- 
culata B. Mariæ Virginis Conceptione, et de adoratione et institutione vitæ aposto- 
licæ. » (Joan. « S. Ant.) 


/ : DE L'ECOLE SCOTISTE 637 


un ouvrhge intitulé : Écoles de théologie positive ouvertes pour 
la défense de la doctrine catholique et pour la réfutation des 
hérétiques. (1) En 1663, il avait publié un autre ouvrage inti- 
tulé : :Controverses choisies contre les hérétiques et les schièma- 
tiques. L'ouvrage parut chez le’ même en un volume in-16. 
En. 1660, : il avait publié ches le même, en un volume in-fôlio, 
un ouvrage sur les clefs de Piérre, divisé en quatre livres. (2) 
En :667, il ‘publia: chez le. même, en un volume in-folio, un 
ouvrage intitulé : Assertor romanus adversus calumnias hethe- 
rodoxorum, Anglorum præsertim et Scotorum in Academiis 
Oxoniensi, Cantabrigiensi et Aberdontensi. L'ouvrage est dédié à 
Clément IX. En 1654, il publia à Londres, en un volume in-4, un 
ouvrage intitulé : :Tessera romanaiauctoritatis pontificiæ adver- 
sus buccinarh Thomæ Angli et classicum heteredoxorum. En 
1643, il fit paraître à Londres en un volumein-4,un ouvrage où il 
enseigne que le pape:Innocent X a été inspiré dans la condam- 
nation des cinq propositions de Jansénius. En 1644, il fit parat- 
tre à Londres, chez Thomas Rayerost. un volume in-4 intitulé : 
Scrutinium D. Augustini de prædestinatione, gratia et liberb 
arbitrio. Get ouvrage, fut publié de nouveau à Paris, en 1648. 
Il publia encore, en 1648, un autre ouvrage intitulé : Cortina 
D, Augustini de prædestinatione et gratia. En 1655, il publia à 
Rome, en un‘volume in-4,:'un'ouvrage intitulé : Mens D, Au: 
gustini illustrata de duplici adjutorio gratiæ. En 1676, il publia 
à Padoue ün volume in-4, sur l’infaillibilité du Pontife Romain, 
lorsqu'il propose les mystères de la foi et lorsqu'il tranche les 
controverses. En 1675, il'publia à Padoue, en un volurhe in-4, 
un ouvrage portant ce titre : Myrothecium morale documento- 
rum tredecim seu totidem lectiones super textum Aristotelis lib. 


“_ {a} Scholæ apertæ sunt 20, nempe : « De Verbo Dei dicto, de Verbo Dei viso, de 
Divinitate Spiritus Sancti, de Processione Spiritus Sancti a Patre et Filio, de Prin- 
cipio Spiritus Sancti et distinctione ejus a Filio, de judicio veritatis fidei et morum 
in dubiis circa illam ortis, de infallibili auctoritate Pontificis Romani, de Ecclesia 
Christi, de Monarchia et hierarchia Ecclesiæ, de Traditionibus, de Immunitate 
Ecclesiastica, de sacramentalibus et cæremoniis, de Anti-Christo, de Peccato et 
justificatione a peccato, de Pargatorio, de Continentia clericorum, de Funere et 
sepultura, de possibilitate et impossibilitate mandatorum Dei, de canonisatione, 
Beatitudine, cultu et invocatione Sanctorum, de communione sub utraque specie. » 
{Ibid.) | | | 

(2) Libro primo agit de Clavi Papalis dignitatis, potestatis et jurisdictionis. Libro 
secundo, de Clavi interpretationis ac intelligentiæ Sacræ Paginæ. Libro tertio, de 
€lavi Fidei Dogmaticæ. Libro quarto de Clavi Sacramentorum in genere et in specie. 
Extat hoc opus apud, tom. XII. Bibliothecæ Pontificiæ Maximæ. 


638 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


VIII Ethicorum. — En 1673, il publia à Vérone, chez François 
Gamba, un volume in-4 intitulé : Disquisitio ecclesiastica super 
azimum eucharisticum, seu de ritu azimi et fermentati. En 
1674, il publia de même à Vérone, en un volume in-4, un ou- 
vrage intitulé : Commentationes duæ ecclesiastico-polemicæ pro 
S. Vincentio Lyrinensi et S. Hilario Arelatensi et monasterio 
Lyrinensi. Ce même ouvrage parut de nouveau à Mayence en 
1670, en un volume in-folio. En 1671, il publia à Padoue, en 
un volume in-folio, un résumé de l’histoire ecclésiastique. — 
À ces ouvrages imprimés il faut ajouter plusieurs travaux qui 
sont restés manuscrits : un volume in-folio sur les Conciles, un 
volume in-folio sur S. Augustin, un volume in-4 sur le proba- 
bilisme, un volume in-4 sur le mariage, etc. L'œuvre théologi- 
que du P. Macedo est donc considérable. Seule elle comprend 
plus de vingt grands volumes. (1) 

En 1640, le P. Ambroise Saxius, lecteur émérite de la Pro- 
vince de Bologne, de la Regulière Observance, publia un 
ouvrage philosophico théologique, où il expose les doctrines du 
Docteur Subtil. Il parut à Bologne chez Jacques Monti et 
Charles Zeneri en 1640, en plusieurs volumes in folio. (2) 

En 1646, le P. Clemens Brancasius de Carovinea, des Réfor- 
més de la Province de Naples, Lecteur en théologie et Défini- 
teur, publia à Naples chez Egide Long en un volume, in-folio, un 
traité des Anges — En 1638, il avait déjà publié chez le même, 
en deux volumes in-folio, deux autres traités sur Dieu Ün et 
Trine. 

Le P. Charles François de Varesio, des Mineurs Réformés, 


(1) Comme le dit très exactement Jean Brancaccio dans son Ârs memoriæ vindi- 
cata, le P. Macedo « était certainement une bibliothèque de toutes les sciences et 
l'oracle commun de toute l’Europe ». C'était un « excellent théologien, un philo- 
sophe insigne, un économiste très versé dans l’un ou l’autre droit, un orateur élo- 
quent et un poëte doué d'une admirable facilité. » Feijoo dit qu'il fut la gloire de sa 
famille religieuse et de sa patrie. « Grande esplandor de su Religion y de su Patria. » 
Theatro critico tom. IX. Comme de son vivant il eut des polémiques retentissantes 
et qu'il fut mêlé à beaucoup d’affaires délicates, le P. Macedo a été jugé diversement. 
Nous n'avons pas assez de données pour porter sur lui un jugement critique. Qu'il 
nous suffise de dire que ses Collationes le placent parmi les grands représentants de 
l'École Scotiste. | 

(2) L'ouvrage a pour titre: Catastrosis philosophica ac theologica sive peripateticæ, 
scoticæ, atque universalis doctrinæ explicatio. In qua disputationes quam plurime, 
non minus studiosis perutiles quam provectis gratæ expenduntur, variæque contro- 
versiæ passim conciliantur, præsertim circa quidditates, realitates, formalitates, ac 
hujus modi abstractiones, quæ in scholis scotistarum pertractantur. ‘Joan. a S. Ant. 
tom. V.) 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 639 


Lecteur jubilaire, Père de la Province Romaine, Qualificateur 
universel de l’Inquisition, Commissaire Général des Réformés 
et des Observants Ultramontains, très versé dans la doctrine 
scotiste, écrivit deux volumes in-folio sur la pensée du Doc- 
teur Subtil. L'ouvrage parut à Venise chez André Poleti en 
1690. (1) 

Le P. Jean-Baptiste Fonius de Fugnano en Émilie, Lecteur 
émérite Provincial de Bologne et Définiteur Général de tout 
l'Ordre, publia à Venise, en 1688, chez François Tramontini,un 
commentaire du premier livre des Sentences selon la pensée de 
Scot, en deux volumes in-folio. Le second volume parut à 
Bologne chez les héritiers de Victor Benati en 1600. (2) 

Le P. Jean Ruccius, de la stricte Observance, lecteur de théo- 
logie, publia un ouvrage scotiste à Pavie chez André Magri en 
un volume in-4° en l’année 1650. (3) 

Le P. Jérôme Gallus, natif de Manero dans le diocèse de Na- 
varre, appartenant à la Province de Milan, de la Régulière 
Observance, Lecteur émérite de Théologie et Père de la province, 
laissa inédits deux volumes sur le troisième livre des Sentences 
de Scot. Le premier traite de l’incarnation, de la vision béatifi- 
que, du lumen gloriæ, du mérite et de la satisfaction du Christ. 
Le second traite des vertus infuses. Le premier volume fut 
édité à Milan chez Anselme Siturum, en 1645, par les soins de 
son disciple, le P. Pacifique Porti à Gera. (4) | 

Le P. Grégoire de Licio, des Déchaussés, auditeur du fa- 
meux Lorca à Alcala, très versé dans la doctrine du Docteur 
Subtil, publia un ouvrage sur la Trinité, d'après le témoi- 
gnage de Didace Lequile, tom. I]. Hierarch. Francisc. folio 
275. (5) 

Le P. François de Apigniano, de la Régulière Observance, 


(1) L'ouvrage a pour titre : « Promptuarium scoticum, ob oculos exhibens quid- 
quid in 4 Sententiarum libris, et quodlibeto Doctoris Subtilis continetur, suos in 
titulos digestum, atque ordine alphabetico explanatum. » Ibid. 

(2) L'ouvrage a pour titre : De disputationibus et quæstionibus ex universa Theo- 
logia ad menten Scoti in primum librum Sententiarum. 

(3) L'ouvrage a pour titre : Apparatus ad imaginativam Doctoris Subtilissimi sus- 
citandam, sive opus complectens principia catholicæ scientiæ, ipsam scientiam, me- 
thodumque. ea omnia inquirendi et componendi, prævium ad analogies methodos 
et loca mathematica, quæ in libris Sententiarum, Quodlibetis et Theorematum 
Joannis Duns Scoti continentur enucleanda. » 

(4. Le P. Jérôme mourut à Milan en 1644. Ex Waddingo, Sannig et Baronio in 
auis syllabis, ac F. Petro de Aira in sua Militia col. 607. 

(5) Bliot. Franc. a Joann. a S. Ant. 


640 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


de la Province dela Marche, écrivit des commentaires sur le pre- 
mier livre des Sentences de Scot. (1) 

‘Le P. Basile Donursus de Surrento, célèbre professeur de 
Mie et de théologié, Provincial de la Province de Na- 
ples, laissa inédits, prêts à être imprimés un coùrs complet de 
philosophie en deux volumes in-folio et un cours complet de 
théologie en trois volumes in-folio, selon 1 pensée du Docteur 
Subtil. (2) 

Le P.' Félix Brandimartes, Capucin, qualifcateur du S. 
Office, de la Province de Palerme, après avoir enseigné avec 
éclat durant de longues années la réthorique, la philosophie et 
la théologie, laissa inédit, un cours complet de théologie selon la 
pensée du Docteur Subtil, divisé en quatre volumes. {3) 11 laissa 
en outre un cinquième volume de théologie polémique pour la 
défense de la foi. Cet ouvrage était conservé dans la bibliothèque 
des Capucins de Palerme. Il mourut en 1655 après avoir été 
Provincial de la dite Province (4). 

Le P. Paul d'Offide, Capucin de la Province de Pise, plu- 
sieurs fois Définiteur et Commissaire Général dans plusieurs 
provinces, après avoir enseigné de longues années, laissa inédits 
prêts À être livrés à l'imprimerie, 4 volumes in-4 de philoso- 
phie:(5) et 4 volumes in-4° de théologie, sélon la pensée du 
Docteur Subtil, (6) 

Le P.Illuminé Oddo de Collessano, Capucin, lecteur de théo- 
logie, DenRenr et Custode de la LOVInee de Messine, écrivit un 


st Ibid. 

(2) Ibid. 

:(3) L'ouvrage est ainsi intitulé : Cursus theologicus &d Mmentem Scoti per quatuor 
annos juxta 4 Sententiarum libros commodis lectionibus distributum, novis recentio- 
rum doctrinis locupletatus et in 4 tomos divisus, quibus etiam superadditur quintus 
in quo pro fide tuenda ipsius sacræ theologiæ, fit usus et praxis. (Apologia de Padre 
Querabino. p. 389). 

(4) Laudatur a Fr. Vincentio Coronelli, tom. VI, biblioth. univers. num. 2883 et 
pluribus a Mongitore tom. I, biblioth. Siculæ, post Genuensen. | 

(5) Les titres des 4 volumes sont : Disputationes logicæ complectentes libros præ- 
dicamentorum, et universalium Porphyrii, Analyticos Aristotelis ac etiam librum 
formalitatum juxta mentem Scoti; Disputationes physicæ complectentes libros de 
Generatione et Corruptione, de Cælo et Mundo, de Efementis; Disputationes in 
libros Aristotelis de anima, et de ejus potentiis ; Disputationes de Ente Metaphysico 
et de ejus proprietatibus, 

(6) Les trois premiers volumes de Théologie ont pour titre : Disputationes theo- 
logicæ complectentes totum cursum theologicum secundum mentem Scoti. — Le 
quatrième volume a pour titre : Disputationes de Auxiliis divinæ gratiæ. (Biblioth 
Cap. a Bernardo a Bononia.) En outre le P. Paul d'Offide écrivit d'autres ouvrages 
soit sur l'Écriture soit sur les questions de morale. 


; DE L'ÉCOLE SCOTISTE  : 6ar 


cours de philosophie scotiste en cinq volumes in-4°. Le premier 
volume parut en 1664 à Palerme chez Pierre d’Isola et de nou 
veau à Naples chez Novelli de Bonis en 1670. (1) Le second 
volume parut en 1667, à Messine, chez les héritiers de Pierre 
Brea. (2) Le troisième (3) et le quatrième (4) parurent en 1678 
at 1674, à Naples, chez André Colichia. Le cinquième:(5) resta 
manuscrit, le Père étant mort à Messine en 1683. (6) (7). 4 

Le P. Raphaël de Meliton (8), Capucin, Provincial de la Pro- 
vince de Syracuse, Commissaire Général des Provinces de Messine 
et de Palerme, après avoir enseigné avec éclat la théologie pen- 
dant 20 ans, enlevé par une. mort prématurée, laissa ,.manus- 
crits prêts à être livrés à l'imprimerie, les ouvrages suivants : 
Leçons sur les livres des Sentences selon ia pensée de Scot; 
autres leçons tant scholastiques que morales, (y): 

Le P. Jésuald de Bologne, Capucin, Professeur de théologie, 
Prédicateur fameux, Théologien du cardinal Jérôme Colonna, 
Qualificateur du S. Office pour le royaume de Sicile, écrivit un 
cours complet de théologie morale. (10) L'ouvrage parut en 
1646 à Palerme chez Alphonse Isola, en trois volumes in-fol, 
Ïl parut de nouveau à Venise, en 1640, chez Juntas et François 
Baba. En 1652, il fit paraître à Palerme, chez Nicolas Bua, en 


(1) Le premier volume a pour titre ; Logica peripatetice ad mentem Scoti, qua 
Subtilissimi doctrina declaratur. 

(z) Le second volume a pour titré : Physica péripâtetica ad mentem Scoti. 

.(3) Le troisième volume = pour titre ; Dispatationes de Generatione et Corrup- 
tione ad mentem Scoti, cum resolutione aliquorum dubiorum ad libros de meteoris 
spectantiuni, quibus additur disputatio metaphysica de principio RAM 

f4) Le quatrième a pour titre : Disputationes de Anima. 

(5) Le cinquième a pour titre : Disputationes metaphysicæ. 

(6) D'après Bernard de Bologne, le cours parut à Palerme en 1664, 1665 et 1667 
en 4 volumes in-4° chez Pierre de Isola. 11 a pour titre : Integer cursus philosophi- 
cus ad mentem Scoti, in quo Subtilis Doctoris doctrine declaratur, defenditur et 
roboratur. (Biblioth. capucin. a Bernardo a Bononia.) 

(7) Éloge qu’il fait de Scot : Il l'appelle : « doctissimorum optimum, et optimo- 
rum doctissimum ; maximum scientiarum ducem et præsidem ; ingeniorum Princi- 
pem primæ classis et litterarum antesignanum ; inter clarissimos doctrinæ profes- 
sores celeberrimum doctorem, et phæœnicem, fontem et occeanum omnigeneræ 
litteraturæ ; Cæsarem primarium eruditorum ; in explicandis quæstionum argutiis 
omnibus acutiorem ; in disserendo omnibus subtiliorem ; in confutando omnibus 
modestiorem. » (Cursus philosophicus ad mentem Scoti. passim.) 

(8) Nous n'avons pas trouvé la date à laquelle il enseignait. 

(9) C. f. Biblioth. cap. par Marc de Bologne. L'ouvrage est intitulé : Lectiones in 
libros Sententiarum ad menten Scoti. 


(10) Biblioth. Franc. a Joann. a S. Ant. tom. II — et Biblioth. capuc. a Marc. a 
Bononia. 


É, F. — XXV. — 41 


642 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT : 


un ‘volume in-4°, un ouvrage sur les formalités du Docteur 
Subtil. (1). 4 

Le P. Jean-Thomas Brayden, r religieux Capucin, de la Pro- 
vince du Piémont, après avoir enseigné la philosophie et la théo- 
logie aux applaudissements de tous ‘durant l'espace de quatorze 
ans, composa un cours complet de philosophie et un cours com 
plet de théologie selon la pensée du Docteur Subtil. (2) Le Père 
étant mort en 1669, ses œuvres restèrent manuscrites. (3) 

Le P. François Berdon de Parme, du Tiers-Ordre régulier, 
Provincial. de: Bologne, Définiteur général, Ministre général, 
Consulteur de S. Office, écrivit entr'autres ouvrages, un traité 
sur les Formalités de Scot, (4) qui parut à Parme chez Bigna en 
1662 ; un traité du probabilisme qui parut en 1669 à Lyon, cher 
Huguetan en un volume in-fol. (5) ; étant mort en 1671, il laissa 
un grand nombre d'ouvrages inédits. Parmi ceux-ci, un traité 
de la béatification et de la canonisation des Saints, qui parut en 
1703 à Parme chez Paul Monti, en un volume in-folio. Il laissa 
prêts à être imprimés deux volumes in-fol. sur l’Immaculée Con- 
ception. Le premier a pour titre : Lis immaculé de la Concep- 
tion de la Vierge Marie ; le second est intitulé : Titre d’Imma- 
culée dû à la Conception de la Bienheureuse Marie toujours 
Vierge. Les deux étaient conservés, au XVIII: siècle, dans la 
bibliothèque des Franciscains de Madrid. (6) 

Nous avons déjà parlé du P. Wadding et de ses deux illustres 
collaborateurs les Pères Antoine Hiquœus et Jean Poncius. 
Nous avons vu que leurs travaux avaient été publiés avec les 
œuvres de Duns Scot en 1639. Nous ne devons pas y revenir 
ici (7). Cependant le P. Poncius publia dans la suite plusieurs 


(1) L'ouvrage est intitulé : « Disquisitiones in formalitates Scoti, Doctoris Subtilis. 

(Apologia de Escoto, por el, podre Guerubin de Carcagente p. 389.) 

(2) Les deux ouvrages sont ainsi intitulés : Integer cursus philosophicus — Inte- 
ger cursus theologicus secundum mentem Scoti, pluribus novissimis quæstionibus 
illustratus. 

(3) Bilbl. Franc. par Jean de Saint-Antoine tom Il. — Biblioth. cap. par Marc de 
Bologne. 

(4) L'ouvrage est intitulé : Formalitates Doctoris Subtilis ab objectis vindicatæ. 
Bibl. franc. a Joann. a S. Ant. 

(5) L'ouvrage a pour titre : Propugnaculum opinionis probabilis in concursu pro- 
babilioris, adjectis seu fundamentis ad propugnaculem ejusdem operis. (ibid.) 

(6 Le P. Bordon a écrit une multitude d'ouvrages dontles uns ont été imprimés 
et les autres sont restés manuscrits. À l'entrée de la bibliothèque du Couvent Sainte- 
Marie à Parme, on lisait cet éloge : « Parmæ Bordonus, et Orbi mortuus, et vivens 
bivliotheca fuit. » (Ibid.) 

(7) Les commentaires du P. Antoine Hiquæus forment trois volumes in folio. 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE. | 643 


ouvrages très remarquables qui le rangent non seulement parmi 
les principaux représentants de l’École scotiste, tels que Mastrius, 
Brancatus, Macedo, Frassen, mais encore parmi les meilleurs 
théologiens du XVII: siècle, tels que Suarez, Vasquez, Jean de 
S. Thomas, de Lugo et les Salmanticenses. En 1643, il fit parai- 
tre à Rome chez Ludovic Grignanum, format in-4, un courscom- 
plet de philosophie selon la pensée de Scot, divisé en trois par- 
ties : la première contient la logique, la seconde la physique et 
la troisième les livres de la génération et de la corruption, des 
météores, de l’âme et de la métaphysique. I1 parut de nouveau à 
Paris en 1648 aux frais d'Antoine Bertier en un volume :in-fol. 
Il parut encore chez le même, revu et augmenté en 1656, et à 
Lyon en 1672. En 1645, il fit paraître à Rome chez André 
Phæœum, aux frais de Jean-Baptiste Smeraldi, une apologie du 
cours en un volume in-4. En 1652, il fit paraître à Paris, aux frais 
de Bertier un cours de Théologie selon la pensée de Scot, en un 
volume in-folio. L'ouvrage parut de nouveau à Lyon chez Ar- 
naud en 1671. En 1661, il publia à Paris chez Siméon Pigat, en 
Six volumes in-fol., ses commentaires théologiques sur les livres 
des Sentences du Docteur Subtil. 

Le P. Bonaventure Baro (1), neveu du P. Wadding, Lecteur 
émérite de théologie au collège St-Isidore, Custode et Commis- 
de la Province naissante, remarquable par une érudition très 
étendue, publia en 1664, à Cologne, chez Jean Brusœum, un 
ouvrage en trois volumes in-folio intitulé : Scot défendu surtoute 
la philosophie, la logique, la physique et la métaphysique. En 
1666, il fit paraître à Lyon un volumein-foliointitulé : le Docteur 
Subtil défendu contre ses adversaires sur les matières de la Tri- 
nité. En 1670, il publia à Lyon, aux frais de Mathieu Libéral, 
un volume in-folio intitulé : le Docteur Subtil défendu sur le 
traité de Deo Uno. En 1636, il publia à Florence, à l'imprimerie 
ducale, un volume in-folio intitulé : Jean Duns Scot défendu sur 
le traité des Anges. D’après le témoignage de Louis Dupin, 
dans le supplément du tome 3, la même année 1676 parurent à 
Lyon trois autres in-folio de théologie du même auteur, avec 
les trois volumes susdits. Il publia encore un volume in-folio, 
sur l’œuvre des six jours. C’est le dixième volume in-folio de 
Scot défendu. (2) En 1651, il publia à Rome en deux volumes 

(1)« Bonaventura Baronius.. vir omnigenæ eruditionis, de Religione ac re scho- 


lastica optime meritus. » Biblioth. franc. a S. Ant. tom. I. 
{2) D’après Antoine Terrinca, part. 3. Theatri Genealogici Provinciæ Tusciæ. 


644 MERVEILLEUX ÉPANOUISSEMENT 


in-12, un ouvrage de philosophie. (1) En 1653, il publia à Rome 
un ouvrage intitulé, de la Consolation de la théologie, en un 
volume in-12 divisé en quatre livres. (4) En 1651, il publia à 
Rome chez Mascardi, en un volume in-12, des dissertations sur 
les principales matières de la théologie (3) ; en 1642, il publia à 
Rome, en un volume in-12, un ouvrage sur l’Immaculée Con- 
ception (4) ; en 1671, il publia à Lyon chez Mathieu Libéral, 
trois volumes in-folio d’opuscules et il en. laissa deux autres 
inédits. Parmi ces opuscules, il y a des traités de théologie 
sur la vision béatifique, sur les Processions divines etc. etc. 

Le P. François Moloy, Irlandais, de la Stricte Observance, 
Lecteur jubilaire de théologie au collège St-Isidore, publia un 
traitésurl’Incarnation selon la pensée de Scot, en un volumein-4. 

Le P. Antoine Bruodinus, Irlandais, de la Stricte Obser- 
vance, Lecteur jubilaire de théologie et premier professeur du 
du collège de Prague, publia dans cette même ville, à l’imprime- 
rie de l'Université, en 1663, format in-8, un compendium de 
théologie scolastique selon la pensée du Docteur Subtil. 

Le P. François Relio, Irlandais, de la Régulière Observance, 

Lecteur de théologie, publia un cours de philosophie, selon la 
pensée du Docteur Subtil en plusieurs volumes in-4°. (5) 
. Le P. François Berminghar de Galvie, de la Stricte Obser- 
vance, Père de la Province d'Irlande et Définiteur général, Lec- 
teur jubilaire de théologie du collège Saint-Isidore, publia en 1656, 
à Rome chez les héritiers de Colini, en un volume in-folio, une 
Somme de théologie sur Dieu Un et Trine, selon la méthode du 
Docteur Angélique et la doctrine du Docteur Subtil, dédiée à 
Alexandre VII. @) 


né suivre.) Fr. DOMINIQUE de Caylus. 


. Lecteur de Théologie 
Membre du Collège des Docteurs de Philosophie 
de l'Université Pontificale de Burgos. 


(1) Ouvrage intitulé : Prolusiones philoscphicæ. . 

(2) Ouvrage intitulé : Boëtius absolutus, seu de Consolatione Theologiæ. 

(3) Ouvrage intitulé : Resolutiones Academicæ in potiores sacræ Theologiæ ma- 
terias. 

(4) Ouvrage intitulé : Elegia de Immaculata Conceptione B. Virginis Mariæ. Ex 
Alva, col. 206 suæ Militiæ. 

(5: Laudatur a Fr. Antonio Castel part. I, tom 11. Theologici p. 79 quæst. 2. sum. 
48 — le tome II parut en 1651 en 1 volume in-4. 

(6) Au XVI* siècle on commença à prendre comme texte de ses leçons la Somme 


DE L'ÉCOLE SCOTISTE 645 


de S. Thomas, au lieu du livre des Sentences du Lombard. De là l’idée de com- 
poser une Somme de Scot. Le premier qui, à notre connaissance, exécuta ce plan, 
fut le P. Ange Vulpes dont nous avons parlé plus haut. Mais son œuvre fut jugée 
imparfaite. C'était une Somme de Vulpes plutôt qu’une Somme de Scot. Le P. 
François Bermingham tenta un nouvel essai. Fut-il heureux dans son entreprise ? 
Nous l’ignorons, car nous n'avons pas vu son travail. Du reste sa Somme n'était que 
commencée. En 1680, un français traça le plan d’une Somme Scotiste, mais nous ne 
savons s'il en fit application. Enfin au XVIII* siède, le P. Jérôme de Mantefortino 
publia une Somme de Théologie, formée de toutes les œuvres du Docteur Subtil, 
selon l'ordre et la disposition de la Somme du Docteur Angélique. A toutes les 
questions que S. Thomas se pose dpns sa Somme, le P. Montefortino répond avec 
le texte même de Duns Scot. En ayant les deux Sommes sous la main, il est facile 
de comparer les enseignements des deux grands Princes de la Scholastique. La 
récente édition qui en a été faite à Rome en 1900, met ce précieux ouvrage à la 
portée de tous les théologiens. La Somme est ainsi intitulée : Venerabilis Joannis 
Duns Scoti, Doctoris Subtilis, Ordinis Fratrum Minorum, Summa Theologica, ex 
universis operibus ejus concinnats, juxta ordinem et dispositionem Summæ Ange- 
lici Doctoris, S. Thomæ Aquinatis, per Fr. Hieronynum de Mortefortino. Romæ 
extypographia Sallustiana, via S. Nicola da Tolentino, 4. — 6 vol. in-8 


LES CLARISSES CAPUCINES 
DE PARIS (1) 


(1602-1792) 
(Suite.) 


S III 
TRANSLATION DU COUVENT. 


Les Pieuses Capucines vivaient ainsi loin des bruits du monde 
uniquement occupées de la gloire de Dieu et du salut des âmes, 
lorsque Louis XIV, conseillé par Louvois, décida de créer une 
place immense destinée à faciliter les communications entre la 
rue Neuve des Petits champs et la rue Saint-Honoré. Or, il fallait 
pour réaliser ce projet, abattre complètement le monastère des 
Capucines. Toutefois le roi, voulant respecter la fondation de 
Louise de Lorraine, offrit aux religieuses de leur faire bâtir un 
autre couvent dans le même quartier. Elles acceptèrent cette pro- 
position et le 9 juillet 1686,on posait la première pierre du nou- 
veau monastère. La construction en fut confiée à l’architecte 
François d’Orbay. (2) 

Le couvent édifié au nord de la place s’étendait depuis les rues 
Neuve des Petits champs et Neuve des Capucines, jusqu’au 
boulevard. 

En voici la description. 

Le bâtiment principal formait un vaste cloître, dont l'aile 
septentrionale se prolongeait de deux côtés sur le jardin et occu- 
pait le milieu de l'enclos. Les cellules étaient boisées et les 

(1) Voir Études Franciscaines, avril 1911. 


(2) Il était élève de Le Vau, il mourut en 1697. Thierry. Guide des Voyageurs 
à Paris. 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 647 


cloîtres vitrés. L'église orientée au nord avait son chevet adossé 
au cloître. Sa façade formait l’une des perspectives de la place (1). 

. Cette église, en forme de rectangle très allongé, se divisait en 
deux parties à peu près égales : le chœur des religieuses et la 
nef entre lesquels se trouvait le sanctuaire. 

Le maître-autel était orné d’une Descente de Croix de Jou- 
venet (2). De chaque côté de la nef, quatre chapelles désignées 
— sauf celle de S. Ovide où reposait le corps de ce martyr — 
par le nom des familles auxquelles elles étaient cuncédées, 
étaient ainsi disposées : à droite, les chapelles d’Armagnaé, de 
S. Ovide (3), de Créqui et de Noailles (4) ; à gauche, celles 
de Caumont, de La Vallière, de Louvois et de Chabannais. Des 
peintures de divers auteurs décoraient cette église. Alexandre 
Lenoir nous a dressé la liste de ces œuyres 6) avec Le nom des 
artistes. La voici : 


(1) En 1722, Vasse en décors le portail par des sculptures assez simples mais de 
belle exécution. Malheureusement, cette partie de l'édifice fut construite si négli- 
gemment qu’en 1775 on avait déjà dû la reptendte trois fois en sous œuvre depuis les 
fondements jusqu’à huit et dix pieds de hauteur au-dessus du palier du perron. Dès 
l'année 1756, du reste, il fallut reprendre tout le portail, toute l'église et démolir 
entiérement les mausolées des chapelles. | 

(2) Lorsque ce tableau fut transporté à l’Académie royale de peinture on le rem- 
-plaça par une copie du même sujet de Restout. Vis à vis de l’autel se trouvait une 
porte percée de vitres au moyen de laquelle la marquise de Pompadour pouvait, 
sans être aperçue, entendre la messe d'un appartement qu'elle occupait dans le 
couvent. 

(3) Jouvenet peint pour cette chapelle un tableau représentant le martyre de saint 
Thierry. (Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris.) Alexandre 
Lenoir voit dans ce tableau la représentation du martyre de S. André. C'est sous ce 
titre qu'il le désigne dans son catalogue hist. et chron. de peintures et tableaux 
réunis au dépôt national des monuments français, adressé au comité d'instruction 
publique le 11 vendémiaire an J1I. (Cf. Bull. archéologique publié par le comité 
hist. des arts et monuments. T. III. 1844-1845.) 

(4) La chapelle de Noailles fut cédée à M"° de Pompadour. Elle y re;ut la sépul- 
ture ainsi que sa fille. Le mausolée fut construit sur l'emplacement de la porte, par 

’ Iaquelle la marquise suivait le saint sacrifice. 

M®e de Pompadour (Jeanne Antoinette Poisson) née à Paris, le 29 décembre 
1721, épousa Charles Guillaume le Normand d'Étioles, Louis XV racheta pour elle 
au prince de Conti le titre du marquisat de Pompadour. Le tabouret et les honneurs 
de duchesse turent accordés à la marquise le 18 octobre 1752, mais elle n'en jouit 
que le 8 février 1756. Cette femme peu estimable mourut à Versailles le 15 avril 
1704. Elle fut inhumée sans aucune pompe en l'église des Capucines. 

Sa fille Alexandrine mourut à Paris, le 5 juin 1754, à l'âge de 11 ans. 

Françoise Marguerite du Plessis de Chivré, femme du duc de Gramont, pair et 
premier maréchal de France, posséda elle aussi un logement aux Capucines où elle 
avait coutume de se retirer. La duchesse de Gramuont mourut en mai 1689, 
(Mercure Galant. May 1689). 

(5) Opus. cit. 


648 LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


MICRRE SORAEILEE FILS.:-— Une x fille se dévouant au 

FRE cloître. : 
1 oo cmt ; Une ; jeune fille recevant l'habit 
c: - “hlisicusdels main des évêques. 
JEAN J OUVENET. — Martyre de saint André. 
FRANÇOIS VERDIER, -— Une mère de douleur. 
RE Un Ecce homo, 

Louis: CHÉRON. — Le martyre de saint Ovide. 

FRANÇOIS ROUCHER, — Saint Jean dans le désert. 

PAUL MATTEI, — Jésus lave les pieds de ses apôtres. 

Lenoir ne garantit pas l'authenticité de ce dernier tableau. . 

Deux petits corps de logis adossés à l’église s’élevaient en 
bordure sur la rue ; À droite du couvent se voyaient le logement 
et le jardin des Frères quêteurs. 

Puisque nous avons parlé des tableaux et œuvres d'art, disons 
qu'en 1756 le marquis de Marigny commandeur des ordres du 
roi fit restaurer seize de ces tableaux, dont : 

La Résurrection, de Coypel (11 pieds 8 pouces sur 7 pieds). 
— N.+S. devant Pilate (7 pieds sur 5). — Le Christ portant sa 
croix, — La Madeleine (5 pieds sur 6). — S. Louis à genoux 
« en forme de vantaux pleins de figures » (7 pieds sur 6). — Le 
Calvaire (8 pieds sur 6).—Le martyre de S. Ovide (7 pieds sur 5). 

La descente de croix, de Jouvenet. Après la restauration de 
ce dernier tableau « qu’on croyait être ruiné », on ordonna 
de le transférer au cabinet du roi ; puis on chargea Restout d’en 
faire une copie de la même grandeur pour remplacer l'original. 
Tous les frais montèrent à 2400 livres (1). 

Les religieuses prirent possession de leur nouvelle habitation 
par un acte passé devant MM. Mouslet et Caillet, notaires au 
Châtelet de Paris, le 19 avril 1688. Entre autres signatures cet 
acte porte celles de la M. Geneviève de la Présentation, Abbesse, 
du P. Anian de Paris, (2) Supérieur, de Messire Ciprian Besnand 
de Rezé, conseiller du Roi, père temporel des religieuses (3). Le 
_13 juin 1689 (4) des lettres patentes enregistrées au Parlement 
confirmèrent leur établissement à Paris en les autorisant à 

(1) Archives nationales. Ot 12924. Dossier Godefroid, 

(2) C'est le P. Aignan de Paris. 

(3) Le 19 avril 1698, les Capucines cédent au roi la nue propriété de leur an- 
cienne maison. En retour, Louis XIV s'engage à l'entretien du couvent et à ce 
qu'aucun bâtiment construit sur les places appartenant à Sa Majesté, ne puisse être 


_ adossé « aux murs dudit monastère et jar=ins d’iceluy, ni y avoir de veues à. 
(4) Lobineau. H'ist. de la Ville de Paris. 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS ‘649 


s'installer dans le couvent bâti aux frais de: Louis XIV. Les 
Capucines y entrèrent le 2 juillet, fête de la Visitation. 

- Au point de vue du bien-être, ce monastère qui ne coûta pas 
moins de 300.000 écus, était de beaucoup supérieur au premier. 
Les constructions plus régulières et plus spacieuses étaient aussi 
plus confortables, mais il en‘ coûta aux pauvres Sœurs d'aban- 
donner leur premier asile auquel tant de souvenirs les rattachaient. 
Avant de le quitter, elles durent en baiser les murs et arroser de 
leurs larmes les dalles de la chapelle où s'étaient de vec les 
premières Capucines françaises. 

A la pointe du jour, le ministre Louvois met, depuis Po 
de l’ancien monastère jusqu’à celle du nouveau, deux compagnies 
d’invalides formant haie. À quatre heures du matin, huit prêtres 
capucins en habit de diacres transportent la châsse de S. Ovide 
à la nouvelle résidence ; les Frères tertiaires, un cierge de cire 
blanche à la main, tous les religieux du couvent Saint-Honoré, le 
Provincial et les Définiteurs leur font cortège: les religieuses 
malades sont placées dans des chaises à porteur, les autres mar- 
chent deux à deux couvertes de leur long voile noir. Officiers ét 
soldats clôturent la marche. Le P. Jérothée de Paris, Provincial, 
reçoit les Capucines à leur arrivée au nouveau couvent et com- 
mence la procession autour du cloître ; de là on se rend au chœur 
où le P. Provincial entonne le Te Deum. Cet hymne termine, il 
Chante le Vent: Creator, récite quelques prières et célèbre les 
saints mystères, puis bénit le couvent. L'église, dédiée comme 
la première au S. Sauveur (1), avait été consacrée par Mgr Fran- 
çois Bataillier, évêque de Bethléem (2). 

Vers onze heures, la marquise de Louvois, représentant la fon- 
datrice, entre au chœur accompagnée de plusieurs dames pour 
entendre la Messe; ensuite elle dîne en compagnie des reli- 
gieuses, tandis que les religieux prennent leur repas au réfectoire 
des malades. Après le dîner, la marquise: visite le monas- 
tère, embrasse chacune des religieuses, puis les conduit à leur 
cellule. 

Enfin Îles parentes des Capucines sont admises à leur donner 
un dernier baiser avant que la clôture ne soit définitivement 
prononcée. 


(1) Le 29 août 1689, cette église fut dédiée à S. Louis. en mémoire des bienfaits 
de Louis XIV. 

(2) Mgr François Bataillier était Capucin. Sa bulle d'élection est du 15 juin D 
Ce prélat, mourut le 20 juin 1701. 


650 LES. CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


Jusqu'à la Révolution; ce couvent, Po des pays heureux, 
ne possède point d'histoire. 

L'année 1783 fut cependant marquée par un fait qui mérite d'être 
signalé : le passage du corps de sainte Colette en ce monastère. 

Depuis plus de trois siècles — sauf la période comprise entre 

les années 1577-1586 pendant laquelle les filles de sainte Colette 
se réfugièrent à Arras, tandis que. l’hérésie ensanglantait les 
Flandres — les Colettines conservaient à Gand le corps de leur 
sainte Fondatrice (1}, lorsqu’en 1783, Joseph II d'Autriche 
prononça l’édit par lequel, religieux et religieuses se trouvaient 
chassés des Pays-Bas. 
:. Le prince de Lobkowil, évêque de Gand, voulant mettre 
la précieuse relique à l'abri, ne trouva rien de mieux que de 
l'offrir à Madame Louise de France (2). La princesse envoya 
M. Reymond, abbé de Saint - Sulpice, chercher son trésor. 
Malgré de nombreuses difficultés, les Colettines quittèrent 
Gand à l’automne de l’année 1783, s'arrêtèrent à Lille, Doullens, 
Chantilly et arrivèrent enfin à Saint-Denis le 1°° octobre. Mais 
là ne se termina point leur voyage, car la princesse ne voulut 
point que les filles de sainte Colette fussent privées de la posses- 
sion du corps de leur sainte mère, elle en fit don aux religieuses 
de Poligny. Il fallut donc repartir pour la Franche Comté. 

En passant à Paris, la petite colonie ne pouvait manquer de 
faire une visite aux Capucines. Elle y fut reçue par le T. R. P. 
Provincial des Capucins. La Mère Abbesse du monastère ou- 
vrit la porte de la clôture aux émigrantes, et accompagnée de 
toute la communauté, les conduisit processionnellement au 
chœur. Les Colettines demandèrent à M. Reymond, l’autori- 
sation de célébrer la Saint-François en ce couvent, cette permis- 
sion leur fut accordée à la grande joie de toutes les moniales. 
Chaque nuit, les Capucines veillaient tour à tour auprès de la 
châsse de sainte Colette. Le jour fixé pour le départ arriva et le 8 


(1) Sur cette sainte cf. Alphonse Germain. Sainte Colette de Corbie. Paris, 
Poussielgue. Couvin, Maison Saint Roch et par dessus tout Les Vies de Ste Colette 
que vient de publier le R. P. Ubald d'Alençon. Paris, Picard, 1911.in-8° de LIV-306p. 
(Arch. franciscaines, n° 4.} Œuvre deS. François d'Assise, Maison Saint-Roch, Couvin. 

(2) Madame Louise de France, septième fille de Louis XV et de Marie Leczinska, 
naquit à Versailles le 15 juillet 1737. Elle entra au Carmel de Saint-Denis, le mer- 
credi 11 avril 1770, sous le nom de Sœur Thérèse de saint Augustin ; elle prit 
l'habit le lundi 10 septembre suivant. Elle fut élue abbesse en novembre 1773 et 
mourut le 25 décembre 1787. (cf. Geoffroy de Grandmaison, Afadame Louise de 
France. La Vénérable Thérèse de saint Augustin. Paris, 1907. Collection Les Saints. 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 651 


octobre, Capucines et Colettines se séparèrent non e s'être 
donné les marques d’une mutuelle affection (1). 

A quelque temps de là, lorsque l'abbé de toute fut de 
retour à Saint-Denis, les Clarisses d'Ypres l'informèrent qu'elles 
devaient elles aussi quitter la Belgique. M. Reymond fit immé- 
diatement connaître cette lettre à Madame Louise et au Provin- 
cial des Capucins de Paris (2). Déjà. deux religieuses de Tour- 
nay avaient été recueillies chez les Filles de la Passion. Le P. 
Provincial proposa aux Capucines d’agréger les FE rnReS ce 
qu'elles acceptèrent avec bonheur (3). 

Immédiatement l’acté d’agrégation fut rédigé puis expédié à 
Ypres. Lorsque les religieuses belges, au nombre de douze, arri- 
vèrent au monastère, la Mère Abbesse et les «anciennes » leur 
offrirent des palmes de laurier et leur mirent une couronne de 
fleurs, sur la tête, ensuite on se rendit au chœur au chant du 
psaume /n exitu. 

. Le 21 juin 1784, dans une cérémonie _ solennelle eut lieu 
la rénovation des vœux. Après. Ja messe, le P. Emmanuel, Pro- 
vincial, prononça le discours, puis les Sœurs Cenesrent de nom 
pour marquer qu'elles appartenaient au monastère. :: 

.Le 26 septembre suivant, les Capucines recevaient des mains 
de M. Reymond, les corps de deux saints offerts par Madame 
Louise de France en témoignage de son admiration pour la 
générosité des Religieuses envers les exilées. La princesse tenait 
ce précieux trésor du Prince évêque de, Gand (4). 


(1) Pendant la Révolution, la Sœur Constance Parpandet parvint à cacher la pré- 
cieuse relique au prix de mille ruses et d’un courage surhumain ; ne pouvant plus 
garder elle-même ce précieux trésor, elle le confie à une famille chrétienne en 1794. 
La sainte relique subit encore plusieurs translations secrètes jusqu'au 6 mars 1804, 
jour où elle fut apportée solennellement à l'église paroissiale (Au éole de S'® Claire). 
Elle est aujourd'hui chez les Clarisses de Foligny. 

(2) Ces Clarisses belges ne sont pas les mêmes que les Capucines de ia Congréga- 
tion de Bourbourg. Fondé en octobre 1614, par Madame veuve Maës et le KR, P. 
Augustin de Béthune, Gardien des Capucins de Saint-Omer, approuvé par un bref 
du Pape Paul V, en date du 2 juin 1618, l’Institut se développa rapidement surtout 
dans les Flandres. La maison d'Ypres datait de l’année 1685, la sainte messe de 
célébrée le 8 décembre dans la chapelle du couvent. 

Ces Capucines observaient la Règle du Tiers-Ordre Régulier avec des constitutions 
rappelant celles des Capucins. (Cf. Parenty, chanoine d'Arras. Vie de Madame 
Maës, née Taffin du Hocquet, nommée en religion Sœur Françoise de saint Omer. 
Fondatr. de la Réforme des Religieuses de la Pénitence dites Capucines. Lille, 
Lefort 1841 ; Apollinaire de Valennce. Hist. des FApAenes de Flandre). 

: (3) Guérin. Awréole de sainte Claire. 

- (4) Cf. Élie Harel. H'ist. de MERE des Religieuses spprinée dans les 
Pays-Bas. Bruxelles, 1784. 


652 LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


On s’étonnera peut-être que des religieuses vouées à la plus 
stricte pauvreté aient accepté de:receévoir en leur monastère un 
nombre en somme assez respectable, de sujets. qui aux yeux du 
monde, n'apportaient qué la perspective de privations plus 
grandes. Les Capucines, elles, re calculaient point de la sorte, 
elles mettaient leur confiance en la Divine Providence et savaient 
par expérience avec queile bonté Dieu pourvoit aux besoins de 
ses enfants. LE 

: Quelques pièces conservées aux Archives Nadéndles de 
Paris (1) et à la Bibliothèque Carnavalet (2), nous fournissent 
du reste plusieurs détails $ur les donset legs faits aux Capucines 
et nous renseignent par a hs sur leurs ressources pécu- 
niaires. 

Voici tout d'abord, daté du 28 juillet 1744, un « Estat des 
sommes que les Dames Religieuses de la Passion, dittes Capu- 
cines du monastère estably à Paris, rue Neuve des Petits champs, 
près la place Louis le Grand, ont a recevoir tous les ans et dont 
les quitances doivent estre signées par leur sindic temporel. » 
En voici le sommaire : . 

De M. Palerne de la Madelaine: .. la somme de cinq cents 
livres pour la grattification accordée par Mgr le Duc d'Orléans, 
aux Religieuses Capucines : 5oo I. 

De M. Trumeau... la somme de trois cents livres 
pour galères de la somme de six mille livres léguée 
par feu S. A. Melle de Guise, aux Capucines pour sa 
sépulture en leur église et qui est ordinairement 
payée par aumône en attendant le remboursement :  3oo 1. 

Quatre cents livres (3) pour un legs fait par feu 
Me Françoise de Loraine, Duchesse de Vendosme, 
par son testament aux Capucines pour beure, bois, 
chandelles et autres necessitez de leur monastère : 400 Î. 

De M. Taboureau d'Orval.… quatre cents livres 
ordonnées par S. M., aux Capucines pour l'entretien 
du jardin de leur Monastère, du somme se paye 
par quartiers : 400 1. 


(1) Carton S. 4030. 

(2) N. À 40. | 

(3) Cette somme fut payée jusqu'au 31 db 1751. En outrels Duchesse avait 
coutume d'offrir chaque année un repas aux Capucines. Les héritiers de La princesse 
évaluérent à 6o 1. la somme affectée à ce repas et donnérent annuellement cette 
aumône aux religieuses jusqu'à la même époque. 


LES CLARISSES CAPUCINES DE: PARIS 653 


. DeS. A. M®% ln Duchesse du Maine... deux cent 

seize livres huit sols pour et au lieu de quatre minots 

de sel à prendre dans les greniers À sel d’Anet suivant 

le testament de Mr: Ja Duchesse de M : .  2161:8.8. 
de . : : ‘ 18161. 88. 

Ce même on 28 juillet 1744, Sue At de l’Assomption, 
Abbesse, donne pouvoir à M. Billeheu, notaire à Paris, sindic 
temporel -— nommé par le P. Théodése de Paris, Provincial 
— de remettre au Fr. J oseph Marie, premier quéteur, les quit- 
tances pour qu'il en reçoive le rhontant. 

Outre ce revenu annuel, je trouve dès l’année 1650, le , août 
un testament de ‘la Marquise de MERE lèguant 1 10.000 
hvres aux Capucines. : eu 

Plus tard en 1728, un testament de Mre de Mercœur, daté 
du 8 juin, ordonnant que le jour de sa mort, il soit donné 200 
livres pour des prières en faveur de soh père,'sa mèré etelle- 
même; que deux cents messes soient :célébrées au* Capucines 
pouf le repos des trois mêmes âmes ; enfin qué pendant dix ahs 
il soit versé annuellement 50 livres aus dites religieuses, lesquel- 
les prieront pour l’âme de leur donatrice et celké-de sa mère. (1) 

: En novembre:1748, il leur est accordé une exemption de droits 
d'entrée pour. vingt muids de vin (soit cinquante -dèux- hetto- 
litres), supplémentaire à l'exempüon des trerite murds dont 
elles jouissent déjà. a RUE ART 

Le 14 septembre 17955, le capitaine hollandais David Thorman 
se défait en leur. faveur d’un titre de 3oo1.; dont S. A. R. Mr 
Louise Elizabeth de France, paye la somme de six mille trois 
écus deux livres dix sols, dûe pour couvrir les frais de‘transfert 
de cette rente ;. elle demande en retour un service anniversaire 
de messe à perpétuité le 10 février, pour M®% Arine Hors 
de France, sa sœur, et un De Profundis quotidien (Ibid.). : 

Le 4 août 1756, Catherine. Pinel, veuve de Messire Claude 
Ceberet, leur lègue la somme de trois cents livrés et le 8 avrif 

1765, Antoinette  Magdeleine du - Breuil, . veuve dé Messire 
Claude de la Yileneubre, “en par testament deux Hs 
livres(2). 5. 7  : node CU 

Enfin, je trouve encore un _ de vingt mille ne por 

m1 Cet acte st signé « Jolly Daruille de Mercœur p. Sur ce même testament, la 
duchesse lègue cinquante messes aux Capucins de Saint-Honoré et huit mille autres 


messes, pour les défunts de toute sa famille. ; DE 
(2) Carnavalet. N. À. 40. ss A 1) 


654 ‘LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 


cinq cents livres au denier quarante, fait par M. Croizade, pour 
une messe à perpétuité: (1). 

Parmi ces fondations, plusieurs étaient contraires aux règles 
des Capucines, elles ne purent donc les accepter dans les condi- 
tions où elles étaient faites. C'est ainsi qu’elles ne reçoivent les 
arrérages de Mn° Elizabeth de France qu’à titre d'aumône et 
demandent au légataire de M. Croizade de leur accorder dix mille 
livres (fond de vingt millé au denier quarante) et s'engagent à 
une messe annuelle pendant cent ans. 

Elles ajoutent sur leur requête qu'elles se trouvent ne un 
extrême besoin et endettées de quinze mille livres. 

Pour compléter ce chapitre des ressources de nos Caire. 
je dois noter ici le revenu d’un bail pour les chaises de leur cha- 
pelle. Ce bail est mentionné pour la première fois le 31 décembre 
1746 (Carn.) Il est contracté par Jean Marie Erolle, perruquier 
à Paris et Marie Cécile Prévost, sa femme, ils s'engagent pour 
neuf ans consécutifs à payer quinze cents livres par an, par 
quartiers : ils sont autorisés à louer des chaises à tous les offices 
dans /’ église des Capucines et chapelles dépendantes, sauf celles 
de Créquy, Louvois, et à la Tribune. M. Billeheu, sindic des 
religieuses, le monastère et les preneurs doivent fournir leurs 
chaises. Le 20 janvier 1957, Sœur Françoise de la Croix, Ab- 
besse, donne son consentement pour le renouvellement de ce 
bail, mais en raison des réparations qui se font au portail et qui 
« nuisent beaucoup aux exercices », la redevance est abaissée à 
douze cents livres{2). Par contre plusieurs clauses sont ajoutées, 
au dépens des chaisiers.. Le contrat porte entr’autres que les pre- 
neurs doivent faire « un présent honneste aux prédicateurs à la 
fin de l'année », que l'impression des billets pour la fête et l’oc- 
tave, de, saint Ovide sera à leur AIRE ainsi que les frais des 
suisses, etc. Le | 

- Malheureusement le revenu des hi. ne fut pas toujours 
exactement payé aux Capucines. Le 10 septembre 1774, la Sœur 
Félicité, ex-abbesse, dut adresser au syndic, une plainte contre la 
chaisière, elle joint à sa lettre une quittance datéé de 1766 faite 
par la Mère de « l'Enfant Jésus » alors Abbesse, à Mme Soyrésé, 
loueuse de chaises, qui ne veut pas payer. Îl paraît que la dite 
dame Soyrésé n'était pas des plus commodes, car non contente 


() Areh: Nat.s. 4650. 
(1) En 1760, la somme de 1500 livres est rétablie pour ce bail. 


LES CLARISSES CAPUCINES DE PARIS 655 


de ne point s'acquitter de ses dettes, elle accablait encore les 
religieuses d'injures. 

Au reste, loin de jouir de la prospérité, les pauvres Capucines 
semblent avoir eu pas mal à souffrir de la misère en cette fin du 
XVIII siècle. Plusieurs pièces réunies dans le carton G9 . 151. 
des Archives Nationales en sont une triste preuve : 

C’esten premier lieu, une lettre sans date écrite par Sœur Marie 
Félicité, Abbesse; elle rappelle au destinataire de cette missive(1) 
le mémoire qu'elle lui adressa quelque temps auparavant. Puis 
une seconde lettre adressée au même personnage accompagnée 
cette fois d’un nouveau mémoire, le tout non daté. En ce 
mémoire, la Mère Abbesse représente qu'étant donné la misère 
générale, la disparition des principaux bienfaiteurs, un certain 
nombre de religieuses très infirmes, et d’autres languissant faute 
de secours, la communauté se trouve dans une extrême disette. 
Elle sollicite une part aux bénéfices résultant de la loterie établie 
en faveur des pauvres communautés religieuses. 

Une troisième lettre, datée celle-là de Paris, 4 février 1769, 
et signée de Sartines, Père temporel des Capucines, recommande 
au Cardinal de Luynes, les Filles de la Passion ; il ne demande 
pas moins de 500 livres par mois pour ses protégées. Cette 
somme fut accordée, mais en revanche on supprima aux reli- 
gieuses les trois cents livres qu’elles avaient coutume de recevoir 
sur les aumônes du roi. | 


(A suivre.) M. DENIS, 
T. O. 


(1) Ce destinataire n’est pas nommé, il est très probable qu'il s’agit du président 
de la Commission de secours, 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


HISTOIRE 

Histoire de l'Église, pat L. Davin et P. Lorerre. — Librairie Bloud, 

à Paris, . : 
. Les auteurs de ce livre ont voulu faire un Manuel d'Histoire de l’Église 
à l'usage des «écoliers de nos collèges libres et de nos lycées ». Le but qu'ils 
se sont proposé est, en partie du moins, atteint: leur ouvrage est clair 
et court, Mais nous nous permettrons de fairé pour le fond quelques réserves. 
- Les vues synthétiques, les phrases lapidaires d'auteurs célèbres, encore 
que très désirables dans un manuel, ne sont pas sans exposer l'auteur à un 
écueil : celui de retirer quelque chose à l'intégrité de la vérité. 

Ainsi, n'est-il pas à craindre que les Églises de Toulouse, de Limoges, de 

Bourges et d'autres, ne trouvent un peu dédaigneux le silence profond gardé 
page 46 sur leurs traditions locales fixant au 1er siècle du Christianisme leur 
évangélisation? Îl est vrai que Mgr Duchesne est souvent mis à contribution 
dans cette partie de l'Histoire de l'Eglise : la source expliquerait le silence. 
- Au chapitre des Croisades (p. 103), le lecteur n'est pas peu surpris de 
trouver cetts nouvelle explication de la Guerre Sainte au XIIIe siècle. Nous 
citons : 
« L'Église qui avait assumé l'initiative et la direction des Croisades, en avait 
la responsabilité en mème temps que l'honneur et le bénéfice. L'opinion 
publique n'aurait pas compris qu’elle se désintéressât de la situation précaire 
des colons de Terrre-Sainte et renonçât au tombeau du Christ. Quand même 
les papes du Moyen-Age jugeaient la croisade inopportune ou inutile, il leur 
fallait toujours avoir l'air de la vouloir et d'y travailler. Innocent 111 a dé- 
siré, prêché, préparé sans faillir, la guerre sainte toute sa vie ». — Quand 
on a lu, à la page précédente que « les croisés. avaient laissé entre Nicée 
et Jérusalem 600.000 cadavres sur les routes » on trouve pour le moins sin- 
gulière cette inutile obstination de l’Église et le grand Innocent 111 lui-même 
risque fort de descendre dans l'estime des peuples. 

Vingt pages plus loin (123), pour rendre compte des persécutions contre les 
Juifs au Moyen-Age les auteurs cèdent en toute simplicité la plume à... un 
Juif. Et naturellement les chrétiens supportent tout l'odieux de ces persé- 
cutions; des meurtres rituels, du brigandage organisé qu'était l'usure, 
pratiqués de tous temps par cette vertueuse nation, pas la moindre mention 
à la décharge des persécuteurs. C’est très libéral ! 

11 y aurait encore bien des passages tendantieux à relever dans cet ouvrage, 
contentons-nous de signaler quelques fautes qui ont échappé aux auteurs : 
Page 95, ilest dit de l'opposition de Philippe le Bel au Saint Siège : « guerre 
qui commença par des pamphlets, continua par des falsifications et finit par 


A TRAWERS LES LIVRES NOUVEAUX 657 


un soufflet ». C'est frappé. Or, dans la note 1re de la page 98 on kit : « au- 
cun témoignage contemporain ne oonfrmela tradition d'après laquelle Nogaret 
ou Sciarra Colonna aurait souffleté le Pape. (Mourret, ls Renaissance et la 
Réforme). Cette contradiction est évidemment due à une distraction. : 

Page 130. Guillaume Durand est donné comme évêque de Meaux ; c'est, 
croyons-nous, le siège de Mende qu'occupa l'illustre théologien au com- 
mencement du XIVe siècle. 

Enfin dens le chapitre « les luttes du Sacerdoce et de l'Empire » un certain 
nombre de fautes d'impression ont faussé les dates de toute cette période. 

Pour le professeur qui se servira de ce manuel il y aura donc, en plus du 
travail de développement prévu par les auteurs dans l'avant-prapos, un tra: 
vail de rectification, s’il est vraiment soucieux de donner à ses élèves le pain 
complet de la vérité. ; Fr. Curisriars 


: L'École des Chartes et l'histoire, par Maunics Prou, de l'Institut. 
— Paris. Librairie gén. de droit, 20, rue Soufflot. 1910, in-& de 1: pages. 

Cette brochure est extraite de la Revue internationale de l'Enseignement. 
Elle renferme une partie de la leçon d'ouverture du cours de np 
faite à l’École des Chartes le 3 novembre 1910.  : .. 

L'auteur y défend, et avec juste raison, l’École des Chartes contre les accu: 
sations lancées à 1 ‘adresse de cette institution par la Revue politique et parle- 
mentaire du 10 septembre précédent. 

C'est à cette école qu'est due la crise subie par la aauvellke Sorboene ! 
dit-on. — Non, certes, cette crise ne vient pas de là. L'École prépare des 
érudits et des historiens, apprend à ses élèves non seulement l'érudition, 
mais encore la synthèse historique ; elle exige d'eux une connaissance par- 
faite du letin, une recherche de La perfection de la langue française ; elle 
leur demande une «culture » générale. 

Non, la crise de la Sorbonne ne vient pas de l'École des Chartes. Elle 
vient d’ailleurs. 11 nous semble même, après la lecture des belles pages de 
M. Prou, que l'École des Chartes demeure un asile inviolé au milieu de la 
corruption avoisinante. : HE Æ. Uvao d'Alençon. 


Le mariage de Thomas I‘ Comte de Savoie, avec Marguerite 
de Faueigny, par le prince de Faucicwuy-Lucincs. Paris. Darragon. in-8 
de 161 pages. 

Cet ouvrage est orné d'un frontispice gravé (représentant M° de Faucigny) 
et de deux tableaux généalogiques. L'auteur y étudie, avec une très grande 
pondération, l'opinion des historiens qui ont attribué à Thomas Ier de 5a- 
voie une, deux, trois et quatre femmes. 

11 semble bien que le Comte de Savoie n'a été marié que deux fois : à 
Nicolle de Genevois, puis à Marguerite de Faucigny, et encore le premier 
mariage n'est-il pas tout à fait prouvé. L'auteur s'appuie pour établir ss 
thèse sur la chronique d'Albéric des Trois Fontaines (mort en 1241), c'est-à- 
dire sur le témoignage d’un contemporain. 


Gobel, évêque métropolitain constitutionnel de Paris, pa! 
GusTAvE GAUTHEROT. Paris. Nouvelle librairie nationale, 85, rue de Rennes 
(1911) gdin-8 de XIV-417 pages. Prix, 7 fr. 50. 


E. P. — XXV. — 42 


658 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


Jean-Baptiste Joseph Gobel naquit à Thann, diocèse de Bâle, le 1er sep- 
tembre 1727. 11 fut guillotiné à Paris, le 24 germinal an 11 (13 avril 1794). 
Personnage sans énergie, ambitieux insatiable, tel nous parait le héros. Il 
avait fait ses études chez les Jésuites de Porrentruy (Suisse), puis à Colmar, 
puis au Collège germanique à Rome de 1743 à 1747 aux frais du Pape. Il 
était vicaire général à l’âge de trente ans et recevait la consécration épiscopale 
à cinquante ans en 1772. 

* Son rôle à Paris lors de la révolution est connu. Dans sa miséricorde, Dieu 
permit que l'arbre ne tombât point du côté où il penchait. Godel mourut en 
criant : « Vive Jésus-Christ ! » Il avait écrit précédemment une lettre de 
rétractation que nous ont conservée les À ænales catholiques de l'abbé de Bou- 
logne, tom 111. p. 465-472. 

Homme sans caractère, criblé de dettes qu'il n'avait point contractées en 
disant son bréviaire, intelligence sans valeur et cœur trop facile, Gobel est 
arrivé à jouer un certain rôle dans le clergé constitutionnel ; c'est le cas de 
dire que la situation seule a fait l'homme, et quel homme ! et quelle situa- 
tion ! 

M. Gautherot, dont les cours sur la révolution française à l’Institut catho- 
lique de Paris, sont si goûtés s’est constitué l'historien de ce personnage 
étrange qui fut le valet des. Jacobins. Son livre est fort intéressant et bien 
documenté. P. Usacp d'Alençon. 


. Papst Alexander IV, par le Dr. Franz TENCK«HOLF, — Paderborn. 
Schôningh. — 1907. — in-8 de X11-337 p. 

. Le Cardinal Rainaldo de Segni, élu pape sous le nom d'Alexandre IV le 
12 décembre 1254, n’a jamais appartenu à l'ordre franciscain.; mais il 
avait été nommé protecteur des F. Mineurs par Grégoire IX. Les conclu- 
sions de l’auteur ne sont pas absolument favorables à son héros. M. Fr. T. 
aurait dû au moins consulter toutes les sources nécessaires comme le régistre 
du Cardinal Hugolin publié par G. Levi. 


La question Louis XVII au Parlement. Rapport au Sénat... par 
M. Boissy d'Anglas. 2e éd. — Paris. — Darragon. — 1911. — gd in-8 de 311 
pages. : 

La question Louis XVII fait couler beaucoup d'encre, consommer une 
quantité de papier et dire plus d’une sottise. Elle est d'ailleurs captivante au 
possible et si la diplomatique n'était pas déjà née dans les abbayes de St-Denis 
et de St-Germain des Prés, elle pourrait venir au jour avec les discussions 
relatives à Louis XVII. 

Les preuves de l'identité de Naundorff et.de Louis XVII sontconnues. Ce 
sont : 

1° Certains actes d'état civil re de 1840 et de 1843, et certains autres 
néerlandais de 1845. 

29 La complaisance que les autorités de Grande Bretagne et de Hollande 
mirent à ne pas contester les titres que Naundorff réclamait. 

39 Une ressemblance entre le facies de Naundorff et le facies bourbonien. 

Les adversaires de la Thèse produisent : 

10 L'acte de décès de Louis XVII, 22 prairial an 111, et 24 prairial an Il, 
(1795). 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 659 


2° La notoriété publique de la mort de Louis XVII dès l'année 1795. 
Ce n'est pas le rapport de M. Boissy d'Anglas qui changera notre opinion : 
Naundorff n'a été qu'un faux Louis XVII. P. Usap d'Alençon. 


L'Ordre des Carmes, par le R. P. Joacuim, Carme déchaussé. — 
Téqui, Paris — 3 frs 50. 

L'Ordre de Notre Dame du Mont-Carmel, par le R. P. Annré 
DE SAINTE MARIE. Carme déchaussé. Bruges, Verbeke. Loys. 

Voici deux livres qui ont le même but et qui se ressemblent, ce qui ne 
diminue rien de leur intérêt et de leur mérite. Comme tous les grands ordres 
religieux, celui du Carmel a subi des fluctuations nombreuses. Et malgré 
l'ombre épaisse qui continue à règner sur ses origines, on ne peut lui refu- 
ser le titre de gloire d’être le plus ancien des ordres religieux et de se ratta- 
cher, par le Carmel aux Esséniens Juifs, qui, en réalité, était une commu- 
nauté religieuse! Malheureusement aucun document n'est resté de ces temps 
lointains et seule, la tradition nous apprend qu'avant la première'règle donnée 
en 406 aux pieux habitants du Mont-Carmel, il existait tout un petit peuple 
pieux sur cette montagne consacrée par le culte immémorial d’Élie. De 
même l'ordre rencontra une vive résistance quand il voulut sefaire reconnaître 
en Europe, après l'envahissement de la Terre Sainte par les Sarrazins. Bien- 
tôt, cependant, admis par le Saint-Siège parmi les ordres mendiants, il s’illus- 
trait par quelques Saints dont le plus célèbre, fut Saint Simon Stock, le 
propagateur du scapulaire, dévotion populaire qui devait rester vivante et 
bienfaisante à travers les siècles. 

Les deux ouvrages que nous signalons en ce moment à nos lecteurs retra- 
cent, de la façon la plus intéressante ces origines lointaines et glorieuses et 
continuent ensuite à passer en revue la brillante pléiade de ses hommes d’éli- 
tes, saints, martyrs, savants, dont l'Ordre des Carmes peut se glorifier et à la 
tête desquels il faut placer saint Jean de la Croix et l’incomparable Thérèse 
d'Avila et ses éminents coopérateurs. 

La réforme de sainte Thérèse a rendu aux Carmes un lustre que l’ Ordre 
avait perdu et qui ne s’est plus effacé dans la suite. 

Tel est, presqu'identique, le plan de ces deux beaux livres. Celui du R. 
P. André de Sainte Marie s'occupe, à un point de vue plus national, de l'ac- 
tion de son Ordre en Belgique. Celui du R. P. Joachim est plus général, tous 
deux ont le grand mérite d’être écrits avec cesentiment filial de foi et de dévo- 
tion pour la religion du Carmel qui est le parfum de tels livres, qui leur 
donne du charme et la puissance de faire du bien. Mavir. 


Bossuet et les Protestants, par Mgr le CHaNoOINE JuLIEN, supérieur 
de l'institut saint Joseph du Havre. — 1 Vol in-8-VI11-383. p. 3.50 Paris, 
Beauchesne. 

L'histoire des variations des Églises protestantes que Brunetière appelle 
« le plus beau livre de la langue française », est trop oublié, Mgr le chanoine 
Julien n'’eut-il fait que de l'avoir tiré de la poussière des Bibliothèques déjà 
il eut rendu un grand service. Il a fait plus. Prenant Bossuet pour guide et 
pour modèle, il s'attache à suivre pas à pas l’incomparable polémiste dans 
son apostolat vis à vis des Protestants. 

Bossuet est mort en 1704 ; voilà deux siècles, que de chapitres à ajouter 


660 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


à l’histoire des variations des disciples de Luther et de Calvin, n'en sont-ils 
pas à l’heure présente, arrivés à l'anarchie doctrinale : notre auteur qui suit 
avec attention le mouvement des idées contemporaines, a tenu compte, 
dans son œuvre, de ces changements et en a tiré des enseignements pleins 
d'actualité, si bien qu'on pourrait dire qu'il a dignement continué Bossuet. 
Le modernisme et le rationalisme y sont aussi bien confondus que le Protes- 
tantisme d'où ils sortent en ligne directe. 

Les dix chapitres de l'ouvrage sont un trésor de doctrine. Heureux celui 
qui en fera une lecture attentive, il y trouvera un réconfort et de solides armes 
contre les erreurs contemporaines. Fr. Parrice. 


QUESTIONS SOCIALES 


Le Contrat collectif de Travail: Sa vie juridique en Alle- 
magne, par P. Vazère CLags, 0. M. car., Docteur en sciences politiques et 
sociales. — Bruxelles, Libr. Albert Dewit, 53, rue Royale. 1 vol. grand in- 
8, XXVIII — 468 pp. 

La pratique du contrat collectif de travail se répand vite et largement, 
en France et à l'étranger, surtout en Angleterre et en Allemagne. Mais un 
obstacle s'offre à son développement plus rapide : c'est que le contrat collec- 
tif, s'il est déjà une réalité sociale très importante, n'a pourtant pas encore 
un être juridique bien déterminé. Il n’a pas une structure réglée, pas de droit 
positif ; les obligations qui naissent de ce contrat ne sont pas nettement 
déterminées ; les responsabilités nombreuses, très diverses ettrès compliquées, 
qu'il met en jeu, ne sont pas établies par des textes formels. Enfin, les garan- 
ties et les sanctions de ce contrat ne sont trop souvent que des garanties et 
des sanctions d'ordre moral et social. En un mot, cette mstitution sociale, 
née d’hier mais qui ne tend à rien moins qu’à reconstituer les anciennes 
réglementations professionnelles, n'a pas encore reçu du législateur l'acte de 
reconnaissance spéciale qui l’insère dans le droit et ne peut pas par la suite 
recevoir des tribunaux tout l'appui dont elle aurait besoin. 

Aussi, en même temps que sur le terrain social, patrons et ouvriers tra- 
vaillent à perfectionner le moyen d'entente professionnelle, d'autre part, les 
juristes s'efforcent de trouver dans les dispositions actuelles du droit tous les 
textes qui pourraient assurer une valeur iuridique aux obligations nées du 
contrat collectif; puis, dépassant la législation existante, ils cherchent 
comment on pourrait établir un statut légal du contrat collectil. 

En 1906, le Ministre Doumergue avait déposé à la Chambre un projet de 
loi dans ce sens. Il y a un an, juillet 1910, M. Viviani en CSpOE un autre 
qui attend la discussion du Parlement. 

Le Bulletin de l'office du Travail, depuis quelques mois, à ouvert un 
paragraphe spécial pour le relevé des conventions collectives. Et dans sa 
revue de la Jurisprudence en matière de lois sociales, il donne une place 
importante aux solutions concernant ce genre de contrats. 

Dans son beau livre : Coxtrat de Travail et Salariat, M. Boissard cite 
(p. 159) un ouvrage tout récent où un jeune juriste lyonnais, M. Rouart. 
s'est appliqué à établir la notion juridique du ÉOnRaE collectif. Voilà pour 
ce qui regarde la France. 

Mais c'est de l'Allemagne qu'il faut parler, et du travail de doctrine qui 


À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 661 


s'y est fait, au cours de ces dernières années, pour mettre en relief les dispo- 
sitions du droit qui s'appliquent au contrat collectif et lui créent, en atten- 
dant des déterminations plus positives, l'être juridique imparfait qu'il fau 
lui reconnaitre. 

Un de nos confrères de la Province belge, le P. Valère Claës, a résumé ce 
travail, et y a même ajouté sa part extrêment intéressante dans un ouvrage 
très documenté : Le Contrat collectif de Travail, sa vie juridique 
en Allemagne. C'est une belle étude d'ensemble et les discussions serrées, 
qui y sont instituées au sujet des divers éléments juridiques dans le contrat 
collectif de travail, ne seront pas utiles seulement pour les Allemands, 
elles pourront également éclairer et guider les législateurs et les juristes 
français. 

Après quelques notions préliminaires sur les contrats collectifs en Allema- 
gne, leur extension rapide, les difficultés auxquelles ils se heurtent néan- 
moins, le P. Valère en arrive à l’objet propre de son étude : le contrat 
collectif est-1l un contrat juridique ? — quel en est exactement le but ; — 
quels en sont les effets ; — quelles sont les prestations auxquelles les parties 
s'engagent ; — enfin, par quelles sanctions peut être garantie l'exécution des 
engagements ? 

1, Le contrat collectif crée vraiment une obligation. Il n'a pas seulement 
pour effet de tracer des règles idéales, de donner des indications laissant 
ensuite à chaque partie la liberté de s’y conformer ou non. Mais cette obli- 
gation est-elle seulement d'ordre moral ou bien est-elle yuridique ? En 
d’autres termes, le droit positif actuel reconnait-il cette forme de eontrat et 
Ja considère-t-il comme une source de droits et de devoirs, lui prête-t-il 
l'appui du pouvoir coactif ? 

L'auteur répond affirmativement et prouve en effet qu'il y a dans le 
contrat collectif tous les éléments juridiques nécessaires pour le faire un tri- 
butaire du droit positif : il y a des contractants capables selon le droit, une 
volonté de contracter conforme encore au droit, enfin un objet juridique- 
ment valable. Il m'est impossible même d'indiquer sommairement ici les 
exposés très précis que le P. Valère fait de chacun de ces points. Je recom- 
mande plus particulièrement le $ 2 (p. 102 et suiv.) où l'auteur étudie la 
question de savoir quand il y a une collectivité capable de passer un contrat 
collectif? Le P. Valère ne s'occupe, je l'ai déjà dit, que de reproduire les dis- 
positions du droit positif allemand. En fait, ces dispositions reconnaissent 
comme valable un contrat passé par une collectivité non organisée, mais 
simplement coalisée ; mais en fait aussi un tel contrat rencontre de très 
sérieuses difficultés. Et cette constatation appuie le point de vue des juristes 
français d'après lequel, pour qu'il y ait contrat collectif, il faut qu'il y ait 
gomme partie à ce contrat, au moins une collectivité organisée. Et la collec- 
tivité ainsi requise se définirait: «ur groupement organisé d'individus 
unis par un lien de solidarité nécessaire qui résulte d'un état de fait d'ori- 
gine sociale ou économique ». (1). 

Comme partie au contrat collectif il y a donc, d'une part, une plurarité 
d'ouvriers, simple, coalisée ou organisée, et d'autre part un patron ou un 


, 


(1) Boissard : Contrat de Travail, etc., p. 260 et suiv. — Rouart, Essaï sur là 
notion furidique du contrat collectif, pp. 90 et suiv. 


662 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


groupement de patrons associés ou non. Et la loi reconnaît à ces divers 
contractants le pouvoir de contracter juridiquement. 

Mais ces contractants ont-ils dans le contrat collectif « l'intention de 
s'obliger d'après les lois existantes et de munir leur parole donnée des 
sanctions juridiques » ? — C'est là, répond l’auteur, une grande question de 
fait, en Allemagne comme en France, les parties ont bien cette intention : 
ce qui le prouve ce sont toutes les précautions minutieuses qu'elles prennent 
pour préciser les responsabilités et l’appel qu'elles prévoient devoir faire, 
le cas échéant, à la protection et à la sanction légales. 

Quant à l'objet du contrat, il n’est pas douteux non plus qu'il ne soit tel 

qu'il puisse être reconnu par le droit. Les obligations qu'il a pour but 
d'établir entre les patrons et les ouvriers ne vont à l'encontre d'aucune 
défense légale ; elles ne sont pas contraires aux bonnes mœurs ; elles ne 
violent pas la liberté industrielle et contractuelle. 
"De tout ce qui précède, l’auteur conclut que le contrat collectif, tel qu'il 
est conçu et pratiqué en Allemagne, est « une convention faite entre une 
collectivité ou une association d'ouvriers et un ou plusieurs patrons à l'effet 
d'établir des règles obligatoires, que déterminent le contenu des futurs 
contrats individuels de travail, et les rapports entre patrons et ouvriers. » 
(p. 182.) 

IT. Une seconde série de chapitres est consacrée à étudier « le contrat au 
point de vue de la pratique juridique : quelle est l’action du contrat collec- 
tif ? » (p. 206) La matière est divisée comme suit : 

«10 La partie normative du contrat collectif. — Quelle est l'étendue 
d'application des règles du contrat, au point de vue des personnes, au point 
de vue géographique, au point de vue de la durée; comment peut s'opé- 
rer une extension de la partie normative ? 

« 20 Sortie obligatoire. — Quelle est la force d'obligation des dispositions 
contractuelles ? 

« 30 L'exécution. — Quelles sont les prestations à fournir par chaque 
partie ? 

4° La Sanction. Quelles sont les garanties d'exécution. 

Au point de vue de la pratique du contrat collectif et de l’utilisation que l'on 
peut faire en France des constatations et des déductions de l'auteur, les para- 
graphes concernant l'étendue personnelle, les obligés et les bénéficiaires du 
contrat, puis ceux où il précise les prestations à fournir soit par les patrons, 
soit par les ouvriers ; enfin, le chapitre des sanctions, sont particulièrement 
à remarquer. Ce sont les points sur lesquels devra plus spécialement se porter 
l'attention du législateur qui voudra préciser au point de vue juridique les 
divers aspects du contrat collectif de travail. En étudiant ces nombreux 
paragraphes, on se rend parfaitement compte que si la nouvelle réalité sociale 
qu'est le contrat collectif peut déjà s'affirmer et se présenter sous une forme 
juridique, il s’en faut encore de beaucoup qu'elle puisse s'exprimer adéqua- 
tement dans la langue du droit. 

J11. Une dernière partie de l'ouvrage du P. Valère est consacrée précisé- 
ment à rechercher qu'elles seraient, dans le milieu allemand, la tâche légis- 
lative à accomplir pour donner au contrat collectif de travail «un régime 
juridique certain, solide et répondant pleinement à la nature de la convention 
et aux besoins de la vie sociale contemporaine. » (p. 382) Ici, évidemment, 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 663 


nous quittons le terrain des faits et le présent pour chercher à concevoir 
l'œuvre de l'avenir. 

Notons d'abord avec no qu'il ne faudrait pas se hâter de mettre sur 
pied cette œuvre législative, surtout si on avait la prétention d'en faire un 
statut organique complet des conventions collectives. Ces conventions sont 
encore dans la phase de croissance. Il faut laisser à la forme de vie sociale 
qu'elles représentent, le pouvoir et le loisir de se développer à son aise. selon 
les exigences du milieu professionnel, sans être entravée par une armature 
légale trop étroite ou trop rigide. Le législateur, s’il veut faire œuvre sérieuse 
et féconde, doit se contenter de mettre en formules juridiques et d'insérer 
dans le droit ce que l'expérience et la pratique ont déjà indiqué comme 
conditions nécessaires du développement de ces contrats. Pour tout le reste, 
les voies doivent rester ouvertes aux initiatives privées. 

La tâche du législateur dans ces limites serait double, en partie nésaive 
et en partie positive. 

La partie négative consisterait à abolir ! toutes les dinoatons restrictives 
du droit de coalition, ou de la personnification des associations profession- 
nelles. 

La tâche positive serait de déterminer la responsabilité des associations, et 
aussi la nature et la partie exacte de l'obligation dans le contrat collectif, Il 
ÿ aurait lieu encore « de fixer par la loi les relations du contrat collectif avec 
les institutions chargées de prévenir ou de résoudre les conflits. Dans le 
même ordre d'idées, la loi devrait assurer les relations entre le contrat col- 
lectif et le règlement d'atelier ». Enfin il faudrait résoudre la question de 
l'obligation des tiers qui se trouvent saisis par l'influence du contrat collectif 
soit en tant que bénéficiaires, soit parce que les normes contractuelles ont 
passé dans l'usage. ou qu'elles ont été insérées dans un règlement d'atelier. 

Tels sont les points sur lesquels peuvent déjà se fixer des formules juridi- 
ques. Aller plus loin et vouloir trop tôt et étroitement réglementer en cette 
matière, ce serait risquer de fausser une institution qui semble plus que toute 
autre tributaire, dans son évolution, de la vie sociale, avec ses mille influen- 
ces imperceptibles aux théoriciens. 

Je n'ai pas sans doute bescin d'insister sur l'intérêt qu'offre le travail 
accompli par le P. Valère et son importance dans la question du contrat 
collectif. C'est sans doute le seul ouvrage qui expose avec une telle précision 
de détail et de doctrine, avec une dialectique à la fois si vigoureuse et si dé- 
liée, tout ce qui peut se recueillir en Allemagne dans les faits, dans les 
auteurs et dans les textes de lois, de renseignements concernant le point de 
vue juridique du contrat de travail. Les suffrages élogieux décernés à l'auteur 
par des professeurs de l’Université de Louvain et d'éminents hommes d’État 
belges ont déjà donné au P. Valère ce témoignage que son ouvrage est fait 
de main d'ouvrier ; serait-ce indiscret de demander à l'ouvrier s'il ne compte 
pas faire le même travail pour /a France? Fr. Aimé. 


Leçons de Philosophie Sociale. I. Introduction — Famille ouvri- 
ère, par le P. S. ScawaLu : ( Coll. : Études de Morale et de Sociologie ) 
— Paris, Bloud et Cie 1 vol. in-12. 

Le P. Schwalm était un disciple de Le Play, mais des deux routes 
quelque peu divergentes que suivirent les disciples de Le Play, il suivit plu- 


664 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


tôt celle qui fut ouverte par l'abbé de Tourvikle et s'y engagea à la suite de 
M. Deniolins : il fut de l’école dela Science Sociale. 

Les Leçons de Philosophie sociale ont été trouvées dans les notes laissées 
par le P. Schwalm et sont publiées par les soins du P. Gardeil. On a jugé, 
avec raison, qu'il y avait là un enseignement trop précieux pour le laisser dans 
les archives. On a pensé avec plus de raison encore, qu'il était bon de faire 
connaitre, ne füt-ce qu'a titre d'indication et d'exemple, une nouvelle mé- 
thode de traiter les questions de Philosophie sociale. Méthode qui fond har- 
monieusement en un tout les documents de la science sociale contemporaine et 
les thèses dela philosophie traditionnelle, et qui en fait sortir un ensetgsement 
renouvelé, rajeuni, vivant. Dans la Préface, M. Garbiel Melin dit très juste- 
ment : « Dans cette œuvre, (et c'est le caractère propre de son originalité) la 
philosophie thomiste déjà si positive dans sa méthode et son fondement, se 

trouve en quelque sorte rajeunie par toutes les observations de la science la 
” plus neuve, vetera novis augere ; et la science sociale à son tour apparait vivi- 
fiée animée pour la pratique et l'action, par les principes indispensables d'une 
philosophie très solide et très sûre. » M. Melin ajoute : « C'est assurément 
l'un des traits les plus piquants du présent ouvrage que l'habileté avec 
laquelle l'auteur a su découvrir, dans l’œuvre immense de S. Thomas, le 
texte fondamental, topique, s'appliquant exactement à la question étudiée. » 

Ce sont là, en effet, les deux grands mérites des leçons du P.Schwalm, dont 
nous n'avons ici qu'une partie. Et dans ce genre on admirera sûrement l'In- 
troduction où l’auteur expose les principes généraux de toute société : ses 
causes finale, efficiente, formelle, le classement des sociétés. 

Ces questions préliminaires étant résolues, le P. Schwalm passe à l'étude 
particulière de chaque société et la première qu'il rencontre, la plus naturelle, 
c'est évidemment la famille. 11 étudie séparément la famille ouvrière et la 

famille non onvrière, car il estime que le genre de travail influence profondé- 
ment la vie extérieure et intérieure du groupement familiale, si profondément 
qu'il produit une différenciation spécifique. C'est, à mon avis, exagérer l'im- 
portance du point de vue économique. Si, considérées de ce point de vue, 
les deux catégories de familles accusent ces différences considérables, il reste 
néanmoins que ce que tout d’abord la philosophie sociale doit envisager 
dans ces groupes, ce sont les liens de droits et de devoirs qui en unissent les 
membres, et sous ce rapport il n’y a pas de différence à faire entre famille 
ouvrière et famille non ouvrière. 

L'étude de la famille ouvrière porte sur le travail, la propriété, le salaire, 
l'éducation. Le régime du travail est étudié longuement, trop longuement, à 
mon séns. L'auteur me semble avoir cédé plus que de raison au plaisir de résu- 
mer sur ce sujet les observations de Le Play et des écrivains de La Science 
sociale. En revanche la place accordée à l'éducation, c'est-à-dire aux rela- 
tions morales qui existent de droit entre les membres de la famille, me paraît 
beaucoup trop restreinte. 

Parlant de la propriété, le P. Schwalm dit que le travail en est la cause 
« efficiente » ce qui veut dire que le travail fait prendre corps au droit de pro- 
priété et de quelque chose d’abstrait fait /& propriété de telle chose. Ceci 
n'est pas tout-à-fait exact. L'homme a le droit de s'approprier les choses. 
Pour qu’il se les approprie et les réserves pour ses besoins personnels, il 
faut évidemment un acte libre et raisonnable ; mais c’est ou bien jouer sur 


A TRAVERS LES LIVRES NQUYEAUX 665 


les mots, ou bien faire une erreur que d'appeler travail tout acte d’appro- 
priation. CR | | | 

Il me semble aussi que l'auteur, après avoir écarté et avec raison, les exa- 
gérations puériles des partisans du salaire familial, entendu. dans ce sens 
qu'il doit monter avec le nombre d'enfants de l'ouvrier, n’a pes assez misen 
relief que le salaire, dans une organisation normale, doit néanmoins per- 
mettre à un ouvrier sobre et honnête de suffire non pas seulement à ses be- 
sons personnels, mais encore à ceux de sa famille, en tenant compte bien 
entendu de l'aide qu'il doit recevoir de sa femme et parfois de ses enfants. 

Mais ce ne sont là que des critiques d'ordre secondaire, de forme ou de 
détails. Le fonds est très riche, et j'engage vivement à y puiser, même ceux 
qui ont déjà quelque peu perdu le goût des Manuels et des Cours. ils y 
trouveront du nouveau, et du vieux — le bon et le solide — rajeuni, 

Fr. Aimé 


Année sociale internationale. Action populäire. — + année. — 
Reims, 5, rue des Trois-Raisinets. — Beau vol. gd in-8. — 9 frs. 

L'A nnée sociale internationale : c'est toute uné bibliothèque de doctrine 
et de pratique sociales que l'Action populaire met à notre disposition, 
bibliothèque singulièrement riche et d'avance disposée en ordre. Le titre 
avertit cependant que nous ne trouverons là que des documents : (faits, idées, 
coùrants d'idées, projets de lois, etc.) de l'année écoulée. Mais que de choses 
l'Action populaire a su recueillir et classer pour nous au cours d'une année ! 

Un ouvrage de ce genre ne s’analyse pas. Citons simplement les grandes 
lignes de la Table des matières : 

Le partie : La Famille : (la population — l'habitation — l'hygiène — 
l'éducation morale et sociale — le budget familial — la femme). 

Ie partie : Le Syndicalisme : (le syndicat — syndicalisme et salariat — 
syndicalisme et fonctionnaire — syndicalisme et patronat — syndicalisme 
mixrie, etc. | 

ÎTIe partie : L'État et la protection des travailleurs : (les organisations 
pour la protection des travailleurs — hygiène et sécurité — durée du travail 
IVe partie : Le socialisme français 1909-1910. 

Vé partie : La Coopéranion. 

VIe partie : La Mutualité et l'Assurance contre les risques. 

L’A nnée sociale s'achève par une revue au point de leur travail social, des 
nations étrangères, revue qui se poursuit à travers 150 pages très compactes. 

Il est facile de voir quel service immense cet ouvrage peut rendre non pas 
seulement aux spécialistes, mais encore, et surtout peut-être à tous ceux qui 
s'intéressent au mouvement social et qui n’ont pas le temps de le suivre dans 
les journaux, revues et livres qui paraissent au cours d’une année. 

Une bibliographie très abondante complète, pour chaque question, le tra- 
vail de classement des renseignements déjà si bien poussé dans l'exposé 
même de la question. 

Dans la Préface à l'A nnée sociale de 1910, la Rédaction de l'A. P. disait : 
à LÀ nnée sociale internationale paraîtra-t-elle chaque année? C'est douteux. 
Il est peu probable que les événements sociaux permettent à si bref intervalle 
une mise au point neuve et originale. » Que les vaillants rédacteurs me per- 


666 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


mettent de les prier au contraire de publier chaque année un nouveau volume : 
nous l’attendons de leur dévouement, nous en avons besoin. Les événements 
se succèdent si rapidement, les transformations des lois, des coutumes, des 
idées, des mœurs elles-mèmes se précipitent si brusquement qu'il n'est pas à 
craindre que la matière manque pour le volume à publier chaque année. 

Et puis, il serait facile, — tout en maintenant le programme : reproduire la 
vie sociale de l'année, —d’y introduire chaque année du nouveau, dela variété. 
Telle année on donnerait un développement plus considérable à un événe- 
ment qui a davantage préoccupé les esprits, par exemple, en 1911, les grèves 
et les troubles de ia Champagne, et la loi sur les Retraites ouvrières. — 
Telle autre année on ferait une étude d'ensemble, plus développée, des cou- 
rants d'idées sociales qui se font jour au théâtre, dans les romans et qui : 
passent de la scène et du livre dans les mœurs ; on pourrait peut-être aussi 
étudier lés informations venant des pays étrangers. 

Je le répète, il faut que chaque année écoulée soit fixée dans une Année 
sociale. Comme à l'Office Central du Volksverein, dont elle me semble de 
plus en plus se rapprocher comme office de publicité et de propagande, 
l'Action populaire a jusqu'ici modifié, varié, multiplié ses efforts et ses initia- 
tives : c'est le signe de la vie qui se développe et s'étend. Mais quelques-unes 
de ces.initiatives demandent, à mon avis, à être fixées et maintenues à peu près 
telles quelles, parce que leur continuité serait leur plus grande utilité. L'An- 
née sociale est de celles-là. Et c'est pourquoi j'espère avoir le plaisir d’en 
présenter et recommander à nos lecteurs une troisième, suivie de beaucoup 
d'autres.., sans limite d'âge. Fr. AItMÉ 


Guide social 1911. Action populaire, Reims. — 1 vol. in-8 de 360 
pages. — 3 fr. Victor Lecoffre. Paris VIe. 

Le Guide social se présente comme un abrégé de l'Année sociale inter- 
nationale, dont il est l'aîné, puisqu'il paraît pour la huitième fois. 

Ceux qui s'intéressent aux phénomènes sociaux — et nul n'a le droit de 
s'en désintéresser — s'ils reculent devant le format et le prix de l'A nnée Inter- 
nationale, doivent au moins se munir de ce guide précieux. Ils y trouveront, 
recueillis et classés pour eux, une multitude de faits, à travers lesquels ils 
pourront percevoir par eux-mêmes les variations rapides de la vie sociale en 
notre pays. Souhaitons que ce livre développe en beaucoup de catholiques 
le sens social, réalisant le but élevé de l'Action populaire. A. C. 


HAGIOGRAPHIE 


Le blenheureux Urbain V, par l'abbé M. CHaLLon de la collection 
« Les Saints ». — Victor Lecoffre. — Paris. 

La collection hagiographique éditée par la Maison l.ecoffre, s’enri- 
chit sans cesse de nouveaux joyaux. Elle vient encore de faire paraître quatre 
nouvelles vies également dignes de figurer dans cette bibliothèque de choix. 
Nous parlerons d'abord de celle du bienheureux Urbain V, grande figure 
historique dont la France peut être fière et qu'on aime à voir revivre, sous la 
plume savante de M. l’abbé Challon. On a été sévère pour les Papes d’Avi- 
gnon et peut-être bien est-ce au retour d’Urbain V dans cette ville, retour 
qu'on regarda comme une faiblesse de conscience, qu'il faut attribuer l'oubli 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 667 


de sa canonisation. Nul doute que ce ne fut un saint et sous sa protection 
l'Église vécut des jours de paix, son gouvernement fut celui d’un grand Pape, 
savant, pieux, éclairé et vigilant, mais son devoir devait l'enchainer à Rome, 
il ne sut pas se résoudre à continuer la lutte pénible qu'il devait ÿ subir. 

Il faut reconnaître que la situation des papes, en Italie, pendant tout le 
moyen âge, ne fut qu'un long martyr et que s’il y eut un peuple ingrat, insup- 
portable, sans foi ni loi, ce fut le peuple romain et sa noblesse féodale. Le 
reste de l’Italie n’était pas meilleur pour la papauté et on comprend qu'au 
milieu de ces trahisons, de ces violences et de ces impiétés, les Papes aient 
aspiré après le calme et la sécurité d'Avignon. Seulement Dieu voulait autre- 
ment et leur tort fut de n'avoir pas su se résigner à cette volonté. 


Saint Patrice, par l'Assé RiGueT, de la collection « Les Saints». — 
Lecofire, Paris. | | | 
Ces premiers apôtres de la Grande Bretagne ont encore pour nous tout 
l'intérêt de curiosité du mystère et, probablement ce mystère règnera 
toujours car les documents que nous possédons sur eux sont en bien petit 
nombre. Monsieur l'abbé Riguet a essayé quand même de tirer decette source 
tout ce qu'il était possible d'en tirer et il faut lui en savoir gré, car le public 
n'était pas capable d'aller découvrir le vaillant missionnaire dans la « vie tri- 
partite» ni dans les deux ou trois auteurs, aux noms barbares, qui ont écrit 
quelques pages sur notre saint, 

Mais précisément parce que les documents où il a puisé sont des pièces de 
haute érudition, peut-être l’auteur s'est-il un peu trop préoccupé d'expliquer 
la nature de ces pièces, leurs divergences, leur valeur, et la vie elle-même de 
Patrice en est effacée, il faut quelque peine au lecteur pour arriver à la sui- 
vre étant arrêté à chaque pas dans une discussion sur les textes. M. l’abbé 
Riguet aurait pu, peut-être, se borner à mettre ses explications en notes afin 
de garder à la trame du récit sa suite interrompue. Il est vrai que le récit 
serait bien court alors. 

Mais cette petite critique, faite au point de vue des lecteurs ordinaires de la 
collection des « Saints » n'ôte rien à l'intérêt et au grand mérite de cette vie 
de saint Patrice. Elle nous fait entrevoir un monde étrange et lointain où la 
figure de l’apôtre nimbée de nuages brillants, parait, à demi effacée, dans 
l’espace des siècles, trop distante de nous pour la bien distinguer. 


La Vénérable Louise de Marillac, Mademoiselle Legras, par 
EMMANUEL DE BROGLIE. — Paris, L.ecoffre. 

Parmi la pléiade des fondateurs d'ordre, l’une des plus sympathiques 
physionomies est bien celle de Louise de Marillac, l’immortelle fondatrice 
des Sœurs de Saint Vincent de Paul, les Filles de la Charité. 

La popularité de ses saintes Religieuses a rejailli sur leur Mère, on aime 
Louise de Marillac pour nous avoir donné cet Ordre vraiment extraordinaire 
par sa vertu et son énergie vitale qui a fait un bien si immense qu'il est 
impossible de l’apprécier dans toute sa réalité 

Saint Vincent de Paul et Louise de Marillac ne se peuvent séparer, leur 
œuvre s'est complétée par l’union de leur charité, de leurs vertus et de leur 
zèle, aussi aime-t-on toujours à relire les origines de l’arbre le plus populaire 
qui ait existé. L'auteur les conte avec cette clarté simple et délicate qui fait 


668 X TRAVERS LES. LIVRES NOUVEAUX 


de son livre, l'un des meilleurs sortis de sa L PRE pe œuvre charmante de 
distinction et de vérité. 

ll a su rendre avec un rare Danbenr: le catacière heureux de « Mademoi- 
selle Le Gras », mélange harmonieux de foi ardente, d'humilité touchante, 
dé gaité sereine, de dévouement absolu et l'on comprend mieux per lui, com- 
ment la vénérablefille de Monsieur Vincent a pu imprimer si profondémentson 
âme dans toutes celles de ses innombrables filles au point de se survivre pour 
ainsi dire, en toutes. 


La vénérable Catherine Labouré, par Enuonn Crorzz. Collection 
« Les Saints ». — Henri Lecoffre, Paris. 

Après la bienheureuse Louise de Marillac, voici une de ses filles privi- 
légiées, l’illustre privilégiée de Marie, qui lui donna la mission glorieuse de 
préparer le décret de Pie IX proclamant l’Immaculée Conception, par la 
diffusion de la médaille dite : miraculeuse. L'œuvre de Dieu est merveilleuse. 
Il emploie pour ses mandataires, les plus humbles, les plus petits, les plus 
ignorés, et ces atômes édifient des montagnes. 

Pour le catholique, c’est une joie de relire ces histoires merveilleuses où 
avec une Bernadette, une Catherine Labouré, une Julienne, une Jeanne 
d'Arc, la main divine bouleverse le monde. Et la merveille des merveilles, 
c'est que ces œuvres gigantesques se font simplement, normalement, sans 
fracas et sans foudre, Tout se déroule naturellement, semble-t-il, et puis, c'est 
seulement à la fin, quand le butest atteint que l'on s'aperçoit du grand 
miracle. 

11 faut relire ces pages si intéressantes et qui font tant aimer Marie. Elle 
s'y montre si tendre, si attentive, disons le mot, elle gâte la France comme 
une mère trop aimante. Mais peut-on Jamais se plaindre d’être trop aimé de 
la mère de Dieu ? Puisse la France reconnaître un jour cette immense ten- 
dresse et revenir à ses pieds, repentante et convertie. L'histoire de Catherine 
Labouré y peut contribuer. 


Sainte Fare, sa vie et son culte, par H. M. DELSART. — Paris Gabalda. 

La fondatrice de Faremoutiers a cette particularité assez extraordinaire 
dans l’hagiographie qu’elle ne se révéla puissante thaumaturge que bien des 
siècles après sa mort. Si l’on connait les grandes lignes de sa vie, sa personne 
est et restera enveloppée de nuages, elle vécut en des temps trop lointains et 
trop troublés. Cependant par une singulière destinée, cette grande Sainte dont 
on ne parle pas, vivait au milieu d’unecommunauté dont on eut soin de conser- 
ver la chronique. Communauté où régnait le plus haut mysticisme et où le 
miracle éclatait chaque jour. Quel groupement délicieux d’âmes angéliques 
et ferventeset pourquoi ne nous-a-t-on parlé que d'elles laissant dans le silence 
celle qui nous intéressait le plus ? Contentons-nous de ce que nous lisons de 
Sainte Fare dans le livre très attrayant de M. Delsart. Ce récit nous en dit 
assez pour comprendre que la fondatrice de Faremoutiers peut ètre placée 
dans cette cohorte d'élite des grands fondateurs d'ordre et que son culte doit 
être, pour la France, un culte de reconnaissance, il est bon de le rappeler de 
nos Jours. 


Le bienheureux Théophane Venard, d'apres les a — du 
procès apostolique. Paris, Téqui. — 2 francs. 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 669 


Cet ouvrage n'est pas une vie du bienheureux martyr du Tonkin, mais 
une relation des événements qui ont ai son arrestation et celle des 
actes de son martÿre. 

La simplicité du récit et les nombreux extraits des interrogations, des dépo- | 
sitions des témoins, des déclarations des missionnaires, fait songer aux actes 
des martyrs de la primitive Église et rien de plus touchant que œ courage 
des chrétiens au milieu d’une persécution dont le moindre effet était de les 
ruiner complètement, mais qui, pour beaucoup, amenait les supplices, 
l'exil ou la mort. 

Dieu avait choisi depuis longtemps Théophane Venard pour en faire un 
de ses plus chers élus, et le martyr n’a fait que couronner sa vie toute mor- 
tifiée et dévouée. A ceux qui nient l’héroïsme chrétien de l'Église à notre 
époque, il est bon de leur montrer qu'elle n’a rien perdu des marques de sa 
divine institution et qu'elle est toujours sainte, héroïque, catholique et 
universelle. Toujours jusqu’à la fin des temps, elle produira comme témoins 
irrécusables, ses martyrs et ses miracles. . Maviz. : 


LITTÉRATURE a : 


Les Étapes de l'Est, par Maurice ToussainT, Préface par Maurice 
Barrès, 1 volume illustré de la « Bibliothèque régionaliste ». — 1 fr. 50. — 
Bloud et Cie. 

Intéressantes notes sur quelques coins délicieux et riches de souvenirs histo- 
riques, parmi lesquelles il convient de signaler tout particulièrement celles 
qui sont consacrées au village Blénod-les-Foul. 1l y a là une église que ne 
recommandent pas peu ses verrières XVIe siècle, ses boiseries Louis XV et 
le tombeau de Hugues des Hazards. On ne saurait trop encourager les 
publications de ce genre. Il est honteux que des légions de Français ignorent 
encore nos provinces ; on y voit tant de trésors d'art et de décors naturels 
dont nous devrions tous étre fiers! Et n'est-ce pas en déterminant un mouve- 
ment en faveur de nos terroirs que l’on arrètera les ravages de nos modernes 
vandales? Alph. GERMAIN. 


Ame de Femme, par Victor FéÉLr, 1 volume in-12. — 3fr. 0. - — 
Lethielleux. 

Cette fine étude psychologique est toute pénétrée du véritable esprit chrétien, 
elle peut être mise entre toutes les mains et son mérite httéraire la rend 
singulièrement attachante. Les pages exquises y abondent et les nuances des 
caractères y sont indiquées avec une grâce toute féminine. D'un thème fort 
simple, l'auteura tiré un roman délicat et dramatique où dominel’observation. 
Tout y est justement noté et ’humanité des personnagesnelaisserien à désirer. 
La figure de l'héroïne, — une jeune fille aux vertus héroïques, — se détache 
avec un relief saisissant. On a l'impression d'une œuvre vécue et l’on n'en 
est que plus sensible à ses enseignements. Cette noble exaltation du devoir 
retrouvera en librairie le succès qu'elle eut au « Correspondant » il y a 
quelques années. Alph. GERMAIN. 


Loi d'exil, par Edmond Tuirier, in-12. — 3fr.So. — Paris, Téqui. 
Voici un livre fait pour montrer tout l'odieux des persécutions qu’uu 
gouvernement de fanatiques francs-maçons impose aux âmes catholiques. 


670 À TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


Le roman est tout plein de palpitantes aventures et nul doute qu'il ne plaira 
aux lecteurs qui aiment à suivre les luttes intérieures des bons contre les 
actes odieux des méchants. Excellent ouvrage pour les bibliotèques parois- 
siales. _ Maviz. 


Femmes de France. — M" de La Fayette, Mél de Montpensier, 
George Sand, Mre de Sévigné, par C. Lrcicne, professeur de Littérature 
française aux Facultés libres de Lille, — P. Lethielleux, 10, rue Cassette, 
Paris. 

L'infatigable talent de M. Lecigne nous donne (Nov. 1910) toute une 
collection, qui sera continuée, d'études littéraires sur les Femmes de 
France. 

- En autant de petits volumes, in-12, couverture azurée, il étudie Mme de 
la Fayette, Mlle de Montpensier, George Sand et Mme de Sévigné. 

La plume du Maître qu'est le jeune doyen de la Faculté des Lettres de 
Lille, sépare, avec la sûreté d'un scalpel, tous les éléments constitutifs du 
talent de ces héroïnes. Car à la suite de M. Lecigne, c'est à un cours d’anato- 
mie littéraire, s'il est permis de dire, qu'on a l'impression d'assister, Germes 
ataviques des qualités comme des défauts de l'écrivain, préjugés d'éducation, 
dispositions de caractère, influences de l'entourage, tout vient avouer, à la 
barre du critique, la part qui lui revient dans l’œuvre de ces « dames ». 

Nous y apprenons, par exemple, que Ménage a présidé a l'éducation litté- 
raire de Mme de la Fayette et de Mme de Sévigné, nous saurons donc désor- 
mais à qui faire remonter les traces de bel esprit qui se rencontrent dans 
leurs ouvrages. Le précepteur de George Sand fut, nous dit-on, Deschartres, 
nous serons dès lors moins surpris de l’athéisme de son illustre élève. Quant à 
Mie de Montpensier, elle n'eut guère, en fait d'éducateurs, que les héros de 
tragédie de Corneille, c’est la clef du mystère qu'est encore pour beaucoup 
l'étrange conduite de la franche demoiselle. 

Il convient encore de faire honneur à M. Lecigne de l'exquise réserve 
avec laquelle il a traité le personnage de George Sand dont la vie a été si 
longtemps l'envers de la vertu. 

Disons enfin du style pour ne pas en faire un éloge superflu, qu'il est tou- 
jours celui auquel l’auteur nous a depuis longtemps habitués. 


. Le Vieillard, La vie montante, Pensées du soir par Mgr BAUNARD. — 
de Gigord, 15, rue Cassette, Paris. 

C'est le testament spirituel d’un vieillard, une sorte de synthèse des croyan- 
ces et une règle des mœurs du chrétien au commencement du XXe siècle. 

D'étape en étape, comme par autant d’échelons, l'auteur s'est élevé jus- 
qu’au sommet d’une belle vieillesse. Là, il se retourne, il repère les points 
de la route où la lutte fut plus vive. Toutesles questions : religieuses, morales, 
scientifiques ou politiques du siècle dernier, fournissent ainsi au savant l'oc- 
casion d'une brève et lumineuse récapitulation pour tourner en argument 
apologérique en faveur du christianisme. 

Comme conclusion à toutes ces controverses, Mgr Baunard pourrait, si 
la modestie chrétienne le lui permettait, dire en toute vérité, avec saint Paul, 
à ses nombreux disciples : /mitatores mei estote… 

Du moins ne les quitte-tl pas sans leur donner dans la dernière partie de 


A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 671 


son ouvrage, laquelle peut se résumer d'un mot: les pensées du soir, la 
recette pour devenir des exemplaires vécus de cet idéal Vieillard. 

Ce livre est bien le frère de Victimes du doute et de Victoires de la Foi : 
commeeux il est destiné à affermir la paix chez les bons et à porter le trouble 
chez les mauvais. C'est à notre humble avis, le de bel éloge que l'on en 
puisse faire. | Fr. CHRISTIAN 

ci 

L'âme d'un grand catholique. P’esprit de foi de L. Veuillot, 
d'après sa correspondance, par G. Cercau. — 2 vol. — Lethielleux, 10, 
rue Cassette à Paris. 

L'auteur se propose dans ces deux volumes, comme l'indique le sous- 
titre, de montrer l'esprit de foi qui animait Louis Veuillot dans sa vie publi- 
que. Il se sert pour établir sa thèse des paroles mêmes de l'écrivain extraites 
de sa volumineuse correspondance. 

M. Cerceau ne cherche pas à dissimuler son ardente admiration pour son 
héros. On le sent heureux de répondre pour le vaillant /utteur, désormais 
muet, aux accusations de haine, de vénalité ou d’orgueil, portées contre lui, 
par des adversaires catholiques — de quel camp, le lecteur le devine. Nous 
ne songeons certes pas à lui en faire un reproche. 

Les fragments de lettres sont judicieusement choisis et présentés de façon 
à donner sur la question traitée la pensée nette et entière de L. Veuillot. 

Mais pourquoi l’auteur s'est-il cru obligé de faire, presque à chaque page, 
un rapprochement avec les temps présents et une sorte d'élévation au génie 
du grand homme ? 

Ce procédé donne à son ouvrage l'allure d’un mois de Marie. 


Retour à la Sainte Église. Expériences et croyances d'un converti, 
par le Dr ALBERT von Ruvizee. Traduit par l’abbé G. G. Lapeyre. Profes- 
seur au Petit Séminaire de bordeaux avec une introduction de M. Georges 
Goyau. — 1 vol. in-16 double couronne de XXXI-105 p. 2.50 franco 
2.75. — Beauchesne, 117, rue de Rennes, Paris. 

M. de Ruville naquit et grandit dans une atmosphère tout imprégnée 
d’un protestantisme tranchant, rigide. En grandissant l'enfant commença à 
douter de sa foi puis 1l s’attacha successivement à diverses doctrines sans par- 
venir jamais à rencontrer la lumière désirée. Pourtant il n'abandonnait pas 
complètement sa foi mais il se sentait incliné vers l’Église catholique tout en 
demeurant persuadé qu'elle contenait de graves erreurs. C'est dans ces dis- 
positions d'esprit que durant l'été de 1901, l’éminent professeur lut l'Essence 
du christianisme de Harnack. 1] fut frappé de la conception que l’auteur 
s'était formé de la personne de Jésus-Christ; mais au lieu de voir en J.-C, 
un homme seulement si sublime soit-il, M. de Ruville s’éleva plus haut que 
M. Harnack, il considéra Notre-Seigneur comme un envoyé de Dieu. 

Il voulut se réintégrer dans l’orthodoxie protestante, mais il constata rari- 
dement ses multiples insuffisances et son manque de liberté. Les âmes 
avides de servir Dieu avec amour s'y trouvent emprisonnées dans les étroites 
limites d'obligations restreintes; l'âme des petits et des humbles incapable 
de fonder sa foi sur la réflexion et sur l’étude ne peut espérer jouir des bien- 
faits de la religion protestante. Longtemps M. de Ruville continua l'étude 
des deux différentes religions; en mars 1909 il devint enfin catholique. 1] 


672 A TRAVERS LES LIVRES NOUVEAUX 


connut alors par expérience l'absence dans l'Église catholique des défauts 
relevés dans la conféssion voisine. Aussitôt le nouveau converti fit part à tous 
de ses expériences et de ses croyances; il redit à tous sa joie et sa gratitude 
d'avoir embrassé enfin la Vérité, il raconte ses tâtonnements et ses erreurs, 
il retrace comment il trouve dans le sein de l'Église catholique avec le 
dogme de l'Infaillibilité du Pape, la véritable nourriture de l'âme; dans ls 
Divine Eucharistie, le véritable amour et la véritable liberté. Enfin il répond 
aux attaques des’ protestants, et dévoite les causes: de leur haine contre la 
sainte Église. C'est un véritable ouvrage d’apologétique qui réconforte l'âme 
et la réjouit. A tous prètres et laïques cette œuvre rendra de grands services. 


F. BERNARD de S. François. 
T. ©. 


Avec la permission des Supérieurs. Gabriel Jouitteau, Gérant. 


TADUNES. — LMP. DUCULOT-ROULIN. 


Supplément aux Études Franciscaines. — N° 151. 


TABLE DES MATIÈRES 
DU TOME KXVe. Ë | 


JANVIER igu1. 


Sihouettes Franciscaines de la Divine Comédie ; H. Matrod 
Synthèse philosophique ; P. Jules ; , ‘ 
Merveilleux épanouissement de l'École Scotiste au XVIIe 
siècle ; P. Dominique . 
La critique au XVII etau X VIII “cle ur) 
A. Charaux . ‘ 


Saint Matthieu ; P, Exupère ; ; | e. 


Le quatrième centenaire de [a prise de Goas P. Ciésote ; 
Une Mystique de nos jours ; P. Jean de la Croix. 

Canevas de Conférences pour le T. O...; P. Eugène . 
Essences et existences ; S. Belmond nu. 

À travers les livres nouveaux . : ; | é 


FÉVRIER :1g911, 


Un Capucin Breton, Joseph de Morlaix ; P. René 

Nouveaux éclaircissements sur la Vocation sacerdotale 
P. Jules . ; : | 

Taine et les Torre nn : : x 

Ossuna et Duns Scot ; P. Michel Ange PE ; 

Les Clarisses Capucines de Paris ; M. Denis Se 

Quelques livres de méditations sacerdotales ; P. Gabriel . 

À travers les livres nouveaux 


MARS 1911. 


Un Capucin Breton (suiTE) ; P. René. Du: : 
Synthèse philosophique ; P. Jules 
Taïine et Jacobin (suiTe) ; Serviam 
Eloquence Académique, judiciaire et politique au 1 X VIIe et 
au XVIIIe siècle ; A. Charaux 
Bulletin d'Histoire Franciscaine ; P. Ubald 
Merveilleux épanouissement de l'École Scotiste (SUITE) 
P. Dominique. : à 
Un livre sur le P. Procope de Templin ; P. Christophore 
Favre ; : : 
Vers l'unité de la ronone ation latines 5 P: Odon ; : 
A travers les livres nouveaux . : é ; ; ‘ 


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TABLE DES MATIÈRES 


AVRIL 1911. 


Un mot sur les deux autres Évangiles synoptiques ; 
P. Exupère 
Synthèse philosophique (in) ; : P: Jules 
Séparation et distinction ; P. Michel Ange . 
Le Concordat Gallo-Breton ; P. Norbert : ; 
Les Clarisses Capucines de Paris (suiTe) ; M. Denis . : 
La valeur historique du quatrième Evangile ; P. Hugues . 
Bulletin d'Histoire Franciscaine ; P. Ubald 
À travers les livres nouveaux 


MAI 1911. 


Le rôle de la volonté dans la PAS de Duns Scot ; 
S. Belmond ; ; 

Un Capucin Breton ire): P. René. À ; 

La poésie au XVIIe et au XVIII: siècle (Corneille et 
Rotrou) ; A. Charaux 

La Résurection de Jésus-Christ ; P. Hugues 

Les ambassadeurs de Typoo-Sahib à Brest en 1788; P. Armel 

Schisme chez les Mariavites — Chanoine de Koskowski 

À propos d'Ubertin de Casale ; P. Gratien . 

La foi catholique à Georgie ; P. ni A in 

A travers les livres nouveaux 


. JUIN 1911. 


Le Rôle de la volonté dans la Philosophie de Duns Scot (Fin) ; 
S. Belmond À 

Quelques pages de monogr aphie paroissiale concernant le 
P. Cyprien Naves de Catus ; L. Lacavalerie . 

Les Franciscains ont-ils eu deux Écoles universitaires à 
Paris de 1238 à 1253 ; P. Hilarin L 

La Poésie au XVIIe et au XVIII: siècle (Corneille et 
Rotrou) (suiTE) ; A. Charaux . 5 

Merveilleux épanouissement de l’École Scotiste au X VIIe 
siècle (SUITE) ; P. Dominique . à 

Les Clarisses Capucines de Paris (SUITE) ; M. Denis ; 

À travers les livres nouveaux 


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